L’espace public 2.0 : des « Tulipes » de Jeff Koons au coronavirus

Inauguré le 4 octobre 2019, Bouquet de tulipes (détail) de Jeff Koons est installé dans les jardins des Champs-Élysées, entre le Petit Palais et la place de la Concorde, à Paris. ©Jeff Koons, photo MLD

Résumé

Depuis deux décennies, les outils technologiques du numérique transforment progressivement la culture en pur et simple objet de production à des fins de profit et de rentabilité. Le contenu culturel et artistique importe peu. Paradoxalement, eu égard à un mode de diffusion théoriquement égalitaire et démocratique des biens culturels, on assiste à un appauvrissement de l’expérience esthétique : les œuvres d’art ne sont plus reçues ni interprétées immédiatement mais médiatement grâce aux écrans ou à cause de ceux-ci. L’argument selon lequel la culture postindustrielle marchande est censée favoriser la liberté et l’initiative individuelles n’est guère probant. Cette culture obéit toujours au même mode de production et de consommation des autres biens matériels. Elle n’est souvent que répétition et standardisation de stéréotypes à des fins mercantiles et devient surtout un puissant instrument de contrôle social. L’ère de l’Öffentlichkeit 2.0, c’est-à-dire d’un espace public en théorie élargi et réellement ouvert à tous grâce aux réseaux sociaux et à l’Internet, ne confirme guère les perspectives dégagées par Jürgen Habermas dans les années 1970. Elle ne garantit pas l’accroissement des libertés ni l’autonomie de l’individu, mais au contraire renforce la prédominance du système sur le monde vécu, autrement dit, nous rend vulnérables, chaque jour davantage, à une redoutable forme d’assujettissement et de surveillance. Seule la restauration d’un espace public et critique peut nous prémunir contre cette menace.

Summary

For two decades, digital technological tools have gradually transformed culture into an outright object of production for profit and profitability. Cultural and artistic content matters little. Paradoxically, in view of a theoretically egalitarian and democratic mode of dissemination of cultural goods, we are witnessing a depletion of the aesthetic experience: works of art are no longer received or interpreted immediately but mediately thanks to – or because of – screens. The argument that post-industrial market culture is supposed to promote individual freedom and initiative is hardly convincing. This culture always obeys the same mode of production and consumption of other material goods. It is often only a repetition and standardization of stereotypes for mercantile ends and above all becomes a powerful instrument of social control. The era of Öffentlichkeit 2.0, that is to say a public space in theory enlarged and really open to all thanks to social networks and the internet, hardly confirms the perspectives opened by Jürgen Habermas in 1970s. It does not guarantee the increase of freedoms nor the autonomy of the individual but on the contrary reinforces the predominance of the system on the lived world, in other words, makes us every day more vulnerable to a formidable form of subjugation and monitoring. Only the restoration of a public and critical space can protect us against this threat.

Dans un récent numéro de Beaux-Arts Magazine, l’éditorialiste note, avec une pertinence digne d’être remarquée, la spectaculaire disparition de l’art de la critique appliquée aux œuvres d’art. Non seulement « notre société serait soumise à la dictature du rire et de la bien-pensance », mais rares sont les artistes eux-mêmes qui « osent aujourd’hui s’exprimer publiquement sur l’œuvre de leurs contemporains – même si, en privé, ils peuvent être assassins1 ». Se vérifierait donc, d’après lui, la thèse du romancier américain Bret Easton Ellis, selon laquelle les diktats simplistes et manichéens des réseaux sociaux, réduits aux « likes » ou au bashing des haters, remplacent le débat public et contradictoire sur l’art et la culture.

Il n’est point besoin d’être un spécialiste du monde de l’art pour constater que la vague d’exécrations contre l’art contemporain, qui déferlait puissamment il y a encore quelques années, reflue rapidement, incapable de lutter contre le mur d’indifférence et d’anesthésie dressé par les réseaux sociaux, Facebook, Twitter ou Instagram de l’Internet 2.0. Cette vague s’annonçait pourtant comme un tsunami capable, en principe, de balayer définitivement les prétendues « horreurs » de l’art actuel. Elle entendait libérer les arts plastiques des abus, des dérives, du « foutage de gueule2 » de soi-disant artistes contemporains, victimes des flétrissures pernicieuses et durables opérées par Marcel Duchamp, dès le début du siècle dernier. Duchamp, la bête noire, pour beaucoup de contempteurs de l’art actuel !

Aujourd’hui, le résultat est presque pathétique : détracteurs, procureurs, dénigreurs et autres censeurs, naguère à l’affût du moindre indice de déshérence d’un art, selon eux, nul, subventionné, administré, marchandisé, se taisent ou bien deviennent inaudibles. À croire qu’ils ont disparu de la scène de l’art !

À l’exception de quelques sites informés et de quelques blogs inégaux et peu partagés, on cherche en vain le lieu public d’appréciations et de jugements argumentés sur les œuvres de notre époque. Qui, par exemple, pour dénoncer publiquement, et avec force, l’inanité esthétique et urbanistique des fameuses tulipes de Jeff Koons – les « culipes » comme les nomme Yves Michaud3 – œuvre, finalement, non pas d’un seul artiste mais d’un consortium organisé entre la Mairie de Paris, l’industrie du luxe, la haute finance spéculative et le tourisme ?

L’art démesurément financiarisé peut s’autoriser impunément toutes les provocations possibles, de la simple allusion sexuelle à l’obscénité et à la pornographie, sans jamais qu’entre en ligne de compte la moindre analyse esthétique comme prétexte à l’échange et aux confrontations raisonnées.

Face à ce désert et à cette désertion, on en viendrait presque à regretter la vindicte des contempteurs et adversaires patentés de l’art contemporain. L’exécration des Souchaud/Esterolle, d’Aude de Kerros, de Christine Sourgins et d’autres à l’encontre de l’art post-duchampien, néo-dadaïste et post-néo-dadaïste, de ses mirages et de ses impostures, systématique et répétitive, n’était pas sans fondement, notamment au regard de la situation actuelle. Leur animosité, motivée par une argumentation serrée, tombait souvent juste sur l’interventionnisme opaque de l’État, sur les relations de celui-ci avec le privé et sur ses liens avec le marché de l’art international.

Toutefois, force est de constater que ni la réduction de l’art à la marchandise, qu’Annie Le Brun dénonce sous le nom de « réalisme globaliste4 », ni l’expression du dégoût vis-à-vis de l’art contemporain, ni la révélation des magouilles entre le public, le privé et la finance ne changent quoi que ce soit à la disparition de tout lieu de confrontations critiques sur l’art et la culture.

La question, incidemment posée par l’éditorialiste de Beaux-Arts Magazine, est donc celle de la restauration éventuelle du « dialogue, de l’échange, de la pensée critique » à l’intérieur de l’espace public : peut-on encore « créer des chocs, des discussions, des confrontations entre différentes manières de penser » afin de « vivre l’art » de la meilleure des manières ?

Comment échapper au « culturel », cette variante postmoderne de l’industrialisation et de l’institutionnalisation de la culture, qui n’avait pas attendu LVMH ni François Pinault pour triompher ?

Quand le privé devient public et vice versa

Quel serait donc exactement le rôle des actuels réseaux sociaux pour lutter contre ce culturel boulimique, qui fait fi des hiérarchies et des différenciations esthétiques, qui réduit la critique à un rôle de faire-valoir promotionnel et conduit en ligne droite au consensus, mou et tolérant, pour le plus grand bonheur du marché, des spéculateurs, des experts, des généreux mécènes défiscalisés et des ordonnateurs du ministère de la Culture ?

L’irruption et l’installation, dans le monde de l’art et de la culture, de ces redoutables acteurs que sont l’Internet, les réseaux sociaux et les Gafam pourraient-elles mettre un terme à un fonctionnement caractérisé par l’opacité des décideurs, par le pouvoir pyramidal qui fixe les goûts du public, sans justifier publiquement ses choix ?

Tel est l’un des enjeux majeurs de la culture actuellement. L’Internet 2.0 et les médias numériques semblent dérouler inexorablement, avec une rapidité inouïe, la dialectique perverse de la privation et de la privatisation au détriment de la constitution d’un espace public réellement démocratique. Chacun constate que le privé devient public. Tout user de Facebook, de Twitter, de Snapchat, d’Instagram, etc., n’en fait-il pas l’expérience dès la publication de son profil, dès le premier like qui le révèle et qui trahit, par exemple, ses prédilections amoureuses et ses choix politiques, artistiques, culturels, idéologiques ? D’ores et déjà l’administration Trump exige de certains touristes qu’ils renseignent les comptes de leurs réseaux sociaux, Twitter, Facebook, Instagram, etc., pour obtenir un visa d’entrée sur le territoire des États-Unis. À ce jour, les Français ne sont pas concernés !

La conception optimiste dispose assurément d’arguments pour prendre le contre-pied de cette critique des effets néfastes de l’Internet 2.0. Il suffit d’un peu de rhétorique et de maîtrise dialectique pour retourner en positivité ce que dément pourtant la pratique quotidienne.

Le tour de passe-passe le plus abouti actuellement est certainement celui de Gerhard Schulze dans un article intitulé, sur le modèle habermassien : « Strukturwandel der Öffentlichkeit 2.0. Kunst und Publikum im digitalen Zeitalter5 » (« Changement structurel de la publicité 2.0. L’art et le public à l’ère du numérique »).

Selon ce sociologue, l’univers numérique serait une « école de rencontres » par excellence, où s’entrecroisent en réseaux l’ensemble des citoyens d’une société, voire du monde : « Envoyer des SMS, des e-mails, bloguer, surfer, googler, tout ce que l’on fait dans l’espace virtuel, n’aboutit que si l’on se focalise sur quelque chose qui existe en dehors de soi afin d’entrer en contact avec lui. Les utilisateurs [de l’espace virtuel numérique] semblent absents, mais dans le fond, ils sont présents de façon tout à fait spécifique. Le fait qu’il ne s’agisse pas ici du monde physique mais d’un univers virtuel ne nuit pas au succès des rencontres. »

Où l’on apprend donc, par un tour de prestidigitation auquel Platon lui-même n’avait pas pensé dans sa célèbre allégorie, que le virtuel numérique et écranique, c’est tout bonnement le réel et que le réel, c’est bien ce qu’on voit sur le mur digital. Dans « prestidigitation », il y a bien « digital », n’est-ce pas ?

Si l’on suit bien le raisonnement, le changement structurel de l’espace public 2.0 se caractériserait par son élargissement, autrement dit par un renforcement de l’infrastructure démocratique. Loin d’enfermer l’individu sur soi, replié dans un micro-espace public bourgeois hérité du XVIIIe siècle, le citoyen du nouveau monde 2.0 prendrait conscience que le « virtuel » le libère d’un éventuel autisme et le pousse aux rencontres physiques, réelles, matérielles : « Le virtuel pousse tout simplement au physique et produit toujours de lui-même de nouvelles formes de rencontres6. »

Il n’y aurait donc pas lieu de se laisser déconcerter par le paradoxe selon lequel la voie qui conduit au monde réel passe nécessairement par la virtualisation. Évidemment – et Schulze consent à l’admettre –, rien ne remplace la matérialité, l’expérience sensible, et parfois sensuelle, des cinq sens, mais, justement, ce plaisir est décuplé par le virtuel : jamais la musique n’a été aussi écoutée, sans que le public ait besoin de sortir de chez soi, tout en le poussant, dans le même temps, à fréquenter les concerts, les festivals, les expositions ! Selon l’auteur, un nouveau public numérique émerge ainsi, plus ouvert, plus uni, moins traversé par les différences sociales et culturelles. « Polycentrique », il est davantage tourné vers l’extérieur, avide de communication et d’empathie pour ses semblables, et surtout davantage enclin à penser et à réfléchir par soi-même.
Cette vision idyllique du nouvel espace public 2.0 suppose naturellement que ne soient pas pris en compte les effets pervers, les éléments négatifs, parfaitement identifiés, propres aux dispositifs numériques actuels : fake news (« infox »), complotisme, pratique du bashing, du lynchage médiatique anonyme sur une personne ou sur une collectivité, une entreprise, infox, rumeurs, création d’une novlangue indigente, simplification du langage, etc.
Ne s’agit-il pas tout simplement du classique caractère ambigu de tout média, à l’instar de la langue d’Ésope, néfaste d’un côté, bénéfique de l’autre, suivant l’usage que l’on en fait ?

Les « changements structurels » (littéralement Strukturwandel) de l’espace public à l’ère 2.0 nécessitent, on s’en doute, une analyse autrement plus élaborée que l’interprétation optimiste et parfois béate qui nous est proposée par Schulze.

L’illusion d’un nouvel espace critique

Reprenons l’essentiel de sa thèse. Non sans naïveté, le sociologue allemand attribue au numérique 2.0 la vertu d’en finir avec la conception bourgeoise de la culture, celle qui remonte à l’Aufklärung de la moitié du XVIIIe siècle, à l’époque où s’instaure précisément l’espace public, comme le montre Jürgen Habermas. La sacralisation et la canonisation des grands rituels de l’opéra, du théâtre, des monstres sacrés de la littérature romantique et, plus généralement, des grandes institutions culturelles, comme les musées, définissent la culture « bourgeoise ». Bien que largement démocratisées, ces formes de sanctification perdurent, qu’on le veuille ou non. Le « capital culturel » – pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu –, indice de la « distinction » sociale, se constitue de façon élitiste sur la base de cette sacralisation. Dans les régimes démocratiques, c’est à l’éducation qu’il revient de partager cette culture accumulée de la façon la plus égalitaire possible. Mais ce système reste pyramidal et autoritaire. C’est celui du maître, du professeur, de l’État, qui demeure, quoi qu’il arrive, le grand ordonnateur de l’opération. Selon Gerhard Schulze, l’Internet et le numérique 2.0 brisent cette structure verticale et instaurent l’égalité de fait des users, des utilisateurs, tous équitablement bénéficiaires du nouveau pays de cocagne culturel : « Lorsque l’utilisateur (user) se rend aujourd’hui à l’opéra, il effectue une sorte de saut dans le monde. À l’opéra, il se trouve devant une chose canonisée, alors que devant l’Internet, il s’installe de lui-même et en fait ce qu’il veut. »

Le Web 2.0 marquerait donc la fin des rituels autoritaires, dans la mesure où l’individu n’a d’autre ressource que d’être autonome, de devenir le critique avisé de lui-même et des autres, librement, qu’il s’agisse de l’évaluation des hauts produits culturels, comme les livres ou la musique, mais aussi de tout ce qui relève de la sphère du divertissement ou du tourisme, également partagé par les millions d’utilisateurs. En somme, selon Schulze : « Internet est une école de jugement pour les autodidactes. »

En mettant hors circuit l’ancien « jeu de l’art », le fameux Kunstspiel bourgeois, un nouvel espace critique, démultiplié par le nombre des individus qui le composent, engendrerait un nouvel espace public, moins sensible à la distinction (au sens de Bourdieu), plus « égal », voire égalitariste que l’ancien, c’est-à-dire véritablement démocratique.

En somme, les nouveaux médias numériques de l’ère 2.0 en finiraient avec la hiérarchisation de l’espace social et la constitution forcément inégalitaire des groupes sociaux.

A-t-on réellement constaté les effets bénéfiques de cette communication « horizontale » depuis la large occupation de l’espace numérique par Instagram, Facebook, Twitter et les blogs ? Ceux-ci ont-ils fondamentalement, et structurellement, transformé l’espace public en vue d’un élargissement et d’un renforcement de la démocratie ? L’Internet est-il réellement cette « école de jugement » autonome, capable d’en finir avec les dissonances culturelles en laissant librement s’exprimer les trajectoires individuelles, l’idiosyncrasie de chacun partagée avec tous ?
L’opinion publique, ainsi constituée par l’ensemble des jugements critiques et autonomes, et l’espace public sont-ils deux ensembles qui se superposent ? Identiques donc, de sorte que l’ère 2.0 réaliserait l’idéal kantien d’une superposition parfaite des deux sphères de l’Öffentlichkeit : l’espace public et l’espace critique ?

Force est de constater que le numérique, au stade actuel de son développement, n’a guère répondu aux attentes de Gerhard Schulze dans le domaine de l’art.

La scandaleuse promotion du Bouquet de tulipes de Jeff Koons en est la preuve emblématique la plus récente. Aussi informé qu’il soit par les réseaux sociaux, les médias, les blogs et autres Twitter ou Instagram, le public s’est trouvé très facilement court-circuité par la collusion des professionnels du tourisme et de l’hôtellerie, des grandes opérations immobilières, du luxe et de la finance spéculative pour promouvoir une des icônes de l’art financiarisé, comme le montre pertinemment Yves Michaud. À aucun moment, l’autonomie du jugement critique ne s’est exercée pour dénoncer ou seulement mettre en cause un système infernal fondé sur la complicité et l’intérêt bien partagé de l’État, des institutions publiques, des entreprises privées et de la spéculation mondialisée, chargé de promouvoir les stars de l’art contemporain.

Reféodalisation de l’espace public ?

Les dispositifs techniques du numérique ne modifient donc pas structurellement un espace public qu’il est toujours aussi facile de manipuler grâce, précisément, aux nouveaux outils censés en modifier fondamentalement la structure. Le risque de perversion du schéma idéal de la communication publique, que craignait Jürgen Habermas lorsqu’il traitait de l’ancien espace public avant Internet, s’applique également à l’Öffentlichkeit 2.0, c’est-à-dire à une publicité critique de « démonstration et de manipulation » au service d’intérêts privés7. Un ensemble de personnes privées, surinformées, capables d’échanger librement des jugements de valeur, nécessairement subjectifs, se décompose en opinions informelles, privées, possiblement intéressantes en soi, mais ne constitue aucunement un public homogène, capable d’influer efficacement sur le plan de la vie réelle, artistique ou politique.

Habermas en conclut que toute la dimension critique de la publicité se trouve ainsi désamorcée. L’espace public, qui, de fait, s’était considérablement élargi depuis le XVIIIe siècle, tendrait paradoxalement, aujourd’hui, à se reféodaliser.

Cette reféodalisation résulterait de l’opposition, non résolue par les médias numériques, entre les exigences de l’individu, ses aspirations, ses valeurs propres et un système politique impersonnel d’autorégulation anonyme, rigoureusement structuré, économique, bureaucratique et opaque.
Ce qui est « féodal » – retour à la période antérieure à l’Aufklärung du XVIIIe siècle, régression à un stade pré-kantien – c’est la tension latente entre une intersubjectivité communicationnelle, monde de la communication quotidienne, par exemple grâce à Facebook ou à Twitter, et le système économique, administratif et politique. Habermas parlait, dans les années 1970, d’opposition entre le « monde vécu », le monde de la vie, et le « système », le monde de la rationalité et de l’administration. Son inquiétude était que « l’activité communicationnelle essentielle à la reproduction symbolique du monde vécu puisse être remplacée par des systèmes fonctionnels obéissant non pas aux exigences communicationnelles du monde vécu, mais à une logique qui leur est propre, une logique insensible à la dimension normative du monde vécu8 ».

En ce cas, la reproduction symbolique du monde vécu ne passerait plus par un espace public comme instance de régulation démocratique. Elle serait assurée, comme dans les régimes autoritaires et les dictatures, par l’autorité et la toute-puissance du système économique et politique. Le monde vécu serait « colonisé » par le savoir instrumental et stratégique, c’est-à-dire par l’autorité du pouvoir politique.

L’illusion technologique

L’histoire abracadabrante des tulipes de Jeff Koons montre bien qu’il serait temps d’en finir avec l’ingénuité et avec l’admiration béate devant les délires et les fantasmes idéologiques d’une technologie prétendument bienfaisante et qui ne sert qu’à l’assujettissement des masses contrôlées, surveillées et soumises. On sait, conformément au pronostic pessimiste de Jürgen Habermas, que les systèmes économiques, politiques et technocratiques restructurent graduellement et inexorablement la société – le monde vécu – en fonction de leur configuration fonctionnelle propre. Ils le font selon leur propre logique, laquelle se substitue peu à peu aux relations communicationnelles qui garantissent la reproduction symbolique du monde vécu. Contrairement aux espoirs passés, nos joies, nos souffrances, nos bonheurs fugitifs, nos peines renouvelées, la densité et l’opacité de nos expériences vécues, ne restent pas inchangés ni intacts. Loin de là.

Voilà qui contrarie le processus de raison communicationnelle et d’intersubjectivité auquel se raccrochait Habermas. En principe, le monde vécu est donc toujours déjà là, à l’arrière-plan des interactions sociales ; il forme un horizon qui rend possibles les interactions sociales. Mais ce monde vécu se réduit progressivement à un monde virtuel, un monde de non-vérité ou – ce qui revient au même – de vérités relatives, de fake news, qui usurpe frauduleusement la place du monde réel.

Et c’est ce qui menace l’émergence d’un espace public critique, bien au-delà de ce que pouvait craindre Habermas dans les années 1970 !
Le numérique 2.0 tend à renforcer le phénomène pervers décrit ci-dessus, selon lequel le privé devient public et le public se privatise, ce qui nous prive à la fois du public et du privé, et permet le stockage des mégadonnées numériques du Big Data.

Mais si le privé devient public, si le public se privatise et si l’on est privé à la fois du public et du privé… que reste-t-il ? Des flots ou des flux de users, des individus qui utilisent ou plutôt usent et abusent de clics et de likes, renoncent aux infinies nuances de la psychologie des sentiments et leur substituent des icônes, des figures symboliques de leurs émotions, des émoticônes – les smileys –, figures standardisées et amusantes d’aspect, qui schématisent les états d’âme.

Que signifient en réalité ces abrégés, ces raccourcissements ou plutôt ces raccourcis, ces expressions mutilées, manichéennes et non dialectiques, sinon un écrasement des idiosyncrasies ?

Il est encore trop tôt pour mesurer l’impact de l’Internet 2.0 et des réseaux sociaux sur le rapport entre le système et le monde vécu. Il faudra attendre sans doute que la culture postmoderne – culture de l’individualisme collectif ! – fasse le décompte des maux qu’elle entraîne avec elle : l’anonymat relationnel à travers des « amis » irréels, des avatars désincarnés, des blogs et des sites personnels dépourvus de réel feed-back et inaptes à créer un espace public réel : on est dans le symbolique et dans l’irréalité sociale qui créent, quoi qu’on en pense, un abîme entre le monde vécu et le système. Rien de plus opposé au principe même de la constitution d’une Öffentlichkeit critique – telle que la concevait Habermas – qui reposait sur le processus constamment renouvelé d’un système alimenté en permanence par le monde vécu !

Un système schizophrène

Or, le monde vécu, désormais autiste, schizophrène, ne renvoie plus rien d’original au système, sinon ce que le système infiltre ou diffuse dans le monde vécu, autrement dit la propre image de ce système. Il n’est plus nécessaire de disposer d’un espace partagé d’arguments rationnels et critiques, puisque chacun est à lui seul son propre médium et sa propre industrie culturelle ! Il est remarquable que la critique du système enregistre la démobilisation du politique et la démission de l’État dans des secteurs qui, en principe, devraient concerner l’opinion publique. La critique prend désormais en compte la balkanisation de l’espace public et se voit contrainte de mener le combat sur plusieurs fronts. Elle se joue, par exemple, au niveau d’ONG qui n’ont guère droit de cité dans les médias dominants et que l’opinion ne découvre qu’à l’occasion d’actions spectaculaires : luttes écologistes, contre les perturbateurs endocriniens, contre les néonicotinoïdes, contre les politiques migratoires autoritaires, contre le pillage des pays pauvres, contre les déforestations géantes, pour l’accueil des migrants, etc. Les ONG sont indispensables mais politiquement inattaquables sur le plan moral, elles donnent bonne conscience aux États et permettent à ceux-ci de morceler le front d’éventuelles revendications, d’oppositions ou tout simplement de luttes politiques plus agressives.

Critiquer l’espace public 2.0 n’a évidemment de sens que si l’on répond aux dithyrambes technophiles en faveur d’une Öffentlichkeit 2.0, tels que ceux de Gerhard Schulze.

Geeks et technophiles énoncent les prétendus bienfaits de l’industrie culturelle 2.0 grâce à une propagande aussi redoutable que celle des Gafam, les géants du numérique : l’espace public serait un espace centripète qui fonctionnerait comme une sorte d’horloge collective, par exemple dans le domaine de la culture, créant in fine une unanimité des jugements portés sur l’art ou sur tout aspect de la vie sociale et politique. Blogs, SMS, surf, courriels, Facebook, etc., loin de singer des rencontres fictives, favoriseraient en définitive les contacts réels et stimuleraient l’« auto-éducation de l’homme » (Selbsterziehung der Menschheit), dont rêvait le poète Lessing à la fin du siècle des Lumières.

Mais lorsqu’on parle d’espace public, il ne s’agit pas seulement de divertissement, d’entertainment. Il est aussi question de politique, de gouvernance politique et économique, d’intérêts financiers mondiaux, d’utilisation d’outils numériques déjà labellisés par anticipation 3.0 et donc de consommateurs. Actuellement, l’espace public, culturel et numérique se réduit à celui que proposent les industries, les réseaux de production et les centaines de milliers de PME et de start-up californiennes, chinoises ou japonaises, qui, du haut de leur hégémonie planétaire, imposent des stéréotypes standardisés.

L’effet télégonique

Tout ce que produit, engendre ou crée le capitalisme, la « machine infernale du néolibéralisme » comme disait Bourdieu, obéit à une sorte de principe télégonique9. La télégonie renvoie à cette hypothèse selon laquelle, fécondées ou déflorées une première fois, les femmes engendrent des enfants ressemblant au premier géniteur. Les caractéristiques du premier homme imprègnent tous les descendants ultérieurs d’une femme, même ceux issus d’autres mâles. Ce n’est qu’une hypothèse farfelue, sinon que ce mécanisme vaut aussi pour le capitalisme. Tout ce qu’il engendre depuis des générations lui ressemble, même les révoltes et les révolutions. Contrairement à ce que pensait Marx, le capital ne forge plus les armes qui conduisent à sa propre perte. Il ne crée que ce qui renforce sa domination. Il fonctionne comme une « boîte noire » – une Black Box : on ignore tout de ce qui se passe à l’intérieur. On injecte de la contre-culture, il en sort de la culture. On inocule un poison, il en sort un antidote. Cet effet télégonique rend pratiquement inconcevable l’émergence d’un espace public critique, culturel ou politique, dans la mesure où cet espace public est alimenté par les users eux-mêmes. Les webcams du Net captent et diffusent ce qu’il y a de plus intime : les goûts, les désirs, les pulsions, la mémoire, etc. Elles opèrent avec la complicité des utilisateurs. Les selfies – ce n’est qu’un exemple – montrent que leurs auteurs nombrilistes sont complices d’exhibitions devenues interactives, vues et partagées en ligne. Ils en payent parfois douloureusement le prix.

Durant trois siècles, depuis les Temps modernes, la démocratie s’est nourrie du renforcement et de l’élargissement de l’espace public. La presse, l’opinion publique ont eu leur mot à dire sur le fonctionnement et la gestion étatique, politique, institutionnelle, juridique et économique de la société. Cela, c’était l’espace public, l’Öffentlichkeit 1.0.

Le changement structurel de l’espace public, à l’ère de l’Öffentlichkeit 2.0, est une évidence, mais il ne s’inscrit pas dans le prolongement de l’ère des Lumières. Il semble renforcer au contraire la prédominance du système sur le monde vécu. Les milliards de connexions du nouvel empire médiatique et numérique produisent des milliards d’échanges et d’informations, et accélèrent la circulation des connaissances, soit. Mais, dans le même temps, cet empire ou plutôt cette emprise engendre tout autant de fake news, de désinformations qui alimentent l’univers de la post-vérité, autorisent les manipulations politiques et idéologiques les plus inquiétantes pour la démocratie. Les vagues de nationalisme, d’extrémisme, de populisme, qui déferlent partout dans le monde, devraient inciter les users du numérique à tirer bénéfice des ressources du World Wide Web, non pas pour plonger tête baissée dans les illusions et les chimères du virtuel, mais pour se réapproprier le monde réel. Le défi actuel des « utilisateurs » est certainement de mettre tout en œuvre pour échapper à leur statut d’« utilisés » afin de le hausser à celui de citoyen.

Le défi d’un espace numérique véritablement « critique »

L’actualité tragique, la crise sanitaire actuelle avec sa « quarantaine » des temps jadis, nous renvoie ironiquement au Moyen Âge, au phénomène mondial de reféodalisation auquel nous expose une maladie, le Covid-19, une sorte de version moderne de la peste qui, en cinq ans, entre 1347 et 1352, décima une partie de l’Europe et de la France.

Les outils numériques les plus puissants ne peuvent rien contre ce fléau, sinon accélérer les transferts d’informations entre les équipes scientifiques en quête d’un vaccin. Ce n’est déjà pas si mal. À l’heure où l’on dénonce à juste titre les effets néfastes du réchauffement climatique dus à notre modèle de développement hyperindustrialisé et technologisé à outrance, il y a quelque ironie à penser que la survie de l’humanité dépend de l’efficacité des moyens technologiques les plus élaborés, issus de ce même modèle industriel, pour venir à bout d’un virus émergent, le SARS-CoV-2, un germe infectieux de 125 milliardièmes de mètre.

Mais, indirectement, de façon moins immédiatement matérielle et plus souterraine, cette pandémie, provoquée par un virus qui n’a rien d’informatique, pourrait être l’occasion d’une prise de conscience inédite dans l’espace public. Ce virus accomplirait ce que l’art n’a pu faire pendant longtemps, ce qu’il est encore moins capable d’accomplir aujourd’hui dans son statut actuel : inspirer une pause, insérer dans nos vies un instant de réflexion, de rationalité, d’Aufklärung, nous libérer d’une compulsion funeste, de ce que le sociologue Thorstein Veblen nommait la « consommation ostentatoire » (conspicuous consumption) – un chemin qui ne mène nulle part. Une occasion comme celle-ci est rarissime : aiguiller le train fou de la machine libérale sur une autre voie que celle ouverte par son modèle de production et de consommation sans fin et sans réelle finalité. Cette voie serait celle de la restauration d’un espace public et critique issu du monde vécu, qui cesserait de se soumettre aux diktats et aux caprices du système. Le numérique 2.0 aurait certainement la capacité de créer un lieu de débats et de confrontations, qui rendrait impossible l’histoire finalement dérisoire du Bouquet de tulipes de Jeff Koons, installé dans un lieu dit « public ». Opération financière occulte, conduite sous l’alibi facétieux d’un hommage aux victimes des attentats de novembre 2015, l’œuvre s’est imposée « à l’insu du plein gré » des Parisiens et, plus généralement, du grand public, au terme de controverses et de polémiques tenues secrètes, en dehors de tout réel débat esthétique et artistique entre les artistes, les critiques d’art et le public. Ce véritable raid, conduit par un commando d’institutionnels, de lobbys de la finance et des affaires, du luxe et du tourisme, a pu agir au nez et à la barbe quasiment de tous, véritable défi à la démocratisation de l’espace public numérique 2.0. Mais ce cas est loin d’être unique et ne se contente pas de contribuer à une défiguration systématique de nos lieux d’existence. Il traduit aussi une lamentable déconfiture du jugement esthétique, un renoncement à toute évaluation artistique et un remarquable consensus autour de la laideur. Étonnante an-esthésie vis-à-vis de l’art !

Cet échec d’un art incapable de se libérer de ses promoteurs, impuissant à figurer une nouvelle utopie, qui serait autre que mercantile, démontre que l’ère de l’Öffentlichkeit 2.0 ne s’annonce pas comme celle de l’autonomie individuelle. À défaut de vigilance « politique », au double sens du terme – organisation de la cité et exercice du pouvoir –, elle risque au contraire de renforcer la prédominance du système sur le monde vécu et de réduire comme une peau de chagrin l’espace et le temps des quelques libertés qui nous restent.

Notes de bas de page
  1. Frédéric Bousteau, « L’autocensure critique », Beaux-Arts Magazine, février 2020, p. 5.
  2. Titre du dossier de l’hebdomadaire Marianne du 1er au 7 mars 2019 : « Le grand foutage de gueule ».
  3. Yves Michaud, Ceci n’est pas une tulipe. Art, luxe et enlaidissement des villes, Paris, Fayard, 2020, p. 8 sq.
  4. Annie Le Brun, Ce qui n’a pas de prix, Paris, Stock, 2018, p. 36 sq.
  5. Gerhard Schulze est professeur émérite de sociologie à l’université de Bamberg. Cf. « Strukturwandel der Öffentlichkeit 2.0. Kunst und Publikum im digitalen Zeitalter » (« Changement structurel de l’espace public. L’art et son public à l’époque du numérique », 2011) : https://www.kupoge.de/kumi/pdf/kumi134/kumi134_36-43.pdf
    Strukturwandel der Öffentlichkeit 2.0 est une allusion directe au titre de l’ouvrage de Jürgen Habermas publié en 1962 : Strukturwandel der Öffentlichkeit (« changement structurel de l’espace public »), dans lequel il n’est évidemment question ni d’Internet ni du numérique. Öffentlichkeit (« publicité ») est ici pris dans son sens kantien, c’est-à-dire d’espace public. La version française porte d’ailleurs le titre L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (Paris, Payot, 1978, trad. Marc Buhot de Launay).
  6. Ibid.
  7. Jürgen Habermas, L’Espace public, op. cit., p. 258.
  8. Ibid.
  9. Cf. Marc Jimenez, Fragments d’un discours esthétique, Paris, Klincksieck, 2014, p. 153.
Bibliographie