Table des matières
Non-agir et technique numérique : continuité et perpétuité du geste-esprit
Introduction
Traditionnellement, on distingue le geste de la pensée. Pourtant, Leroi-Gourhan a montré comment l’un et l’autre se complexifiaient de façon synchrone, dévoilant ainsi l’étroite imbrication du langage et du geste. Il montrait aussi que le langage n’est pas, originellement, un outil de communication, mais plutôt un outil de représentation. Bien entendu, nous pouvons communiquer par le médium de la représentation. Mais cela suggère aussi qu’il existe une communication sans médium, directe, sensitive.
Dans cette perspective, les outils de fabrication numérique interrogent cette relation entre langage et geste, représentation et communication. Pour répondre à la question du geste digital – c’est-à-dire du geste numérisé, transformé en nombre et en algorithme, car, ne l’oublions pas, digital ne renvoie aux doigts qu’en tant qu’ils sont des digits, c’est-à-dire des doigts avec lesquels on compte –, nous avons choisi de nous intéresser aux interactions entre l’artisan d’art et les outils de fabrication numérique.
À la différence d’une machine-outil non numérique, les outils de fabrication digitale nécessitent une représentation numérique du travail de la machine et du geste qu’elle cherche à reproduire : un programme ou a minima une interface (logiciel de dessin vectoriel par exemple). La rencontre contemporaine du geste artisanal et des outils de fabrication numérique semble donc perpétuer ce questionnement de la relation entre le corps qui fabrique et l’esprit qui représente.
Les outils numériques de dessin, de prototypage ou de fabrication réinterrogent cette relation entre le geste et la pensée, geste et représentation, geste et langage. Simulation, simulacre, langage, programmation, abstraction, représentation, virtualité, sont autant de mots qui disent ce que l’on associe le plus souvent aux techniques numériques – car il faut bien distinguer les technologies numériques, c’est-à-dire le numérique compris comme discours technique, langage technique, représentation de la technique, d’un côté, et le numérique compris comme technique en tant que telle, outil, savoir-faire, de l’autre.
Mais peut-être faut-il requestionner nos représentations du numérique au regard du geste artisanal qui lui est aujourd’hui associé par certains artisans d’art ? Peut-être nous donnent-ils à voir une autre définition du geste, de la pensée et du numérique que celle qui les oppose traditionnellement ?
Notre propos se divisera de la façon suivante. Dans un premier temps, nous donnerons la parole à certains artisans que nous avons rencontrés au cours de nos trois dernières années de terrain dans le monde des métiers d’art et auprès desquels nous avons mené plusieurs observations. Si tous les artisans n’utilisent pas les outils de fabrication numérique, ceux qui apparaissent dans cet article ont, chacun à leur manière, une pratique régulière du numérique : l’atelier Farouche, pour lequel la découpe laser est l’outil principal de découpe des placages utilisés ensuite pour les marqueteries ; Arca Ébénisterie, qui, après l’invention du bois gonflable et l’utilisation de CNC, finance une thèse sur la projection plasma ; Dimitri Hlinka qui utilise quotidiennement impression 3D, découpe laser, CNC, logiciel 3D, etc. Dans un deuxième temps, nous reviendrons sur une vision plus générale du geste artisanal. Dans une dernière partie, nous discuterons de la relation entre non-agir, numérique et cosmotechnique.
Propos d’artisans d’art sur l’usage du numérique
Atelier Farouche
Pour éviter les abstractions universitaires de théoriciens qui n’ont que très peu pratiqué ce dont ils parlent, il est bon de donner la parole à ceux qui pratiquent cette rencontre entre geste et numérique, de repartir du terrain, de l’expérience de ceux qui façonnent la matière. En plus des observations que nous avons menées dans quatre ateliers et de la formation que nous avons suivie en ébénisterie et en marqueterie, nous avons ainsi réalisé une dizaine d’entretiens semi-directifs avec des artisans d’art1, dont les propos qui suivent sont extraits.
La première personne que nous souhaiterions citer ici est Anna Le Corno. Architecte de formation, elle a ensuite appris la marqueterie auprès d’Alain Noret, à l’école Boulle. Aujourd’hui, elle fait dialoguer ces deux langages à travers ses marqueteries découpées au laser : « J’ai toujours refusé d’être une exécutante, je cherche depuis mes débuts à développer conception et fabrication. La découpe laser n’est pas une reproduction de la main ou une facilité, mais bien une façon de pousser la main pour en dégager de nouvelles potentialités créatives. Loin d’être un simple prolongement de la main, elle est une autre façon de toucher et de travailler la matière et la conception. » Et elle ajoute : « Le travail de la découpe laser, c’est beaucoup de dessin en amont et, lorsque la machine tourne, c’est un moment de rêverie pour le regard du créateur : l’échelle prend corps, les hasards deviennent concrets, l’objet prend forme et vie. C’est un moment où le corps agit seul et la tête est ailleurs. »
Dans ses propos, on perçoit que l’outil numérique, comme la main, est une potentialité, une puissance, une ouverture, un corps sans organes. La main comme le rayon laser ne sont des outils, des organes, qu’en contact avec la matière. L’une comme l’autre prolongent la relation entre la matière et le créateur. On pourrait certainement le rapprocher de ce que Bachelard écrivait à propos de la main qui a ses propres hypothèses, ses propres rêveries. Ce que nous comprenons des propos de la créatrice de l’atelier Farouche, c’est que le dessin, dans ce cas précis, n’est pas un moment de conception compris en son sens classique d’anticipation et de représentation, mais qu’il est plutôt une préparation à la rêverie et à la révélation de la rencontre entre le geste et l’esprit. Peut-être pourrait-on parler d’un « pro-gramme » – ce qui est écrit avant – dans le cas du dessin de marqueterie que réalise l’artisan d’art sur son ordinateur. Quelque chose qui, d’un état virtuel, en puissance, se donne ensuite à voir dans l’incarnation du geste par la machine. Une sorte d’ADN qui se révèle dans le déploiement et l’itération du mouvement. Mais qui n’est pas la simple « impression » du dessin préparatoire. Dans la rencontre du dessin vectoriel, du laser et de la matière, il y a de la surprise, de l’inattendu. De plus, si c’est la machine qui découpe, « le corps agit seul » ! Il n’est donc pas, ou plus, un corps agi, dirigé par une volonté qui le piloterait, mais bien un corps agent, un geste-esprit, une intentionnalité, une visée, une énaction – pour reprendre ici l’expression de Francisco Varela. Cette métamorphose du corps, ou son apparition, est ici rendue possible par l’outil de fabrication numérique. Comme si la médiation de la découpeuse laser ouvrait un autre champ d’action au corps. Ici, le non-agir, en son sens presque premier, celui de ne pas agir directement sur la matière, permet au corps d’agir de manière autonome – avec sa propre loi. Le corps peut se déployer en tant qu’esprit-matière, en tant qu’imagination matérielle.
Arca Ébénisterie
Pour Steven Leprizé, fondateur d’Arca Ébénisterie et Prix Bettencourt pour l’intelligence de la main : « L’outil numérique n’est qu’une transposition des gestes. Les choix de traitement des matières s’apprennent avec des outils manuels et, ensuite, on fait des choix pour du façonnage numérique. Il y a un temps de gestation des gestes. Pour mémoriser, il faut un temps de repos. Plus tu vas faire le geste, plus tu vas trouver la bonne position, le bon outil. »
Comprendre les potentialités de la machine numérique, c’est d’abord comprendre les interactions entre l’outil, la lame, et la matière. On peut évidemment se servir d’une commande numérique en ignorant les éléments de contrainte et de réponse du matériau que l’on va travailler, mais ce que nous dit Steven Leprizé, c’est qu’alors on passe à côté de ce que la matière peut et « veut ». Le long apprentissage du geste, sa sédimentation, ce n’est pas simplement pour le folklore, c’est bien pour appréhender, incorporer, une relation matérielle dont l’outil numérique pourra, ensuite, être une expression, un prolongement, une continuité. Il faut incorporer, avant d’externaliser. Il faut façonner son corps par la matière pour ensuite façonner la matière par l’outil. Le programme et la numérisation des commandes ne prennent sens, n’incarnent un savoir-faire, que lorsqu’ils sont la traduction, en langage numérique, d’une expérience de la matière. Ce que nous suggère Steven Leprizé, c’est que l’artisan d’art n’utilise pas une commande numérique ou une découpeuse laser comme on utilise une imprimante. Nous n’envoyons pas simplement un fichier, nous envoyons des instructions et des représentations qui sont la traduction d’un geste qui est lui-même un rapport à la matière.
C’est encore et toujours une histoire de dialogue et de rencontre. Il n’y a pas, d’une certaine manière, l’artisan et son geste, d’un côté, et la matière et sa forme, de l’autre. Il n’y a qu’une seule et même entité qui n’existe, qui n’apparaît, qu’au moment de la rencontre de ces deux états matériels. Ce n’est d’ailleurs qu’ainsi que l’on peut comprendre l’outil numérique comme geste humain, comme continuité de l’œuvre artistique ou artisanale, c’est-à-dire en le replaçant dans un tissu de relations qui dessinent un être qui dépasse les individualités de l’humain, de la machine et de la matière, c’est-à-dire une œuvre.
Pour reprendre l’expression de Donna Haraway, il faut alors envisager l’outil numérique en habitant le trouble, la limite, la frontière. Le numérique dont il s’agit ici est un numérique de représentation, un langage, une traduction qui, par l’intermédiaire de la machine, vient dire à la matière ce qu’elle va devenir en rencontrant le geste. Le numérique est un espace de représentation dans lequel la main et la matière se rencontrent, communiquent et dialoguent. C’est la possibilité de cet espace virtuel, numérique, dématérialisé, qui permet aux uns et aux autres de prendre corps. C’est ici le numérique comme langage, c’est-à-dire comme outil de représentation, qui est mobilisé et qui fait œuvre de traducteur, de diplomate, en créant un tiers-lieu dans lequel le geste artisanal et le geste mécanique entrent en continuité avec la matière. Le diplomate-numérique est à comprendre comme un élément de compréhension des « exo-matérialités », qui ne sont pas celles de mon corps-propre mais celles du corps-artisan.
Dimitri Hlinka
La question se pose alors de savoir comment le geste artisanal permet d’habiter ce trouble, de flouter cette frontière et de produire une entité plus large, comprenant humain, machine, geste, œuvre, etc. Ou, pour le dire en langage deleuzien, comment le geste artisanal permet-il de passer d’une strate à l’autre, d’un plateau à l’autre, de l’organisme au corps sans organes ? Dimitri Hlinka, ébéniste et marqueteur de formation, Prix Bettencourt lui aussi, mais en tant que designer, me dit ceci : « Le geste, pour moi, c’est la compréhension de la matière. C’est quelque chose de tacite, ce n’est pas démontrable sans passer par l’expérience. Le geste permet de comprendre ce que tu regardes. La question n’est pas de comprendre la fabrication, mais de comprendre ce que tu es en train de faire. Dans le domaine du prototypage, j’ai une mobilité et une efficacité parce que je comprends le mécanisme. Il y a cette sagacité, dont parlait Diderot, que les métiers d’art t’amènent à développer. »
Plusieurs choses sont à retenir ici. Tout d’abord, le geste compris comme compréhension de la matière, appréhension de la matière, incorporation du matériau. Contrairement à l’idée des philosophes, selon laquelle c’est l’humain qui donne forme à la matière par son travail, Dimitri Hlinka nous invite à envisager la relation inverse. L’incorporation de la matière se fait par le geste qui façonne. Ce n’est pas simplement une rencontre de surface, mais bien une hybridation, une traduction, au sens où Steven Leprizé l’expliquait précédemment.
Dans et par le geste, il y a une sorte de « transsubstantiation » de la matière et de l’artisan d’art. D’abord, dans le jeu du corps de l’artisan, la matière se trouve comme portée vers sa propre compréhension, sa conscientisation, sa spiritualisation. Cela pourrait peut-être rappeler ce qu’Herbert L. Kessler écrit à propos de la spiritualisation de la matière au Moyen Âge dans son ouvrage L’Œil médiéval. Ensuite, c’est aussi la visée, l’intention de l’artisan d’art, qui est comme incarnée, matérialisée, cristallisée dans la matière par le processus du geste.
Retenons aussi la dimension tacite, indicible, purement et absolument expérimentale, expérientielle, intentionnelle, du geste. Le geste dont parle Dimitri Hlinka n’est pas un geste explicatif, un geste d’analyse, qui déplie le réel ou le processus de fabrication, c’est un geste qui implique, qui immerge dans ce que l’on est en train de faire, c’est une « instauration » pour reprendre le terme de Souriau. Il y a, c’est certain, quelque chose de phénoménologique dans la pratique des métiers d’art : un retour aux choses mêmes, mais aussi une expérience de la chair, c’est-à-dire une expérience en amont de la distinction sujet-objet. C’est peut-être cela l’indicible récit du geste ?
Ces différents éléments, Dimitri Hlinka les regroupe sous la notion de sagacité. On pourrait parler ici de la mêtis, la ruse, le camouflage, la continuité, qui qualifiait Ulysse, le tekton (« charpentier ») mythique du cheval de Troie et le poliumêtis (« homme aux mille tours »), figure archétypale de l’artisan pourvoyeur de tours, de mécanè, c’est-à-dire de solutions.
L’outil numérique n’est une continuité du geste phénoménologique dont nous parlons qu’à certaines conditions. Pour Dimitri Hlinka, il apparaît d’abord comme un moyen. Il ne doit pas dominer son utilisateur ni être une facilité. « L’expérience me montre que si l’on n’a pas les compétences techniques, on n’arrive pas à un résultat abouti. Si tu connais la technique et que tu joues avec, tu peux aller loin, pas si tu viens pour combler un manque de savoir-faire. L’outil, c’est juste un moyen. Il ne faut pas que l’outil soit meilleur que toi. » À la mêtis se mêlent alors technè et poïésis. La technè, car c’est elle qui permet de connaître et de maîtriser l’outil ; et la poïésis comme résultat, comme possibilité de cet assemblage. L’artisan d’art est doué de poïésis, au même titre que Homère, car il fait, lui aussi, œuvre de création, c’est-à-dire qu’il fait passer les choses du non-être à l’être, comme nous l’a appris Platon.
Ysabel de Maisonneuve, qui tisse les fils comme les Moires tissent les destinées, me disait ceci : « Quand on regarde un danseur, on voit très bien qu’il a fait un travail intérieur. On sait le travail derrière, même quand c’est libre. À un moment donné, il y a un mélange entre une maîtrise et un lâcher-prise. Je travaille à l’aveugle. L’expérience me dit que quand je fais tel geste, il y aura tel type de résultat et, en même temps, ça relève de l’intuition… C’est la matière qui nous entraîne, c’est toujours un aller-retour entre la volonté et la matière. On a la conscience qu’un objet n’est pas juste là : il a été fait, il a été pensé, il a demandé plusieurs savoir-faire. Ça change notre rapport à la vie ! » Ce propos doit nous amener à nous interroger plus avant sur le geste lui-même. Maîtrise et lâcher-prise, expérience et intuition, ces deux tensions en disent long sur la complexité de ce qu’est un geste d’artisan d’art et devraient nous permettre de préciser sa relation aux outils numériques.
Des gestes compris comme écriture des mondes
Lorsque l’on apprend à marcher, à tenir sa cuillère ou encore à écrire, on ne se rend pas compte de tout ce qu’impliquent ces gestes qui vont devenir « naturels » – et l’on se rend ensuite moins compte encore de ce que ce « naturel » a de profondément « artificiel ». Qui pense à ce qu’il faut mettre en œuvre à chaque pas fait dans la journée ? Quel artisan d’art réfléchit à ce qu’il mobilise d’apprentissage, de savoir-faire, d’expérience, pour scier ses tenons ou creuser ses mortaises ? Le plus souvent nos gestes sont pratiqués avec « inconscience », avec automatisme – auto-matos (« qui se meut soi-même ») et dont dérive automaton (« l’accident, ce qui arrive sans cause extérieure »). Nous sommes loin de l’IA ou du robot, qui se traduit par « travail forcé ». – Il y a quelque chose qui se meut du dedans, non pas une extase comprise comme sortie de soi, mais bien comme transport intérieur, ce qui se meut de soi-même ou ce qui se meut sans cause extérieure (ni même intérieure). Nous ne sommes pas très loin de ce que nous développerons plus loin avec la notion de wu-wei, la participation au flux du monde.
Si nous avons l’habitude de dire « il a tes yeux », « qu’est-ce qu’il ressemble à sa mère », etc., il est moins fréquent de dire d’un céramiste, d’un orfèvre ou d’un ébéniste qu’« il a les gestes de son maître artisan », qu’« il tourne comme untel » ou qu’« il scie à la façon de… ». Pourtant, ces gestes sont d’abord imités et peut-être même sont-ils des éléments qui construisent de la continuité dans le temps. Avec les Rougon-Macquart, Zola a montré comment les caractères se succédaient et se transmettaient sur plusieurs générations. Il y aurait, de même, une histoire des gestes à écrire pour montrer comment tenir son couteau, passer le balai, marcher, boire, scier, tourner, raboter, plaquer, etc., autant d’éléments qui, eux aussi, se transmettent et se pérennisent. L’adresse et la maladresse ne sont pas des qualités simplement individuelles, mais bien les témoins d’une généalogie gestuelle, d’une continuité de la vie et de ses gestes.
De là à dire qu’en reproduisant un geste nous reproduisons une identité, une personnalité, qu’il y a comme une apparition de celui ou de celle qui le portait initialement, il n’y a qu’un pas. Comme si nous apprenions un programme, une écriture préexistant au geste que l’on renouvelle et lui permettant d’exister et de se perpétuer. Le geste est alors une sorte d’écriture, de trace qui viendrait exprimer ce programme. Comme nous le suggérions précédemment, le geste fait récit, il est un récit. Tout comme une odeur peut nous transporter dans une époque ou dans un lieu passés, un geste peut nous servir de véhicule à travers l’être, l’espace et le temps (DELEUZE : 2016).
Les gestes sont alors des outils d’ontonautique (FOUILLET, GRÉGOIRE : 2020). Ils permettent de découvrir des mondes, de voyager dans l’être des choses. Mais ils ne nous rappellent pas simplement une situation. Car, à la différence d’une odeur de madeleine, un geste est toujours incarné par quelqu’un, il témoigne, encore une fois, d’une identité ou, plus justement, d’une personnalité – persona (« masque »). Dès lors, les gestes nous transportent ailleurs, le plus souvent devant quelqu’un, devant le corps de celui ou de celle qui incarnait ce geste. Ou, pour reprendre ici l’étymologie tout juste évoquée, le geste est comme un masque qui nous fait incarner, à notre tour, celui ou celle qui nous l’a appris et transmis. Le geste nous inscrit dans un récit, il est un enromancement (FOUILLET : 2014). Peut-être, alors, transportent-ils aussi un peu de ce « quelqu’un » dans celui qui le reproduit, un peu de son programme, de ce qu’il est en tant qu’écriture d’un monde.
Si l’on remonte alors les chaînes d’apprentissage et de transmission, n’y a-t-il donc pas, dans les gestes, quelque chose d’immémorial ? Par le geste, le corps s’exprime au-delà du temps. Par le geste, le corps devient un immatériel et un intemporel ; il devient intempestif, inactuel ; il devient étranger au temps, mais aussi chronophore (FOUILLET : 2018), porteur de temps. L’outil numérique, dernier dépositaire du programme, vient peut-être, à son tour, perpétuer cette identité intempestive et multiple qui se donne à être et à voir dans les gestes transmis. Les tableaux qui reproduisent le style de maîtres de la peinture et qui sont réalisés par des intelligences artificielles sont peut-être des expressions de cette dimension « programmatique » des gestes et des styles qu’ils produisent. La question qu’ils soulèvent est de savoir si un algorithme est à même de rendre compte de la phénoménologie du geste que nous évoquions dans la partie précédente ?
N’y a-t-il pas quelque chose de Jean-François Œben qui survit dans chacun de ceux qui reproduisent les gestes de dessin, de découpe, d’assemblage, de ses célèbres cubes ? N’y a-t-il pas quelque chose qui survit d’André-Charles Boulle dans les gestes nécessaires à l’exécution de la marqueterie qui porte son nom ? Au-delà de ce dont l’histoire de l’art et des techniques se souvient, n’y aurait-il pas quelque chose d’autre qui se transmet et se perpétue dans le geste lui-même, dans son incorporation et son appropriation ? En plus de transformer la matière, d’imprimer des formes, les gestes perpétuent les êtres et une partie de leur programme, compris comme écriture d’un monde. Ils sont de la mémoire, du langage, de la représentation, de l’écriture, de la trace. Pas simplement un souvenir du passé, mais aussi une promesse d’avenir, un « présent visionnaire » pour reprendre une expression de J.G. Ballard. On oublie trop souvent que la mémoire est faite tout autant de souvenirs que de promesses. « Il n’est pas rare que les souvenirs soient aussi des attentes », nous rappelle Roger Nimier. Ne seraient-ce pas là, déjà, des éléments pour comprendre comment le geste et son « avatar » numérique peuvent cohabiter dans une même continuité ?
Ne laissons pas croire pourtant que ce que l’on appelle le « digital » renvoie d’une quelconque façon à la main que nous évoquons. Le digital dont il est question aujourd’hui ne renvoie aucunement au doigt en tant qu’organe de préhension, de sensation, de toucher. Il est l’écho du digit anglais, qui se traduit par « nombre ». Il n’est absolument pas question du doigt dont on se sert pour faire, mais uniquement de celui dont on se sert pour compter. Le digital n’est pas une culture du pouce ! C’est uniquement un culte du nombre ! Le simulacre de la sensualité ! Baudrillard, esprit visionnaire, ne s’y est pas trompé. Dès Le Système des objets, il percevait la disparition de la main comme référent pratique au profit d’un seul référent « symbolique » et aujourd’hui numérisé (BAUDRILLARD : 1968, p. 74-75) :
Tous les objets modernes se veulent d’abord maniables (c’est presque l’équivalent de fonctionnel). Mais quelle est cette « main » en fonction de laquelle leurs formes se profilent ? Ce n’est plus du tout l’organe de préhension où aboutit l’effort, ce n’est plus que le signe abstrait de la maniabilité, à laquelle se conforment d’autant mieux les boutons, les manettes, etc., que l’opération en soi ne requiert plus de travail manuel et se situe ailleurs. […] Le corps humain ne délègue plus que les signes de sa présence aux objets dont le fonctionnement est par ailleurs autonome. Il délègue ses « extrémités ». Et les objets se « profilent » de leur côté en fonction de cette signification morphologique abstraite. Il y a là un système de collusion de formes où il n’est plus fait qu’allusion à l’homme. C’est ainsi que la forme de l’objet « épouse » la main. […] L’outil, l’objet traditionnel n’« épousait » pas du tout les formes de l’homme : il en épousait l’effort et le geste.
L’exemple le plus simple pour comprendre ce qui est en jeu ici est celui de l’interrupteur. Combien d’interrupteurs, combien de boutons actionnez-vous dans une journée ou simplement entre le moment de votre réveil et la prise de votre premier café ? Dix ? Vingt ? Chacun correspond à l’allumage d’une ampoule, d’une machine à café, d’une plaque de cuisson, au vidage d’une chasse d’eau ou à l’arrêt de votre réveil. Mais, surtout, chacun fait disparaître dans une boîte noire, chacun dématérialise une chaîne de gestes, de techniques, de connaissances et de savoir-faire nécessaire au simple éclairage de votre salon ou à la cuisson de vos œufs au plat. La dématérialisation n’est pas le fait du numérique, elle a déjà commencé bien avant le premier ordinateur. Le premier interrupteur, le premier bouton déclencheur d’un mécanisme qu’il était voué à cacher, voilà l’origine de la médiatisation du rapport de l’humain au monde. Nous réduire au bout de nos doigts, c’est nous abstraire de ce qui fait notre corps et notre monde. C’est nous abstraire de l’écriture des mondes et des gestes qui les récitent. Mettre de côté la main, le rapport technique au corps, comme le fait une grande partie du monde occidentalisé, est une façon de mettre de côté notre humanité. C’est là où se situe l’erreur commise vis-à-vis des technologies de fabrication numérique et de prototypage rapide : utiliser une découpeuse laser comme un simple bouton que l’on actionne plutôt que comme la continuité d’un geste que l’on connaît, que l’on a incorporé. Le numérique fait disparaître le geste dont nous parlons, lorsqu’il devient une boîte noire que l’on déclenche par un simple bouton, par un interrupteur qui, comme son nom le suggère, interrompt alors la chaîne que nous évoquions précédemment et dont le programme est un vecteur. Les artisans d’art qui utilisent ces technologies nous mettent en garde, comme nous l’avons développé plus haut. Mais, surtout, ils nous donnent les moyens d’enrichir nos expériences de ces outils par l’apprentissage des gestes et des matières qu’ils proposent.
En faisant disparaître la complexité et la richesse conceptuelle qui s’accompagne de la maîtrise des gestes techniques, de la maîtrise des relations à la matière, nous risquons alors de nous couper de ce qui fait l’innovation dans sa dimension la plus humaniste – en son sens premier, la plus animale, pourrait-on dire. C’est pourquoi les métiers d’art et ce qu’ils représentent – non pas simplement comme patrimoine gestuel, mais plutôt comme territoire d’exploration et d’apprentissage de ce lien profond qui unit la technique et la pensée, le geste et la parole dans l’animal-humain – sont à la fois essentiels et pertinents pour nourrir nos réflexions sur l’avenir et la façon dont nous souhaitons nous emparer des différentes occurrences contemporaines des cultures du faire. Le tout-numérique risque bien de faire disparaître une complexité et une créativité concrètes au seul profit d’une humanité abstraite d’elle-même et de son monde.
Envisager la part animale de notre technique est peut-être alors une manière de retisser notre lien avec les vivants et les non-vivants, et de redécouvrir la dimension ontonautique de notre existence qui se niche dans le langage de nos corps, la grammaire de nos gestes, tout autant que dans les chorégraphies de nos langues. Et, alors, la possibilité de connecter les outils numériques à notre animalité s’entrouvre. Non pas dans une perspective transhumaniste, mais bien comme l’expression de l’animalité de la technique, c’est-à-dire sa capacité première à nous faire toucher le monde et, par là, à nous permettre d’en faire l’écriture et le récit.
Le geste n’est pas qu’un simple mouvement de matière qui en déplace un autre (cause efficiente). Il est aussi ce par quoi la forme se projette dans le monde (cause formelle) ; ce par quoi la matière influe sur celui qui la travaille (cause matérielle) ; ce par quoi le but, l’objectif de l’agent, s’imprime et devient le réel (cause finale). C’est bien cela qu’il faut comprendre par le passage du virtuel au réel. C’est en cela qu’il faut comprendre le geste comme récit.
Dans le geste, il y a ce potentiel, ce pouvoir de « faire monde » que l’on retrouve aussi dans le récit. Il y a presque transsubstantiation d’une matière langage en une matière physique. Si l’on avait l’habitude d’associer le geste à une spiritualisation de la matière – dans le cas de la bénédiction des hosties ou dans celui de l’alchimie –, il y a, dans ce que nous décrivons, un processus qui va de l’abstraction à la concrétion, du langage au physique, du digital à l’imprimé, du virtuel au réel, du numérique au matériel — de l’en puissance à l’en acte, de l’impression à l’imprimé, et vice versa. La force créative du geste est celle qui permet de transsubstantier l’immatériel en matériel, d’incarner l’esprit, tout autant que de spiritualiser le corps – si ces oppositions sont encore pertinentes.
L’enjeu contemporain serait de rapprocher la machine de l’humanité, plutôt que de faire de l’humanité une machine. Il s’agit, pour l’artisan d’art, de transformer le geste de la machine en création poétique, tout autant que de transformer le geste de l’artisan d’art par le perfectionnement technologique. N’oublions pas cet autre enseignement des cultures médiévales du geste : « La simulation est au geste ce que le mensonge est à la parole » (SCHMITT : 1990).
Le boucher de Tchouang-Tseu et le geste digital
Le non-agir est une manière d’envisager la volonté comme continuité et non comme rupture ou intervention extérieure à un processus. Elle est alors considérée comme l’élément d’un flux plus grand, dans lequel il s’agit de reconnaître les écoulements, les vents, les forces, les dynamiques qu’elle devra épouser, accompagner, pour être harmonieusement intégrée au processus en cours et ne pas l’empêcher. Il s’agit de se laisser porter par le devenir et par le courant des choses et du monde. Il faut d’abord identifier ce sur quoi on peut agir et ce par quoi on ne peut que se laisser porter. Sagesse stoïcienne ! Comme nous l’avons vu précédemment, le geste de l’artisan d’art, s’il est créateur d’une œuvre singulière et unique, est aussi une inscription dans une matérialité. Mais cette inscription ne vient pas concrétiser une rupture. Elle est au contraire, dans le geste, l’expression d’une continuité entre l’artisan d’art et la matière, entre le corps et l’esprit, entre les contraintes matérielles de l’un et de l’autre. Bref, le geste de l’artisan pourrait être envisagé, dans une certaine mesure, comme un non-agir, un geste qui épouse un processus, plutôt que comme un geste qui transforme de l’extérieur.
Mais comment les outils numériques pourraient-ils être l’expression de cela ? En envisageant le programme comme un travail de reconnaissance ou de réminiscence. C’est-à-dire comme l’écriture et la trace d’une attention aux éléments multiples dans lesquels le geste final doit s’insérer, au flux dans lequel il pourra alors s’exprimer. La découpeuse laser, la commande numérique, ne participent du non-agir que lorsqu’elles sont envisagées dans la continuité de ce flux qui traverse geste et matière, qui produit l’œuvre et que nous avons évoqué dans la première partie de cet article. De son côté, la représentation 3D n’est pas à envisager comme une simple simulation, mais comme une inscription dans une chaîne qui nous dépasse et nous englobe, et dont le déroulement fait l’œuvre. Le geste digital, même s’il est une numérisation, peut ne pas nous couper de ce que nous sommes, c’est-à-dire un être en immersion. À condition d’inscrire les techniques numériques dans un cosmos plus large, dans ce que Yuk Hui appelle une « cosmotechnique » (HUI : 2021, p. 56) :
Pour donner une première définition de la cosmotechnique, je dirai qu’elle renvoie à l’union de l’ordre cosmique et de l’ordre moral à travers des activités techniques. Le concept de cosmotechnique nous fournit immédiatement un outil conceptuel qui permet de surmonter l’opposition conventionnelle entre technique et nature.
À la manière du couteau du boucher de Tchouang-Tseu, l’outil numérique devient cosmotechnique lorsqu’il s’intègre à un environnement ontologique et moral. Le couteau du boucher ne s’émousse pas, car il ne rencontre jamais de tendons ni d’os. D’une certaine manière, c’est un couteau qui ne découpe pas, c’est une lame qui épouse les lignes de faille de l’anatomie de la pièce que le boucher découpe. Cela implique une connaissance parfaite des corps, de la matière, de ses dispositions, et, donc, une attention particulière à l’animal. Compris entre qi et dao, les « énergies » et « la voie », le couteau est comme un marcheur qui suit la pente qu’il cherche à gravir. Chacun de ses pas épouse, perpétue, la pente et ne va jamais contre celle-ci. Le wu-wei, que l’on traduit par « non-agir », n’est pas une suspension de l’action ni une paralysie. Il s’agit plutôt de l’idée selon laquelle une action qui est en résonance avec le processus dans lequel elle s’insère n’est pas l’expression d’une volonté individuelle. Dit-on de la pomme qui tombe qu’elle agit ? Non, car elle suit son penchant naturel, elle suit la gravitation, elle suit les saisons et la croissance de l’arbre… Bref, elle épouse son devenir. On peut évidemment le rapprocher de la pensée stoïcienne ou de celle de Spinoza et de la persévérance dans l’être.
Ce sont ces dimensions qui font du couteau un objet cosmotechnique. Il est le représentant d’un ordre possible du monde et la manifestation d’une attention à un monde particulier et propre au savoir-faire du boucher de Tchouang-Tseu. Il n’est plus simple outil de découpe, lame affûtée, mais bien une habileté au sens que lui donnait Simondon, lorsqu’il écrivait à peu près en ces termes que l’homme habile est celui que le monde accepte. De façon analogique, « considérer la navigation polynésienne – la capacité de naviguer entre un millier d’îles sans aucun appareil moderne – comme une cosmotechnique, ce serait se focaliser non pas sur cette capacité en tant que savoir-faire, mais plutôt sur la relation entre figure et fond qui préfigure ce savoir » (HUI : 2021, p. 62) Voilà une orientation pour comprendre autrement, pour prendre avec nous (et leur donner une autre dimension) les outils numériques dans leur diversité.
Si les outils et techniques numériques peuvent être envisagés sous l’angle du simulacre, de la simulation et de la perte de savoir-faire, ils peuvent aussi rejoindre d’autres ontologies, d’autres cosmologies, et ouvrir des possibilités nouvelles de continuités entre humains et non-humains. Comme tout objet technique, les outils numériques véhiculent nos représentations du monde et façonnent en partie nos perceptions. « La technique ainsi comprise, en tant que catégorie ontologique, doit être interrogée dans sa relation avec une configuration plus large, une “cosmologie” propre à la culture dont elle émerge » (HUI : 2021, p. 47). Ce que nous avons commencé d’ébaucher dans ce qui précède suggère que la cosmotechnique des artisans d’art est à même d’intégrer les outils numériques dans un environnement technique et moral plus large que celui des mondes numériques que dessinent les réseaux sociaux et les GAFA. Loin donc d’être décriés ou simplement renvoyés du côté de la simulation et de la facilité, ils peuvent être investis par les gestes les plus humains qui soient et déployer un geste digital qui dépasse la seule éthique du nombre.
Dans L’Eau et les Rêves, Bachelard interroge la figure bergsonienne de l’Homo faber et l’expression de sa volonté formelle. À partir de l’imaginaire de l’eau et de la terre, à partir de l’image de la pâte, il suggère qu’il existe, avant l’imagination formelle, une imagination matérielle, une rêverie de la main : « La pâte produit la main dynamique qui donne presque l’antithèse de la main géométrique de l’Homo faber bergsonien. Elle est un organe d’énergie et non plus un organe de formes. La main dynamique symbolise l’imagination de la force » (BACHELARD : 1978, p. 147). Et, plus loin, « les formes s’achèvent. Les matières, jamais. La matière est le schème des rêves indéfinis » (ibid., p. 154). C’est peut-être ainsi que l’artisan d’art nous permet d’envisager l’outil numérique, lorsqu’il l’habite de son geste compris comme wu-wei, à la fois qi et dao. Non pas comme une volonté de donner forme, mais comme la main qui pétrit la pâte et qui rêve, infiniment, de ces formes mouvantes.
Conclusion
Dans un premier temps, la parole des artisans d’art nous a permis d’envisager leur relation pratique aux outils numériques de conception ou de fabrication. Dans une certaine mesure, il y a comme une synthèse, une cristallisation, une transsubstantiation qui s’opère et qui lie ensemble artisan d’art, geste et numérique.
Dans un deuxième temps, nous avons exploré les capacités ontophaniques du geste. Geste-programme de ceux qui les ont transmis et pratiqués ou encore geste d’instauration, nous avons cherché à montrer la portée ontonautique des métiers d’art. C’est-à-dire leur capacité à proposer de nouvelles représentations et perceptions du monde. Si le geste digital peut s’inscrire dans cette visée, il peut aussi n’être qu’une simulation. C’est-à-dire une sorte d’avatar appauvri de ce que le geste humain porte comme vecteur d’un récit qui fait monde.
Enfin, dans un troisième temps, à partir de la notion de cosmotechnique et de l’exemple du boucher de Tchouang-Tseu, nous avons essayé de formuler une définition du geste digital compris comme élément d’un non-agir, d’une part, et de présenter la technique numérique comme dépendante du cosmos – l’ordre et l’ornement – dans lequel elle s’inscrit, d’autre part. Le geste digital, comme toute expression technique, nous apparaît comme l’expression de l’ontologie qui le soutient. L’ontologie des métiers d’art, c’est-à-dire leur représentation et leur perception du monde, nous semble proposer un geste digital enrichi et enrichissant pour la pratique créative.
Notice biographique
Aurélien Fouillet est docteur en sociologie, membre du CRD (ENSCI les Ateliers / ENS Paris-Saclay), chercheur associé au Leiris (université Paul-Valéry) et directeur du programme « Représentation, design et savoir-faire » à l’école Camondo. Responsable du mastère Création et Technologie contemporaine, il enseigne la philosophie à l’ENSCI les Ateliers et à l’école Camondo. Il pratique également l’ébénisterie et la marqueterie, et il est membre du comité de rédaction des Cahiers européens de l’imaginaire et coresponsable éditorial de la revue Sociétés. Son prochain ouvrage s’intitule La Vie des objets. Les métiers d’art, une écosophie pratique. Ontonautes I, à paraître aux éditions des Ateliers d’Art de France, qui lui ont décerné le prix La Pensée en 2020.