L’antinomie sémantique d’un art pour la biodiversité sous-marine

Corail et dentelle. ©Ronan Charles

Résumé

En délimitant ce que nous appelons « art » dans le cadre de projets alliant art et science pour la biodiversité, l’auteur rappelle que le moindre écrit (ou discours) sur l’art reste, bien avant d’être une affaire de pratiques ou d’expérimentations, une affaire de termes et de concepts. Les artistes (ou auteurs) écologistes, quelles que soient l’origine ou la prégnance de leur message, ne se destineront jamais directement à la biodiversité mais à un être humain comptant sur les mots et leurs définitions pour approcher au mieux la biodiversité. Cette prise de recul assume non seulement le constat évident selon lequel la nature environnante rompt avec l’esprit humain fondé sur l’interface précieuse et indispensable du langage, mais révèle de surcroît les incompatibilités, les antinomies et les apories d’un monde incapable de se placer en phase avec les valeurs qu’il brandit. Afin d’exposer sa critique d’un art pour la biodiversité depuis l’étude du lexique, l’auteur choisit de prendre comme référence la préservation « artistique » des océans (71 % de la surface de notre planète) en s’appuyant sur l’exemple de Corail Artefact, un projet de l’artiste Jérémy Gobé alliant art et science dans l’espoir de régénérer la biodiversité sous-marine.

Mots-clés : art, biodiversité, sémantique, lexique, antinomie.

Abstract

By delimiting what we call « art » in the context of projects combining art and science for biodiversity, the author reminds us that the slightest writing (or speech) on art remains, well before being a matter of practices or of experiments, a matter of terms and concepts. Environmentalist artists (or authors), whatever the origin or significance of their message, will never aim directly at biodiversity but at a human being relying on words and their definitions to best approach biodiversity. This step back not only assumes the obvious observation that the surrounding nature breaks with the human mind based on the precious and indispensable interface of language, but also reveals the incompatibilities, antinomies and aporias of a world incapable of to place itself in phase with the values it brandishes. In order to present his criticism of an ecological art from the study of the lexicon, the author chooses to take as a reference the « artistic » preservation of the oceans (71 % of the surface of our planet) based on the example of Corail Artefact, a project by artist Jérémy Gobé combining art and science in the hope of regenerating underwater biodiversity.

Keywords: art, biodiversity, semantics, lexicon, antinomy.

L’antinomie sémantique d’un art pour la biodiversité sous-marine

The semantic antinomy of an art for underwater biodiversity

Parmi les projets scientifiques et écologiques engagés dans la restauration de la biodiversité marine (MEINESZ : 2021, p. 16), certains revendiquent un ancrage dans le domaine artistique. Nous pouvons expliquer cet intérêt artistique par la propriété symbiotique de certains animaux marins permettant, contrairement aux animaux terrestres mobiles, un recouvrement des sculptures très visuel et dont la stabilité apparente ne relève pas complètement du domaine végétal. Des artistes contemporains développent ainsi l’« artisticité » (SÈVE : 2023, p. 16) des coraux, ces animaux marins hypersensibles aux changements de température des océans et qui symbolisent, à l’instar de l’ours polaire dans le monde animal terrestre, l’effondrement de la biodiversité. Citons par exemple Jason deCaires Taylor, qui ouvrait déjà, en mai 2006, un musée sous-marin (DUSSERT : 2020) de sculptures servant de socle aux coraux et d’habitat aux poissons comme aux étoiles de mer, ou encore Jérémy Gobé, qui met au point, depuis 2018, un procédé utilisant une dentelle à base de biopolymère pour permettre aux coraux de se développer. De tels projets, en mobilisant des domaines très différents, laissent poindre une problématique bien précise : en quoi ce que nous appelons « art » peut-il se révéler indispensable dans un projet agissant sur l’effondrement de la biodiversité sous-marine ? 

En raison de sa pluridisciplinarité distinguant clairement art, science, écologie et éducation, nous nous appuierons principalement sur l’exemple concret du projet Corail Artefact[1] de Jérémy Gobé pour établir la correspondance entre les définitions de chaque domaine qu’il mobilise et les actions réelles du projet. Dans une seconde partie, nous déduirons en quoi l’activité artistique se révèle nécessaire aux relations interdisciplinaires (économie, politique, médiation, communication) d’un tel projet.

Du réflexe écologique au tri lexicologique

Approcher un tel projet exige de cerner les domaines de recherche qu’il présente. Surtout s’il allie art, science et éducation dans l’espoir d’agir sur une crise écologique qui n’est jamais considérée comme « artistico-écologique » ou « éco-artistique ». C’est pourquoi nous déterminons ci-dessous à quoi correspond chaque partie du projet Corail Artefact.

La partie scientifique du projet

Si le projet Corail Artefact compte régénérer les coraux (ayant antérieurement fait l’objet d’études révélatrices d’une situation préoccupante), c’est qu’il implique une « réétude » de la fatalité menaçant ces coraux. L’artiste a effectivement mis au point, en collaboration avec des laboratoires, des prototypes testés dans l’aquarium de Trégastel, en vue d’une installation in situ en Guadeloupe. Cette action relève bien de l’activité scientifique, car les deux propositions que décline le CNRTL pour le mot « science » sont la « connaissance approfondie des choses dans ce qu’elles sont » et la « connaissance approfondie des règles et des techniques propres à une activité ». La partie scientifique du projet fournit des repères à l’objectif écologique du projet par une « réétude » permanente.

La partie écologique du projet

D’après les articles des journaux L’Évidence verte (avril 2024), Le Point (août 2024) et Le Monde (novembre 2024), les 2 000 kilomètres de la Grande Barrière de corail, considérée comme la plus grande structure vivante du monde (abritant une biodiversité extrêmement riche avec plus de 600 espèces de coraux et 1 625 espèces de poissons), viennent de connaître, en 2023, un stress thermique suffisamment élevé pour blanchir presque 75 % des récifs coralliens. Et d’après le communiqué de presse daté de novembre 2024 de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), une nouvelle évaluation mondiale révèle que plus de 44 % des espèces de coraux sont aujourd’hui menacées d’extinction, alors qu’il ne s’agissait que d’un tiers en 2008. Avec « plus de cent coraux bouturés écologiquement » que comptent ses « six années d’existence », le projet Corail Artefact garantit son effet écologique par le bouturage, mais ne promet qu’une action minime sur la dégradation des coraux. En revanche, notre tri lexicologique nous précise qu’une « science qui étudie les relations entre les êtres vivants », une « étude des conditions d’existence des êtres vivants en fonction de l’équilibre biologique et de la survie des espèces », contribuent forcément à la sensibilisation. La partie écologique du projet recouvre donc la régénérescence par le bouturage, la réalisation de dentelles en biopolymère et le moulage de bétons décarbonés, mais aussi une partie de (re)sensibilisation au vivant, que la partie éducative vient compléter.

La partie éducative du projet

Les collaborations à plusieurs kits pédagogiques (Spindrift for Schools en partenariat avec les services de l’Éducation nationale du Morbihan, le réseau Canopé de Lorient, et avec le soutien de l’Unesco, d’Adphile et d’Océanopolis) témoignent de la qualité éducative du projet : il se donne pour objectif de « permettre à chacun d’acquérir les connaissances nécessaires à la bonne compréhension des écosystèmes coralliens ». Cependant, sans parler de la censure qu’implique systématiquement l’utilisation à des fins éducatives (TALON-HUGON : 2019, p. 79), pouvons-nous affirmer que l’érosion des écosystèmes coralliens dépend d’une méconnaissance de ceux-ci ou de la crise qui les touche ? Cette initiative, correspondant bien à la définition d’éduquer (« donner à quelqu’un […] tous les soins nécessaires à la formation et à l’épanouissement de sa personnalité »), ne correspond pas tout à fait aux personnes (ou aux groupes) qui détiennent le pouvoir d’apporter des changements sur les rapports aux coraux : les décideurs politiques, les acteurs locaux, les associations, les entreprises, les collectivités et les citoyens (HÉDOUIN : 2021, p. 295). Ne s’agirait-il pas davantage de rééducation ? La partie (ré)éducative du projet recouvre donc une part de (re)sensibilisation au vivant par la formation du public.

La partie artistique du projet

Du 18 novembre 2023 au 13 janvier 2024, des éléments de Corail Artefact ont participé à une exposition collective à la galerie Jousse Entreprise. Celle-ci s’intitulait Wild Renaissance et son commissariat a été assuré par Guillaume Logé, auteur d’un ouvrage intitulé Renaissance sauvage. L’art de l’anthropocène et prônant une « reformulation du positionnement de l’homme dans le monde » (LOGÉ : 2019, p. 8). Nous retrouvons ces mêmes arguments chez Matthieu Duperrex, qui défend une « rupture d’intelligibilité avec la trame du monde » par le refus de considérer la nature comme une toile de fond (BARBANTI et al. : 2024, p. 36). Ces auteurs faisant davantage l’apologie d’une activité artistique en harmonie avec la nature que d’un rapport régénératif, il apparaît pertinent de chercher comment les contributions de l’art sont perçues du côté des biologistes et des chercheurs au CNRS. Dans le recueil Étonnants récifs. Les écosystèmes coralliens de Laetitia Hédouin, Cécile Berthe publie un article intitulé « L’art, un allié pour transmettre » (HÉDOUIN : 2021, p. 292). Notons bien que l’autrice ne parle pas du fait de transmettre les recherches formelles d’artistes : le seul rôle par lequel l’art peut être considéré comme un « allié » est d’« expliquer les techniques de recherche, le comportement des organismes », de « participer à la démocratisation des découvertes scientifiques », etc. Cette définition très fonctionnelle de l’art ne permet que difficilement sa distinction, comme l’avait déjà déclaré Harold Rosenberg dans La Dé-définition de l’art : « L’artiste est devenu pour ainsi dire trop grand pour l’art. Son propre médium agit sur le monde : l’écologie » (ROSENBERG : 1992, p. 9). Mais c’est en cherchant de plus près ce qui doit correspondre à la partie artistique du projet que nous apercevons une antinomie. En effet, même si Matthieu Duperrex nous livre que « l’art contemporain est traversé par le motif de l’enquête, entraînant la résolution esthétique de l’Anthropocène du côté du déploiement d’un “art comme expérience” au sens pragmatique » (DUPERREX : 2024, p. 36), nous retrouvons, dans l’ouvrage L’Art comme expérience, une distinction déjà constatée par des siècles de philosophie : « L’art n’est pas synonyme de nature, mais de nature transformée » (DEWEY : 2023, p. 143). Le choix du philosophe fut bien d’employer l’expression « nature transformée » et non de parler de nature reformée, restaurée, préservée ou transmise. Par conséquent, considérer comme artistique une continuité ou un supplément de la nature exacerbe une ambiguïté que nous percevons déjà chez certains auteurs, comme Étienne Souriau qui, tout en défendant la polysémie du mot « art », se résout tout de même à lui attribuer une première définition « par opposition à l’œuvre de la nature » (SOURIAU : 2010, p. 174) et une deuxième par la distinction avec les « autres activités humaines » (SOURIAU : 2010, p. 174). La démarche inclusive du projet Corail Artefact exige également de rompre avec les deux seuls verbes nommant l’agir artistique dont dispose la langue française et que les dictionnaires (LAROUSSE : 1866, p. 731) mentionnaient avant l’épuration causée par les lois de Jules Ferry (VOIZARD : 2012, p. 301), à savoir « artialiser » et « artiser ». En effet, si le second se réservait aux productions non artistiques de l’activité humaine, le premier se destinait à la nature (MONTAIGNE : 1588, p. 383) et signifiait, en tant que forme verbale précédant le substantif « artialisation » (ROGER : 2017, p. 49), « soumettre aux règles de l’art » (VOIZARD : 2012, p. 265).

Par ailleurs, considérer un projet artistique par sa portée régénérative invite non seulement à confondre les antipodes « nature » et « art », mais aussi l’écologie (« étude des relations entre les êtres vivants et leur milieu ») et l’esthétique (« étude de la sensibilité artistique et du beau »). Il n’est donc pas étonnant d’assister aujourd’hui à un rejet des antinomies en voyant corréler une poïétique hybride, interdisciplinaire avec une esthétique répartie, sporadique et par conséquent plus diluée, moins spécifique et pure que pendant la modernité, dont les « excès » permirent cependant les inventions bien génératives de l’éolienne (1887) et du courant continu depuis les cellules photovoltaïques (1916). Cependant, malgré le succès d’un constat anthropologique avançant que la nature, « cela n’existe pas, la nature est un concept, une abstraction » (KEMPF : 2020) pour nous faire entendre que le naturel et l’artificiel sont presque indissociables (DESCOLA : 2018, p. 11), il reste nécessaire de rappeler que le domaine de l’esthétique, à l’instar de notre rapport à la nature, ne se restreindra jamais au perceptible, car « ce qui dans le réel se trouve mêlé, nos concepts le distinguent parfaitement » (DUPOUEY : 2023, p. 17).

En refusant d’isoler l’art d’autres domaines (sciences, écologie, éducation, etc.), l’art pour la biodiversité isole surtout le mot « art » de ses propres sèmes (COURTÉS : 1976, p. 46), de sa signification. Comme nous venons de le détailler, le projet Corail Artefact se conforme aux règles de la nature, sans jamais revendiquer un statut de copie. Il n’est donc pas « conforme aux règles » indiquées par les sèmes du mot « art » et, dans ce cas, l’emploi du mot « art » est inexact. À ce stade de notre analyse, nous sommes en droit de penser que cette critique depuis le lexique ne suffit pas pour identifier l’activité artistique. Cependant, en rappelant que le premier opérateur d’« artification » (passage à l’art) reste l’invention lexicale (HEINICH, SHAPIRO : 2012, p. 281), mais aussi que « la moindre sculpture est enveloppée de langage » (SÈVE : 2023, p. 168), cela nécessite de croire que l’art (ou une partie de celui-ci) est intrinsèque à l’œuvre sensible. Soit, mais alors dans ce cas précis, quels sont les critères d’identification, sinon la transformation humaine de la nature et la distinction avec les autres activités humaines ? Penser que l’art pourrait présenter une définition totalement opposée à celles que nous venons de rappeler nous amène devant un autre problème : comment pourrions-nous distinguer l’activité artistique, sans l’opposer à ces références si évidentes et permanentes que sont la création par la nature environnante et les autres activités humaines ? Enfin, si nous pensons que l’art consiste à trouver beau la nature, devrions-nous remarquer que le moyen le plus manifeste de trouver beau quelque chose reste d’exprimer l’aspect de cette chose (par la parole, la description, la représentation) ? Et serions-nous vraiment capables de nier la distinction entre l’expression du sujet (la copie) et le sujet lui-même ?

La partie « artistique » du projet reste introuvable, si nous admettons que l’art se caractérise par la transformation de la nature (DEWEY : 2023, p. 143) et non sa transmission ou sa restauration. 

Du symbiotique au sémantique

Comprendre en quoi ce nous appelons « art » se révèle indispensable dans un projet alliant art et science pour sauver la biodiversité exige d’envisager ce projet dans toute sa complexité. Or, allier des domaines aussi différents nécessite des corrélations, des interdépendances qui relèvent de la gestion, de l’organisation et de l’adaptation. Si l’aspect pluridisciplinaire de ce projet se retrouve dans les présentations de celui-ci, il ne peut l’être sans sous-entendre d’autres domaines n’ayant peut-être pas semblé prépondérants. Et c’est en nommant et en définissant ces domaines sous-jacents que nous tentons de savoir si l’art leur est indispensable.

L’art se retrouve-t-il dans les aspects économiques et politiques d’un projet alliant art et science ?

Certains projets d’assurances pour les coraux – auquel participèrent World Wide Fund for Nature (WWF) et The Nature Conservancy (TNC) – induisent un mécanisme ironique où l’argent drainé par la principale cause de destruction des coraux (le tourisme) sert à assurer leur protection (LE GALL : 2021, p. 176). En sachant que des assureurs défendent le droit d’assurer les animaux dont l’humain peut tirer des bénéfices, nous comprenons l’importance, pour un projet écologique, d’anticiper les systèmes économiques susceptibles de l’accueillir afin de ne pas entretenir ce qu’il cherche à atténuer, en l’occurrence l’érosion de la biodiversité. Par ailleurs, nous devons prendre en compte l’hétérogénéité politique du monde actuel, car, comme le précise Maxence Brischoux dans Géopolitique des mers : « L’intensification des activités humaines sur les mers augmente leur valeur et, dans une période de raréfaction des ressources énergétiques et alimentaires, les conflits entre États pour les maîtriser et les exploiter » (BRISCHOUX : 2023, p. 149). Nous remarquons alors que les seuls obstacles que l’écologie rencontre se trouvent surtout dans les systèmes économiques, encore bien incapables de s’organiser politiquement selon les propositions écologiques. Plus succinctement, notre maison (« éco- », οĩκος) peine à aligner sa gestion (« -nomie », vόμος) sur son discours (« -logie », λόγος). Or, le projet Corail Artefact aborde bien ce problème et, qui plus est, par sa pluridisciplinarité, mais il ne le fait qu’en tant qu’exemple de gestion des ressources (naturelles ou artisanales) répondant à ce qui se nomme simplement « économie ». Et comme le reconnaît Jason deCaires Taylor vis-à-vis de ses travaux :

Ils ne peuvent rien face aux grandes menaces qui pèsent sur les océans comme l’acidification, la pollution, la surpêche ou le réchauffement climatique. Ce sont eux les vrais enjeux qu’il faut gérer. À quoi bon recréer des habitats sous-marins si la qualité de l’eau s’appauvrit et qu’il n’y a plus d’animaux ? (cité par DUSSERT : 2020). 

Les projets alliant art et science pour la biodiversité ne peuvent être directement intégrables dans l’organisation des sociétés, des États, sans anticiper ce qui se nomme « économie politique ». Nous pouvons d’ailleurs appuyer cette déduction par un passage abordant les alternatives au réchauffement des océans que Jean-Louis Étienne publiait en 2001 :

Le CO2 est issu de la puissante famille de l’Énergie, la grande pourvoyeuse de l’économie mondiale et du train de vie des États. Quand on connaît l’inertie de la machine climatique à revenir sur les rails, quand on connaît l’inertie des comportements humains, l’absence de décisions est une irresponsabilité politique (ÉTIENNE : 2001, p. 167).

Il en va de même, donc, pour la dimension politique de l’écologie. En effet, l’insertion de l’écologie dans l’organisation des États doit être rendue possible depuis des projets applicables par chacun et les moyens de chacun. Par conséquent, le statut d’œuvre d’art des réalisations du projet Corail Artefact, en revendiquant un caractère exceptionnel, les empêche d’être le support d’une écologie économique et politique, sauf si le projet collecte des dons qui le placeront alors dans une concurrence avec les nombreuses alternatives écologiques économiques et politiques que sont, entre autres, les investissements bleus (ou « économie bleue »), l’association Coral Gardeners (bénéficiant de l’appui de Thomas Pesquet et de Matt Damon) ou encore le rãhui (interdiction temporaire d’utiliser un endroit spécifique).

L’art se retrouve-t-il dans la médiation et la communication d’un projet alliant art et science ?

Dans son ouvrage croisant l’art et la science, Laurence Dahan-Gaida expose la réflexion d’un chercheur en embryologie : « science et art sont presque indiscernables dans le procès de l’observation et de la médiation, pour finalement se séparer dans l’expression » (DAHAN-GAIDA : 2023, p. 10). Cette remarque confirme deux choses : le caractère transdisciplinaire de la médiation (se reconnaissant alors comme un domaine à part entière) et la distinction de l’art par l’expression et non par la médiation ou par la communication. Quant à la possibilité de communiquer clairement l’art pour la biodiversité, elle pose question : nous avons déduit qu’à partir du moment où les notions de nature et d’art se confondent, esthétique et écologie deviennent une seule et même chose en classant l’invention lexicale « art écologique » dans les pléonasmes. Et, d’un autre côté, le devenir « anesthétique » (ARDENNE : 2019, p. 256) attribué à l’art écologique exige d’employer l’expression « art écologique » comme un oxymore dans lequel le mot « art » conserve son héritage moderne l’opposant à la nature. De surcroît, une rupture du mot « art » avec ses propres sèmes – l’opposant à la création naturelle et au fonctionnel – affranchit également ce mot de tout emploi performatif (AUSTIN : 1991, p. 40), le mot « art » ne disposant plus de sa qualité énonciative. En effet, si nous prenons des exemples courants d’usage performatif du langage, nous leur reconnaissons instantanément une signification précise. Lorsqu’un prêtre prononce la phrase « je vous marie », nous comprenons qu’il consacre l’union religieuse de deux personnes. Et lorsqu’une personne prononce la phrase « je vous pardonne », nous comprenons qu’il s’agit d’un renoncement à la vengeance. Mais, dans notre cas précis, sachant que l’artiste reste le premier acteur d’« artification » (HEINICH, SHAPIRO : 2012, p. 278), comment pouvons-nous entendre la signification du mot « art », si un artiste considère comme artistique sa reformation (et non sa transformation) de la nature ? Aussi, après avoir confirmé le caractère transdisciplinaire de la médiation dans un projet alliant art et science pour sauver les coraux, comment la médiation d’une « nature transformée » (DEWEY : 2023, p. 143) pourrait-elle s’allier avec la médiation d’une nature reformée ?

Par son projet, l’artiste Jérémy Gobé envisage les relations au monde qui nous entoure (et l’activité humaine) sous la forme de réalités fusionnelles que donnent à remarquer les pratiques et les expérimentations. Mais si cela était possible, nous ne reconnaîtrions par exemple qu’un océan unique, pourtant si intuitivement divisé en cinq parties bien repérables depuis l’abstraction familière d’un planisphère. D’une part, les sciences de la nature nous démontrent en permanence que le moindre des éléments qu’elles observent échappe un jour ou l’autre à l’analyse sémantique de sa définition, voire à son étymologie. Prenons l’exemple de l’atome qui signifie « insécable » (du grec ancien ἄτομοςátomos) et dont nous avons appris, depuis l’attribution du terme, qu’il n’est pas indivisible, qu’on peut en arracher des électrons, fissionner son noyau, etc. D’autre part, les termes et leurs définitions nous démontrent en permanence qu’ils peuvent anticiper, entre autres, l’état de la nature environnante : prenons l’exemple de Glenn Albrecht, qui conceptualise l’idéal écologiste en confectionnant le néologisme « Symbiocène » (ALBRECHT : 2021, p. 331) et en réalisant bien sûr son analyse sémantique.

L’effondrement de la biodiversité sous-marine restant clairement la conséquence des modes de vie de l’être humain (Anthropocène, pollution), les moyens d’un projet agissant directement et efficacement sur la crise de la biodiversité ne peuvent naître que de la combinaison de cinq domaines précis : la science (pour le traitement des connaissances) ; l’écologie (pour l’objet de son étude et la (re)sensibilisation qu’elle engendre) ; la (ré)éducation (pour la [re]formation des esprits) ; l’économie (pour la gestion des ressources) et la politique (pour l’intégration du projet dans l’organisation des États). L’analyse lexicologique du projet Corail Artefact, en décomposant sa pluridisciplinarité, en le dissociant des propriétés symbiotiques de la vie sous-marine, démontre que l’art ne peut offrir aux sciences du vivant que l’expression de ses problématiques, si toutefois nous distinguons l’expression de la médiation et de la communication en reconnaissant que l’art se caractérise par la transformation et non par la transmission ou la restauration. Par ailleurs, en comprenant qu’un « art en commun » pourra se fonder moins autour d’un « problème commun » (BARBANTI et al. : 2024, p. 51) qu’autour d’une référence commune (une définition), nous devinons l’effet angoissant d’une incapacité économique et politique devenue telle que son déni le plus partagé se manifeste par le galvaudage du mot « art ». Une nouvelle « artification », notamment avec une invention lexicale comme l’« art biodiversifiant », restera difficilement envisageable en assumant une rupture lexicologique, et cela même si le monde de l’art entend trouver une signification à l’inexactitude lexicale. Quant aux effets palliatifs d’une science artistique ou d’une écologie artistique sur l’effondrement de la biodiversité, ils ne cessent, depuis quelques années, de se révéler.

Notice biographique

Ronan Charles est artiste plasticien diplômé de l’École des arts de la Sorbonne. Son travail théorique et pratique s’inscrit dans un art environnemental, où sa sculpture in situ (pratiquée en France comme à l’étranger) exacerbe la distinction entre art et nature, en gardant précieusement l’environnement à sa juste place de toile de fond. L’artiste écarte ainsi tout risque d’éparpiller son activité dans d’autres domaines (sciences de la nature, écologie, social, technologie, etc.) et appuie par conséquent son point de vue en partant des mots et de leurs définitions. Il a animé des conférences intitulées « Et si l’art régénérait ? » à la Maison écocitoyenne de Bordeaux et à l’auditorium de La Teste-de-Buch (après l’incendie de l’été 2022).

Notes de bas de page
  1. Site officiel du projet Corail Artefact https://www.corailartefact.com/ (consulté le 15 février 2025).
Bibliographie

Bibliographie

  • ALBRECHT Glenn (2021), Les Émotions de la Terre. Des nouveaux mots pour un nouveau monde, Paris, Les Liens qui libèrent.
  • ARDENNE Paul (2019), Un art écologique. Création plasticienne et anthropocène, Lormont, Bruxelles, Le Bord de l’eau / La Muette.
  • AUSTIN John Langshaw (1991), Quand dire, c’est faire (1962), Paris, Seuil, coll. « Points essais ».
  • BARBANTI Roberto et al. (dir.) (2024), Arts, écologies, transitions. Un abécédaire, Dijon, Les Presses du réel.
  • BRISCHOUX Maxence (2023), Géopolitique des mers, Paris, PUF.
  • COURTÉS Joseph (1976), Introduction à la sémiotique narrative et discursive, Paris, Hachette, coll. « Hachette université ».
  • DAHAN-GAIDA Laurence (2023), L’Art du diagramme. Sciences, littérature, arts, Presses universitaires de Vincennes.
  • DESCOLA Philippe (dir.) (2018), Les Natures en question. Colloque annuel 2017 du Collège de France, Paris, Odile Jacob.
  • DEWEY John (2023), L’Art comme expérience (1934), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais ».
  • DUPOUEY Patrick (2023), La Nature, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? ».
  • DUSSERT Margaux (2020), « Cet artiste crée des musées sous-marins pour préserver la biodiversité », L’ADN. Tendances et mutations. [En ligne] <https://www.ladn.eu/mondes-creatifs/musees-sous-marins-repeuplent-vie-marine/> (consulté le 15 février 2025).
  • HÉDOUIN Laetitia (2021), Étonnants récifs. Les écosystèmes coralliens, Paris, CNRS éditions.
  • HEINICH Nathalie et SHAPIRO Roberta (dir.) (2012), De l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art, Aubervilliers, éditions de l’EHESS.
  • KEMPF Hervé (2020), « Philippe Descola : “La nature, ça n’existe pas” », Reporterre. [En ligne] <https://reporterre.net/Philippe-Descola-La-nature-ca-n-existe-pas> (consulté le 15 février 2025).
  • LAROUSSE Pierre (1866), Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Administration du Grand Dictionnaire universel, 1866.
  • LE GALL Catherine (2021), L’Imposture océanique. Le pillage « écologique » des océans par les multinationales, Paris, La Découverte.
  • LOGÉ Guillaume (2019), Renaissance sauvage. L’art de l’Anthropocène, Paris, PUF.
  • MEINESZ Alexandre (2021), Protéger la biodiversité marine, Paris, Odile Jacob.
  • MONTAIGNE Michel (de) (1588), Essais. Cinquième édition, augmentée d’un troisième livre et de six cens additions aux deux premiers, Paris, Abel L’Angelier.
  • ROGER Alain (2017), Court Traité du paysage (1997), Paris, Gallimard, coll. « Folio ».
  • ROSENBERG Harold (1992), La Dé-définition de l’art (1972), Nîmes, Jacqueline Chambon.
  • SÈVE Bernard (2023), Les Matériaux de l’art, Paris, Seuil.
  • SOURIAU Étienne et Anne (2010), Vocabulaire d’esthétique (1990), Paris, PUF.
  • TALON-HUGON Carole (2019), L’Art sous contrôle, Paris, PUF.
  • Union internationale pour la conservation de la nature (2024), « Plus de 40 % des espèces de coraux sont menacées d’extinction – Liste rouge de l’UICN », Communiqué de presse. [En ligne] <https://iucn.org/fr/communique-de-presse/202411/plus-de-40-des-especes-de-coraux-sont-menacees-dextinction-liste-rouge> (consulté le 15 février 2025).
  • VOIZARD Eugène (2012), Étude sur la langue de Montaigne (1885), Genève, Slatkine.

Dans la même catégorie