« Marcher va avec écrire », déclarait, ces dernières années, l’écrivaine Milène Tournier en description de sa chaîne poétique YouTube1. Marcher, c’est-à-dire écrire, tracer les lignes du paysage, faire de chacun de nos lieux quotidiens un espace d’énonciation à parcourir, le smartphone à la main. En filmant, en dictant, en enregistrant les bruits du monde ou sa propre voix, l’écrivain multimédia n’est pas dans cette économie du geste qui caractérise le corps écrivant à sa table avec un stylo ou un clavier. La médiation par les technologies nomades et les dispositifs numériques invite au contraire à une multiplication et à une hybridation des gestes d’écriture, au travers desquels le corps impliqué (celui de l’auteur, mais aussi celui du lecteur) est pris dans la possibilité de son mouvement.
Écriture du geste
En utilisant YouTube comme nouvel espace de création littéraire2, l’écrivain multimédia fait du geste le cœur de sa démarche. Écrire en vidéo, c’est regarder à la manière d’un filmeur, toucher des yeux pour se saisir de l’image ; c’est donner voix par une oralisation du texte qui se rythme sur le souffle de l’auteur3 ; ou encore collecter les éléments multimédias et les agencer sur la table de montage en bricoleur ; autant de gestes qui rapprochent l’écriture-vidéo de la performance en tant que mouvements vers un dehors du corps.
Prenons pour exemple, parmi beaucoup d’autres, la vidéo très récente « Proust Big Fun4 » de Gwen Denieul. Le dispositif, comparé aux montages habituels de l’auteur, va à l’économie : en un plan-séquence, Gwen Denieul dit son texte face caméra, le regard fixé sur l’objectif, tout en déambulant de nuit dans la ville. Le morceau « Great Expectations » de Miles Davis, sans doute ajouté en postproduction, rythme l’ensemble.
Par cette sorte d’incarnation in situ, le texte est inscrit dans la cadence du corps, qui parle comme il marche. L’ensemble des gestes corporels de l’auteur, jusqu’au regard tendu comme une adresse directe à l’internaute, semble mettre en scène une écriture performée, contextuelle. Plus qu’une interprétation du texte, il s’agit de donner à voir la corporéité globale du processus d’écriture : le texte, en tant que composition hybride, naît du corps pris dans un environnement. Il porte en lui les marques de la pensée, mais aussi du souffle, de la vue, de l’ouïe, etc., soit de tout ce qui fait de l’écrivain un être vivant en interaction avec ce qui l’entoure. Ici, les notes de Miles Davis viennent structurer la vidéo comme une sorte de colonne d’air. « Je marche dans la pièce en écoutant la trompette verticale de Miles Davis, période Big Fun », raconte le narrateur. Et, plus loin, alors qu’à l’image le corps de Gwen Denieul esquisse de discrets balancements au rythme de la musique : « Les ondulations prennent leurs aises dans l’appartement. » Son monologue se clôt, un peu plus tard, par ces mots : « Je m’assieds à la table et tente de capter quelques miettes de lumière en griffonnant, sans trop y croire, une amorce de récit, tandis que le jazz continue sa révolution électrique sans complexe. » Face au narrateur qui se met à sa table pour écrire, c’est donc une tout autre écriture que livre l’auteur : celle d’un corps tout entier porté par le mouvement musical qui le traverse et qui le fait entrer en parole. L’écriture-vidéo devient une écriture qui, performant son geste, fait voir et entendre une part de l’extralinguistique avec lequel elle compose.
Si nous pouvons parler d’une « écriture du geste », telle que la formule Gaëlle Théval pour une certaine poésie contemporaine (THÉVAL : 2016), il faut néanmoins l’entendre au prisme d’un usage de YouTube. La plate-forme de contenus, très largement choisie ces dernières années pour la publication et la diffusion des vidéo-écritures francophones, n’est pas une simple médiathèque : certains de ses usages, en tant que dispositif médiatique et réseau social, ont fini par s’inscrire dans les pratiques de création littéraire, au point de faire éclore un « écosystème littéraire inédit » (BONNET : 2018), que Gilles Bonnet entend embrasser (sans le circonscrire) avec le néologisme de LittéraTube5. C’est dire que l’écriture-vidéo, comme écriture du geste, prend aussi en compte toute une nouvelle gestuelle de l’internaute qui, sur YouTube, peut lire les vidéos depuis son smartphone (dans un format adapté), alors que son corps est en mouvement, parcourir une vidéo à 360 ° en passant son doigt sur un écran tactile, paramétrer l’affichage des sous-titres, intervenir sous la forme de commentaires, etc. En d’autres termes, le geste de la LittéraTube n’est pas unilatéral, comme il pourrait éventuellement l’être sur une scène, mais il se construit dans cette double gestualité de l’écriture et de la lecture, cette double corporéité de l’auteur et du lecteur. Il est geste vers l’autre, compris dans la réalité d’un corps à la fois percevant et agissant.
La préhension du monde
Pour autant, la LittéraTube ne se limite pas à une dimension performative, qui chercherait à mettre en scène son écriture processuelle. La notion de geste, plus qu’un renvoi à l’écriture elle-même, ouvre sur la préhension du monde. Les outils technologiques dépassent ici les fonctions de médium et de support d’écriture, comme peuvent l’être l’encre et le papier ; ils œuvrent simultanément et, pour ainsi dire, fondamentalement, comme « milieu technique », c’est-à-dire, selon l’acception de Leroi-Gourhan (1945), comme intermédiaire dans la relation à ce qui nous entoure6. Ils façonnent, en tant que moyens d’action, notre interaction avec l’environnement.
En ce sens, le geste de l’écriture-vidéo n’opère pas seulement l’extériorisation d’une parole. Par le biais des technologies numériques, il met en jeu très directement une façon de toucher et d’être touché par le monde. Les carnets privés de François Bon, les journaux filmés d’Arnaud de la Cotte et de Michel Brosseau ou le microjournal de Gracia Bejjani, les improvisations « embarquées » de Charles Pennequin, les déambulations urbaines de Milène Tournier, d’Anh Mat ou de Gwen Denieul, se construisent autour de gestes désormais ordinaires (prendre note, photographier, filmer, s’enregistrer) permis par les technologies nomades et au travers desquels nous interagissons quotidiennement avec le monde. Le smartphone ou l’appareil photo compact viennent saisir l’instantanéité du sensible, au plus près de l’œil, du pas, de la pensée qui se forme. Tenu à bout de bras, tactile, il constitue l’extension de la main outillée ; main par laquelle le corps touche le monde, mais reçoit aussi l’expérience d’être touché ; main qui forme l’écriture7.
C’est précisément là, nous semble-t-il, que se tient la poétique de la LittéraTube. Quels que soient les choix esthétiques de chaque YouTubeur, l’écriture-vidéo s’établit dans le prolongement d’un geste de préhension qui saisit des bribes de réel (visuelles, sonores, textuelles), à partir desquelles – et au moyen desquelles – il est possible, par un geste en retour, de se mettre à parler. On retrouve ici la figure du bricoleur qui, chez Lévi-Strauss, « parle, non seulement avec les choses, […] mais aussi au moyen des choses » (LÉVI-STRAUSS : 1962, p. 49). Par la médiation des outils numériques, il s’agit de faire avec le monde tel qu’il est vécu : de collecter puis de recycler, de manier les éléments multimédias de sorte à entrer en parole, comme le bricoleur appose son empreinte sur les matériaux qu’il récupère.
Dès lors, le geste d’écriture de la LittéraTube opère un mouvement réciproque. L’intermédiaire technologique, ici, a moins vocation à faire sortir de soi qu’à réaffirmer une appartenance au monde, selon les termes formulés par la thèse de la technique comme anthropologiquement constituante ou constitutive (TAC) (STEINER : 2010). Il permet d’établir, par la médiation de l’outil, la constitution simultanée des deux pôles, intérieur et extérieur, qui structurent la relation de l’être humain à son milieu. Bernard Stiegler le résume ainsi : « L’intérieur et l’extérieur se constituent dans un mouvement qui les invente à la fois l’un et l’autre : dans un mouvement où ils s’inventent l’un en l’autre, comme s’il y avait une maïeutique technologique de ce que l’on appelle l’homme » (STIEGLER : 1994).
La thèse TAC nous amène à reconnaître une dimension anthropologique à l’écriture. Dans cette perspective, la médiation technologique fait partie intégrante du geste de l’écriture-vidéo, en ce qu’il met en acte la relation au milieu par laquelle l’être humain se réalise en tant qu’humain. Les technologies nomades, en s’adaptant à la mobilité du corps, invitent à ne plus tant écrire sur le monde qu’« à même la peau du monde », comme le formule Arnaud de la Cotte dans son journal filmé8 ; autrement dit, à sortir d’un rapport sujet-objet pour faire de l’écriture le cœur d’une relation vive au monde, tel qu’il s’habite, et qui engage – pour l’auteur et, par jeu de symétrie, le lecteur – son être-au-monde.
Habiter son pas
Si ce rapport entre le geste d’écriture et la relation au milieu a déjà largement donné à penser, en particulier dans une approche phénoménologique, les nouvelles pratiques d’écriture sur YouTube viennent répondre à des enjeux très contemporains. Elles reformulent notre façon de dire et d’habiter le monde, à une époque où la crise écologique impose la question du vivant ; nous entendons par là qu’elles prennent part à la relation éco-techno-symbolique qui permet à l’homme de façonner son milieu et de le rendre habitable (BERQUE : 1987).
Dans son étude du milieu, Augustin Berque rappelle que l’habiter renvoie étymologiquement au verbe habere (« tenir, se tenir »), c’est-à-dire au « corps agissant, plutôt qu’au bâtiment » (BERQUE : 2007, p. 55). Décorréler l’habiter du bâtir permet de revenir à un habiter du corps en mouvement, plus proche de l’habit que de la pierre. C’est ainsi que peut se saisir toute la portée de l’évolution du geste d’écriture sur YouTube, où « marcher va avec écrire ». L’écriture a quitté cet idéal du livre « temple », tel qu’il se trouvait formulé chez des écrivains comme Stéphane Mallarmé, Pierre Jean Jouve ou Marcel Proust. Elle vient s’inscrire dans le flux mouvant du monde, à travers le corps en action et les technologies nomades qui lui servent d’habits. Elle est moins construction que génération, au cœur d’un tissage de matériaux multimédias qui cherche à rendre une interaction immédiate entre intérieur et extérieur de soi.
En adoptant le geste du bricoleur plutôt que du bâtisseur, l’écrivain tend à habiter son pas. Les pratiques technologiques amatrices, quotidiennes, accompagnent une poétique du passage, du temporaire, du fragile, où se cherche moins la pérennité de la trace que le moyen de se tenir in media res – parmi tout ce qui traverse, tout ce qui parle et fait parler. À la différence d’un geste du toucher différé par l’acte d’écriture manuscrite ou tapuscrite, la dimension intersensorielle du format vidéo encourage une écriture du contact immédiat. La publication sur YouTube participe en outre à l’inscrire dans un flux de l’ordre de l’immédiateté et de la mouvance : elle réduit considérablement l’écart entre le temps d’écriture et de lecture, comme si l’adresse faite au lecteur pouvait être reçue quasi simultanément (ainsi que l’explore François Bon dans sa nouvelle chaîne de shorts9, vidéos quotidiennes de moins d’une minute, cadrées pour un visionnage sur smartphone) ; comme si, loin de figer ses lignes, l’écriture se donnait dans son surgissement, en tant qu’expérience immédiate du monde.
Habiter son pas, c’est donc, pour l’écrivain de LittéraTube, habiter en passant. Écrire dans la cadence d’un corps qui appartient au mouvement du monde. Apposer son empreinte sur les éléments en même temps qu’il les touche, en même temps qu’il est touché – autrement dit, dans un même geste, par le biais des outils qui infléchissent quotidiennement ses manières de faire lien et de façonner son milieu.
Mais c’est aussi se tenir sur le pas, comme lieu de passage. Dans cette posture précaire, fragile, qui précède l’entrée et la sortie, qui les considère l’une et l’autre ensemble, à la lisière trouble des choses et de soi, où intérieur et extérieur se co-inventent.
Notice biographique
Marine Riguet est maîtresse de conférences en littérature et en humanités numériques à l’université de Reims Champagne-Ardenne. Ses recherches se situent au croisement de l’histoire culturelle et de l’épistémologie. Elle s’intéresse en particulier aux relations entre l’idée de littérature, les technologies et les savoirs du XIXe siècle à nos jours. Elle pratique également l’écriture transmédia sous forme de performances et de vidéos YouTube. Elle est l’autrice de Faire littérature. Genèse d’un laboratoire (Hermann, 2019) et codirectrice de l’ouvrage collectif Le Génie au XIXe siècle. Anatomie d’un monstre (Classiques Garnier, 2020).