Table des matières
Dans son introduction à L’Art olfactif contemporain, Chantal Jaquet (Jaquet : 2015, p. 7-16) pose la question des conditions d’existence et de reconnaissance d’un art olfactif. En effet, la parfumerie jouit tout au plus du statut d’art d’agrément et non de « bel-art », alors que les parfumeurs-créateurs revendiquent ce dernier statut. Pourtant, les parfums existent au moins depuis l’âge du bronze (Bodiou, Frère, Mehl : 2008, p. 9, 11, 21, 119 ; Brun : 2012) et semblent obéir aux cinq critères artistiques définis dans L’Esthétique en question (Roudnitska, Souriau : 1977) : I) s’adresser à au moins l’un des sens ; II) présenter un ensemble de données qui se combinent ; III) posséder des moyens de production des œuvres ; IV) répondre à un besoin d’éducation et V) faire que ces œuvres constituent un moyen d’expression reconnu. Mais les deux derniers critères, parce qu’ils restreignent son universalité à un cercle de happy few éclairés, semblent plus difficiles à atteindre.
En effet, la tradition occidentale a longtemps dévalorisé l’olfaction, la rangeant au niveau des « sens animaux » qu’il est inutile de cultiver, tandis qu’en matière d’art elle privilégie les sens « à distance » que sont la vision et l’audition (Le Guérer : 2014 ; Jaquet : 2010). De plus, une odeur est presque toujours l’« odeur de quelque chose », ce qui empêcherait de proposer une œuvre olfactive abstraite, sauf dans de rares cas, comme les expériences de Christophe Laudamiel (ArtsHebdoMédias : 2015) ou la pratique japonaise du kôdô (Jaquet : 2018). Handicap supplémentaire, l’olfaction pèche par d’autres aspects, ne serait-ce que par le caractère éphémère et évanescent des odeurs, qui exige, pour apprécier cet « art volatil » (Jim Drobnick : 2006, p. 6, 327), une expertise particulière. Enfin, last but not least, si la lumière ou le son parviennent quasi instantanément au spectateur-visiteur, les odorants sont des molécules chimiques portées par l’air : il faut donc imaginer des dispositifs techniques pour les diffuser. Comme le peintre a besoin d’un pinceau, l’artiste olfactif a besoin d’un diffuseur – et d’un diffuseur de qualité.
Dans un espace restreint et pour une odorisation statique, parfumer ne pose pas trop de problèmes. L’exposition « Belle Haleine1 » au musée Tinguely de Bâle en 2015 nous a montré plusieurs œuvres originales. Sissel Tolaas, toujours un peu provocatrice, proposait du papier peint odorant à gratter, imprégné de l’odeur de peur humaine (fig. 1). Ernesto Neto nous invitait à une promenade olfactive à travers un labyrinthe d’épices (fig. 2), tandis que Carsten Höller et François Roche avaient malicieusement conçu une sorte de dragon crachant des substances mystérieuses (fig. 3). L’odeur humaine inspire souvent les artistes : Boris Raux2 l’a piégée dans un bain gélifié (fig. 4).
En revanche, dans les arts vivants, il s’agit d’intégrer la scénographie odorante à l’action : alors, les solutions techniques deviennent critiques. Enfin, si l’on sait très bien transporter et reconstituer les signaux visuels et sonores – voire engendrer grâce à eux une réalité virtuelle –, on est encore très loin d’une télécommunication olfactive qui respecterait les deux impératifs : au niveau de l’émetteur : analyse du signal d’origine ; et au niveau du récepteur : reconstitution de l’odorant. À la source, les nez électroniques ultraminiaturisés sont d’ores et déjà expérimentés en laboratoire et donnent des résultats prometteurs (Nakhleh : 2017). Mais, à la réception, il n’existe pas d’odorants « fondamentaux » (comme les couleurs fondamentales ou les notes de musique) à partir desquels on pourrait reconstituer toutes les odeurs du monde.
Dans le cadre de cet article, nous restreindrons notre propos à notre expérience du théâtre olfactif. Très peu d’ouvrages et, à notre connaissance, un seul en français, mais très exhaustif (Paquet : 2004), se sont intéressés à ce volet, il est vrai un peu confidentiel, de l’art dramatique. À la fin de son ouvrage, Dominique Paquet dresse une liste des tentatives historiques et modernes dans ce domaine. Citons, parce qu’elle eut lieu dans un endroit prestigieux, la représentation des Indes galantes de Jean-Philippe Rameau à l’Opéra de Paris en 1952. Au troisième tableau, « Les fleurs », lors de l’entrée de Mlle Bardin (la danseuse étoile), la ventilation de la salle diffusa une fragrance de rose tandis que tombait du plafond une pluie de pétales. Le parfumeur, Yuri Gutsatz, et l’ingénieur, Robert Bellanger, ont dû travailler de concert pour réussir ce pari technico-artistique.
À partir des années 1980, les tentatives deviennent plus nombreuses. Cet essor est sans doute lié à deux raisons. D’une part, quelques éphémères essais de diffusion au cinéma, comme Smell-o-Vision et AromaRama, entre 1958 et 1960, avaient préfiguré la possibilité technique de l’odorisation, mais aussi ses limites (Gilbert : 2008, p. 147-169 ; Blanc-Mouchet : 2015). D’autre part, c’est l’époque où le théâtre s’engage dans la voie des croisements interartistiques pour générer des formes nouvelles (Sarrazac : 2011, p. 287 ; Helbo, Bouko, Verlinden : 2013). De plus, ce théâtre « postdramatique » s’affranchit de la « tyrannie » du texte pour favoriser le subjectif, le ressenti (Bouko : 2010, p. 13-15) et, par ce biais, peut solliciter une sorte de co-construction avec les spectateurs, de façon souvent implicite mais quelquefois explicite avec la participation physique à l’action (Schechner : 2008, p. 191-239).
1. Pourquoi odoriser une œuvre ?
Même expérimental, le théâtre reste un art de « signes » et de conventions, largement fondé sur la vision et l’audition et assis sur une culture partagée avec les spectateurs (Aston, Savona : 1991 ; Kowzan : 1992). On peut donc se demander quel est l’intérêt d’odoriser une œuvre. Voici trois pistes.
À l’heure où l’on recherche la nouveauté, pourquoi ne pas utiliser un canal sensoriel inhabituel, susceptible de donner une dimension supplémentaire à la scène ? Après tout, l’industrie chimique a peuplé d’effluves notre vie quotidienne, en odorisant les produits domestiques, les véhicules, les ambiances, les espaces de boutique ou de travail, tout en nous enjoignant de désodoriser notre corps avec des déodorants – eux-mêmes parfumés (Faivre : 2001) ! Quant au marketing, après avoir saturé nos canaux visuels et auditifs, il s’est attaqué à notre nez pour proposer le marketing olfactif (Daucé : 2017). Nous sommes donc en permanence baignés dans un univers de senteurs que nous remarquons à peine, faute d’une éducation appropriée, mais qui peut éventuellement influer sur notre humeur et notre comportement. Paradoxalement, ce serait dans le domaine des arts que l’odorisation serait la plus timide. Il est temps d’oser…
Deuxième raison : au théâtre, odoriser une œuvre permet de briser le « quatrième mur », celui qui s’interpose entre la scène et la salle. Le spectateur « classique » peut goûter une pièce en toute quiétude, bien à l’abri dans son fauteuil, protégé des éclats de la scène. Les performances, visites théâtrales et autres modes de participation se sont efforcés de déranger cette sérénité (Bouko : 2010 ; Schechner : 2008). Odoriser constitue une façon d’aller chercher les gens jusque sur leur siège.
Troisièmement, le sens olfactif est maintenant largement réhabilité pour ses capacités à susciter des émotions et à rappeler des souvenirs. Cette propriété ne peut manquer de susciter l’intérêt des artistes qui auraient ainsi la possibilité d’accéder directement au plus intime de nous-mêmes, sans passer par le truchement des mots et des gestes. Cela découle de l’anatomie fonctionnelle du système olfactif, qui le distingue des autres sens (Salesse : 2019, p. 9-31). Dans le nez, les neurones olfactifs transforment le message chimique des molécules odorantes en un influx nerveux qu’ils envoient, dans le cerveau, au bulbe olfactif3, deuxième étape où se forme la carte d’identité chimique des produits sentis. La différence arrive à la troisième étape. Alors que les autres sens génèrent des perceptions conscientes au niveau de cortex (la « matière grise ») spécialisés, le cortex olfactif, lui, fait partie du système limbique : c’est le système qui réveille les émotions et les souvenirs, et ce de façon non consciente, donnant lieu au fameux effet « madeleine de Proust ». Enfin, le cortex orbito-frontal4 traite consciemment le message. De façon intéressante, ce cortex est plus épais chez les parfumeurs que chez la population générale (Plailly, Delon-Martin, Royet : 2012).
Il est donc tentant pour un artiste de solliciter l’odorat, auréolé de ce « parfum de mystère » qui le dote de puissants pouvoirs évocateurs (Le Guérer : 2014) et de sensations synesthésiques que, dès la fin du XIXe siècle, les symbolistes avaient explorées en poésie ou au théâtre (Fleischer : 2007). Concernant le spectacle vivant, Sally Banes, familière de la sensorialité dans ce domaine, énonce six cas d’usage des senteurs, qui ne sont pas exclusifs : I) illustrer ; II) créer une ambiance ; III) complémenter ou, au contraire, contredire les signes audiovisuels ; IV) rappeler des souvenirs ; V) ritualiser et enfin VI) distancier (Banes : 2007). Illustrer est le plus commun : c’est par exemple diffuser l’odeur du café, quand on le sert sur scène. Créer une ambiance relève également du « décor » : on diffusera une odeur de forêt, si la scène se passe dans les bois. En outre, cela peut susciter un certain état d’esprit chez le spectateur : ici, sans doute un plaisir ou une détente. Sur le principe, cela rejoint le 5e usage, car ritualiser revient souvent à brûler de l’encens pour créer un contexte spirituel. Ajouter la dimension olfactive relève du 3e usage : l’odeur enrichit ce que la scène montre. On peut même créer une incongruence entre l’odeur et l’action (voir troisième partie sur Parfums de l’âme). Dans ce cas, le 3e usage rejoint le 6e : c’est comme un clin d’œil olfactif au spectateur. Le 4e cas semble le plus intéressant mais le plus périlleux : rappeler des souvenirs est certes un levier émotionnel – et donc dramatique – puissant, mais l’auteur risque de se heurter à l’individualité des biographies olfactives des spectateurs et peut donc rater sa cible, si l’odeur « ne dit rien » à certains.
Il s’agit maintenant de passer à la réalisation. Trop souvent, les odorants et les systèmes de diffusion sont ajoutés en dernière minute à un scénario préalable (Paquet : 2004, p. 163-175). Or, prendre en compte la dimension olfactive dès la conception rend le propos plus homogène et permet aux acteurs une véritable imprégnation du « signifiant olfactif » au cours des répétitions (Paquet : 2015, p. 237-253). De plus, puisque les odeurs participent du scénario, elles doivent faire l’objet d’une co-création entre le metteur en scène et le parfumeur, avec la participation du spécialiste de la diffusion, pour vraiment exprimer l’intention de l’auteur. Enfin, la diffusion elle-même est coûteuse et demande des essais préalables, voire la réalisation d’appareillages spécifiques.
2. Solutions techniques
Les solutions techniques conditionnent largement le succès du théâtre olfactif. On peut se contenter d’une seule odeur d’ambiance comme dans Pane. Chacun cherche son pain d’Eleonora Marino5 ou d’autres pièces qui sont décrites par Dominique Paquet ou Sally Banes. Mais pour gérer plusieurs fragrances, il existe deux principes de diffusion des odorants : par voie humide ou par voie sèche (McGinley, McGinley : 2018 ; Salesse, Domisseck : 2015).
La voie humide est adaptée aux grands espaces. La préparation odorante est vaporisée par effet Venturi grâce à une pompe à haute pression, et l’aérosol est propulsé dans la salle par un ventilateur (fig. 5). Il faut compter 6 à 8 points de diffusion pour une salle de 300 personnes. Ces dispositifs fonctionnent en odorisation statique, mais une odorisation dynamique implique de ventiler fort pour diffuser vite, ce qui peut générer du bruit, voire un courant d’air. De plus, l’atmosphère se retrouve imprégnée d’odorant et une aspiration rapide est nécessaire pour l’éliminer avant de diffuser le parfum suivant (sauf en plein air, où ces systèmes fonctionnent très bien).
La voie sèche consiste à inclure le parfum dans des billes de polymère type Pebax (Arkema6) qui retient les molécules odorantes dans ses pores. Un petit ventilateur suffit à diffuser rapidement les odorants, mais à courte distance. Ce système fonctionne bien dans de petits volumes, mais nécessite de nombreux diffuseurs pour une grande salle (un diffuseur pour 3 à 6 personnes, fig. 6). En dernière analyse, bien que ces dispositifs coûtent individuellement beaucoup moins cher qu’une pompe d’aérosol, il faut les multiplier pour obtenir une bonne couverture de salle, si bien que les budgets finals sont similaires. Avantages, cependant, de ces diffuseurs « secs » : ils diffusent très peu d’odorant, si bien que la ventilation des lieux n’est pas nécessaire et, surtout, leur maintenance se réduit à un changement de la cartouche de billes odorisées au bout de quelques semaines. Malgré cela, les parfumeurs préfèrent souvent travailler en humide, parce qu’ils ont l’habitude d’évaluer leurs compositions en phase liquide. Travailler en sec nécessite de composer en fonction de ce système de diffusion, comme l’a fait Christophe Laudamiel dans Green Aria : A Scent Opera (ArtsHebdoMédias : 2015).
On pourrait penser recourir aux casques de réalité virtuelle ; on commence à en voir munis de neuf cartouches de parfums adaptés à l’ambiance évoquée (FeelReal7). L’inconvénient est qu’il faut changer le jeu de cartouches chaque fois qu’on change d’ambiance. Mais disposer d’un casque par spectateur augmente le coût, complique la gestion et nécessite une maintenance supplémentaire.
Enfin, puisque certains rêvent de l’« homme augmenté » et que, en art, quelques performers n’hésitent pas devant les implants, on pourrait penser stimuler directement le système olfactif du spectateur par voie électrique. En clinique, des chercheurs de Boston l’ont réalisé en stimulant électriquement le bulbe olfactif de patients anosmiques (Holbrook : 2018). Il est difficile de dire à l’heure actuelle si ce système a de l’avenir.
3. Une expérience exemplaire
Entre 2010 et 2013, nous avons suivi la conception et la réalisation de la pièce Les Parfums de l’âme de Violaine de Carné (TIR et la Lyre8).
Le scénario olfactif
Au début de la pièce, on voit six personnages dans la salle d’attente d’une sorte d’usine du futur. Chacun est venu avec un ou plusieurs objets. Et même l’un deux, Gabriel, avec le corps de son père décédé ! Et l’on comprend rapidement que l’usine, à partir de ce corps ou de ces objets, va extraire l’odeur des chers disparus et la restituer dans un flacon que les clients pourront emporter et « sniffer » à loisir à la maison. C’est ici que l’écriture et la mise en scène prennent en compte l’odorat. La scène est partagée en deux espaces grâce aux lumières : au centre, l’espace du présent où les personnages interagissent et, à gauche, en avant du plateau, l’espace de mémoire où les personnages rappellent les souvenirs liés aux disparus, représentés par leur fragrance. L’odeur de l’absent a plusieurs rôles : elle baigne les acteurs et les spectateurs dans la même ambiance, brisant le quatrième mur et leur faisant partager du même coup, physiquement, la « présence » de l’absent. En outre, l’odeur incite les personnages à raconter leurs rapports avec le disparu. On comprend le supplément dramatique que la senteur peut apporter, au-delà des mots et des attitudes. Habileté supplémentaire du scénario : parmi les clients se trouve Alma (allusion à l’« âme » du titre). Elle est venue pour retrouver l’essence de sa fille et de son mari, morts de noyade. Mais, aussi, elle est l’interprète des parfums : c’est elle qui décrypte pour les autres les messages odorants contenus dans chaque flacon.
Mélissa, jeune Noire, a subtilisé le boubou de son grand-père pour en extraire l’odeur. Elle qui est née en France n’a jamais connu l’Afrique, dont elle a en tête une image rêvée qui, finalement, ne correspond pas à ce qu’elle sent. Pourtant, dans le flacon, c’est bien son grand-père qui lui parle et qui lui demande pourquoi elle lui a volé son boubou et elle répond combien son aïeul lui manque.
Takumi est un étudiant japonais féru de littérature française. Son amante l’a quitté. À travers ce personnage, on découvre le rôle des odeurs corporelles dans l’attirance sexuelle. C’est aussi l’occasion d’une plaisanterie olfactive : on imagine une jeune femme belle et séduisante et, lorsqu’elle est évoquée, on éclaire sur la scène une éclatante paire de chaussures rouges à hauts talons, mais, en même temps, on sent une abominable odeur de pieds (fig. 7) ! Les spectateurs ont ri, comprenant parfaitement le gag. De plus, ils s’en souvenaient très bien parce que, en général, ce sont les mauvaises odeurs qui sont les plus marquantes !
Serge et Sophie partagent la même mère, mais sont de pères différents. Alors que Serge se pâme en respirant le parfum floral de sa mère, Sophie lui trouve une abominable odeur de crevettes avariées. Ces appréciations divergentes reflètent leur rapport à leur mère : Serge fut l’enfant chouchou, tandis que Sophie n’a jamais pu « la sentir ». Humour dû au contraste, mais aussi réflexion profonde : chacun possède une odorothèque individuelle liée à sa biographie. Ces deux personnages nous apprennent que la mémoire olfactive est très durable : à la suite d’une confusion, l’usine leur rend un flacon dont ils ne reconnaissent pas l’odeur, le flacon d’un autre client. Même s’ils ne s’accordent pas sur la perception de leur mère, ils savent que ce n’est pas elle, car on conserve toute sa vie cette image olfactive-là.
Gabriel est le fils d’un émigré libanais qui a fui la guerre dans son pays, emmenant femme et enfants en France. Alma détecte dans le flacon du père de Gabriel la terre natale qui colle aux semelles et la tristesse de l’exil. Mais Gabriel voudrait plus : transmettre un testament olfactif à son propre fils (fig. 8). Et la pièce se termine ainsi : après avoir évoqué le passé, il est temps de se tourner vers l’avenir.
On voit à travers ces quelques exemples que solliciter l’odorat peut effectivement apporter une dimension supplémentaire au spectacle, tantôt dramatique, tantôt émouvante, tantôt humoristique. Rendre cet apport cohérent avec la fable a nécessité une collaboration étroite, durant plusieurs mois, entre l’auteure-metteure en scène, Violaine de Carné, les parfumeurs (Christophe Laudamiel et Laurence Fanuel) et l’odoriseur, José Martin9. Treize senteurs furent diffusées dans ce spectacle. Ces compositions odorantes devaient satisfaire aux critères à la fois artistiques et techniques. Techniques pour supporter la diffusion dans un grand espace sans altérer l’odeur ni saturer l’odorat des spectateurs ; artistiques pour fondre le scénario olfactif dans un fil dramatique cohérent, mais sans minimiser ce que peuvent dire les senteurs par elles-mêmes, comme – pour prendre un exemple – faire que le parfum de la mère de Serge et Sophie possède les deux facettes, florale et crevette.
L’acteur olfactif
Le travail de l’acteur olfactif est bien décrit par Dominique Paquet (Paquet : 2015, p. 237-253) ; nous n’en retenons que les grandes lignes, relatives aux Parfums de l’âme. Lors de la préparation, Violaine de Carné a organisé des ateliers olfactifs avec les acteurs. Les participants devaient ensuite improviser une mini-scène suggérée par leur ressenti olfactif. Certains comédiens ont trouvé dans ces ateliers un moyen de faire revenir des souvenirs ou des émotions qui ont pu les aider dans leur interprétation. Cela a aussi favorisé les échanges entre eux. Par contre, Violaine de Carné a regretté que la totalité de toutes ces ressources personnelles ne soient pas apparues dans le jeu des acteurs, peut-être parce que cette expérience nouvelle a été trop courte pour qu’ils se l’approprient à l’égal de leur formation initiale. À noter cependant que l’un des comédiens, qui se plaignait de maux de tête dans les ambiances odorisées, est devenu par la suite un prosélyte de l’art olfactif en accompagnant Violaine de Carné dans ses visites olfactives de lieux patrimoniaux (TIR et la Lyre).
La réception par les spectateurs
Nous avons recueilli les avis de 319 spectateurs répartis sur cinq représentations différentes (Domisseck et Salesse : 2015). Le sex ratio des participants présentait un déséquilibre en faveur des femmes (63 % contre 37 % d’hommes) et 43 % de notre panel étaient des cadres ou professions intermédiaires, avec 25 % de retraités et 33 % d’« autres ». Ces chiffres s’écartent de la moyenne nationale des spectateurs de théâtre, qui compte 31 % de cadres et professions intermédiaires et 15 % de retraités (Donnat : 2009).
Malgré l’hétérogénéité des âges (de lycéens à tous publics) et les qualités aérodynamiques disparates des salles (de très mauvaise à bonne), les répondants ont globalement apprécié la pièce à plus des trois quarts (en additionnant les « beaucoup aimé » avec les « aimé ») et 80 % ont noté favorablement le thème. Le jeu des comédiens a reçu 91 % de bonnes appréciations, ce qui permet de relativiser l’accueil des odeurs, « aimées » par (seulement) 60 % de l’auditoire. On peut penser que le manque de familiarité avec ce type de spectacle est responsable de ce score. Mais il ne faut pas perdre de vue que les odeurs (mêmes bonnes) peuvent déranger certaines personnes (en moyenne 24 % de notre panel). C’est sans doute l’un des obstacles à la popularisation des spectacles odorisés. Cependant, malgré ces inconvénients, 80 % des interrogés pensent que les odeurs ont apporté quelque chose de signifiant (74 %), de compréhensible (79 %) et qui participe à l’action (69 %), et ceci en cohérence avec le texte (90 %) et les personnages (83 %). Quatre-vingt-onze pour cent les ont trouvées « marquantes ». Face à ces scores, le bilan psychologique est moins unanime, puisque les senteurs n’ont ému que 65 % des spectateurs et ont rappelé des souvenirs à 48 % d’entre eux. C’est une des limites – déjà signalée – de l’art des fragrances que de ne pouvoir prétendre à toucher tout le monde en raison de la grande variabilité des biographies olfactives individuelles. Enfin, seulement un quart des spectateurs ont jugé esthétiques la plupart des compositions parfumées, 34 % n’en trouvant que quelques-unes et un autre quart n’en trouvant aucune ; cette dernière fraction monte à 51 % chez le public exclusivement jeune. Bilan mitigé donc, mais largement imputable à l’absence de référence esthétique en matière de parfum, pointant ainsi le manque général d’éducation en matière d’odorat.
4. Conclusion
Ce n’est sans doute pas l’imagination des artistes qui limite la popularisation du théâtre olfactif. Ce sont plutôt le manque de culture dans ce domaine et les obstacles techniques. En raison des moyens réduits des compagnies théâtrales, les solutions techniques risquent de venir d’autres horizons : cinéma, home cinéma, jeux, réalité virtuelle. Notre étude, même sur un effectif limité de spectateurs, montre que le public est prêt à s’ouvrir à cette pratique encore peu courante et qu’il réclame un éveil à une culture olfactive.
Ce texte a été écrit par Roland Salesse et Sophie Ottou Ottou. Unité de Neurobiologie de l’Olfaction, INRA, 78350 Jouy-en-Josas. Contact : roland.salesse@orange.fr
Remerciements
Ce travail a été en partie financé par l’Agence nationale de la recherche (thème « La création ») dans le cadre du programme de recherche « Kôdô », piloté par Chantal Jaquet. Merci à Boris Raux (fig. 4) et à MiSa (fig. 1-3 et fig. 7-8) pour les photographies.