Les somatechnies : vers une dismose émersive

Réparation d'une épaule de love doll par l´artiste ingénieur Kodama Nobuyuki, Orient Doll, Tokyo 2010. © Zaven Paré

Résumé

La somatechnie concerne en particulier nos incorporations de technologies et objets qui deviennent nos propres corps, parfois jusqu’à la dismose. Elle s’inscrirait dans un devenir hybride  qui renvoie à une pensée du mixte, du métissage, du mélange, refusant la sélection des êtres comme la confusion des genres. Elle appelle à une reconfiguration constante de l’être sortant de la normalisation sociale des corps et, partant, à l’invention par le sujet de sa propre normativité.

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Summary

Somatechny concerns in particular our incorporations of technologies and objects which become our own bodies, sometimes to the point of dismosis. It would be part of a hybrid becoming which refers to a thought of mixed, interbreeding, mixing, refusing the selection of beings as the confusion of genres. It calls for a constant reconfiguration of the being emerging from the social normalization of bodies and, therefore, for the invention by the subject of its own normativity.

« L’homme ne vit plus désormais dans la nature,
mais se loge dans la surnature qu’il a créée lui-même,
[…] à savoir la technique. »

José Ortega y Gasset (1933)

La technique n’est pas extérieure au corps. Elle le touche au moment même où elle touche le monde1. Nonobstant nos destructions technologiques de ce qui serait en nous « naturel », signant notre « haine de la nature »2, la technique a depuis toujours dessiné la forme et la fonction de nos corps. Ainsi Marcel Mauss concède que lui-même apprenant le crawl coulé n’y parvient pas, faute de se « débarrasser de sa technique » : « C’était stupide mais enfin je fais encore ce geste : je ne peux pas me débarrasser de ma technique »3. La technique du corps incorporée devient une technique dans le corps. Lorsque nous parlons de « technique du corps », il faut alors entendre que cette technique est une qualité intrinsèque du corps spécialisé par l’apprentissage4.

François Dagognet, dans la préface qu’il nous avait donnée pour Médecin de son corps, indiquait combien notre néologisme de « somatechnie » pouvait être fécond tant pour la représentation des relations du corps vivant et du corps vécu que pour repenser les catégories du handicap et de la maladie. La somatechnie concerne en particulier nos incorporations de technologies et d’objets qui deviennent nos propres corps. Elle s’inscrirait dans un « devenir-hybride » qui renvoie à une pensée du mixte, du métissage, du mélange, refusant la sélection des êtres comme la confusion des genres. Elle appelle à une reconfiguration constante de l’être sortant de la normalisation sociale des corps et, partant, à l’invention par le sujet de sa propre normativité.

Si, depuis lors, le terme a fait florès dans l’agentivité queer postgender5, nous conservons le projet de décrire cette agentivité du vivant lui-même. Comment en effet, dans un tel changement de repères dû à la crise écologique, le vivant possède-t-il cette qualité de rester indéfini ? L’être peut-il rester dans un devenir, sans s’externaliser entièrement dans une post-identité ou sans incorporer en son sein les nouveaux caractères de sa mutation ?

Une techno-humanité

La techno-humanité vient poser bien des problèmes de frontières et de délimitations entre soi et l’autre, entre familiarité et étrangeté. Fabio Merlini précise combien l’espace de la mobilisation se fonde aujourd’hui sur un espace « schizotopique6 », où les frontières et les seuils sont suspendus à la télétechnologie. Le seuil avait encore une différence discriminante pour distinguer un avant et un après, un ici et un ailleurs, un en-deçà et un au-delà.

Cette « ambiguïté géo-graphique7 » nous prive d’une souveraineté contextuelle, mais nous livre au renouvellement incessant et dynamique de l’hybridité. La « transcontextualité8 » correspond à la mutabilité du corps vivant : plus d’équilibre statique mais une dynamique instable qui livre la conscience du corps vécu aux mouvements internes du vivant.

Il est aisé ici de confondre transhumanisme, posthumanisme, cyborg et hybridation. Dans une telle confusion des quatre catégories, l’efficacité de la rhétorique techno-phobique est performative : elle produit le rejet de la technique en prenant des exemples aussi dramatiques que Hiroshima (1945), Bhopal (1984), Tchernobyl (1986), Fukushima (2011) ou qu’un continent de plastique dans le Pacifique (1997) et dans l’Atlantique (2010), en soulignant les dangers techniques et bioéthiques des OGM9, du clonage10, des cellules-souches11 ou encore des nanotechnologies12 et en dénonçant le rêve d’immortalité13.

La mise au point, en agriculture14, des hybrides f1 pose la limite de la substitution des hybrides aux semences traditionnelles, l’hybridité n’étant plus ici conçue comme une mixité mais comme un moyen économique de domination de la nature et d’assujettissement des paysans aux multinationales comme Monsanto. Les technofictions15 servent de nouvel horizon pour hybrider le monde actuel avec de nouvelles possibilités.

Biculturalisme de l’hybride

La poursuite de la perfection16 condamnerait l’humanité dans une course indéfinie au progrès technologique, sans toujours prendre le temps de réfléchir, au-delà du confort immédiat, aux nouveaux modes de vie qu’il implique. Pour le posthumanisme, la mixité de l’hybride est inachevée et impure, car il faudrait aller jusqu’au cyborg, dans le robot, dans la mémoire de l’ordinateur ou dans le réseau virtuel, en abandonnant toute référence au corps biologique et mortel. Devenir cyborg implique un passage à la limite, en dehors de notre espèce, là où l’hybride se maintient dans ce devenir comme dans un entre-deux constituant de son identité double.

Par son biculturalisme, l’hybride n’appartient pas à une seule norme : il vit dans sa chair un conflit de valeurs, sans qu’il parvienne jamais à se débarrasser de la part de l’autre qui est devenue une partie de lui-même. Le transhumanisme, à la différence du posthumanisme, propose une compréhension holistique de cette double culture : l’hybride serait un état à être (et non seulement à devenir en mutant entièrement dans un autre), comme l’OGM le produit. Le posthumanisme abandonne le corps biologique, tandis que le transhumanisme se sert des lois de l’hybridité pour le transformer.

Selon le transhumanisme, la dénaturalisation devient une recréation synthétique, une réintroduction d’organismes dans l’organisme, comme le veut la biologie synthétique inventée par Craig Venter17, et dans la nature, l’hybridation devenant danger de contamination et de transmission. Cet autotransformisme de la nature par l’homme, par l’introduction de nouvelles espèces, définit l’hybridité comme une nouvelle espèce.

Notre position est de rester en deçà de ce passage à la limite, en nous maintenant dans le flux, dans le mixte, dans le devenir et dans la multiplicité. L’immunomodulation des rejets de greffes et la stimulation des nouveaux neurones décrivent bien cette coprésence dans le corps d’un devenir luttant pour une nouvelle recomposition identitaire, sans toujours y parvenir18.

La compréhension de ce devenir-hybride, situé entre l’ancien et le nouveau, entre le même et l’autre, ouvre la perspective d’une interaction dynamique entre les deux, là où la colonisation de l’un à la place de l’autre échoue. Au métissage biculturel répond, dans la science du vivant, une avancée sur la modulation et la plasticité du vivant lors de la neurogenèse. Nous ne sommes pas finis mais en continuelle hybridation, dans la mesure où nous pouvons contrôler ou autoréguler les mécanismes de mort cellulaire et d’immunodépression qui défendent en nous notre identité.

L’hybridation capacitaire

L’hybride est une imagination de son corps qui dépasse le corps réalisé de nos capacités. Ce que je n’imagine pas de moi-même est irreprésentable, mais surgit par la production du vivant dans une émersion qui devient un nouveau vécu. Ce corps opératoire au-dessous de la conscience est ce qui rend virtuels des possibles. « Être capable de », c’est avoir conscience que j’en suis capable, soit parce que mon vivant possède les moyens d’activer cette potentialité inédite, soit par l’actualité d’un corps possible, comme le passage du possible à l’acte chez Aristote. Ce corps en acte19 provient soit d’un développement endogène, soit de l’activation, par une technique exogène, d’une qualité implicite. En fonction de la plasticité, le vivant rend vivables de nouveaux modes d’existence jusque-là impensables pour un sujet éduqué dans une représentation culturelle de ses capacités.

Le capacitaire est une potentialité inédite du corps qui se réalise sous l’effet de l’écologisation. L’écologisation du vivant favorise son adaptation spontanée par de nouveaux modes d’organisation en fonction de la plasticité. Le corps devient son propre laboratoire en mutant de l’intérieur, sans parvenir à en contrôler entièrement le développement. Si le handicap paraît nous rendre déficients d’un point de vue moteur et mental, cette immersion du vivant dans un milieu favorise ses mutations. Le vivant peut ainsi être activé par l’intervention technique ou par l’incorporation du milieu selon l’usage du corps20. Cet écart entre le corps connu par ma conscience vécue et le vivant inconnu, qui produit de nouveaux réseaux bioculturels, est irréductible.

Cette porosité du vécu à son vivant ne réduit pas la discontinuité ontologique entre les deux dimensions de l’existence. Le vivant n’est pas encore vécu, et notre vécu n’est déjà plus notre vécu. Ce décalage temporel précipite la conscience vers un mouvement. L’image et la représentation du vécu cherchent à anticiper mentalement ou par l’esthétique virtuelle ce qui se passe dans notre vivant. Le vivant est-il toujours humain ou produit-il les conditions d’une nouvelle humanité par l’adaptation aux conditions du milieu ?

La résistance du vivant

Dès La Structure du comportement et sous l’influence de Goldstein, comme le montre Marie Gaille, le monde est à comprendre comme un « réseau d’ambiances et de milieux21 ». Ainsi ce que nous avons appelé le monde corporel22, l’expérience intime, est dépendante de l’activation du corps vivant pour produire dans son organisme un milieu adapté à l’environnement, auquel il doit s’adapter indéfiniment. Cette écologie corporelle du vivant produit, selon Canguilhem, une normativité, une création de nouvelles normes. Georges Canguilhem, dès 1940, dans son cours inédit et publié dans le tome IV Résistance, philosophie biologique et histoire des sciences (1940-1965) des Œuvres complètes chez Vrin en 2015, précise comme la vie est normale. Ainsi, dans « Le cours de philosophie générale et de logique » de 1942-1943, qui préfigure la parution de sa thèse sur Le Normal et le Pathologique, Canguilhem précise : « Du moment qu’il y a vie, il y a norme : la vie est une activité polarisée23. » La pathologie n’est pas anormale, « c’est la santé qui doit être opposée à la maladie. Car la santé, c’est plus que le normal simplement. La santé, c’est la normativité. » Cette opposition entre normalité et normativité établit une discontinuité entre la vie et la santé comme entre le milieu et la culture : « Aucun milieu n’est normal, il est ce qu’il peut être24. »

Le corps écologisé dans son milieu est dans la dynamique du vivant, car le milieu favorise l’activation du vivant et sa diversification : « l’une quelconque de ces formes pourra se révéler plus avantageuse, donc plus viable25 ». Si être malade c’est ne pas supporter de le devenir, devenir malade c’est faire « un effort pour instaurer un nouvel ordre dans son débat avec le milieu26 ». Le capacitaire est la normativité du vivant qui réorganise sa matière en produisant de nouvelles normes. En activant ce qui est vivable, le vivant passe du capacitaire à la capacité. Le vivable, pour le vivant, peut être invivable pour le sujet conscient. Le vécu ne peut toujours contenir, faute de l’avoir même imaginé dans une représentation possible.

Chacun veut développer ses possibles dans une amélioration de soi-même, en fonction des sollicitations et des interactions bio-culturelles de son corps. Aucun plan providentiel ni architecture globale, mais chacun veut se redesigner et devient l’architecte de son intérieur, le corps vivant. Cette différence existe pourtant entre ce qui est incompatible – c’est-à-dire non viable – et ce qui est compatible par la vitalité du vivant à se réorganiser pour stabiliser une nouvelle structure. Cette nouvelle viabilité peut entamer la représentation du vivable et de la dignité humaine, telle qu’elle a été définie en fonction des possibilités techniques d’un moment de l’histoire humaine27.

L’imbrydation dismotique

Si l’hybridation pouvait rester dans l’entre-deux du corps biologique et du corps technologique, le cyborg aura posé la question de l’unité dynamique de l’hybridité, mais, cette fois, du point de vue de la mutation du vivant, de sa recomposition, de son activation capacitaire, pour produire moins un monstre qu’un imbryde. L’imbryde est désormais dans le corps vivant par l’activation de changements internes, que nous appelons la « dismose ».

La dismose n’est pas un simple désordre intérieur ou social au sens de « disruption », selon Bernard Stiegler28. C’est le moment de passage d’un ordre ancien à un ordre nouveau dans l’organisation des vivants. Comme la mutation adaptative qui vient diminuer les formes archaïques, la dismose impose par sa violence la destruction des formes anciennes en agissant sur et dans la matière même. Comme vivant parmi les vivants, notre corps est poreux, fragile, perméable, sans enveloppe suffisante pour le maintenir en équilibre avec des environnements toujours dynamiques. La dismose produit une recomposition ontologique par l’écologisation du vivant qui doit redéfinir son être comme processus.

La dismose est une déstructuration-restructuration interne du vivant par l’inversion, dans ses processus vitaux, d’éléments si perturbateurs que toute homéostasie ne semble plus possible. Comme la mort cellulaire, qui vient inexorablement porter à la limite du vivable l’organisation du vivant, la dismose vient s’insérer par immersion dans l’identité, au point de l’entamer progressivement mais sûrement. La recherche d’un équilibre homéostatique pour obtenir une satisfaction se produit dans une vivacité symbiotique. Il conviendrait ici de retrouver ce que nous avions vécu dans la relation précoce avec la mère, là où « le partenaire symbiotique n’est plus interchangeable29 ».

Au-delà d’un certain point, « l’organisme immature ne peut pas réaliser de lui-même l’homéostasie30 ». Cette « détresse organismique », ce que nous appelons ici la « dismose », nous fait rechercher un objet qui corresponde, à n’importe quel prix pour l’autre, à « nos traces mnésiques de plaisir de gratification liée à la mémoire de la gestalt perceptive des soins maternels31 ». La recherche de cette « symbiose humaine optimale32 » transforme la vivacité en une expérience fusionnelle par laquelle le sujet ressent l’oscillation de son attention entre ses sensations internes et les sollicitations libidinales symbiotiques33 ». [manque le guillemet ouvrant]

Mutations techno-émersives

Notre viabilité est désormais remise en cause par la pollution dans notre corps, par l’introduction, à même nos cellules et notre sang, de produits toxiques. La distorsion perception [distorsion de la perception ?], disception, est une confrontation entre la représentation actuelle du corps vécu, de son image et de son schéma corporel, et un événement invasif qui bouleverse les coordonnées esthésiologiques classiques. La catastrophe34 de Fukushima –d’abord naturelle avec le tremblement de terre et le tsunami, puis technologique avec l’explosion de la centrale nucléaire et la contamination définitive des terres et des habitants évacués – a produit des mutations techno-émersives dans les corps vivants : ce type de mutations est la conséquence de l’environnement technologique dans le vivant, qui active de nouvelles organisations. Cette autorégulation éveille les possibilités du corps vivant en l’acculturant de manière inédite par une mutation génétique comme l’attestent les conséquences radioactives à Hiroshima, Nagasaki, Tchernobyl et Fukushima35. Ce corps vivant devient différent de ce qu’il était à la naissance. Mais cette plasticité culturelle du corps vivant lui fait produire des fonctions inédites. Le corps vivant trouverait en lui des solutions pour poursuivre le processus d’adaptation par une écologie prémotrice.

Connue depuis Tchernobyl, Bhopal, la diffusion des produits chimiques comme le DTT36 (Carlson), l’épandage de l’agent orange (Dioxin) pendant la guerre du Viêtnam et ses conséquences sur plus de 150 000 enfants nés handicapés et sur des vétérans dont 32 % souffrent de cancer de la prostate (panel de 2 720 vétérans testés), l’imprégnation de l’amiante et du charbon dans les poumons des ouvriers… toutes ces invasions dans le corps de la technique activent une mutabilité du vivant. Alors que la sélection naturelle avait une action d’adaptation du corps vivant au milieu, l’incorporation de ces techniques dans le vivant redéfinit les conditions du vivable. Le vivant doit activer en lui des dispositions jusque-là inédites pour assurer, sinon sa survie au milieu intrusif, du moins sa mutation.

La pollution, la contamination37, la cancérisation, les irradiations, les perturbateurs endocriniens et autres pesticides, comme Rachel Carlson l’avait très tôt (1962) établi dans Le Printemps silencieux, viennent modifier les conditions habituelles de l’activation du vivant. Le vivant doit muter sans toujours, comme le décrit, pour les liquidateurs de Tchernobyl, Svetlana Alexievitch dans La Supplication, parvenir à contenir l’effet des doses de radioactivité : « La peau des bras et des jambes se fissurait. Tout le corps se couvrait d’ampoules. Quand il remuait la tête, des touffes de cheveux restaient sur l’oreiller38. » La réduction des seuils d’immunité ne transforme jamais le soi en non-soi mais dans un autre corps, inédit dans ses formes et ses matières.

En rendant impossibles certaines nouvelles actualisations, la dismose détruit des possibilités, mais oblige aussi le corps vivant à muter et à produire des formes, souvent pathologiques et monstrueuses. Ainsi, dans son journal de Hiroshima, dès le 6 août 1945, le médecin Michihiko Hachiya est confronté à une bombe aux effets absolument inconnus sur le corps humain dès l’impact du souffle : « Submergé par un immense sentiment de faiblesse, je m’immobilisai pour regagner mes forces. À ma grande stupeur, je découvris que j’étais complètement nu39. » Les effets internes provoquent des mutations organiques et des impossibilités à guérir, au point de ne pouvoir contenir les effets internes car les structures organiques se détruisent.

Nous pouvons prendre un autre exemple parmi les maladies de la dégénérescence nerveuse, comme la maladie d’Alzheimer, qui vient modifier les structures même de la mémoire, au point d’altérer la conscience de soi et l’adaptation sensori-motrice à l’actualité. Ce défaut d’adaptation au présent, dont Michel Malherbe décrit, pour sa femme, comment sa conscience du présent est fulgurance et discontinuité : « On me demande : “Votre épouse vous reconnaît-elle ?” Je réponds : “Peut-être. Je ne sais. Mais la vraie question est autre : est-ce que, moi, je la reconnais, est-ce que je la reconnais non pas telle qu’elle a été, mais telle qu’elle est présentement, dans son inhumaine condition ? Car, enfin, à quoi reconnaît-on qu’un être humain est un être humain40 ?” » La difficulté est d’abandonner l’idée prométhéenne que tout serait activable et d’accepter que le vivant ne soit pas seulement en cours d’actualisation, mais se désactualise dans sa forme habituelle pour prendre d’autres formes moins vivables.

Conclusion : dynamis, de la puissance du vivant à l’acte vécu

Pour décrire la dynamique du vivant à produire sa normativité, il convient de relire, comme vient de le réaliser David Lefebvre, la notion aristotélicienne de puissance41. En effet, au-delà de la question de l’antériorité de la puissance sur l’acte se pose la question de la continuité et de la constance de la force qui actualise ce qui serait en puissance.

L’imbrydation, active dans la mutabilité du vivant lui-même, repose sur une « lecture sémiotique de la nanodimension42 » : invisible mais pas insensible dans ses effets, l’imbrydation modifie en perturbant l’ordre du vivant ; notre difficulté à accepter ce renouvellement interne qui produit un nouveau schéma corporel et une nouvelle image du corps.

Notes de bas de page
  1. David Gé Bartoli, Sophie Gosselin, Le Toucher du monde. Techniques du naturer, Paris, Dehors, 2019, p. 21.
  2. Christian Godin, La Haine de la nature, Paris, Champ Vallon, 2012, p. 65.
  3. Marcel Mauss, « Les techniques du corps » (1934), Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, rééd. 2013.
  4. Bernard Andrieu, « Nexus capacitaire : le nanobot émersif », dans Figures de l’art, no 35, Le devenir-cyborg du monde, PU de Pau et des Pays de l’Adour, 2018, p. 29-37.
  5. http://www.euppublishing.com/loi/soma
  6. Fabio Merlini, Schizotopies, Paris, Le Cerf, 2013, p. 20.
  7. Ibid., p. 127.
  8. Ibid., p. 179
  9. Brendan Curran, A Terrible Beauty Is Born: Clones, Genes and the Future of Mankind, Taylor & Francis Ltd., 2003.
  10. Michael J. Sandel, The Case Against Perfection: Ethics in the Age of Genetic Engineering, The Belknap Press, 2007.
  11. Anders Persson, Stellan Welin, Contested Technologies: Xenotransplantation and Human Embryonic Stem Cells, Nordic Academic Press, 2008.
  12. Robert V. Neumann, Nanotechnology and the Environment, Nova Science Publishers Inc., 2010.
  13. Elaine Dewar, The Second Tree: Stem Cells, Clones, Chimeras, and Quests for Immortality, Carroll & Graf Publishers Inc., 2004.
  14. François Delmond, « Les variétés hybrides : progrès génétique ou arnaque ? », Nature & Progrès, n° 59, sept. 2006.
  15. Pierre Cassou-Noguès, Technofictions, Paris, Le Cerf, 2019.
  16. Sheila Rothman, David Rothman, The Pursuit of Perfection: The Promise and Perils of Medical Enchancement, Vintage Books, 2004.
  17. https://www.jcvi.org/about/jventer
  18. Cf. notre livre écrit à quatre mains avec Destruhaut F., Vigarios E., Pomar P., Andrieu B., Visages hybrides, Paris, L’Harmattan, 2018.
  19. Alain Berthoz, Bernard Andrieu (dir.), Le Corps en acte. Centenaire Merleau-Ponty au Collège de France, Nancy, PU de Nancy, 2011.
  20. Giorgio Agamben, L’Usage du corps, Paris, Seuil, 2015.
  21. Marie Gaille, Santé et environnement, Paris, PUF, coll. « Philosophies », 2018, p. 110.
  22. Bernard Andrieu, Le Monde corporel. Sur la constitution interactive du soi, préface d’Alain Berthoz, Lausanne, L’Âge d’homme, 2011.
  23. Georges Canguilhem, Œuvres complètes. T. IV : Résistance, philosophie biologique et histoire des sciences (1940-1965), Paris, Vrin, 2015, p. 104.
  24. Ibid., p. 105.
  25. Ibid., p. 106.
  26. Ibid., p. 107.
  27. Frédéric Neyrat, Homo labyrinthus. Humanisme, antihumanisme, posthumanisme, Paris, Dehors, 2018, p. 67.
  28. Bernard Stiegler, Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?, Arles, Actes Sud, 2018.
  29. Margaret Mahler, Psychose infantile (1968), Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 1973, p. 24.
  30. Ibid., loc. cit.
  31. Ibid., loc. cit.
  32. Ibid., p. 25.
  33. Ibid., p. 26.
  34. Voir Communications, no 96, numéro sur « La catastrophe », 2015.
  35. William T. Vollmann, Fukushima. Dans la zone interdite, Paris, Tristam, 2013.
  36. Rachel Carson, Le Printemps silencieux (1962), préface d’Al Gore, Wildproject, 2019.
  37. Stéphane Foucart, Et le monde devint silencieux. Comment l’agrochimie a détruit les insectes, Paris, Seuil, 2019.
  38. Svetlana Alexievitch, La Supplication. Tchernobyl, chroniques du monde après l’apocalypse, Paris, JC Lattès, 1998, p. 21.
  39. Michihiko Hachiya, Journal d’Hiroshima. 6 août-30 septembre 1945 (1955), Paris, Tallandier, coll. « Texto », 2015, p. 25.
  40. Michel Malherbe, Alzheimer. La vie, la mort, la reconnaissance, Paris, Vrin, 2015, p. 15.
  41. David Lefebvre, Dynamis. Sens et genèse de la notion aristotélicienne de puissance, Paris, Vrin, 2018, p. 25.
  42. Marina Maestrutti, Imaginaires des nanotechnologies. Mythes et fictions de l’infiniment petit, Paris, Vuibert, 2011, p. 73.
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