Table des matières
Artistes autochtones face au Covid-19, aux États-Unis.
La bande dessinée comme outil artistique et pédagogique
En mars 2020 s’abat sur l’Europe une vague épidémique nouvelle : celle du Covid-19. Cette pandémie, que nous ne nommerons pas au féminin mais bien au masculin (toutes les choses négatives ne sont pas féminines), se répand en quelques semaines dans l’ensemble des Amériques, de l’Alaska à la Terre de Feu. Ce fléau déferle sur le continent à une vitesse inouïe, à l’instar de celle à laquelle se diffuse l’information à l’heure de la mondialisation. Une fois n’est pas coutume, les premiers impactés par le virus sont les personnes les plus vulnérables : pauvres, racisées, marginalisées. Ainsi, aux côtés des Afro-Américains, les peuples autochtones1 figurent parmi les populations une nouvelle fois décimées par des maladies importées sur leur continent. Les couvertures infectées par la variole et amenées volontairement par les Européens aux peuples autochtones, aux États-Unis notamment, avaient elles aussi déjà tué des autochtones par milliers. Pour autant, alors que la Nation navajo2 (« Diné bikéyah » en langue navajo) figure parmi les territoires les plus touchés par la pandémie, leur résistance s’organise aussi vite que le virus et l’information se propagent. Les réponses apportées par les peuples autochtones à la gestion désastreuse de la pandémie par l’ex-président états-unien Donald Trump (ou par son homologue brésilien, Jair Bolsonaro) se manifestent, sur le terrain, dans le domaine de la santé et de l’aide alimentaire. Par ailleurs, des champs visuels sont également explorés. C’est notamment le cas de l’art et de la bande dessinée.
Depuis les années 1940, des artistes autochtones des États-Unis et du Canada explorent l’univers de la bande dessinée, en produisant ponctuellement des dessins satiriques pour des revues, des journaux, et en réalisant également des bandes dessinées à part entière, avec un héros principal autochtone. Ces artistes parodient et dénoncent le quotidien des peuples autochtones aux États-Unis et au Canada ou inventent un monde extraordinaire au sein duquel ils ont toute leur place. C’est notamment ce qu’a mis en exergue l’exposition « Comic Art Indigene: Where Comics and the Indigenous Meet » (au National Museum of the American Indian à Washington, DC, puis au Museum of Indian Arts and Culture à Santa Fe, Nouveau-Mexique, entre 2008 et 2009).
L’objectif principal de cet article est donc de comprendre comment l’art est devenu un instrument préventif dans le cadre de la lutte contre l’aggravation de la pandémie au sein des communautés autochtones aux États-Unis. Plus spécifiquement, il s’agit d’étudier les réponses apportées par des artistes autochtones contemporains pour contrebalancer l’inadéquation et l’inefficacité des politiques gouvernementales promues3 et faire face à la crise sanitaire mondiale. Pour vérifier notre hypothèse, nous étudierons comment les auteurs de bande dessinée, en particulier, ont permis de développer des « médecines graphiques4 », à la fois artistiques et pédagogiques, de diffusion des mesures de prévention et des gestes à adopter pour freiner la propagation du virus.
Historiquement, les luttes aux États-Unis ont souvent été accompagnées par des créations graphiques. Nous pouvons citer par exemple les affiches pour les droits des femmes des années 1950 ou encore celles développées par le mouvement des Black Panthers au cours des années 1960 et 1970. La crise sanitaire mondiale du Covid-19 implique, pour l’ensemble de la population mondiale, mais en particulier pour les personnes les plus vulnérables, de lutter pour la garantie d’un droit fondamental : le droit à la vie. Pour mettre en œuvre les gestes barrières nécessaires, de nouvelles créations se développent, dans la sphère artistique autochtone également. À cette fin, nous analyserons un corpus iconographique constitué de la série C-19 Health Propaganda Posters (Red Planet Books & Comics et Native Realities), un ensemble d’œuvres réalisées par différents artistes autochtones dont : Roy Boney Jr. (Cherokee), Arigon Starr (Kickapoo), Vanessa Bowen (Diné / Navajo), et Dale Deforest (Diné / Navajo).
Cet article s’inscrit dans le cadre de recherches doctorales ayant fait l’objet d’une thèse en anthropologie et en histoire de l’art, intitulée : Artistes femmes, queer et autochtones face à leur(s) image(s). Pour une histoire intersectionnelle et décoloniale des arts contemporains autochtones aux États-Unis et au Canada (1969-2019). Afin de répondre à notre hypothèse, nous proposons d’adopter une méthode d’analyse iconographique et sémantique, tout en portant attention à la façon dont les images étudiées ont été diffusées (moyens, supports, circuits). Dans un premier temps, nous étudierons donc l’imagerie à l’œuvre dans la série C-19 Health Propaganda Posters. Ensuite, nous verrons en quoi celle-ci constitue un exemple de « médecine graphique », une expression empreinte de spiritualités autochtones variées sur laquelle nous reviendrons. Enfin, nous tenterons de montrer comment le développement et l’efficacité de cet outil de résistance, à mi-chemin entre l’art et la politique (sanitaire notamment), ont été pensés en considération des moyens de communication et de diffusion de la société majoritaire (« mainstream ») dominante.
La série C-19 Health Propaganda Posters : une iconographie et un mode de diffusion spécifiques
Développée en 2020 par quatre artistes autochtones, Dale Deforest, Arigon Starr, Roy Boney Jr. et Vanessa Bowen, la série C-19 Health Propaganda Posters, inspirée par l’univers de la bande dessinée, se compose de cinq posters en couleurs. Ceux-ci sont librement accessibles sur la plate-forme de téléchargement de la collection Red Planet Books & Comics rattachée à la maison d’édition Native Realities5. Gratuits dans leur version électronique, ils sont également disponibles au prix de 5 $ l’unité, si désirés en version « papier ». Les messages typographiés sur ces posters occupent près de la moitié de l’image. Ceux-ci sont simples, directs, et en appellent à la responsabilité de tou.te.s. : « Keep him/her safe » (« Gardez-le/la en sécurité »), « Protect your elders as they’ve protected you » (« Protégez vos aînés comme ils vous ont protégé »), « Wash hands-physical distance-be safe » (« Lavez-vous les mains – distance physique – Soyez à l’abri ») (fig. 1 et 2) ; « Help our heroes… Clean hands save lives » (« Aidez nos héros… Lavez-vous les mains. Sauvez des vies ») (fig. 3) ; Sequoyah sez (formule familière pour « says », « dit ») : « Learn your language. Wash your hands » (« Apprenez votre langue. Lavez vos mains ») (fig. 4) ; « Resilience means common sense » (« La résilience implique le bon sens »), « Be a true warrior » (« Soyez un vrai guerrier »), « Take care of your community » (« Prenez soin de votre communauté »), « Wash your hands » (« Lavez-vous les mains »), « physical distance » (« distance physique »), « Protect the elders » (« Protégez les aînés ») (fig. 5).
Chacun de ces messages correspond à une injonction adressée aux lecteurs-trices et aux spectateurs-trices afin de les interpeller sur les bons gestes à suivre pour éviter la contamination et minimiser les risques de transmission du virus. Cela n’a rien de très original, compte tenu des directives sanitaires connues jusqu’à présent et que nous sommes invité.e.s à respecter depuis le début de la pandémie. Cependant, une analyse non seulement sémantique, mais également culturelle, historique et sociale, apparaît nécessaire pour comprendre les enjeux de ces posters.
Les images étudiées ont été réalisées par des représentant.e.s de peuples autochtones des États-Unis. Or, à l’échelle du pays, ces derniers sont les plus impactés par la pandémie de coronavirus, pour différentes raisons. Le peuple navajo (diné), par exemple, dont est membre la dessinatrice Arigon Starr, connaît le taux de mortalité le plus important des États-Unis des suites du Covid-19, avant même l’État de New York, qui a pourtant fait l’objet d’une vaste couverture médiatique. La Nation navajo représente la réserve autochtone la plus étendue du pays en termes géographiques. Le nombre exponentiel de cas recensés dans cette zone s’explique pour plusieurs raisons. Tout d’abord, son territoire est extrêmement vaste et ne compte pas assez de points d’eau potable pour l’ensemble de la population. De plus, les Navajo vivent dans des foyers nombreux, où la transmission se fait plus rapidement en raison de la proximité entre membres d’une même famille.
La Nation pâtit d’un passé encore extrêmement douloureux, la liant au gouvernement fédéral états-unien, un trauma historique transmis de génération en génération, induit par l’expérience et la mémoire des pratiques génocidaires coloniales. En effet, durant le XIXe siècle a lieu The Long Walk (La Longue Marche), qui déplace par la force plusieurs milliers de Navajo afin de les rassembler dans ce nouveau territoire que leur octroie le gouvernement, après les avoir obligés à se déplacer. Ces migrants intérieurs se voient contraints de vivre sur un territoire qui n’est originellement pas le leur ; la densité démographique importante et les maladies (déjà à ce moment-là) font des ravages au sein de la communauté. Les familles qui survivent comprennent progressivement les suites que le gouvernement états-unien ambitionne de donner à l’histoire des Navajo. Le territoire qui leur a été alloué ne l’a pas été au hasard : celui-ci regorge de ressources naturelles et de minerais susceptibles d’être exploités par l’État. Ainsi, plusieurs milliers de descendant.e.s de ce peuple contraint au déplacement territorial se voient forcés de travailler dans les mines d’uranium, dont débordent les États du Nouveau-Mexique et d’Arizona. Cette réalité n’est pas sans incidences sur la santé des hommes et des femmes navajo qui y travaillent. Plus exposé aux risques sanitaires qu’implique le fait de travailler dans ces zones et en de telles circonstances, le peuple navajo connaît un nombre exponentiel de cancers et de maladies respiratoires, telles que l’asthme. Par ailleurs, l’exploitation de l’uranium implique des rejets importants de déchets dans l’eau, la contaminant inexorablement. Or, comme mentionné précédemment, les points d’eau, dans la région, sont rares, non seulement en raison de la grandeur du territoire, mais également à cause du caractère désertique de ce dernier. Ainsi, l’eau contaminée est consommée malgré ce que cela implique en termes de risques sanitaires. Les femmes navajo s’exposent alors et se confrontent à une multiplication de fausses couches et aux malformations fœtales. Parallèlement à l’exploitation d’uranium, le gouvernement états-unien développe, à partir des années 1940, des tests systématiques de bombes nucléaires dans la région. Les premières bombes A, dont Little Boy, y ont été testées. Celle-ci est expérimentée sur le site militaire américain de Trinity (au nord-ouest d’Alamogordo, Nouveau-Mexique) en 1945, à environ 50 km du Rio Grande.
Événement inouï, sans précédent dans l’histoire de l’humanité, l’explosion de Trinity bénéficia d’une mise en scène adaptée aux conditions drastiques que lui imposait le secret défense. « Pour des raisons évidentes de discrétion et pour dissimuler l’énorme champignon atomique qui n’aurait pas manqué d’inquiéter les populations riveraines des localités de San Antonio, Alamogordo, Albuquerque et Santa Fe, l’essai nucléaire ne pouvait se dérouler que la nuit. […] [il] put se dérouler néanmoins avant l’aube6 » (Lefebvre : 2003).
Ce faisant, l’aire géographique où se situe la réserve navajo devient la zone la plus contaminée en termes de radioactivité de la région. Ces réalités se juxtaposent à une autre : la création d’un système alimentaire gouvernemental spécifique pour les autochtones. Le gouvernement états-unien décide ainsi de développer un programme d’« aide alimentaire » destiné à fournir des denrées alimentaires de première nécessité aux autochtones du pays. Les Navajo voient leur souveraineté alimentaire et leurs nourritures traditionnelles substituées par la livraison de boîtes de conserve (« cans ») qui comprennent entre autres : du jus de tomate concentré (dont le taux de sucre est élevé), du corned-beef, du maïs ; mais aussi des sacs de farine et des bidons d’huile. Les mets naturels sont ainsi remplacés par de la nourriture industrielle, dont deviennent tributaires les Navajo (mais également un grand nombre d’autres communautés autochtones). Les conséquences sont dramatiques : le diabète fait des ravages et s’additionne aux autres facteurs de risques en matière de santé, avec lesquels vivent les Navajo au quotidien.
Retracer cette histoire nous apparaît essentiel afin de comprendre l’impact qu’a pu avoir le Covid-19 sur les peuples autochtones des États-Unis et, notamment, sur les Navajo. En effet, la vulnérabilité en matière sanitaire et sociale est telle que la pandémie de Covid-19 a frappé très sévèrement ces communautés. Pour autant, la notion de fatalité est absente dans la façon dont les représentant.e.s des membres de ces peuples font face à l’adversité. Ces posters répondent également à une réalité politique : l’absence de mesures cohérentes et efficaces prises par l’ex-président au pouvoir, Donald Trump. Son discours est alors imprégné des thèses complotistes du docteur Stella Immanuel, d’abord anti-masque, puis pro-chloroquine7, sans tenir compte des avis contraires de la communauté scientifique. Cette situation a rendu inimaginable toute prise de position fiable pour lutter contre la pandémie à l’échelle nationale et a fortiori au sein des communautés les plus marginalisées, afro-américaines et autochtones. Par conséquent, recourir à des solutions et à des aides en interne s’est révélé indispensable au sein de ces communautés pour pallier le déficit étatique. C’est ce qu’illustrent par exemple des réseaux tels que Navajo Hopi Solidarity8 et bien d’autres encore, recensés dans la cartographie9. Chacune de ces initiatives tend à délivrer aux habitant.e.s de la réserve impactée les denrées alimentaires et les produits d’hygiène (masques, gants, gel hydroalcoolique) nécessaires. Des guides sont également édités par des militants autochtones, tels que Klee Benally (Navajo) pour apprendre aux communautés à purifier elles-mêmes l’eau courante, non potable. Une carte recensant les cas positifs et le nombre de décès en temps réel dans la réserve navajo a été également créée afin d’informer les habitant.e.s de la diffusion du virus dans leur région10. Dans la continuité, d’autres ressources visuelles sont créées (en langue autochtone navajo, cette fois) pour permettre aux aîné.e.s également de prendre soin d’eux et d’elles.
Les posters que nous avons mentionnés précédemment mettent en évidence cette importance fondamentale accordée à la préservation des personnes âgées au sein des communautés. Les mesures sanitaires et les dispositifs de distanciation physique mis en place en France partagent ce même but. Néanmoins, les messages de ces posters relèvent d’une réalité sociale, culturelle et spirituelle bien plus ancrée au sein des traditions des peuples autochtones. La logique cyclique du temps qui les caractérise, opposée à la vision linéaire du temps occidental, implique la protection des aînés en tant que garants du passé, du présent et du futur. Cette idée de continuum est parfaitement mise en évidence par la notion d’« everywhen » (« tout, tout le temps »), développé par l’artiste-photographe chemehuevi Cara Romero. Nous notons par exemple l’idée de « résilience », mise en exergue dans le poster de Vanessa Bowen et qui implique l’idée de reconstruction à partir d’un événement négatif. En l’espèce, nous pouvons imaginer que la résilience fait référence à la fois à la mise en place des conditions nécessaires à la survie du peuple diné, à l’existence d’un futur en dépit des expériences génocidaires et à la création artistique en elle-même, qui se construit en réponse à la crise sanitaire. En somme, cette résilience s’exprime au présent au moyen d’une allusion faite au passé et de l’espoir d’un futur en devenir.
En dehors des caractéristiques typographiques et sémantiques de ces posters, les modalités formelles, notamment iconographiques et esthétiques, ont toute leur importance. Nous relevons la prépondérance des couleurs jaune, bleu et rouge, qui n’est pas sans rappeler les affiches de la femme au bras levé devenues célèbres « We Can Do It! » (« Nous pouvons le faire ! »), réalisées à partir de 1943 par J. Howard Miller11 et réappropriées par certaines militantes féministes. Ces posters ont cet intérêt de cristalliser le message du théoricien de la communication Marshall McLuhan, qui écrivait, en 1964, « the medium is the message » (« le médium est le message »). La forme est au service du fond afin que le discours soit transmis de la façon la plus efficace possible. À travers les posters étudiés, cela passe notamment par la simplicité des messages et de l’iconographie mobilisés. Cela s’illustre également grâce à une esthétique qui interpelle tant au niveau de ses qualités graphiques que de son minimalisme. Nous renvoyons notamment à l’affiche Keep Him/Her Safe de Dale Deforest. En parallèle, les caractéristiques de ces affiches ne sont pas non plus sans évoquer les affiches à slogans utilisés par les premiers mouvements féministes états-uniens, repris et réappropriés par d’autres formes de féminismes au cours des décennies suivantes. Les observations que nous venons de faire tendent à révéler l’hybridité au cœur des posters étudiés. Sous une forme simple et directe, ces images sont construites à partir de références plurielles. En d’autres termes, cette série emprunte à la fois à des références iconographiques et sémantiques occidentales, mais également autochtones, sur lesquelles nous allons maintenant nous pencher grâce à la notion de « médecine graphique ».
Un exemple de « médecine graphique »
L’utilisation de ce terme nous est, dans un premier temps, inspirée du site Internet éponyme12. Grâce à cette interface, Ian Williams, dessinateur de bande dessinée et physicien, éditeur donc de Graphic Medicine, explique le but de sa démarche. Son site recense un grand nombre de publications de vulgarisation dédiées à des sujets politiques, sanitaires et sociaux. D’après lui, son travail s’inspire également d’autres chercheurs et de travaux scientifiques, tels que notamment l’article de Michael J. Green et Kimberly R. Myers, « Graphic medicine: use of comics in medical education and patient care13 » (2010). L’une des phrases qu’il relève a particulièrement attiré notre attention : « Comics are “not just for kids” » (« les bandes dessinées ne sont pas que pour les enfants »).
Dans le contexte sanitaire lié à la pandémie de Covid-19, cette phrase nous apparaît très intéressante. En effet, elle formalise de façon succincte l’enjeu des posters étudiés, tout en résumant l’une des caractéristiques majeures de la lutte contre le virus, si l’on veut que celle-ci soit effective. En d’autres termes, « les bandes dessinées ne sont pas que pour les enfants ». Or, pour éviter la propagation du Covid-19, les gestes barrières devraient également être l’affaire de chacun. Les messages contenus dans les posters étudiés sont destinés à un public pluriel, bien que les personnes âgées soient les premières à être mises en avant en tant que personnes les plus vulnérables face à la pandémie. Toutes et tous, de n’importe quel âge, sont responsabilisé.e.s à travers les injonctions faites de se protéger mutuellement, de se laver les mains, de garantir le respect de la distanciation physique.
Par ailleurs, cette expression de « médecine graphique » renvoie à quelque chose de beaucoup moins général. En utilisant le terme de « médecine », il ne s’agit pas seulement de voir ces posters comme des images à message, mais bien comme des soins, des remèdes. Ces illustrations rentrent, dès lors, dans une certaine mesure, dans le domaine du care14, que le lexique a mobilisé au sein des messages précités traduits. L’attention, le soin, la considération, sont des attitudes à mobiliser pour se préserver et se protéger face à l’adversité que constitue le virus. Pour autant, cette idée de care ne saurait dissimuler l’autre dimension que revêt le mot medicine, dans le contexte culturel qui nous intéresse. Aux États-Unis et au Canada, les peuples autochtones utilisent ce terme afin de désigner ce qui relève de leurs médecines traditionnelles précoloniales ou ce qui ne relève pas des médicaments issus de l’industrie pharmaceutique de la société mainstream dominante. Nous pouvons ainsi évoquer tout ce qui relève de la pharmacopée naturelle, des plantes et de l’herboristerie sans transformations chimiques15. Ce mot désigne également les rituels qui entourent la vie quotidienne et dont s’accompagnent des épisodes journaliers ou des événements. Nous pensons notamment aux fumigations à l’aide de sauge sauvage pour purifier les êtres et l’environnement dans des circonstances bien déterminées (voyages, naissances, etc.). Ces « médecines » n’ont pas tant vocation à soigner qu’à guérir ou à accompagner la personne dans l’accomplissement d’un chemin au cours d’une vie. En cela, ce terme revêt une signification à laquelle le terme de « médicament » en français ne renvoie pas. Ainsi, la médecine, telle qu’évoquée par ces posters, est plus globale et la guérison qu’elle suppose peut passer par des dispositifs non purement médicaux mais artistiques. Il est intéressant de préciser par ailleurs que le terme employé par les peuples autochtones des États-Unis (et du Canada, pour les anglophones), est celui de healthcare pour désigner la médecine mainstream dominante.
Enfin, l’adjectif « graphique », accolé au terme de « médecine », ouvre le champ des possibles : ce sont des outils à la disposition de celles et ceux qui veulent s’investir dans une cause. Nous entendons par là que la référence faite à des techniques et des médiums artistiques permet à l’imagination et à l’invention de se mettre au service d’objectifs sérieux qui dépassent la simple idée de « l’art pour l’art ». Celui-ci se voit doté d’une fonction sociale et sanitaire, qui dépasse l’intérêt ou la valeur purement esthétique, iconographique ou conceptuelle que l’œuvre peut avoir dans le monde de l’art.
Ainsi, les « médecines graphiques » étudiées dans cet article possèdent cette particularité d’être à la fois des images et des outils de diffusion de messages à des fins de communication. À cet égard, les canaux de diffusion importent. Cela se traduit notamment par l’utilisation de l’espace cybernétique à travers les moyens de communication que ce dernier offre. Internet apparaît dès lors comme un espace de diffusion fondamental pour partager des outils tels que ces posters. Enfin, nous allons voir en quoi l’espace cybernétique, dans lequel la série C-19 Health Propaganda Posters gravite, sert les visées et les objectifs de ces images.
Des outils de résistance pédagogique, artistique et politique dans l’espace cybernétique
La diffusion de cette série sur Internet pose la question de la nature du terrain sur lequel se situe notre objet d’étude. En effet, la dimension dématérialisée ne doit pas être mise à l’écart. Davantage, il semble que celle-ci serve de façon cruciale les enjeux et les objectifs de cette série de posters. Pour être efficace, la lutte contre la propagation du virus doit être l’affaire de tou.te.s. Or, dans la société contemporaine actuelle, quel support de communication peut-il être le plus propice à la diffusion d’un message, afin qu’il touche le plus grand nombre et rapidement ? À cette fin, Internet est d’une aide sans égale, bien qu’il comporte des qualités et des défauts. En ce sens, nous avons été particulièrement sensibles aux travaux de James Clifford, qui permettent de s’interroger sur cette vitesse de l’information plus connectée aux « racines » (roots) qu’aux « routes » (routes) (Clifford : 1997) ; et sur cette forme de « fuite en avant » des ressources qui complique parfois l’analyse. Notre affirmation, selon laquelle Internet est un support de communication, nécessite quelques précisions. Ce moyen de communication ne constitue pas tant un support qu’un espace. En ce sens, les mouvements peuvent être considérablement plus nombreux, et l’occupation effective, plus vaste. La diversité des catégories de sites en témoigne. Les interfaces existantes sont plurielles et représentent en elles-mêmes des microcosmes dans le macrocosme qu’Internet compose. Conçu comme espace aterritorial, l’utilisation de cet outil pour la diffusion des posters étudiés permet, entre autres, d’interroger le concept de frontières, de remettre en question les binarités sur lesquelles reposent les relations de pouvoir dominants-dominés, mais aussi de déplacer l’enjeu de la limitation de la propagation du virus dans un espace « neutre » (Jolene Rickard, Tuscarora16). Cette idée provient de l’exploration de la notion de « terra nullius » (Lewis : 2004), qui est proche de l’idée latine de tabula rasa17. L’auteure déclare ainsi : « Territoires des Premières Nations déclarés dans l’espace cybernétique : traités inutiles18 ».
En offrant la possibilité de faire circuler de cette manière ces posters, les auteur.e.s permettent à chacun.e des premiers acteurs concernés de s’en saisir indépendamment des directives étatiques. Plus encore, et nous rejoignons ici une idée développée précédemment, Internet offre la possibilité de se responsabiliser de façon autonome. En cela, nous seulement ces affiches apparaissent comme des outils artistiques et politiques (en remédiant au déficit de mesures efficaces contre les risques particulièrement élevés des populations concernées), mais aussi pédagogiques. Ce constat s’illustre non seulement à travers les messages que ces posters portent, mais donc, aussi et surtout, dans leur mode de diffusion. La résistance au virus s’organise grâce à une diffusion d’images laissées en accès libre, tout en plaçant en son cœur le volontariat, le consentement, de la population à se joindre à cette action. Cependant, des nuances sont nécessaires à notre propos, dans la mesure où, à ce jour, nous n’avons pas relevé de relais majeurs pour ces images sur les réseaux sociaux. Pourtant, Facebook par exemple est un outil incontournable de lutte pour les peuples autochtones, notamment dans les réseaux de résistance militants. Une des explications pourrait être la vitesse à laquelle le virus s’est imposé dans la vie de toutes et de tous, et, en particulier, chez les populations les plus vulnérables que sont les peuples autochtones.
Conclusion
L’originalité de la série C-19 Health Propaganda Posters repose d’abord sur le contexte si particulier où elle a vu le jour. Alors que la pandémie fait des ravages aux quatre coins du monde et, en particulier, auprès des populations les plus vulnérables, dont font partie les peuples autochtones des États-Unis, ces posters permettent d’apporter une pierre culturelle et artistique à l’édifice de la lutte contre le Covid-19. Pour autant, ces images liant art et politique ne sont pas uniques en leur genre. Nous pensons notamment au site Internet The Amplifier19, qui lui aussi donne la part belle aux artistes militant.e.s et engagé.e.s (racisé.e.s, autochtones, non autochtones) issus des mouvements populaires ou « grassroots ». Plusieurs causes y sont défendues par le prisme de l’art et de l’affiche, en particulier : la défense des droits des Africains-Américains incarnée par le mouvement Black Lives Matter ; la justice climatique et environnementale ; la lutte contre le tout-carcéral ; la justice économique ; le féminisme et les questions de genre ; la lutte contre les armes ; ou encore la défense des droits des migrants. Sur ce site, les affiches présentées sont elles aussi en accès libre. L’existence de telles images nourrit l’idée d’un art-politique pédagogique mis au service du public pour que lui-même s’en saisisse et développe à son tour ses propres formes d’action. En somme, ce courant nous interroge sur la place de l’art dans l’autogestion. En ce sens, nous pensons notamment à la bande dessinée Deer Woman d’Elizabeth LaPensée (Anishinaabe), datée de 2015 et de 2017, qui relate le mythe autochtone de la Femme-Cerf, qui, après avoir subi un viol, développe des pouvoirs et devient une super-héroïne luttant contre les violences faites aux femmes. Réalisée en partenariat avec l’association Arming Sisters, ce livre comprend également un guide pédagogique pour apprendre certains gestes d’autodéfense aux femmes autochtones afin de mettre en avant leur pouvoir agissant et de ne pas les enfermer dans une position de victime. Ce faisant, cette bande dessinée prend à bras-le-corps un problème social et sociétal d’envergure aux États-Unis et au Canada : les femmes autochtones assassinées et portées disparues sont si nombreuses que les termes de « fléau » et de « pandémie » sont là aussi mobilisés pour dénoncer cette situation (Chong : 2017).
Notice biographique
Diplômée de l’université Paris I – Panthéon-Sorbonne et de l’École du Louvre, Aurélie Journée-Duez est doctorante en anthropologie sociale et en ethnologie à l’EHESS (LAS), sous la direction de Marie Mauzé (CNRS), et en histoire de l’art, sous la codirection de Michel Poivert (université Paris I – Panthéon-Sorbonne). Elle vient d’achever une thèse intitulée Artistes femmes, queer et autochtones face à leur(s) image(s). Pour une histoire intersectionnelle et décoloniale des arts contemporains autochtones aux États-Unis et au Canada (1969-2019). Son dernier article est consacré aux figures de super-héroïnes autochtones dans les arts contemporains au Canada. Elle est par ailleurs présidente du Comité de solidarité avec les Indiens des Amériques (CSIA-Nitassinan), association fondée en 1978, qui œuvre à diffuser les revendications des peuples autochtones et à promouvoir leurs arts et leurs cultures en France.