Réseaux sociaux et improvisation : réception et participation en temps de pandémie et après

La réception musicale en mouvement. ©Andrea Borges
La réception musicale en mouvement. ©Andrea Borges

Résumé

À partir des études sur la réception musicale selon des modèles d’audition idéaux, cet article cherche à analyser les différentes possibilités d’interaction entre musiciens et auditeurs, présentées par les réseaux sociaux spécialement pendant la période de confinement causée par la pandémie de Covid-19. Cette recherche relève quatre caractéristiques de ce mode de réception musicale. En premier lieu, les profils des musiciens sur les réseaux sociaux leur donnent accès à une communication immédiate et directe avec le public ; ensuite, cette diffusion reste instantanée, au rythme de leur création, pour ainsi dire, improvisée ; et enfin, leurs vidéos, textes et paroles leur permettent de contextualiser leurs fragments musicaux. Finalement, tous ces aspects aident à composer un langage didactique orienté vers la réception musicale.

Summary

Based on a number of studies on musical reception utilizing models of listening, the article intends to investigate the different kinds of interaction between musicians and listeners existing in social media specially during the coronavirus pandemic. Therefore, four thematic axes will be presented. First, Facebook or Instagram profiles offer a broad and immediate way of communicating with listeners. Second, their creations may be transmitted instantly, in an improvised manner. Third, videos, texts and speeches allow musicians to contextualize their musical fragments. Fourth, musicians tend to develop on social media a didactic language oriented towards musical reception.

Auparavant utilisées pour contrôler les citoyens et leurs comportements, les caméras doivent maintenant s’assurer de leur absence dans l’espace public. Ceux-ci doivent à leur tour se libérer de la compagnie intimidatrice des objectifs. Le risque de la caméra de portable qui filme l’individu dans son intimité est le dernier seuil de la publicité du geste, considéré comme bien public. Ce geste qui est maintenant transfiguré artistiquement en live streaming sur les réseaux sociaux des artistes a vu, avec la pandémie de Covid-19, les espaces de pratique et de logement être transformés en fond d’écran.

Avec les diffusions dans l’espace domestique, la production artistique est devenue fortuite et casanière. Ainsi, pendant la période de confinement générée par la pandémie, les artistes se succèdent pour occuper le temps avec la musique : la journée de confinement est remplie de la grille horaire du festival de live streaming, comme l’écran l’est par les musiciens d’un orchestre. Sur Facebook ou Instagram, les musiciens se mettent au défi les uns les autres de poursuivre leurs compositions, leurs improvisations ou leurs chansons. Une question se pose alors : est-ce que la création collective ressuscitera le concept de narration cher à Walter Benjamin, au sens où, chez l’auteur, la narration apparaît comme une forme artisanale de communication qui resterait ouverte à différentes interprétations (BENJAMIN : 1975, p. 67, 69) ?

Dans ce contexte, pourrait-on envisager une participation musicale planétaire et continue comme forme de narration collective devant les caméras ? Une proposition d’improvisation collective en tant que free-soup1 virtuelle en attente de nouveaux ingrédients, une nouvelle initiative ouverte à la création d’une œuvre narrative ? Sur une section rythmique préenregistrée ou après l’intervention d’un adepte, chacun aurait le loisir de poster sa vidéo et, ensuite, on les regarderait et on les commenterait dans un module de discussion en direct.

Dans son article publié dans le volume V de Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle2, Philip Tagg écrit : « Depuis l’avènement de la télévision et de la vidéo, de plus en plus de gens, vivant au sein de cette culture saturée de moyens d’information qui est aussi la mienne, écoutent plus de musique accompagnant des images en mouvement que sous quelque autre forme » (TAGG : 2007, p. 743). Donc, la problématique autour des images des performances musicales n’est pas liée uniquement à la modélisation d’une stratégie de diffusion de la musique.

La popularisation de la diffusion des vidéos musicales, générée par la multiplication des ressources et par l’augmentation de l’utilisation des réseaux sociaux, a d’une certaine façon bouleversé le champ de la réception musicale, méritant maintenant notre attention autant que les petits morceaux publiés à chaque instant sur Facebook, Instagram et d’autres réseaux sociaux.

Avant de réfléchir à certaines nouvelles possibilités présentées par les réseaux sociaux, nous souhaitons proposer une réflexion sur les études portant sur la réception musicale, lesquelles utilisent souvent des modèles d’audition considérés comme idéaux3. La réception devrait, dans ce cas, se régler en tenant compte du type de musique écouté. Cela consisterait en un ajustement de perspectives où le modèle idéal d’audition serait basé sur celui du musicien ou du chercheur. Le nouveau contexte, lié notamment à la pandémie, oblige à repenser tel modèle de la réception musicale. En particulier, il se fonde sur quatre caractéristiques. D’abord, les profils des musiciens sur les réseaux sociaux leur donnent accès à une communication immédiate et directe avec le public, sans la médiation du disque et du contexte musical professionnel. Ensuite, cette diffusion reste instantanée, au rythme de leur création, pour ainsi dire, improvisée. Troisièmement, leurs vidéos, textes et paroles leur permettent de contextualiser leurs fragments musicaux4 en leur donnant l’image d’une création complète, contribuant ainsi à multiplier les orientations d’écoute. Finalement, tous ces aspects aident à composer un langage didactique orienté vers la réception musicale, parce que les musiciens cherchent normalement à capter et à séduire un public non spécialisé, surtout en ce qui concerne leurs cours en ligne. Comparés aux modèles de réception, ils interrogent sur la proximité à l’œuvre et la part du collectif ainsi que sur les transformations apportées au champ de la réception musicale par les réseaux sociaux, surtout en ce qui concerne la période de confinement.

Quelques modèles de réception

Dans le champ des musiques improvisées libres, Clément Canonne a présenté, dans son texte intitulé « L’appréciation esthétique de l’improvisation », un guide très élaboré contenant d’importants aspects relevant de la réception de ce type de création musicale. Selon l’auteur, la mise en fragilité et la prise de risque doivent, entre autres, avoir la possibilité de sensibiliser l’auditeur en créant une « empathie particulière » avec le musicien, l’opération nourrissant « à cet égard l’horizon d’attente de l’auditeur » (CANONNE : 2013, p. 342).

Mais, en quoi consiste cet horizon d’attente ? Selon l’esthétique de la réception de Hans Robert Jauss, chaque nouvelle réception d’une œuvre nous renseigne sur les réceptions en général. Donc, les expériences des premières réceptions de chaque œuvre se rapportent au fait de nous informer sur la réception du public contemporain. Jauss conçoit la réception comme un carrefour d’échanges qui se réalisent entre le premier contact d’un public avec une nouvelle œuvre, et l’éventail de référentiels préexistants qui informent le récepteur à l’instant de ce contact. C’est cette importance conférée à l’horizon premier de l’expérience esthétique, surtout celle d’un public ordinaire, qui nous permet de penser à l’importance de la réception des musiques improvisées, où la création et l’interprétation se passent en même temps.

Donc, si l’attente du récepteur d’une époque est formée par celles des auditeurs particuliers et par les récits et les impressions de ces prises de contact avec des morceaux ou des types de musique, nous sommes face à plusieurs histoires de réception, qui créeraient une narration collective rarement connectée. C’est là que la réception musicale des réseaux sociaux, pendant la période de confinement, devient unique.

Or, s’il y a plusieurs histoires de la réception, nous pouvons affirmer que les musiques improvisées sont toujours présentes. Denis Levaillant parle, pour sa part, de l’improvisation comme d’une pulsion qui a toujours existé dans la musique. L’auteur tisse ainsi des liens entre l’improvisation et plusieurs époques. Il fera de même entre plusieurs formes de pensée et l’activité de divers compositeurs. Dans ce sens et s’inspirant de l’esthétique de la réception de Jauss, la thèse de doctorat en musique de Jean-Pierre Armengaud a cherché à circonscrire le concept de premier récepteur d’une œuvre dans le contexte de l’interprétation des partitions classiques européennes. Les interprètes désiraient exprimer les actualisations que chaque nouvelle époque apporte à l’histoire de la réception d’une œuvre5 (ARMENGAUD : 1994, p. 132). En la véhiculant par l’interprétation, nous croyons qu’une certaine culture d’audition peut se transmettre de la sorte. Cependant, est-ce que le privilège du génie romantique de l’œuvre et de la qualité d’auteur aurait éloigné les mélomanes de cette pulsion créative, ouverte à eux aussi ? Selon le compositeur-improvisateur Michel Portal, « l’inconnu est un facteur d’inquiétude », parce qu’il n’y a « pas de médiation (l’œuvre) entre le public et le musicien », les rapports étant donc « plus tendus » (LEVAILLANT : 1996, p. 57). Quant à Derek Bailey, il croit que le rapport entre n’importe quel type de musique improvisée et son public est « d’une nature très spéciale, parce que l’improvisation tend à répondre à son environnement, ce qui fait que la performance devienne directement influencée par l’audience. L’effet de son approbation ou de sa désapprobation étant immédiat, il pourra déterminer non seulement la performance mais aussi le choix du matériel utilisé » (BAILEY : 1992).

Cette affirmation de l’aspect, pour ainsi dire, créatif de la « participation » du public va de pair avec celle de John Cage, pour qui toute écoute peut devenir un acte de composition. Or, si l’écoute peut être à l’origine de la création de l’improvisation, on pourrait dire que c’est à cause d’une acculturation du musicien et que sa « culture » musicale doit être relativisée (pourrions-nous parler alors de « culture » de création de l’auditeur ?).

Si, comme l’atteste Denis Levaillant, l’improvisation libre exige du musicien d’être absolument ouvert et dégagé de toutes sortes de musiques, c’est parce qu’elle nécessite la relativisation de sa « culture » musicale en se rapprochant d’une écoute d’ethnomusicologue ou de l’ouverture culturelle d’un premier auditeur6 (laquelle, dans le cas de l’improvisation, n’est jamais achevée). Par conséquent, dans l’improvisation libre, l’écoute est analogue à l’activité de l’anthropologue qui relativise son rapport avec d’autres cultures. De même, à l’instar du concept de « spectateur émancipé » développé par Jacques Rancière (2008), l’improvisateur doit pouvoir visiter le territoire de l’« auditeur émancipé », qui sélectionne et donne du sens à ce qu’il écoute. Ce n’est pas par hasard si, comme le démontrent Vincent Cotro (2000) et Jedediah Sklower (2006), les musiciens français n’ont créé leur « propre musique » (soit le jazz français) qu’après avoir joué avec Don Cherry, trompettiste américain de free-jazz. La langue commune de ce genre musical, non plus attachée à l’origine et à l’ethnie, a donc catalysé le processus de construction identitaire de ces musiciens français. En fait, nous pourrions dire que la communication du free-jazz ne s’est réduite qu’à la voix qui bégaie en tentant de parler une nouvelle langue. Enfin, cette « réduction », liée à cet apprentissage oral, a touché le domaine de l’écoute en ce qui concerne sa propriété de création. Et c’est justement cette caractéristique qui pourrait rendre accessible au public l’attitude des musiciens au moment de la création improvisée.

Néanmoins, Jauss a démontré que la réception est porteuse d’une histoire : ainsi en va-t-il de la propre musique. En retournant à l’idée de l’élaboration d’un modèle d’audition considéré comme idéal, non seulement la réception tient compte du type de musique écouté, mais aussi de toutes les musiques écoutées antérieurement. Cela explique que, sans citer Jauss, Jean Molino définisse l’horizon d’attente dans la musique comme suit : « La musique que j’entends en ce moment vient s’inscrire dans l’ensemble des musiques que j’ai déjà entendues et de celles que je pourrais entendre » (MOLINO : 2007, p. 1180).

Par conséquent, nous voulons d’abord réaffirmer l’idée selon laquelle il y a une tendance à une plus grande distanciation des musiques d’improvisation par rapport à l’horizon d’attente de l’auditeur en général (toutefois plus à l’aise dans l’univers de la chanson populaire). L’audition du XXIe siècle serait d’une certaine façon soumise aux pressions du marché de la musique et, donc, ne privilégierait pas les formes de création instantanée. Par conséquent, les musiques d’improvisation entraîneraient d’abord un défi pour la réception d’un public commun. Cela pourrait donner lieu à une recherche des modes d’expérimentation adaptés aux auditeurs. Sans le recours à la simplification des informations biographiques sur les artistes ni à la modélisation d’un auditeur technique inaccessible à la plupart des auditeurs, nous pourrions penser à des formes de « didactique » de la réception, qui seraient adaptées à tous. Par exemple, des activités spécifiques pourraient promouvoir l’écoute des fragments musicaux, dont le caractère changeant occupe, dans l’improvisation libre, le devant de la scène. C’est devenu surtout possible pendant la période de confinement, où les musiciens ont proposé diverses formes de participation adressées non seulement à d’autres musiciens, mais aussi au public.

Un changement de paradigme

C’est justement par rapport à un changement de paradigme dans la réception des musiques improvisées et par rapport à la possibilité de la création d’une narrativité et d’une coopération planétaire à travers la musique que nous voulons penser ici à des propositions de participation musicale développées sur les réseaux sociaux, pendant la période de confinement. Ce changement de paradigme est surtout lié à l’écoute du fragment musical improvisé et, conséquemment, du détail. C’est par rapport à cela que nous prétendons analyser les différentes possibilités d’interaction entre musiciens, apprenants de musique et auditeurs présentées par les réseaux sociaux. Celles-ci ont pour conditions au moins quatre des caractéristiques de ce mode de réception musicale.

En premier lieu, le réseau social se présente comme l’espace d’un rapport direct de l’instrumentiste avec un public non spécialisé qu’il essaie d’émouvoir, de captiver et d’influencer. Si, auparavant, il avait besoin du concert ou de l’enregistrement – surtout pour des artistes plus connus – afin de diffuser son travail, il a maintenant accès à une multiplicité de façons de le présenter, y compris en déployant ses goûts et en faisant découvrir ses modes de vie. L’instrumentiste ou le chanteur peut désormais devenir influenceur, coach et youtubeur à sa manière. Si, auparavant, le morceau était le seul cadre pour diffuser ses idées musicales, le fragment créatif en forme de publication est devenu à présent le langage agile et pratique dont il dispose pour « parler » à son public. Alors, la réception de ses créations et de ses interprétations devient immédiate, sans qu’il abandonne son poste : celui provenant de la tradition de son instrument, des valeurs propres à sa formation et à sa culture de réception. La réception n’est pas seulement musicale, mais dépend aussi de la personne et des aptitudes de l’artiste, qui devient une espèce d’associé « marketing et médias sociaux » de sa propre carrière. Cette appréciation, pour ainsi dire générale, du profil Instagram ou Facebook de l’artiste est immédiate et ouverte à l’intimité de l’atelier de travail de tous les musiciens ainsi qu’à leurs moments en famille (elle peut même être accompagnée de leurs hobbys et éclairée par leurs opinions personnelles). Ses fragments musicaux sont donc mis à la disposition des autres musiciens et de leurs followers, lesquels peuvent être influencés par le truchement de l’esthétique musicale, paramètre également complété par des considérations d’ordre vital, éthique et comportemental.

En deuxième lieu, la diffusion, s’effectuant en même temps que la création, conserve le caractère inédit et informel du concert live plutôt que de l’enregistrement, surtout pendant la période de confinement où plusieurs artistes ont offert des concerts en live streaming. Dans certaines occasions, cela peut donner aux auditeurs la possibilité d’influencer la performance avec leurs commentaires et leurs réactions. Comme les publications sur Facebook et Twitter, entre autres, qui peuvent être lues comme des propositions d’avis à continuer, modifier et critiquer, la performance artistique diffusée en direct réapprend l’ouverture participative de l’improvisation à la « réception comme continuation de l’œuvre » des publications sur les réseaux sociaux. L’insight du commentaire d’un autre artiste ou l’émotion partagée par un fan ou un follower peuvent être lus par tous les auditeurs. Cela concerne l’expérience artistique et augmente la valeur de la performance. Si les publications ouvertes ou même polémiques font appel au caractère improvisé et rhizomique de la réception, celles qui sont achevées ne reçoivent parfois que des commentaires élogieux et brefs, comme les compositions canoniques ou consacrées. Le caractère partageable des publications et créatif des commentaires nous suggère une nouvelle société de la réception improvisée : la musique diffusée en direct peut revisiter sa vocation communautaire grâce à l’auditoire participatif et non initié de l’Internet.

En troisième lieu, la diffusion massive – sur Instagram et sur d’autres réseaux – des idées musicales émanant soit de la pratique, soit de l’interprétation, soit de l’improvisation, donne une publicité inédite au fragment musical7. Si, auparavant, il existait dans l’intimité des salles de répétition et des studios de musique comme faisant partie de la pratique solitaire du musicien, il mérite désormais une réception particulière qui lui concède un statut de création en soi. Cela affecte aussi l’audition, laquelle peut désormais s’orienter vers des éléments qui n’étaient pas remarqués auparavant. En même temps, les images, textes et paroles explicatifs contextualisent ces fragments en développant un certain langage qui particularise sa réception. De surcroît, la prépondérance conférée au contexte est omniprésente : les experts en marketing digital soulignent l’importance de l’histoire racontée à chaque publication. Une tendance à la contextualisation ou à l’instruction autour de chaque publication met en valeur certains éléments des fragments musicaux. Elle vise à une écoute du détail et développe une communication non spécialisée, spécifique à cette modalité de la réception musicale. En ce qui les concerne, les hashtags deviennent les nouveaux liens de filiation entre les sons. Ils peuvent soit utiliser les traditions musicales comme références, soit inventer de nouvelles ressemblances, des points communs et des parentés. Les paroles ne sont plus seulement affectées à des chansons, mais aussi liées à des improvisations, des idées de patterns de batterie ou de piano, des fragments musicaux en général.

Finalement, par des offres de cours en ligne, l’étude musicale s’oriente désormais vers tous les adeptes, y compris les auditeurs. Limitées auparavant aux cassettes VHS ou aux disques DVD circulant parmi les étudiants de musique, les vidéos des cours se dirigent désormais vers tous et sont de plus en plus visées par les musiciens. Concernant la réception de la musique, nous remarquerons que ces derniers utilisent un langage souvent aisé et ouvert. Les amateurs des instruments de musique sont donc concernés comme éléments entrant dans la possibilité d’augmentation du public cible de ces cours en ligne. La diffusion tend à stimuler l’intimité entre les univers des artistes et leurs publics, ainsi que la compétence des musiciens.

Aborder les interactions que les publications des fragments musicaux essaient de promouvoir8 revient à revisiter la situation opposée, où la distance entre les réalités de production9 et de réception faisait partie d’une certaine stratégie de création d’une aura artificielle autour du marché de la musique. Theodor W. Adorno a su reconnaître l’importance qu’une telle proximité a pu avoir sur la réception musicale à la fois riche d’enseignements pour les auditeurs et les musiciens, et stimulante pour la création musicale. La musique de chambre, qui, selon le philosophe, reflète la période de la sonate10 (ADORNO : 2009, p. 187), aurait été le « refuge d’un équilibre entre art et réception ». La circonstance de l’indistinction entre ce qui joue et ce qui écoute, résultant de l’intimité de sa sphère de réception, a accordé de plus une autonomie et un esprit critique par rapport au marché de la musique en société, dans la mesure où l’artiste était libre que de ne suivre que sa « propre loi formelle » (ADORNO : 2009, p. 197). Cela peut donc devenir un facteur déterminant dans la réception de la musique en ligne. Les critiques fondées sur la prédominance de la consommation ne peuvent être émises dans ce cas, la monétisation ne correspondant qu’à une partie du contenu partagé.

Or, de plus en plus, les musiciens invitent ces adeptes sur les réseaux sociaux à collaborer avec leurs improvisations ou leurs compositions, en générant des nouvelles vidéos assemblées par des hashtags, en rapprochant production et réception de la musique. Ces écrans partagés s’harmonisent avec d’autres musiciens, tant avec des apprenants de musique qu’avec des auditeurs, ce qui peut créer une nouvelle modalité de réception participative. Ainsi, pendant la période du confinement, plusieurs propositions de participation ont été offertes au public. Par exemple, les artistes brésiliens João Bosco et Hamilton de Holanda ont enregistré l’accompagnement d’un morceau connu du répertoire de Bosco, en proposant la participation d’instrumentistes et de chanteurs professionnels ou amateurs par l’enregistrement de leurs interprétations et improvisations11. De la même façon, un jeune artiste comme Jesus Molina a généré plus de mille collaborations sur Instagram avec son hashtag #jammingwithjesusmolina, où il proposait des improvisations en écran partagé tour à tour avec d’autres musiciens et avec des étudiants de musique12. Donc, les propositions de participation du public pendant la pandémie, l’écoute du fragment musical et le langage didactique orienté vers un public non spécialisé peuvent peu à peu faire des réseaux sociaux le champ où la réception musicale occupera, plus que jamais, le devant de la scène.

En guise de conclusion…

Finalement, il nous reste à nous demander si le fragment musical peut connecter les publications entre elles-mêmes afin de parvenir à une grande narration collaborative. La réception, comme continuation de l’œuvre, actualiserait à sa manière le rôle de la critique chez Walter Benjamin, en proposant une composition ou une improvisation collective capable d’actualiser le concept d’harmonie dans sa diversité. Dans son article « Musical Improvisation as Action: An Arendtian Perspective », Panagiotis Kanellopoulos parle de la pratique de l’improvisation13 comme d’un « type d’action politique et communicative dans le sens donné à ces termes par Hannah Arendt14 » (KANELLOPOULOS : 2007, p. 98). Selon l’auteur, « les efforts faits par des auditeurs […] pour donner sens à ce qui est écouté font partie de l’événement musical. […]. Ils apportent à l’expérience musicale un ingrédient vital : l’exploration des réponses des auditeurs » (KANELLOPOULOS : 2007, p. 111).

Les réponses des auditeurs, amateurs et musiciens, transformés en participants de cette chaîne d’improvisations sont devenues une importante réalité de la musique pendant la pandémie. La forme géométrique classique des applaudissements après les morceaux se divise grâce à une réception fondée sur les réactions diverses et constantes connectées en silence, comme dans une narration participative. Après, il sera possible de réécouter, de récréer, de reconnecter et de rediffuser ces fragments attachés à des hashtags encore inédits. Le fragment musical mérite cette réception du détail, c’est-à-dire improvisée, organique. La chaîne de la création et de la réception possède de nouveaux maillons… Sachons en tirer profit !

Notice biographique

Compositeur, vibraphoniste, batteur et écrivain brésilien, Arthur Dutra a suivi une formation en sciences sociales (PUC-Rio) et obtenu le diplôme de BFA (licence en beaux-arts en interprétation jazz) à la City University de New York ainsi que le diplôme de master en philosophie à l’Université fédérale de Rio de Janeiro. Il est actuellement doctorant en musicologie à l’université de Rouen-Normandie. En 2012, il a reçu le prix-bourse Icatu des Arts et déménagé à Paris pour une résidence artistique à la Cité internationale des arts. Il a lancé un livre, Arte D’Encarte, ainsi que cinq disques solo : Projeto Timbatu, O Tempo do Encontro (Panai/Nature Bliss – Japon), A Musa de Benjamin & Outros Ensaios, Encontros (MP’B/Som Livre – Brésil) avec Zé Nogueira et Arthur Dutra & Jeff Gardner.

Notes de bas de page
  1. Proposition de création musicale collective de Frederic Rzewski (1968). Comptant sur « la participation volontaire et instinctive du public », les expériences de ce musicien américain étaient appelées « soup », parce qu’elles « avaient le pouvoir d’évoquer certaines images primaires de la tambouille populaire ». Selon Gino Stefani, ces séances avaient « quelque chose de chaud, de bon, de simple, et de disponible pour tous » (cf. CASTANET : 2007, p. 67).
  2. L’œuvre a été publiée pour la première fois en 2005. La traduction française date de 2007.
  3. Ces modèles se trouvent quelquefois opposés à d’autres qui sont condamnés. Jean Molino a offert des exemples de cette tradition ambivalente dans son article « Du plaisir à l’esthétique : les multiples formes de l’expérience musicale » (MOLINO : 2007).
  4. Dans certains cas, l’« improvisation » ou l’« idée musicale » pourrait se substituer au terme « fragment musical ».
  5. Selon ce pianiste musicologue, il s’agissait de la particularité de la réception de l’interprète musical par rapport à la réception littéraire.
  6. Ce concept a été utilisé par Hans Robert Jauss (1978) dans son Esthétique de la réception et a été ensuite adapté à la réception musicale par Jean-Pierre Armengaud (1994). Cf. aussi DUTRA : 2019.
  7. Jusqu’à très récemment, les publications sur Instagram ne pouvaient dépasser la durée d’une minute.
  8. Nous pensons surtout à la période de confinement générée par la pandémie de Covid-19 au printemps 2020.
  9. Ce terme fait référence à la réalité de la performance artistique, y compris la création et l’interprétation. Nous ne pensons pas ici aux productions culturelles et phonographiques.
  10. Chez Theodor W. Adorno, la période de la sonate s’étendrait de Haydn à Schoenberg et à Webern.
  11. Plus d’informations disponibles sur le site Internet du projet : https://cantodapraya.com.br/
  12. https://www.instagram.com/p/B-kty3npgn6/?igshid=2ojohbyzytuj
  13. L’auteur pense surtout à l’improvisation libre, expérience musicale développée à partir de la fin des années 1960 à travers des collectifs où, quelquefois, les auditeurs participaient au processus créatif avec les musiciens. Cf. CASTANET : 2016.
  14. Suivant notre traduction.
Bibliographie
  • ADORNO : 2009. Theodor W. Adorno, Introdução à Sociologia da Música, trad. de l’allemand par Fernando R. de Moraes Barros, São Paulo, Editora Unesp, 2009.
  • ARMENGAUD : 1994. Jean-Pierre Armengaud, Pour une esthétique de la réception musicale, thèse de doctorat, Université de Paris-I, 1994.
  • BAILEY : 1992. Derek Bailey, Improvisation: Its Nature and Practice in Music, New York, Da Capo Press, 1992.
  • BENJAMIN : 1975. Walter Benjamin, « O Narrador », Os Pensadores, São Paulo, Abril Cultural, 1975.
  • BOSSEUR : 1999. Dominique et Jean-Yves Bosseur, Révolutions musicales. La Musique contemporaine depuis 1945, Paris, Minerve, 1999.
  • CANONNE : 2013. Clément Canonne, « L’appréciation esthétique de l’improvisation », Aisthesis, vol. VI, n° 3, Special Issue, Firenze University Press, 2013, p. 231-254. [En ligne] : www.fupress.com/aisthesis
  • CASTANET : 2007. Pierre Albert Castanet, Tout est bruit pour qui a peur. Pour une histoire sociale du son sale, Paris, Michel de Maule, 2007.
  • CASTANET: 2016. Pierre Albert Castanet, « La musique de la vie et ses lois d’exception : essai sur l’“œuvre ouverte” et l’improvisation musicale à la fin du XXe et à l’aube du XXIe siècle », dans P.A. Castanet et P. Otto (dir.), L’Improvisation musicale collective, Paris, L’Harmattan, 2016.
  • COTRO : 2000. Vincent Cotro, Chants libres. Le free jazz en France (1960-1975), Paris, Outre Mesure, 2000.
  • DUTRA : 2019. Arthur Dutra, « Pour un concept d’improvisation dans la réception de la musique », Itamar. Revista de investigación musical : territorios para el arte, n° 5, Facultad de Filosofía y Ciencias de la Educación / Universitat de València, 2019, p. 305-312.
  • FOUCAULT : 1975. Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
  • JAUSS : 1978. Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978.
  • KANELLOPOULOS : 2007. Panagiotis Kanellopoulos, « Musical Improvisation as Action: An Arendtian Perspective », Action, Criticism, and Theory for Music Education, vol. 6, n° 3, 2007.
  • LEVAILLANT : 1996. Denis Levaillant, L’Improvisation musicale. Essai sur la puissance du jeu, Arles, Actes Sud, 1996.
  • MOLINO : 2007. Jean Molino, « Du plaisir à l’esthétique : les multiples formes de l’expérience musicale », dans Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle, vol. V, L’Unité de la musique, Arles, Actes Sud, 2007, p. 1154-1196.
  • RANCIÈRE : 2006. Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008.
  • SKLOWER : 2006. Jedediah Sklower, Free Jazz, la catastrophe féconde. Une histoire du monde éclaté du jazz en France (1960-1982), Paris, L’Harmattan, 2006.
  • TAGG : 2007. Philip Tagg, « Significations musicales dans les musiques classiques et populaires », dans Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle, vol. V, L’Unité de la musique, Arles, Actes Sud, 2007, p. 743-772.