Table des matières
« Rien n’est vrai, tout est vivant1 », écrit Édouard Glissant en nous invitant à penser les transformations du vivant dans un monde de relations. Dans le contexte de la pandémie de Covid-19, nous ne pouvons plus ne pas penser la nature comme un monde de relations dont nous faisons partie. Nous éprouvons de plus en plus à quel point le monde humain s’inscrit dans un monde vivant microcosmique et inversement. Cette nature, que Spinoza appelait « Dieu » et dont nous pourrions nous croire parfois séparés, nous contraint aujourd’hui à ses modes de régulation. Aussi devrions-nous y voir une simple plaisanterie du hasard, si le virus SARS-CoV-2 survit particulièrement bien sur des surfaces dites « de la modernité », telles que le plastique ou le métal ? Ce dernier phénomène ne met-il pas en lumière, d’une certaine manière, le caractère provocateur de la technique moderne face à la nature ou à ce que Heidegger appelait l’« arraisonnement2 » ? Rappelons également que cette crise sanitaire sans précédent vient à la suite d’une longue liste de catastrophes écologiques ; ces dernières nous alarment sur la nécessité de régulation d’une nature en souffrance : tempêtes multipliées, incendies spectaculaires, pollution plastique de l’air et des océans, inondations, fonte des calottes glaciaires… Quelle est la réponse de nos gouvernements face à ces événements tragiques ? Quelles sont les prises de conscience individuelles et collectives sur nos modes de vie ? Nous apprenons que l’attribution des fréquences de la 5G doit débuter à la fin du mois en France, au nom du progrès technologique, alors même que scientifiques et écologues ne cessent de nous alerter au sujet des effets néfastes que provoquera cette technologie sur notre environnement3. Notre intention n’est pas de développer ici ces débats sociétaux d’envergure, ni d’employer un ton culpabilisateur, mais plutôt d’appréhender la pandémie de Covid-19 dans le contexte d’une crise « glocalisée ». Plus particulièrement nous chercherons à ouvrir une réflexion sur la relation entre l’humain et la nature, dont l’équilibre est souvent menacé par les activités humaines. Comment (re)penser cette relation ubiquitaire dans le contexte de la pandémie de Covid-19 ? La crise écologique que nous traversons ne se nourrit-elle pas aussi d’une crise de notre capacité à penser et à éprouver notre lien sensible avec le monde vivant en relation ? Suivant ce questionnement, nous nous intéresserons, dans les lignes qui suivent, à notre relation aux plus petites dimensions de la nature. Est-elle conflictuelle ou au contraire harmonieuse ? La crise écologique n’est-elle pas également le reflet, comme le pense l’écopsychologie4, des dysfonctionnements des processus psychiques qui nous lient à la nature ? Quel serait alors le rôle de l’art, éventuellement nouveau, face à cette crise ? Nous ne pourrons pas aborder, dans les pages qui suivent, les multiples aspects de cette question. Nous nous intéresserons plus particulièrement, ici, au rôle de l’art dans l’appréhension du monde vivant microscopique. Il s’agira de (re)questionner certaines orientations bio-inspirées interrogeant les interactions invisibles entre l’humain et la nature dans ses plus petites dimensions. Que résulte-t-il de cette rencontre singulière entre l’art et le monde microscopique vivant ? Que nous révèlent les pratiques oxygénées par les imaginaires scientifiques à la lumière de la pandémie de Covid-19 ? Enfin, quels seraient les effets, éventuellement thérapeutiques, d’un retour au geste de la main qui dessine à la lumière des images du microcosme ? Pour approcher ces quelques pistes de réflexion, nous nous appuierons tant sur des démarches artistiques actuelles en interaction avec la science que sur ma propre pratique du dessin au croisement avec la biologie5.
Rendre perceptibles les rapports entre micro-organismes et macro-organismes
Que faisait jusque-là le geste artistique pour rendre perceptibles les rapports entre micro-organismes et macro-organismes ? Bien avant la pandémie de Covid-19, les pratiques artistiques bio-inspirées nous invitaient souvent à changer de point de vue sur le monde microscopique vivant. Si le bio-art nous incite à sortir de certaines visions restrictives, n’aurait-il pas aussi anticipé, d’une certaine manière, l’arrivée du monde du Covid-19 ? Depuis la révolution génomique, nous savons que l’être l’humain est un écosystème complexe à lui tout seul, qui cohabite avec des millions de micro-organismes. Le bio-art le dit autrement. Les Metabodies6 (2013-2019) de l’artiste Sonja Bäumel et du bactériologiste Erich Schopf, tout comme les Portraits de bactéries7 (2015) de Joana Ricou interrogent par exemple l’identité biologique de l’être humain, faisant apparaître chaque individu comme un abri pour des milliards de micro-organismes. Par un procédé technique emprunté à la microbiologie, ces œuvres permettent la visualisation des surfaces du corps invisibles à l’œil nu. Au croisement des langages microbiologiques et artistiques, ces « images du vivant » mettent en scène des bactéries comme support permettant de questionner nos interactions invisibles avec l’environnement. L’univers microscopique évolue ici lentement dans des boîtes en verre, sous les yeux du regardeur, nous invitant à réfléchir sur notre identité et sur l’équilibre de notre organisme. Peut-on imaginer aujourd’hui une œuvre mettant en scène, à l’instar de Portraits de bactéries, une culture du virus SARS-CoV-2 ? Quelles questions nous poseraient alors ces « portraits » hypothétiques du virus ? Quelle serait leur réception par le public ? L’œuvre serait-elle considérée comme une fréquentation du danger ? Serait-elle même interdite par la loi pour cause de danger sanitaire ? En effet, utiliser les bactéries comme « matériau artistique » peut apparaître, dans le contexte actuel de la crise sanitaire, comme un « jeu imprudent ». En ce sens, le bio-art pourrait flirter avec la notion de risque, intrinsèque au monde vivant microscopique et à ses transformations. Cette rencontre audacieuse entre l’art, le vivant observé grâce au microscope8 et le risque serait-elle seulement un caprice frivole du mythe romantique de la modernité ? Si l’on (re)questionne notamment la performance 1 000 Handshakes (2015) du biologiste et bio-artiste François-Joseph Lapointe à la lumière de la crise sanitaire actuelle, nous nous apercevrons que cette opération artistique pourrait être considérée aujourd’hui comme un « attentat biologique » ou, pour le moins, comme une « action suicidaire ». Pour rappel, le 28 février 2015, lors de la Nuit blanche de Montréal, le bio-artiste a serré la main de 1 001 personnes dans le but de « récolter » des bactéries et d’observer les changements engendrés par ce geste sur son microbiome cutané. Les échantillons de cette expérience ont servi pour produire des « égoportraits » qui révèlent la transformation de l’identité métagénomique. L’action de François-Joseph Lapointe interrogeait alors les limites de l’individu vu comme Homo bacteriens (Lapointe : 2017, p. 56-57), soit une sorte d’observatoire des transformations de l’identité métagénomique au contact de l’environnement, des rencontres et des expériences… En 2015, avec la performance 1 000 Handshakes, il s’agissait de prendre conscience des interactions invisibles et transformatrices entre l’humain et son environnement. En 2020, avec la pandémie de Covid-19, quasi chaque habitant de notre planète a pu conscientiser et appréhender l’interdépendance entre vie humaine et vie microbienne. Ainsi, l’action bio-artistique de François-Joseph Lapointe peut nous apparaître, par certains aspects, comme « annonciatrice » de l’ère du Covid-19. Aussi, dans le contexte de cette crise sanitaire, une performance telle que 1 000 Handshakes paraît-elle inenvisageable, sous peine de lourdes sanctions. Mais si cette action est plus que risquée, est-elle encore nécessaire du point de vue d’une prise de conscience collective face au monde vivant microscopique ? Désormais, ne pourrions-nous pas imaginer le monde humain comme un gigantesque laboratoire, où se déroulerait une sorte de performance bio-artistique qui dérape à l’échelle planétaire ? Cette comparaison métaphorique entre deux situations bien distinctes (celle de notre monde à l’ère du Covid-19 et celle d’une performance bio-artistique) n’est ici qu’une vue d’artiste qui assume sa subjectivité ; néanmoins, elle nous permet d’entrevoir que ce qu’il est convenu d’appeler le réel – ce mot toujours inadéquat – pourrait dépasser de loin les imaginaires bio-artistiques. Ces derniers cherchent souvent à prévenir le grand public des dangers relatifs à la manipulation sur le vivant et d’une science qui échappe au contrôle. L’artialisation du microcosme, proposée comme programme artistique dans de nombreuses démarches au croisement de l’art et de la biologie9, peut nous renvoyer par ailleurs indirectement aux problèmes éthiques liés aux micro-organismes modifiés génétiquement (MGM). Notons que, même si la manipulation de la vie des micro-organismes à des fins scientifiques ou artistiques n’est pas considérée comme un « problème éthique », ce dernier se pose cependant par rapport aux conséquences des MGM sur notre environnement et notre santé. Si, avec son projet The Xenotext (dont l’idée est née dans les années 2000), le poète Christian Bök montre une volonté de s’approprier et de « conquérir » le monde invisible des bactéries afin de les utiliser littéralement comme support d’information minuscule et indestructible10, c’est désormais le monde des virus qui semble conquérir le monde macroscopique humain, en l’utilisant comme un « support » de développement. Cette situation offre peut-être la possibilité d’un renversement de perspective qui bouleverse quelque peu nos visions anthropocentriques. Ainsi, le virus SARS-CoV-2 est devenu, d’une certaine manière, la « figure » médiatique centrale de notre monde humain. L’ère du Covid-19 n’impliquera-t-elle pas en ce sens un changement radical de paradigme, interrogé notamment par le bio-art, responsabilisant l’humain dans son lien « vivant » avec les micro-organismes ?
Cartographier l’omniprésence des micro-organismes
Dans cette mouvance artistique inspirée du monde microbien, il convient de distinguer les démarches des bio-artistes utilisant l’expérimentation grâce aux biotechnologies de celle des artistes qui s’ancrent dans un geste expressif « traditionnel » pour porter un autre regard sur les micro-organismes11. Lorsqu’une pratique artistique traditionnelle croise les connaissances biologiques actuelles, elle semble mettre le geste humain au service d’une conscience des réalités cachées. Avec son autoportrait intitulé Our Self Portrait: The Human Microbiome12, Joana Ricou13 proposait notamment, en 2011, une sorte de localisation du microbiote14 sur son visage. Comme dans sa peinture Other Self II. The Human Microbiome (2011), la « localisation » du microbiote dans le corps humain est représentée au moyen de taches de couleur. Cette « localisation » imaginaire crée, du reste, un langage pictural proche de l’impressionnisme et du pointillisme. Ce n’est pas l’outil scientifique qui dicte le langage plastique de Ricou mais l’imagination provoquée par la connaissance scientifique sur le microbiote. Par sa peinture aux touches impressionnistes, Joana Ricou cherche à rendre le spectateur réceptif à l’omniprésence des micro-organismes15. Rappelons que, d’après les connaissances scientifiques, 8 % de notre ADN est d’origine microbienne essentiellement virale. Ce phénomène invisible traversait également les travaux de Rebecca D. Harris16. Avec l’œuvre Symbiosis17, datée de 2015, l’artiste révèle minutieusement cette réalité cachée au moyen de la broderie et du textile. Puisant dans la recherche scientifique sur le microbiote humain, l’œuvre fait référence à la grande communauté de micro-organismes peuplant notre corps. Il s’agit d’une broderie réalisée sur un tissu de coton représentant une figure de femme enceinte. Celle-ci est traversée par des lignes évoquant tant les contours d’une carte géographique que certaines images de l’IRM médicale. Grâce à ces lignes brodées de fil noir, le corps devient la métaphore d’une « zone géographique » donnant à voir le déploiement de milliers de micro-organismes. Ces derniers sont représentés par des nœuds français brodés à la main avec des fils de différentes couleurs ; chaque couleur représente un groupe différent de micro-organismes présents sur notre peau. Les nœuds brodés en couleurs de Rebecca D. Harris donnent ainsi une idée de la diversité, des proportions et de la localisation des communautés de micro-organismes qui nous habitent. En 2020, Rebecca D. Harris aurait-elle ajouté à cette « cartographie microbienne18 » une couleur supplémentaire qui symboliserait le virus19 SARS-CoV-2 ? Quoi qu’il en soit, avec Symbiosis, le corps se présente comme un écosystème où, pour préserver la santé, cette gigantesque communauté de micro-organismes exige d’être maintenue en permanence dans un équilibre. La spécificité du langage plastique ou graphique ainsi que des matériaux employés détermine la lecture de l’œuvre. Alors que « les textiles sont généralement utilisés pour couvrir, Rebecca D. Harris les utilise comme support pour révéler l’invisible20 ».
Revenir au geste
Dès lors que nous sommes dans un « faire » artistique, les gestes corporels ne peuvent se contenter d’exprimer uniquement un discours scientifique, une posture sociale, un questionnement identitaire ou une intention philosophique. Le geste qui lie l’artiste à son outil et à ses matières semble exister en soi et pour soi. Autrement dit, il a sa propre « narration ». Il peut se détourner de toute actualité urgente ou la prendre comme alibi au profit de lui-même. La période du confinement m’est apparue comme un « temps suspendu », m’invitant à réaliser la nécessité fondamentale d’un retour au geste. J’ai alors abandonné provisoirement mes expérimentations bio-artistiques, qui consistaient jusqu’ici à créer des dessins dits « vivants » ou « assistés par nature », réalisés avec des micro-organismes (fig. 2), pour revenir au crayon et au papier (fig. 1).
Si apprendre à maîtriser davantage le développement des micro-organismes afin de réaliser des « images vivantes » et évolutives en toute autonomie fut une étape de libération importante pour l’évolution de ma pratique du dessin, ce retour au crayon en temps de confinement fut salvateur. C’est aussi grâce à un regard posé sur les détails imperceptibles de mes « dessins vivants » (fig. 2) que j’ai pu percevoir la nécessité du geste artistique comme une évidence. Paradoxalement, le « dessin vivant », produit du « travail » des micro-organismes, me reconduit en cette période du confinement au désir de revenir au crayon pour « enregistrer » et interpréter les phénomènes à peine visibles qui s’y déroulent. Serait-ce que tout recommence ?
Dessin réalisé à la main et « dessin vivant » ont une même source : l’attention augmentée aux phénomènes imperceptibles et le désir d’entrer en rapport avec ce qui échappe à nos sens. Ils seraient en ce sens inséparables ; l’un conduit à l’autre et réciproquement. Je me suis surprise à convoquer les pouvoirs thérapeutiques de l’art. Depuis plusieurs années déjà, mes dessins sur et hors papier cherchent à interpréter les mécanismes qui agitent sans cesse la matière vivante dans ses parcelles invisibles, mais, pendant la période du confinement, ils se sont vu envahir par des armées de globules blancs se confrontant à un monde microbien en perpétuel mouvement. Le dessin aurait-il ici une vertu « psychomagique » ? Dessiner reviendrait, dans ce cas précis, à envisager la matière, animée à l’échelle microscopique, avant tout comme un lieu de transformation (fig. 3), traversé par un vent tourbillonnant résonnant avec notre vie psychologique. Dans le contexte actuel, il m’est apparu que la relation que nous entretenons avec le monde microscopique vivant demandait à être réenchantée. J’ai alors lancé une série de « conversations avec le vivant » ou de « microthérapies » via ma chaîne YouTube21. Ces vidéos, dont la visée était avant tout thérapeutique, sont destinées à apaiser la peur des microbes et à mieux faire comprendre notre lien avec l’infinitésimal à travers le prisme de l’art et des travaux de divers chercheurs scientifiques.
D’une « conversation » à l’autre, il s’agissait de se confronter aux limites d’un regard « humain, trop humain22 » porté sur les réalités biologiques. Avec ces vidéos « microthérapeutiques » tout autant qu’avec mes « dessins confinés », je suivais le fil d’un même désir : mettre l’accent sur la relation dynamique et sensible entre la matière vivante, qui nous tisse et qui nous dépasse, et notre vie psychologique. Les mondes microscopiques dessinés devenaient subitement des états de passage psychologiques, des sensations enfouies ou des métamorphoses intérieures. Le dessin peut aussi parfois mettre l’accent sur le potentiel esthétique des micro-organismes. Les œuvres invitent, en ce sens, à une contemplation esthétique « désintéressée », qui permet de montrer autrement certaines formes de vie invisibles et considérées comme menaçantes. Est-il immoral de mettre l’accent sur le potentiel esthétique du SARS-CoV-2 ? Serait-ce au contraire nécessaire pour mieux accepter la situation actuelle et « vivre avec le virus » ? Tout en assumant sa subjectivité, le dessin cherche à dénuder l’intimité d’une matière animée mouvementée, qui constitue l’être humain de l’intérieur. Dessiner les plus petits éléments de la nature revient alors à rendre compte de ce mouvement incessant de la vie biologique. Il s’agit d’apprivoiser intimement ce qui déborde et surprend sans cesse : le monde vivant. Si la science désubjective les sujets vivants microscopiques en objets vivants universels et descriptibles, l’« apprivoisement subjectif » opéré par la fonction artistique cherche à (re)singulariser ces derniers, à les éloigner des prototypes standardisés au profit d’une poétique puisant sa source dans l’imagination. Si la science explique les réalités invisibles, la pratique artistique pourrait, à travers un geste, matérialiser et rendre plus sensible notre rapport aux formes de vie invisibles.
L’art à l’épreuve du monde vivant (ouverture conclusive)
La crise sanitaire que nous traversons nous invite à réfléchir sur la nécessité d’enchanter notre lien intime avec le monde vivant microscopique en relation. Au croisement des langages scientifiques et artistiques, l’art peut permettre de percevoir autrement ce lien. Des pratiques artistiques dites « traditionnelles » aux expérimentations ou auto-expérimentations du bio-art, nous sommes invités à prendre conscience de l’omniprésence du monde microscopique à la fois dans le corps humain et dans notre environnement. Si, depuis l’émergence de la mouvance du bio-art dans les années 1990, l’art peut devenir un terrain pour montrer au grand public ce dont les biosciences sont capables aujourd’hui, la situation autour de la pandémie de Covid-19 semble dépasser par son ampleur les imaginaires bio-artistiques. De nombreuses propositions bio-artistiques dévoilent un rapport au monde interrogeant un désir de contrôle sur le vivant. Les « iris hybrides » de George Gessert ou les ailes de papillons modifiées de Marta de Menezes semblent nous prévenir des dangers que peut potentiellement représenter le pouvoir humain sur le monde vivant. Rappelons aussi le projet The Xenotext du poète Christian Bök, cité plus haut, où il s’agit également d’exercer, à des fins artistiques, un contrôle sur le fonctionnement « naturel » des micro-organismes. Ces derniers apparaissent, dans le champ du bio-art, comme des « outils vivants » offrant la possibilité d’expérimenter de nouveaux supports de création. Par conséquent, s’agit-il ici de créer avec la nature ou, au contraire, de lui « imposer » un ordre nouveau ? Dès lors qu’il s’agit d’une manipulation du vivant, les frontières entre la « conquête » et la recherche de « nouveaux partenariats » avec la nature semblent ambiguës.
Cette vision de l’être humain, qui contrôle les matières vivantes afin de les soumettre à une « volonté anthropocentrique », se retrouve quelque peu bousculée à l’heure de la pandémie de Covid-19. Si, depuis la révolution génomique, nous savons que l’être l’humain est un écosystème à lui tout seul, cohabitant avec des millions de micro-organismes, les démarches bio-artistiques de Joana Ricou, de Rebecca D. Harris ou de François-Joseph Lapointe, citées plus haut, semblent bouleverser, à leur manière, notre vision anthropocentrique du monde, selon laquelle l’être humain serait au centre de la création. À l’épreuve du monde vivant toujours imprévisible, nous sommes invités à (re)questionner cette vision anthropocentrique, à réenchanter notre rapport au monde vivant microscopique. Ainsi, l’art pourrait parfois révéler un désir de contrôle sur le monde vivant ou a contrario permettre de chercher des rapports harmonieux avec ce dernier. Le geste artistique pourrait « subjectiver » et « poétiser » d’une certaine manière l’omniprésence des micro-organismes sur notre corps et dans l’environnement. Enfin, en ces temps de turbulences sanitaires qui secouent toutes les sphères de notre existence, ne pourrions-nous pas concevoir le pouvoir salvateur du geste de la main de l’artiste, cherchant à nouer un lien plus sensible avec le monde microscopique ? Le dessin peut permettre de montrer autrement les réalités biologiques cachées. Il entraîne son auteur dans un temps de rêverie qui le détache du territoire confiné, du temps et des règles sociales, approchant ainsi la poétique d’un monde vivant invisible. Dessiner en période de confinement revient, pour moi, à renouer avec les imaginaires oniriques autour de la matière vivante, à reconsidérer leurs forces sur le psychisme humain. Le dessin que j’engage peut notamment « convoquer la puissance des globules blancs » ou mettre l’accent sur le potentiel esthétique des micro-organismes pathogènes tels que les virus. Dans les deux cas, il s’agirait d’une tentative « d’appropriation subjective » du monde vivant microscopique. Peut-on alors (re)considérer le pouvoir thérapeutique de l’image dans le contexte de la pandémie ? L’artiste n’est pas seulement un être qui pense son rapport au monde vivant ; il est aussi un être qui rêve, ressent et imagine les réalités biologiques. Dessiner ne revient-il pas, in fine, à penser, tout en rêvant et en imaginant le monde qui nous échappe ? Les espaces confinés, dans lesquels nous sommes contraints d’évoluer pendant cette période de crise, peuvent souvent exclure la poétique. Or, si nous suivons la pensée d’un philosophe comme Gaston Bachelard, la poétique serait essentielle pour vivre harmonieusement notre expérience du monde. En ce sens, revenir à la rêverie sur les matières animées invisibles et au geste de la main, qui dessine et subjectivise les êtres vivants accessibles seulement au microscope, peut également être défini comme une forme apolitique de résistance par la poétique. Ainsi, à l’ère du Covid-19, (re)questionner les effets thérapeutiques du faire artistique en « conversation avec le monde vivant » apparaît comme un programme de création. Les « espaces-temps de création » fécondés par le vivant pourraient alors nous apparaître comme un antidote aux « espaces-temps confinés » relatifs à la situation sanitaire.
Notice biographique
Iglika Christova est plasticienne et docteure de l’université Paris I – Panthéon-Sorbonne en Arts et sciences de l’art. Elle s’inscrit dans une recherche interdisciplinaire entre l’art et la biologie. Afin d’engager un dialogue entre le dessin et le microcosme des matières vivantes, elle collabore avec différents acteurs de la recherche scientifique. Dans le cadre de ses récentes expositions personnelles (galerie Arosita en février 2019, l’Orangerie-Espace Tourlière en novembre 2017, galerie Graphem en janvier 2017), Iglika Christova a présenté la vie invisible des arbres, des OGM ainsi que des micro-organismes évoluant dans une goutte d’eau. Iglika Christova invite à déplacer les frontières du dessin sur et hors papier vers un dessin dit « vivant », réalisé par le biais de micro-organismes.