Table des matières
Femme masquée : science, féminisme et confinement.
Étude des masques d’ORLAN contre la pandémie
Confiné·e·s dans leur atelier conjuguant parfois lieu de vie et espace de création, certaines et certains artistes interrogent l’expérience collective que constitue la pandémie de la Covid-19, telle ORLAN avec son œuvre Les masques arrivent. Composée de deux photographies d’elle portant un masque différent, entouré de représentations du virus, celle-ci répond au contexte de pénurie de masques à la fin de l’année 2019 et est conçue à la suite de l’appel aux artistes, en avril 2020, de l’Opline Prize, association décernant un prix d’art contemporain on line, afin de communiquer l’importance de « se protéger pour protéger les autres1 ». Ces masques s’inscrivent par ailleurs dans le questionnement de l’artiste française sur le corps, selon une visée féministe depuis le milieu des années 1960. En effet, le premier masque, composé d’une mosaïque bariolée de cellules, se réfère à une conception organique du corps, tandis que le second renvoie à une conception davantage sexuelle, puisqu’il représente la vulve d’ORLAN. Ce dernier masque s’inscrit ainsi dans l’intention de l’artiste de donner forme aux pressions sociales qui s’inscrivent sur le corps des femmes, trouvant un écho particulier lors du confinement avec les violences contre celles-ci.
Les masques d’ORLAN ayant été réalisés très récemment, cette première analyse peut être nourrie par la recherche en histoire de l’art abordant le rapport qu’entretient l’art avec la science, constituant des études assez récentes dans le cas de l’artiste. En effet, ORLAN manipule les nouvelles technologies et les organismes vivants depuis la fin des années 2000, avec notamment son Manteau d’Arlequin, sa première œuvre à employer les biotechnologies, qui est à confronter ici avec les masques à la fois sur le plan formel et discursif. Néanmoins, Le Manteau d’Arlequin semble toujours abordé dans son rapport aux technologies, comme l’atteste le catalogue de l’exposition pour laquelle l’œuvre est réalisée, Sk-interfaces: Exploding Borders. Creating Membranes in Art, Technology and Society, publié en 2008, qui mentionne l’invisibilité à l’œil nu des cellules comme un processus de résistance au marché de l’art (Hauser : 2008, p. 87). Plus récemment, en 2018, Camille Prunet pointe plutôt la notion d’hybridation de l’installation réalisée avec plusieurs médiums et dresse une description plus pragmatique des moyens techniques utilisés (Prunet : 2018, p. 230). Par ailleurs, la production d’ORLAN touchant le domaine scientifique demande à être contextualisée avec ses implications sociales, comme nous l’avions entrepris avec notre contribution au colloque « Du rite au mythe : le carnaval dans la culture européenne », organisé par l’université de Florence, en démontrant la manière dont l’esthétique carnavalesque mise en œuvre par ORLAN, entre autres, met en crise la féminité (Petit Dit Duhal : 2021). De la même manière, il s’agit ici de repenser les enjeux de la collaboration entre l’art et la science dans leur rapport avec les problématiques sociales.
L’approche de Les masques arrivent vis-à-vis de la politique des corps et des rôles de genre est notamment à mettre en perspective avec le texte intitulé « Nous étions sur le point de faire la révolution féministe… et puis le virus est arrivé » du philosophe et spécialiste de la théorie queer Paul B. Preciado, publié en ligne dans Libération en avril 2020, pendant le confinement, qui questionne la notion d’identité dans le contexte de la crise de la Covid-19. Selon Preciado, la pandémie a stoppé le soulèvement transféministe décolonial et écologiste alimenté ces dernières années, entre autres, par les mouvements MeToo, Black Lives Matter et le mouvement transgenre (Preciado : 2020, § 7). La crise sanitaire et la mise en quarantaine tendraient alors à modifier la subjectivité ainsi que la perception du monde, pouvant « générer, en fin de compte, une “métamorphose”, un devenir autre » (Preciado : 2020, § 10). En effet, Preciado renvoie aux rituels de métamorphose chamanique des Amérindiens autochtones tupis pour « arrêter le monde » et devenir autre selon trois phases, en passant d’abord par la confrontation du sujet à sa condition mortelle, puis par la prise de conscience de son positionnement dans la chaîne trophique, c’est-à-dire sa place dans l’alimentation au sein d’un écosystème, et enfin par la modification de son désir (Preciado : 2020, § 12).
Afin d’établir une lecture de Les masques arrivent d’ORLAN, comme représentation symbolique de l’état social pendant la crise sanitaire, il s’agit de confronter l’œuvre avec l’analyse conceptuelle que Paul B. Preciado fait de la gestion des corps en temps de pandémie : comment la création artistique, en friction avec son contexte historique et social, dépasse ici la simple prévention sanitaire pour formuler une pensée critique féministe ? De quelle manière les masques d’ORLAN permettent d’élaborer un processus de « devenir autre » dans le contexte d’un monde arrêté par la crise de la Covid-19 ? Pour ce faire, il semble nécessaire d’analyser d’abord la mise en scène « contagieuse » de ces masques, c’est-à-dire leur propagation tant sur le plan iconographique que technique, avant de poser la question de la place qu’ils occupent dans l’uniformité d’une société individualiste et leur potentialité d’apporter, de manière symbolique, de la différence sociale.
Une esthétique de la contagion
Au mois d’avril, ORLAN met en ligne sur son site officiel deux photographies, Les masques arrivent, structurées de la même manière : l’artiste est représentée en buste de trois quarts, le regard fixant l’objectif photographique. Elle porte sur sa bouche et son nez un masque, différent pour chaque image, mettant en évidence les bosses qu’elle s’est fait poser lors de ses opérations chirurgicales au début des années 19902. Sur un fond blanc, ORLAN est entourée de représentations conventionnelles de la structure biologique du coronavirus, composée d’une sphère couronnée sur toute sa surface de petites pointes, nommées « péplomères », qui permettent de pénétrer et d’infecter les cellules hôtes. Répondant à la difficulté de représenter l’invisible à l’œil nu, il s’agit de vues microscopiques traitées numériquement, leur donnant une profondeur de champ ainsi qu’une texture lisse produisant un effet collant, comme s’il était difficile de s’en défaire. Ces structures biologiques sont mises en valeur par leur couleur, qui varie selon la photographie : sur celle où l’artiste porte le masque représentant une mosaïque de cellules, les sphères couronnées sont vertes, rappelant l’imaginaire de la maladie, tandis qu’elles sont rouges sur la seconde photographie au masque représentant sa vulve, peut-être en référence au danger de la pandémie, à la fièvre causée par le virus ou encore au sang menstruel qui pourrait émaner du sexe en question. Les compositions photographiques étant similaires, le choix des coloris semble donc effectué selon leur adéquation au motif du masque porté par ORLAN.
Si les masques constituent des accessoires dont l’objectif est de contrer la propagation du virus, les motifs du premier – reprenant l’imagerie médicale avec des vues macroscopiques de cellules, de virus et de phages – font référence à plusieurs œuvres d’ORLAN, telle une sorte de propagation iconographique trans-œuvre. En effet, il est possible de remarquer pour la première fois cette utilisation iconographique dans la production de l’artiste en 2008, avec son installation biotechnologique intitulée Le Manteau d’Arlequin, constituée de losanges colorés dans lesquels sont installées des boîtes de Petri contenant des cellules mortes animales et humaines, dont celles de l’artiste3. Considérant le corps comme obsolète, ORLAN en conçoit un développé technologiquement sous la forme d’un costume du personnage de la commedia dell’arte italienne. Cette installation comporte des cellules extraites d’une tumeur cancéreuse du col de l’utérus d’une femme africaine et achetées à une banque de cellules américaine. Celles-ci se nomment « HeLa » en référence à la patiente Henrietta Lacks (1920-1951), sur laquelle elles ont été prélevées en 1951. Il s’agit des premières cellules à être cultivées in vitro et qui prolifèrent en se divisant indéfiniment. Ce processus ne concerne pas toutes les cellules cancéreuses : il est question du cas précis d’une patiente ayant en elle plusieurs virus qui hybrident ses cellules. L’installation intègre alors un « corps mort qui continue à exister » (Brit, Meats : 2014, p. 309) et reflète les processus naturels de la naissance, de la mort et de la renaissance. En effet, Le Manteau d’Arlequin joue avec la notion d’immortalité qui se trouve dans des cellules de virus, certains étant mortels et d’autres sources de vie (Chavanne, Morineau : 2011, p. 29), créant une tension poétique dans l’espace et le temps, puisqu’elles prolifèrent dans la durée. La réutilisation, dans l’un des masques d’ORLAN, des motifs d’Arlequin évoquant la notion d’immortalité fait alors écho à l’usage historique de ces accessoires, qu’il soit symbolique avec les masques mortuaires célébrant le défunt ou qu’il soit davantage médical et sanitaire, imposé par la pandémie pour éviter la mort. L’iconographie et la fonction protectrice du masque rappellent donc la fragilité de la condition humaine et les risques sanitaires en temps de pandémie.
Les motifs bariolés de cellules du Manteau d’Arlequin recouvrent l’installation multimédia Un bœuf sur la langue, réalisée en 2010, dans le cadre de l’exposition éponyme à la chapelle de l’oratoire du musée des Beaux-Arts de Nantes4. Déployée dans la nef, cette œuvre est composée d’un élément central ayant une forme de corps, dissimulé par un long tissu noir, surélevé par une estrade inclinée, entouré d’une douzaine de mannequins féminins de taille humaine adoptant des poses de modèles de photographies de mode et habillés de robes et de pantalons en velours. Les motifs des cellules colorées ne sont ici visibles que d’un certain angle de vue : lorsque le public pénètre dans la salle, il voit l’installation tout en noir, mais lorsqu’il avance dans la nef, il découvre que les faces cachées des vêtements des mannequins, des côtés de l’estrade, de la silhouette centrale ainsi que des arcades aveugles latérales sont recouvertes des motifs d’Arlequin composés de triangles colorés, et non plus de losanges, comportant des images de virus, de bactéries et de cellules. Il est possible de remarquer l’intégration de mots dans quelques triangles ainsi que sur chaque mannequin, pouvant remplacer l’un de leur bras ou même servir d’accoudoirs, d’accessoires de mode. L’œuvre contient alors vingt et un mots différents (Chavanne, Morineau : 2011, p. 7), relevant soit d’un vocabulaire à la portée de tous, tels que « trouble », « collectif », « appartenance », soit d’un vocabulaire plus spécialisé dans certains domaines, comme « cellule souche » ou « phagothérapie ». Il s’agit alors de champs lexicaux variés, relatifs aux champs politique, social, scientifique et médical, et qui rendent compte d’une sorte de métissage verbal. Le vocabulaire choisi donne à voir une certaine vision du monde allant de l’ouverture et de l’harmonie, comme le sous-entendent par exemple les mots « le tout-monde », « symbiotique » et « collectif », à la lutte, telle que l’évoquent « surfemme », « empêchement » et « dérèglement », s’inscrivant donc dans un engagement féministe et multiculturaliste.
Il est également possible de retrouver ces motifs ainsi que ces mots, plus récemment encore, dans Les Phages d’ORLAN, une installation réalisée en 2018, dans les nouveaux locaux de l’institut Pasteur5, dans le cadre du projet interdisciplinaire Organoïde, rassemblant des propositions artistiques qui donnent à voir les découvertes et les enjeux des recherches scientifiques de l’institut6. Cette installation consiste à propager les mêmes motifs d’Arlequin sur le sol, les murs et des tables, constituant un lieu de passage et de sociabilité, en adéquation avec une conception de la société fondée sur l’échange. ORLAN intègre à ces motifs un nouveau type de cellule, les phages (qui sont des virus infectant uniquement des bactéries et qui permettent de soigner), découverts au début du XXe siècle, mais mis au second plan dans la recherche avec l’arrivée des antibiotiques et redécouverts ces dernières années. L’artiste rend alors compte du fait que le corps est organique et qu’il est composé d’éléments vivants qui bataillent entre eux et s’échangent leur propriété afin de rester en équilibre. Cette composition complexe se retrouve par ailleurs au niveau du corps de l’œuvre : cette utilisation des mêmes motifs pourrait donc, dans le contexte actuel, être appréhendée comme une sorte de contagion esthétique propagée dans la production d’ORLAN.
L’idée d’une contagion semble aussi se répéter dans la diffusion des masques de l’artiste par différents médiums, d’abord au moyen du numérique, avec l’appel de l’Opline Prize, qui les a diffusés à la manière d’un virus infectant un ordinateur, non pas dans la mesure où ils sont envoyés sous forme de spam ou de troll, mais sujets à une propagation rapide dans les réseaux interconnectés, en l’occurrence leur site Internet et les réseaux sociaux, qui constituent, en ces temps de pandémie, des espaces de communication privilégiés. En effet, lors du confinement, la place du numérique est devenue plus importante et a tendu d’ailleurs à modifier l’espace domestique, principalement dans le cadre du télétravail. En se servant du flux d’informations sur les réseaux connectés et en le stoppant le temps de la contemplation de l’œuvre, la diffusion des masques d’ORLAN trouve, dans ce contexte, un écho particulier.
La propagation de Les masques arrivent s’effectue également par leur tirage photographique en 112 cm de longueur sur 114 cm de largeur, pour l’exposition « Une œuvre, un artiste, un jour » organisée du 30 juin au 31 juillet 2020, à l’espace Art Absolument, affilié à la revue d’art éponyme qui diffuse, dans le même temps, les photographies sur son site Internet. Cette exposition met en ligne, comme l’indique son intitulé, une œuvre picturale, photographique ou sculpturale d’un·e artiste par jour pendant quarante-trois jours7. La photographie digitale et sa reproductibilité (à la manière d’un virus informatique) constituent alors un rapport au numérique inversé par rapport à celui expérimenté par ORLAN avec un autre type de masque, en 2014 : c’est-à-dire qu’au lieu que l’œuvre s’échappe de son format virtuel, sa série des Self-Hybridations Opéra de Pékin devient numérique. Cette série photographique est constituée en fait d’autoportraits, représentant l’artiste de face recouverte de motifs et couleurs différents qui font référence aux masques de l’Opéra de Pékin8, un spectacle d’origine chinoise où traditionnellement les hommes jouent les rôles de femmes : l’artiste renverse alors cette règle de manière critique, en intervenant symboliquement là où elle ne serait pas acceptée (Franck : 2017, p. 58). La disposition des motifs en camouflage réagit comme un code QR, qui peut être lu en étant scanné par une application de réalité augmentée, faisant apparaître un avatar animé d’ORLAN en trois dimensions. Celui-ci commence par retirer successivement de son visage les différents masques présents dans cette série de Self-Hybridations, jusqu’à ce qu’il soit démasqué pour exécuter ensuite une série d’acrobaties. Le public peut alors se photographier avec l’avatar et partager sa photographie sur les réseaux sociaux. La diffusion sur Internet et le transfert de médium sont donc déjà expérimentés par ORLAN et s’inscrivent dans un contexte de mondialisation accrue qui change les rapports que l’on entretient avec l’altérité.
Une autre phase de contagion de la photographie digitale s’opère comme une sorte de démocratisation de l’art, lorsque, au mois de mai 2020, ORLAN accepte de participer à la création de masques pour le projet Mask of Art, mené par Lionel Baert et Mathieu Allouch, qui, avec leur chaîne YouTube « Of Art », s’employaient déjà à la vulgarisation de l’art contemporain. Sous le marrainage de la danseuse étoile et chorégraphe Marie-Agnès Gillot, une quarantaine d’artistes sont sollicités pour élaborer quatre collections de dix masques, privilégiant le circuit court9. Seulement l’un des deux masques d’ORLAN, celui avec les motifs d’Arlequin, devient alors un objet du quotidien : il s’agit d’un masque en polyester et en coton, conforme aux réglementations en vigueur, lavable trente fois et vendu à un prix relativement abordable10. Par ailleurs, la participation d’ORLAN à cette opération ne constitue pas seulement une sorte de promotion de sa production, mais s’inscrit aussi dans une conception d’un art engagé socialement, puisque 30 % des recettes de la vente de ses masques est reversé à l’association des Restos du cœur, qui apporte une assistance aux personnes dans le besoin11.
Les masques arrivent semble ainsi être le sujet d’une double contagion simultanée, d’une part, de manière iconographique, en ce que les motifs sont employés d’œuvre en œuvre, et, d’autre part, grâce à la nature digitale des photographies permettant des tirages et la conception de masques réels. Les caractères multipliable et reproductible de l’œuvre s’y trouvent d’ailleurs exploités selon une démarche engagée par le pop art, en investissant différentes sphères, comme le marché de l’art ou les structures caritatives. ORLAN utilise, certes, le système capitalisme à son avantage, en dressant un rapport ambigu entre l’œuvre d’art et l’objet de consommation de masse, mais explore aussi, en tant qu’artiste, l’adéquation entre le contenu et la forme plastique de l’œuvre : étant composés de cellules cancéreuses ainsi que de phages et quittant le support bidimensionnel du tableau pour se propager virtuellement et physiquement comme un virus, les motifs du premier masque d’ORLAN rappellent notre condition mortelle et vulnérable, constituant en quelque sorte la première étape du « devenir autre » selon Paul B. Preciado, avec le partage des « expériences de dépossession, d’oppression et de mort que le capitalisme génère » (Preciado : 2020, § 15) .
Le masque comme marqueur social de la différence
Les conséquences du confinement, pendant la pandémie de Covid-19, mettent en exergue l’impact du capitalisme sur l’écologie, sur la précarité des classes sociales ainsi que sur la différence entre les pays du Sud et du Nord (Preciado : 2020, § 17). Cette segmentation de la société rend alors compte du déséquilibre de la chaîne trophique du capitalisme, en tant que système de production et de consommation. Par ailleurs, selon Paul B. Preciado, la seconde étape du rituel tupi est cette prise de conscience de la place du sujet dans la production de la vie que constitue la chaîne trophique : il s’agit ici de saisir la manière dont les masques d’ORLAN participent à cette seconde phase du rituel, notamment en donnant à voir les problématiques sociales accentuées par la crise sanitaire. En effet, ces œuvres renvoient l’identité occidentale, masculine et blanche, à sa position dans le système idéologique dominant et à la manière dont elle participe à un clivage social, notamment lié au racisme, avec les phénomènes d’exclusion, et au sexisme attribuant un rôle subordonné aux femmes.
L’usage des masques, outre leur fonction sanitaire, renvoie à la pratique du carnaval, dont les participants s’affranchissent, le temps de la célébration, des frontières entre les classes sociales et des rôles entre dominés et dominants (Bakhtine : 1982). Si, selon Claude Lévi-Strauss, le masque transforme l’identité du sujet et contribue à sa construction, en affirmant une différence (Lévi-Strauss : 1975), l’émancipation de la condition sociale du sujet lui permet de s’inventer, de devenir autre et de participer à une sorte de travestissement, à l’instar du maquillage et de la chirurgie esthétique. Les masques d’ORLAN portés par des individus permettent ainsi, en même temps que de constituer un nouveau support d’exposition de l’œuvre d’art, d’apporter de la différence en ce qu’ils semblent provoquer ce « devenir autre » chamanique, en tant que processus identitaire de métamorphose modifiant le rapport du sujet avec le monde. Néanmoins, dans le contexte sanitaire actuel, les masques semblent être moins le signe de la distinction que de l’uniformité. Paul B. Preciado affirme pourtant que, si le masque efface visuellement les différences sociales, ces mêmes différences persistent derrière : « D’un côté, il y a le confinement social des Blancs aisés ; de l’autre, la contamination forcée des travailleurs pauvres, féminisés et racisés » (Preciado : 2020, § 19).
Les motifs d’Arlequin du premier masque d’ORLAN donnent à voir une hybridation sociale d’ordre symbolique. En effet, ces cellules d’origines différentes, telles que Le Manteau d’Arlequin, sont en fait un métissage métaphorique (ORLAN : 2011, p. 67) qui fait référence à la préface de l’ouvrage Le Tiers-Instruit, publié en 1991, dans lequel le philosophe Michel Serres conte la transformation d’Arlequin en Pierrot : les multiples couleurs de son costume se mélangent et deviennent blanches, constituant la métaphore de l’acceptation de la différence culturelle (Serres : 1991). Cette appréhension de la société comme métissage permet à ORLAN d’élaborer le fantasme d’un universel qui laisse une place centrale à la différence, tentant de pallier par l’imaginaire la réalité sociale et les phénomènes d’exclusion, ainsi que le conçoit Donna Haraway dans le Manifeste cyborg, écrit en 1985. Dans cette fiction, la philosophe et féministe américaine prend le cyborg comme figure de critique sociale et politique : il est un être hybride, qui fusionne le corps vivant et la machine et qui trouve en cela sa définition au-delà du déterminisme biologique. Ainsi, le cyborg déplace la norme entre l’humain et l’animal, mais aussi entre le masculin et le féminin en une sorte d’actualisation de la chimère antique. Il constitue alors la possibilité d’une identité multiple qui accueille en son sein la différence (Haraway : 1985).
Alimentant le clivage entre le corps contaminant et le corps non contaminant, qui prend le pas sur la dualité féminin-masculin, selon Preciado, la maîtrise de l’épidémie par l’imposition de la médecine comme norme produirait une nouvelle forme de société avec la régulation de corps objectivés (Preciado : 2020, § 6) qui tendrait à produire des exclusions, notamment concernant les classes populaires et les personnes précaires. Comme le philosophe l’indique, « la violence sexuelle et raciale est en train de muter avec le virus » (Preciado : 2020, § 19) : la protection de la santé publique, c’est-à-dire la « régulation hygiénique du corps social » (Preciado : 2020, § 9), est garantie par la gestion du corps dans l’espace, principalement au moyen du confinement. Celui-ci met en évidence la précarité des sans-abris (Preciado : 2020, § 21), le temps de travail y tient une place plus importante et les violences domestiques, notamment sexuelles, se multiplient sur les enfants et les femmes. Le second masque d’ORLAN représentant sa vulve serait ainsi susceptible de libérer la parole de ces dernières de manière symbolique, surtout en étant positionné sur la bouche de l’artiste sur la photographie.
Cette représentation de la vulve d’ORLAN renvoie au tabou du sexe féminin dans la société, ancré notamment par la psychanalyse, comme l’artiste l’a dénoncé en 1978 avec son installation-performance Étude documentaire : la tête de Méduse, exécutée au musée d’Art moderne Ludwig Forum für internationale Kunst à Aix-la-Chapelle (Viola : 2007, p. 26). Cette dernière se compose d’une sorte de labyrinthe, qui contient en son milieu une structure faite d’un drap tendu sur un châssis et percé afin d’y voir ORLAN positionnée derrière, les jambes écartées. Son sexe est dilaté par des pinces à dessin et agrandi par une grande loupe. Pendant que le spectateur ou la spectatrice est en train de regarder le sexe d’ORLAN, sa tête est filmée et projetée sur un moniteur vidéo. À la sortie du labyrinthe est distribué un extrait du texte de Freud « La tête de Méduse », datant de 1922, dont la première phrase que le public peut lire est : « À la vue de la vulve le diable même s’enfuit » (Estève, Vannouvong : 2009, p. 57). Dans ce texte, Freud analyse la sexualité infantile, qui passerait par l’horreur du sexe de la mère. Celui-ci, qui est en fait l’horreur de l’inceste, suggérerait alors la peur de la castration (Filloux : 2002). Le sexe féminin est alors étudié d’une manière sexiste, soulevant le rapport qu’il entretient avec la castration masculine. Dans un entretien publié dans le catalogue d’exposition Beautés monstres. Curiosités, prodiges et phénomènes en 2009, ORLAN indique qu’il s’agit d’une sorte de renforcement ou d’une presque personnification du sexe :
[Freud] compare l’effroi provoqué par la Gorgone à l’effroi de la castration, en somme l’effroi de la face à l’effroi de la vulve. […] C’est le thème du visage qui fait sexe et du sexe qui fait visage […].
Estève, Vannouvong : 2009, p. 21
La notion de sexe comme visage se retrouve dans le masque d’ORLAN, devenant une composante à part entière de son autoportrait. L’historien de l’art Jean Clair établit également une analogie entre la vulve et le regard de la figure mythologique de Méduse (Clair : 1989, p. 121), reprise par Pascal Quignard en 1994, qui fait du sexe féminin l’endroit où se mêlent la beauté et l’effroi (Quignard : 1994, p. 103). Selon lui, la vénération de la peur renvoie au verbe « méduser », qui évoque le regard pétrifiant de la gorgone, dont il rend manifeste l’érection statuaire du sexe masculin. À l’instar de Persée, il faudrait une réflexion sur le bouclier pour vaincre la créature mythologique et être sauvé du danger, c’est-à-dire qu’il faut créer une image. Ces questions d’esthétique, qui sont quelque peu sexistes et caduques aujourd’hui, semblent ici prises en contrepoint par l’artiste : elle crée justement une image faisant du caractère grotesque et stupéfiant de sa vulve une sorte d’icône ou de totem qui lui confère en cela un caractère sacré dans son rôle de protection contre le virus. L’aspect féministe de l’œuvre rappelle aussi le pendant de L’Origine du monde de Gustave Courbet qu’elle a réalisé en 1989. Dans L’Origine de la guerre, l’artiste établit en effet un cadrage non plus serré frontalement sur un vagin, mais bien sur un pénis en érection12. Par ailleurs, le fait que l’artiste change le « monde » en « guerre », revient à renverser la notion de « vie » par son contraire qu’est la « destruction ». Le sarcasme du titre annule alors l’érotisme du sujet en faveur d’un contenu plus politique : le sexe masculin deviendrait alors l’allégorie de la guerre entre les sexes et de la domination sur les femmes (Blistène et al. : 2004, p. 104).
La métaphore de la mixité sociale et la vulve, représentée telle qu’elle est, déstabilisent donc, dans la visée féministe de l’artiste, la représentation du corps correspondant à l’idéologie dominante, à l’instar de la pandémie qui, selon Preciado, trouve sa spécificité non pas dans le taux de mortalité élevé, mais dans la manière dont elle met ces corps hégémoniques dans la même situation que celle des réfugiés et des précarisés13 : « La crise du Covid-19 est une crise de la souveraineté du corps blanc masculin et hétérosexuel du capitalisme patriarco-colonial » (Preciado : 2020, § 15).
L’expérience collective de la pandémie est ainsi propice à la production d’œuvres interrogeant les phénomènes sociaux. ORLAN croise, avec ces masques, la science et les implications sociales pour poser la question de l’identité, notamment dans le contexte où la pandémie a interrompu les luttes sociales en cours. Si « le monde capitaliste s’est arrêté » (Preciado : 2020, § 10), impactant l’économie de la surproduction et de la surconsommation, Paul B. Preciado affirme que seules les luttes transféministes, anticoloniales et écologistes peuvent constituer une alternative au néolibéralisme (Preciado : 2020, § 27), en s’inspirant notamment des corps exclus de la société déjà en temps de non-pandémie, parce qu’ils ne correspondent pas aux normes dominantes. Néanmoins, le désir d’émancipation semble conditionné par le consumérisme et adapté au rapport production-consommation, comme l’affirme Preciado en indiquant que « la première chose que le pouvoir extrait, modifie et détruit est notre capacité à désirer le changement » (Preciado : 2020, § 28). La mise en crise du capitalisme par la pandémie de Covid-19 tendrait alors à transformer le désir politique pour « déplacer le régime capitaliste patriarco-colonial ». En élaborant une esthétique de la contagion – avec, d’une part, une iconographie qui se propage d’œuvre en œuvre et, d’autre part, une diffusion par transfert d’un médium à l’autre –, l’artiste formule une sorte de revendication au droit à la différence. Les masques arrivent pourrait alors constituer, par le biais de l’art, cette dernière phase du rituel de métamorphose chamanique tupi consistant à « devenir autre ». Il s’agit ici de se construire une identité autre, notamment à travers le port du masque comme travestissement, c’est-à-dire comme processus de métamorphose, dont l’iconographie renvoie, qui plus est, à la modification nécessaire, pour faire société, de son désir et donc des rapports que l’on entretient avec les rôles de genre ou avec l’origine sociale.
Dans une tentative d’ouvrir les problématiques et les angles de compréhension vis-à-vis d’une historiographie de l’histoire de l’art circonscrite à son rapport avec la science, cette étude pourrait être prolongée en mettant les masques d’ORLAN en relation avec un projet lancé par l’association Art of Change 21, en 2015, suite à la COP21, lequel a connu un regain au début de la pandémie sous l’intitulé Maskbook Covid-19. En effet, ce projet invite les internautes à concevoir leur propre masque et à le partager sur les réseaux sociaux afin de sensibiliser la population aux enjeux environnementaux (Colla : 2020). Cette piste de réflexion permettrait ainsi de saisir la manière dont le processus de « devenir autre », mentionné par Preciado, pourrait être investi, ou non, par le plus grand nombre, tout en mettant en relief les particularités des masques d’ORLAN.
Notice biographique
Quentin Petit Dit Duhal est doctorant en histoire de l’art et prépare sa thèse « Entre activisme et imaginaire : les représentations d’un troisième genre de la fin des années 1960 à nos jours » sous la direction de Thierry Dufrêne, à l’université Paris-Nanterre (ED 395, EA 4414), et en codirection internationale avec Thérèse St-Gelais de l’Université du Québec à Montréal. Il est également chargé de cours au département d’Histoire de l’art et d’Archéologie à l’université Paris-Nanterre ainsi qu’au département d’Arts plastiques à l’université Paris 8 – Vincennes-Saint-Denis. Auteur d’articles dans des revues scientifiques (Savoirs en prisme, ArtItalies, Sculptures, exPosition), il s’intéresse aux questions liées aux gender studies, aux queer studies, au posthumain et, de manière plus générale à l’art engagé à partir de la seconde moitié du XXe siècle.