Table des matières
- 1 Le geste entre l’anthropologique et l’esthétique
- 2 Gestes, barrières et écrans en temps de pandémie : l’allégorie de la caverne revisitée
- 3 End of contact, Art en fenêtre
- 4 My Living Room is Public / Ma pièce de vie est publique
- 5 La perte d’imagination de Balsam Abo Zour
- 6 Des gestes « esthétiques » en toute urgence
- 7 En guise d’ouverture : peut-on réussir à mener une vie bonne dans une vie mauvaise ?
- 8 Notice biographique
Gestes, barrières et écrans : pratiques artistiques à l’épreuve du confinement
Du jour au lendemain, la crise sanitaire a transformé le monde en une fiction qui se déroule dans « un continent aux contours flous et évolutifs, mais qui risque de durer des années et pourquoi pas des siècles et des siècles. Un continent dans lequel nos dirigeants nous disent que nous allons devoir changer toutes nos habitudes de vie et où l’on nous annonce que nous devrons adopter une nouvelle “culture” » (STIEGLER : 2021, p. 8).
Il s’agit désormais d’une culture de « gestes barrières » en raison d’une « distanciation sociale » imposée par cette nouvelle pratique culturelle. Nous pouvons alors suivre un nouveau phénomène de violence : celui de la gestion de la crise par les dirigeants des pays du monde entier aux attitudes distinctes. Dès lors, nous commençons une investigation sur l’« euphorie du secret », notion que nous empruntons à Charles Percy Snow qui écrit en 1961 dans Science and Gouvernement : « L’euphorie du secret monte à la tête tout comme l’euphorie des gadgets. J’ai connu des hommes, prudents à d’autres égards, qui s’en sont trouvés ivres1 » (GRANGE : 2000, p. 287). L’« euphorie du secret » qualifie ici le phénomène de la pratique de silence qui s’est imposée dans les médias, en temps de pandémie, entraînant une interdiction de la libre circulation du savoir.
Par ailleurs, Mauro Carbone, dans son article intitulé « Les écrans dans la pandémie, ou l’histoire d’une redécouverte » (CARBONE : 2020), évoque le titre d’un article publié dans le New York Times le 31 mars 2020 : « Le coronavirus a mis fin au débat sur le “temps d’écran”. Les écrans ont gagné. » L’observation de ces deux phénomènes incite à reprendre la question de Judith Butler, lorsqu’elle énonce en recevant le prix Adorno en 2012 : « Comment peut-on mener une vie bonne dans une vie mauvaise ? » Si la définition de l’euphorie est le « bien-être », qui, d’ailleurs, résonne avec l’idée d’une « vie bonne », il faut se demander, particulièrement, si ces « gestes barrières » contribuent à la vie mauvaise, à l’instauration d’une nouvelle violence jusqu’à sa normalisation ?
Avant d’aborder cette question, nous souhaitons développer ce que nous entendons par « geste », « barrière » et « écran » afin de poser le cadre de notre réflexion.
Le geste entre l’anthropologique et l’esthétique
Le mot « geste » dérive du latin gestum, qui signifie « ce qui est fait » (POPELARD, WALL : 2003, p. 14), indiquant quelque chose qui s’accomplit par une action. Ce que nous entendons par « geste » désigne ici l’action entreprise par l’artiste en temps de crise sanitaire. Toutefois, il s’agit d’aller plus loin que le sens usuel du terme afin de l’envisager au-delà de l’activité corporelle particulière d’une personne. Contrairement aux propos de Giorgio Agamben, qui conçoit le geste dans une sphère distincte de celle de l’agir (AGAMBEN : 1992, p. 9), nous souhaitons envisager le geste de l’artiste comme le « pouvoir, propre à l’homme, de transformer ce qui est ». Ceci revient alors à reposer la question de nos gestes en tant qu’artistes pour mieux saisir où ils se situent dans le contexte pandémique actuel. Dans son mémoire intitulé Le « Geste esthétique » dans le domaine de l’art : étude sur l’expression corporelle dans la peinture gestuelle, le mime et la danse contemporaine2, Lara Nuria Carton de Grammont distingue deux gestes : le geste esthétique et le geste anthropologique. Nous soutenons avec Nuria Carton de Grammont que le geste dans le domaine de l’art est une expression créative. Il détient une signification déterminée qui fonctionne de diverses manières selon l’artiste en question. L’auteure le conçoit comme un « geste esthétique » afin de le distinguer du « geste anthropologique » qui serait spécifique au domaine du quotidien.
Ce « geste anthropologique » que définit l’auteure, se fondant sur une analyse approfondie, est celui qui nous distingue des animaux par la possibilité de créer des outils et des techniques. Cette possibilité de créer nous permet de concevoir le geste comme un « outil vivant », considéré comme « acte efficace », essentiellement lorsqu’il est inscrit dans un contexte social3. Le « geste anthropologique » est ainsi un phénomène profondément social, saisi comme la base de toute activité humaine. Toutefois, dans sa tentative de séparer le « geste social » du « geste esthétique », l’auteure avance la définition suivante (CARTON DE GRAMMONT : 2007, p. 10) :
Le « savoir-faire » humain est une pratique qui se distribue en gestes, en combinant la manipulation et l’efficacité des instruments que l’homme utilise dans ses activités quotidiennes, pour faire de lui un être producteur et en même temps créateur.
Dans cette définition, nous pouvons également entendre ce qui décrit nos gestes en tant qu’artistes. Certes, ce « savoir-faire » fait écho à l’idée soutenue par Norbert Hillaire, selon laquelle l’artiste est « le porteur d’une intention qu’il devra ensuite traduire en acte et en œuvre par le biais d’un matériau qu’il transforme avec talent, ou que sa maîtrise de l’usage d’une technique ou d’un média lui permet de plier à ses exigences communicationnelles » (HILLAIRE : 2015, p. 11). Ces « exigences communicationnelles » sont inévitablement ce qui dicte nos actions pour définir en conséquence nos gestes. Néanmoins, pour l’artiste, ces exigences dépassent la définition du geste comme simple fait de « faire ». Il s’agit d’un « savoir-faire » associé à un « vouloir-faire » qui définit le « geste esthétique » avant tout comme un « dispositif expressif ». Le spectateur est au cœur de ce geste. Ce dernier cherche non seulement à inaugurer un « dialogue dirigé vers le spectateur », mais aussi à établir une ouverture du sens de l’œuvre comme empreinte d’un dialogue continu (CARTON DE GRAMMONT : 2007, p. 28, 3). Revenons à présent aux deux phénomènes évoqués précédemment, à savoir le « secret de l’euphorie » et le « temps des écrans ». Comment ces deux derniers amènent-ils à repenser le geste (et sa définition), qu’il soit « anthropologique » ou « esthétique » à la lumière de l’analyse avancée ?
Gestes, barrières et écrans en temps de pandémie : l’allégorie de la caverne revisitée
À ce stade de notre réflexion, nous revisiterons l’allégorie de la caverne afin de saisir la définition des deux notions de l’écran et de la barrière ainsi que leur rapport au geste.
Platon imagine des prisonniers enchaînés au fond d’une caverne sombre ; cette caverne symbolise le monde sensible, celui dans lequel nous vivons ; les prisonniers, c’est nous. Platon suggère que les sons répercutés par les murs de la caverne seraient pris pour les voix des ombres. Ces prisonniers prennent pour le réel ce qui n’est que le reflet d’une image. Ils sont dans l’illusion totale. C’est pourquoi le monde sensible est appelé le « monde des apparences » : c’est le domaine de l’illusion. Mauro Carbone souligne que, dans cette allégorie, il s’agit d’une « paroi opposée » qui fonctionne comme un écran compris en tant que surface montrant des images. Face à cette paroi s’élève un mur bas bâti le long d’une route, qu’il désigne par le terme de teikhíon. Ce dernier a pour objectif de dissimuler les personnes portant des objets variés au-dessus de ce mur bas. En suivant la logique de Carbone, le teikhíon peut être considéré comme un écran qui protège, mais aussi comme une barrière qui dissimule les marionnettistes. Il suggère ainsi que, dans la caverne, nous pouvons distinguer deux possibilités fondamentales : l’écran en tant que barrière qui cache et l’écran en tant que surface qui montre (CARBONE : 2016, p. 95-127).
Imaginons à présent l’allégorie de la caverne à la lumière des deux phénomènes suivants. Dans un premier temps, nous avançons l’idée que le phénomène de l’« euphorie du secret » est ce qui caractérise la gestion de la crise actuelle. Une gestion qui, fondamentalement, doit impliquer des gestes censés s’établir sur un mode d’administration, sur une organisation des problèmes, sur des actions suivant des techniques appropriées4. Toutefois, tout cela s’avère inexistant et cède la place à une « euphorie du secret », dont les fondements annoncent un ébranlement profond : une dissimulation de l’état de la science, une répression des citoyens, une édification d’un monde binaire, un enfermement dans le déni et le silence (STIEGLER : 2021, p. 5-19).
Dans l’allégorie de la caverne, ce monde binaire est concrétisé. La barrière, qui, auparavant, impliquait une tâche sélective de ce qui doit être montré, empêche aussitôt la libre circulation du savoir. De part et d’autre de celle-ci, nous témoignons d’un dédoublement des prisonniers de la caverne : d’un côté, les élites et les dirigeants s’emprisonnent dans leurs sphères de pouvoir, sombrant dans la peur alliée à un faux savoir ; de l’autre côté, les prisonniers de ce nouveau monde se replient à nouveau sur eux-mêmes, tous potentiellement malades qui ne doivent plus oser savoir. Enfermés devant leurs écrans, ils participent à la numérisation intégrale de leur vie (STIEGLER : 2021, p. 12-34). La barrière, supposée séparer ces deux mondes, s’est dispersée en une infinité d’écrans.
Examinons de plus près ce deuxième phénomène. Carbone nous parle d’un triomphe des écrans en temps de crise sanitaire. Cependant, nous en sommes conscients du fait qu’« une part croissante de notre vie quotidienne est consacrée à [les] regarder » (HUHTAMO : 2004). Il faut se rappeler avec Erkki Huhtamo, dans « Elements of Screenlogy: Towards an Archeology of the Screen », que leur rôle culturel est renforcé par l’importance croissante des écrans mobiles nomades personnels (HUHTAMO : 2004, p. 32).
Toutefois, « nous ne nous contentons plus de partager des photos de ce que nous allons manger, mais nous le mangeons ensemble », indique Carbone (CARBONE : 2020). Tout en rapportant une déclaration significative de la psychologue techno-repentie Sherry Turkle, qui, il y a quatre ans, dans Reclaiming Conversation, suppliait les gens d’avoir des conversations au lieu de regarder leurs téléphones portables (CARBONE : 2020). Alors, doit-on se poser la question à l’instar de Carbone :
Pourquoi, après la fin de la période de crise, devrais-je cesser de dîner sur Skype avec ce couple de Londres avec lequel je n’avais jamais eu beaucoup d’occasions de passer du temps auparavant, maintenant que j’ai découvert que c’est non seulement possible, mais aussi facile et agréable ?
Certes, ce passage atteste la nature particulière du geste social, qui lie constamment l’instinct et la culture. Il évoque également la nature essentiellement contextuelle du geste et sa dépendance à l’égard d’une situation déterminée (CARTON DE GRAMMONT : 2007, p. 10). Mais la nature particulière du geste social est ici remise en question, consacrant à la place du « savoir-faire » humain ce que Norbert Hillaire appelle une « naturalisation de la technique » (HILLAIRE : 2015, p. 25). Mauro Carbone le qualifie de « retard culturel » qui met en évidence « les doutes sur le retour d’un “comme avant” » (CARBONE : 2020). Tout fait écran. Nous coexistons, en tant que prisonniers confinés de la caverne, avec tous types d’écrans. Nous sommes livrés à nous-mêmes, liés entre nous par des écrans plutôt que par des chaînes, qui sont à la fois supports de projection et barrières qui dissimulent. Jean Baudrillard déplorait il y a deux décennies que « le réel ait disparu sous prétexte que tout fasse image » (BAUDRILLARD : 1999, p. 181). Aujourd’hui, Bernard Stiegler déplore le devenir-écran de toute chose dans le contexte technologique des industries qui exploitent les données que nous produisons sur nos écrans tactiles. L’individu est soumis excessivement à l’opération technique. Il y est même confronté quotidiennement, dans la mesure où il devient fragmenté, dispersé. En conséquence, il devient captif, prisonnier de son écran, de ce qui reste de lui, à savoir son ombre.
De ce fait, un « sentiment apocalyptique » (STIEGLER : 2010, p. 56) règne aujourd’hui dans la caverne actuelle. La prophétie de Bernard Stiegler s’y trouve mise en œuvre. Selon le philosophe, nous vivons une phase d’accélération fulgurante qui met en place ce qu’il appelle la « disruption », où tout est remis en question par les écrans et le numérique. Les gestes évoqués dans le passage ci-dessus montrent une adaptation à la technique qui, pour Bernard Stiegler, est une façon de se soumettre aux acteurs de la technologie. Cette adaptation, dans une phase d’accélération, opère à la fois une « perte globale des savoirs » et un « processus massif et planétaire de désapprentissage » (STIEGLER : 2010, p. 56). Autrement dit, nous assistons à un abandon critique de l’être producteur, ou même créateur, au profit d’une assimilation de la technique à une nécessité anthropologique (HILLAIRE : 2015, p. 25). Comment cette assimilation ou adaptation à la réalité technique, dans une phase d’accélération, impacte-t-elle le « geste esthétique » ? Dans un monde où les écrans constituent des interfaces en tout genre (du fait du système du « social networking » dans une ère de « distanciation sociale »), pouvons-nous toujours parler d’un « geste esthétique » ? Sachant que ce dernier n’est concevable qu’avec la présence du spectateur qui le perçoit5, pourrait-il toujours être un « acte efficace » ?
Nous tenterons une esquisse de réponse à travers trois pratiques différentes, dont la nôtre, où nous aborderons particulièrement le geste dans son rapport à la technique.
End of contact, Art en fenêtre
Durant le confinement, nous élaborons, en collaboration avec Ron Vargas, un projet intitulé End of Contact6. Il s’agit d’une installation photographique qui aborde la (re)découverte de la fenêtre (fig. 1). À l’heure du confinement, nous regardons plus que jamais vers les fenêtres. Ces espaces symboliques encadrent un monde qui ne nous appartient plus ou, peut-être, qui ne nous a jamais appartenu.
L’installation est composée de douze photos imprimées, accompagnées d’un arrière-plan sonore. Elle propose deux temps de lecture. Dans un premier temps, une lecture individuelle de chaque image : une fenêtre cadrée, toute petite, dans la noirceur de nos appartements, chambres ou pièces de vie. Il s’agit d’une composition visuelle représentant l’enfermement, la nostalgie de la vie d’avant et la (re)découverte de la fenêtre non numérique.
Dans un second temps, il s’agit d’une lecture collective de douze photos, installées en deux lignes. Nous pouvons lire en code morse le texte suivant : End of contact ?
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Quant à l’arrière-plan sonore, il s’agit de chants d’oiseaux, un cliché de printemps. Dissimulés au milieu des autres, nous entendons, subtilement et de façon aléatoire, le chant d’un oiseau en code morse : End of contact ?
Par ailleurs, Art en fenêtre (fig. 2) se présente plutôt comme une manifestation artistique. Il s’agit d’un projet initié en collaboration avec Thaer Maarouf, un artiste résidant à Vienne. L’idée consistait à montrer une œuvre par jour à travers la fenêtre. Nous avons ensuite lancé une invitation aux artistes via l’application Instagram, pour rejoindre la manifestation.
My Living Room is Public / Ma pièce de vie est publique
Yara Feghali, artiste numérique et architecte, conçoit un atelier-séminaire autour d’une documentation qui détourne les espaces que nous habitons. Elle utilise la contrainte de l’isolement comme point de départ. Elle s’appuie également sur l’œuvre de Gerhard Richter intitulée Overpainted Photographs et datée de 1980 (fig. 4). Pour réaliser cette série, Richter peint sur environ 2 000 photographies de 10 x 15 cm. Il s’agit surtout de photographies de sa vie quotidienne avec sa famille et de différents espaces dans lesquels il a vécu.
My Living Room is Public applique le processus de création de Richter, qui met en valeur le passage du réalisme vers l’abstraction. En collectant des données photoréalistes des environnements domestiques, chaque œuvre de ce projet est une proposition de déconstruction et de reconstruction de l’espace intérieur. Nous nous attarderons particulièrement sur l’œuvre de Sangmi Lee. Le processus se déploie en trois phases. La première phase consiste en une numérisation tridimensionnelle d’un salon ou d’une pièce de vie, utilisant la technique de numérisation par photogrammétrie. Une fois scannés, les différents fragments du salon sont assemblés. Cela permet de créer un troisième espace, où l’espace d’origine est remplacé par des parcelles d’images grâce à la technique du point clouds.
Chaque fragment est en soi un espace tridimensionnel. Il est considéré comme une forme quasi transparente et perméable, en raison de la technique de nuage de points qui produit des effets picturaux tels que le pointillisme. Juxtaposés aléatoirement, ces fragments présentent une surface plane vaporeuse et imprécise.
La perte d’imagination de Balsam Abo Zour
Abo Zour est artiste peintre figurative. Toutes ses peintures sont le produit de sa mémoire. Elle souligne qu’elle ne travaille jamais à partir d’une photographie existante. Durant le confinement, privée de son atelier, elle transforme un placard en espace de travail et s’enferme pour pouvoir continuer à peindre.
Elle produit une quarantaine de peintures abstraites s’inspirant d’œuvres de la Renaissance, telles que Le Viol d’Europe de Titien, La Bataille de Marciano de Giorgio Vasari et Le Jugement dernier de Michel-Ange. L’artiste définit son processus comme un acte qui commence par un souvenir, une image chargée d’une sensation intense. Avant que le souvenir ne prenne forme sur sa toile, elle façonne d’abord ce qu’elle appelle des « textures » de ce souvenir, en utilisant uniquement le fusain et les crayons pastel. Sa toile se construit dans l’urgence, avant que l’image de son souvenir ne disparaisse. Toutefois, Abo Zour affirme que son recours à l’abstraction fut une conséquence d’un trou de mémoire qu’elle a eu durant le confinement. Elle éprouve tout d’un coup une amnésie et une perte totale de souvenirs. Cela l’empêche de trouver le nœud de l’intrigue inhérent à son processus de figuration et, en l’occurrence, cela entraîne une incapacité de « figurer ».
Des gestes « esthétiques » en toute urgence
Ce que nous entendons ici par geste « urgent » reprend le propos de Bernard Stiegler, pour qui « il y a urgence lorsque le futur immédiat s’introduit avec violence dans le présent, et comme possibilité indéterminée mais imminente d’un événement accidentel, imprévu » (STIEGLER : 1996, p. 162). Dans une telle urgence, il faut reconsidérer le temps de l’histoire de l’art et celui des sciences et des techniques. Norbert Hillaire confirme que ces temps ne coïncident pas, voire divergent, de sorte que chacun de ces mondes affirme une autonomie propre (HILLAIRE : 2015, p. 13). Cette divergence a toujours conféré à l’artiste une liberté de créer. La revendication de cette liberté n’est pas fortuite. Elle est indispensable pour produire « après coup » l’expression artistique de son époque. Toutefois, en temps de crise sanitaire, la liberté de l’art, voire son autonomie par rapport aux pouvoirs de la technique, est remise en cause. Si la technique a toujours cherché à encadrer le devenir de l’art, nous constatons aujourd’hui que son objectif est atteint. Nous soutenons avec Hillaire que les changements radicaux que l’art est en train de subir ne sont ni derrière nous ni devant nous, ils sont à l’œuvre au cœur même de notre monde actuel. Effectivement, il faut distinguer les changements qui ont permis de développer la création numérique dans un « après-coup ». Il s’agit notamment de catégories artistiques bien identifiées, telles que le Net art, la photographie numérique ou l’art robotique, ainsi que des sous-catégories spécifiques, telles que la « réalité virtuelle », l’« art interactif », la « réalité augmentée » ou encore l’« art génératif » (HILLAIRE : 2015, p. 10). Cela dit, le changement radical, que nous évoquons en temps de pandémie, constitue un phénomène exceptionnel de l’histoire de l’humanité, du jamais vu. Il suffit d’assister à la virtualisation intégrale de l’activité artistique, des expositions et de l’art en général. Nous vivons une période prolongée de fermeture des musées et des galeries. Le secteur artistique, qui prospère grâce au contact humain, se trouve contraint de se diriger vers l’arène numérique, en utilisant les services de streaming et la réalité virtuelle. Ce que nous étions nous-mêmes contrainte de faire afin de rendre virtuelle une exposition inaugurée deux semaines avant le premier confinement. Nous avons dû apprendre en urgence à monter des vidéos afin de les partager en ligne.
Nous sommes face à un autre phénomène, qui s’ajoute aux deux premiers cités précédemment, dont les effets ne peuvent, sans doute, passer inaperçus. Maintenant que les espaces physiques ne sont plus la priorité, les acteurs culturels s’empressent d’« adapter » des événements, des expositions à un public entièrement numérique. Une « adaptation » qui transforme la fonction même de l’art. Originairement, cette fonction consistait, selon Umberto Eco, à produire des compléments du monde, à créer des formes autonomes s’ajoutant à celles qui existent et possédant une vie, des lois qui leur sont propres (HILLAIRE : 2015, p. 33). Aujourd’hui, en temps de pandémie, « l’art dans le tout numérique », pour reprendre l’expression d’Hillaire, cesse d’avoir une forme autonome. Il se réduit à des écrans d’écriture, des écrans de réception de messages, de divertissements, d’informations, de spectacles… L’« adaptation » est un geste qui transforme les écrans en barrières. Non seulement, elle provoque la « perte de savoirs » et le « désapprentissage », comme nous l’avons déjà évoqué, mais elle peut aussi nuire au « geste esthétique », en le réduisant à un simple « geste anthropologique ». L’expérience « en chair et en os », essentielle à la réception du spectateur, qui est au cœur du « geste esthétique », est soumise à une double distanciation : d’une part, le spectateur est tenu à distance des expositions artistiques ; d’autre part, il est obligé de s’engager virtuellement avec l’art, dont l’expérience sensorielle, profonde et viscérale semble un lointain souvenir. Cela nous renvoie à la « société du spectacle » de Guy Debord qui déploie aujourd’hui toute son ampleur. L’art est déguisé en un divertissement médiatisé à travers les écrans. Ce rapport à distance avec l’art s’élève telle une barrière entre le savoir et l’expérience directe.
Les trois pratiques évoquées ci-dessus, que nous désignons par le nom de « gestes », se distinguent par leurs conceptions ; nous portons un intérêt particulier sur ce qu’ils font, et non sur ce qu’ils sont. D’abord, ils distinguent deux types d’artistes, dont la relation à la réalité technique relève d’un rapport de fascination-répulsion. Il s’agit, comme souligné par Hillaire, des artistes qui se veulent engagés dans le mouvement du progrès ainsi que de ceux qui peuvent se sentir habités par une profonde mélancolie de l’artisanat (HILLAIRE : 2015, p. 11-12). Cependant, ce rapport se définit actuellement par une instabilité profonde en raison du phénomène radical du « devenir-écran ». Précédemment, l’image visuelle faisait débat selon le médium par lequel elle devenait visible et sensible. Nous nous sommes trouvés, dans notre société, devant la désignation massive, sous le mot « image », de tout ce qui est : photos, publicités, télévision, cinéma, documents. Devant l’image, un nouveau type de spectateur voit le jour, que Guy Debord décrit en ces termes (DEBORD : 1969, p. 9) :
Là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d’un comportement hypnotique. Le spectacle, comme tendance à faire voir par différentes médiations spécialisées le monde qui n’est plus directement saisissable, trouve normalement dans la vue le sens humain privilégié qui fut à d’autres époques le toucher ; le sens le plus abstrait, et le plus mystifiable, correspond à l’abstraction généralisée de la société actuelle.
Face à ces images, le spectateur n’a pas le choix de se déplacer, de se rapprocher, de s’éloigner, ou bien même de choisir de voir ou de ne pas voir, de reconnaître ou d’ignorer. Elles pénètrent dans l’épaisseur de sa chair, jusqu’aux viscères, bien au-delà de la surface de l’œil, et engagent ce dernier, de sorte qu’il en est pleinement inconscient, « hypnotisé », selon le terme de Guy Debord. Dans notre projet End of contact, il n’est plus question d’un débat sur l’image. Il est plutôt question d’un spectateur face aux écrans, devenus les héros de notre temps, pas forcément positifs. Mauro Carbone évoque à ce sujet les écrans éteints, suggérés par la série Black Mirror. Il explique que l’écran éteint n’est pas considéré comme dépourvu d’images, mais plutôt comme exposant sa propre image, qui réaffirme et célèbre son pouvoir. Le spectateur n’est plus face à des images. Il est plutôt enfermé dans un « dispositif socioculturel qui est en train de nous envelopper » (CARBONE, BODINI, DALMASSO : 2018, p. 19). Ce dispositif applique les conditions d’une vie imaginée par la série comme étant bientôt à venir.
Dans End of contact (fig. 1), nous soulevons la question de l’aliénation du spectateur en déclenchant un signal d’alarme par le code morse. Nous suggérons que nous vivons désormais dans une « sphère d’écrans » (CARBONE, BODINI, DALMASSO : 2016, p. 30). Dans cette sphère, la fenêtre apparaît comme un écran-barrière qui nous sépare du monde physique, devenu virtuel à force de distanciation. En revanche, dans Art en fenêtre (fig. 2 et fig. 3), nous tentons de situer le spectateur hors de la « sphère d’écrans », dans une tentative de questionner la pratique d’encadrer le champ visuel d’aujourd’hui face à l’omniprésence des écrans. En montrant une peinture par la fenêtre, nous proposons au spectateur une expérience sensible à la place d’une expérience visuelle épuisée par les expositions virtuelles, relayées par les écrans. La fenêtre cesse d’être une barrière entre notre espace physique et un extérieur virtuel. Elle devient à son tour le support d’« une fenêtre [qui restitue] une portion du monde visible » (PANOFSKY : 1993, p. 225). Dans End of contact, la fenêtre définit, dans les termes d’Anna Caterina Dalmasso, les contours de l’écran qui tracent une discontinuité entre le réel et le monde, et présente une limite ouvrant sur un espace virtuel. Elle considère cette limite comme une lisière entre deux espaces intérieur-extérieur, réel-imaginaire, vrai-fictif, matériel-immatériel (CARBONE, BODINI, DALMASSO : 2016, p. 44). En revanche, dans Art en fenêtre, ces deux espaces se confondent, au profit d’une « “co-naissance” réciproque du sujet corporel percevant et du monde perçu par lui » (RODRIGO : 2013, p. 29). Autrement dit, notre spectateur s’affranchit de l’écran comme barrière. Dans son contact immédiat avec la peinture montrée par la fenêtre, il réussit de nouveau à associer le voir au toucher intrinsèque à l’expérience sensible. Cette dernière s’opère avant tout par le fait de redonner le caractère « haptique » à la vision, ce qui revient à « considérer que l’œil voyant va en quelque sorte toucher activement ce qu’il voit et que la vision est par conséquent avant tout un mouvement et non une contemplation passive » (RODRIGO : 2013, p. 28).
Le projet My Living Room is Public de Yara Feghali, quant à lui, part d’un questionnement sur le voir à travers les fenêtres Zoom, un phénomène devenu viral en temps de pandémie. Feghali souligne que le geste consiste ici en une accélération de l’utilisation de la réalité virtuelle. L’objectif est cependant de s’attarder sur ce qui constitue nos espaces intérieurs. Bien que l’œuvre de Sangmi Lee (fig. 6), présentée ci-dessus, soit exécutée par la technique de réalité virtuelle, nous considérons que le geste propose ici, plus que jamais, une reconnexion avec le monde physique dans une perspective critique de l’actuel. Il s’agit surtout d’un rétablissement du rôle de l’être humain comme « première machine à fabriquer des images » (TISSERON : 2018, p. 172). Autrement dit, My Living Room is Public se veut une critique de la réduction du « geste anthropologique » à une adaptation technique consacrée par les rencontres Zoom et que Carbone a qualifiée de « retard culturel ». Ce dernier provoque une standardisation de l’imagination qui nécessite une certaine résistance afin de redéfinir le corps comme le médium naturel de l’image. La résistance ne peut s’opérer par une fuite du monde, bien que cela constitue l’un des aspects de la réalité virtuelle (TISSERON : 2018, p. 177). Presque tout aspect de notre vie actuelle est condamné à la numérisation. Cela réduit nos vies à une série quotidienne d’échanges de marchandises. Nos pensées et expériences internes sont également désormais des atouts marchands : tout ce que nous faisons doit être tweeté, publié via Instagram, aimé sur Facebook, montré via Zoom, etc. Tout cela constitue la toile de fond de la vie quotidienne (DEBORD : 1969, p. 31) :
Plus [le spectateur] contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir. […] Ses propres gestes ne sont plus à lui, mais à un autre qui les lui représente.
En ce sens, My Living Room is Public propose un retour au monde réel en interrompant le flux du monde médiatisé pour se réapproprier ses désirs. Au lieu de contempler le spectacle, qui nous empêche vraiment de rêver, il faut retrouver la rêverie intrinsèque de nos espaces intérieurs, nos pièces de vie : « La maison abrite la rêverie, la maison protège le rêveur, la maison nous permet de rêver en paix » (BACHELARD : 2020, p. 59). Le geste entrepris ici rétablit notre capacité d’activation mentale (BELTING : 2004) et nous permet de vivre notre espace de vie dans sa réalité et sa virtualité par la pensée et les songes : « Nous verrons [ainsi] l’imagination [re]construire des “murs” avec des ombres impalpables » (BACHELARD : 2020, p. 57). Notre corps retrouve son rôle de médium, un écran naturel qui fusionne le monde intérieur et l’espace que nous habitons.
Le geste d’Abo Zour s’oppose aux deux premiers. Nous avons vu que la pratique de Feghali s’ancre dans la technologie immersive de la réalité virtuelle. Abo Zour, pour sa part, considère que les écrans de tout genre, en temps de pandémie, constituent une barrière mentale à l’expression artistique qui nuit à sa pratique picturale. En tant que peintre, à l’encontre d’Abo Zour, nous avons toujours défendu un acte de peindre qui entre en harmonie et se marie parfaitement avec l’immatérialité des médias numériques, dans une démarche appropriative de ces derniers. En revanche, Abo Zour identifie sa pratique comme préoccupation d’un romantisme nostalgique. Elle s’engage dans un dialogue permanent avec l’histoire de la peinture non seulement pour résister à l’aspect désincarné des écrans, mais aussi pour ne pas céder aux interprétations historiques et sociales surdéterminées de l’œuvre. Elle s’attache, en quelque sorte, à une condition d’artiste anachronique, qui existe sans concept et ne se réfère qu’à elle-même. En temps de pandémie et par le fait qu’elle ne soit pas engagée dans le progrès technique, Abo Zour se laisse envahir par un « sentiment apocalyptique », confirme-t-elle. C’est au sujet de la virtualisation intégrale de toute activité artistique que l’artiste éprouve le sentiment que « quelque chose est arrivé à sa fin » (STIEGLER : 2010, p. 25).
Comment pouvons-nous montrer cette immersion lente dans la matière en un temps de « raccourcissement de délais » (HILLAIRE : 2015, p. 38) ? se demande-t-elle. Nous ne pouvons qu’admettre avec Abo Zour que le régime de temporalité de l’information et de sa transmission instantanée fonctionne plus que jamais comme un écran-barrière. Le temps des écrans empêche la lente et patiente exploration que réclame toute expérience visuelle et sensible d’une œuvre d’art. D’ailleurs, c’est dans cet ordre d’idées que se déploie notre propos dans Art en fenêtre, outre la restitution d’une expérience sensible.
En guise d’ouverture : peut-on réussir à mener une vie bonne dans une vie mauvaise ?
Nous reformulons la question de Judith Butler posée en début d’article : « Peut-on réussir finalement à mener une vie bonne dans une vie mauvaise ? » Trouver une réponse définitive se révèle difficile. Nous avons tenté de forger des pistes de réponse en nous attardant sur trois gestes effectués en toute urgence. Ces derniers montrent la différence entre trois catégories distinctes de pratiques artistiques dans leur rapport aux techniques numériques et virtuelles. Quant à l’accès aux techniques, il y a forcément des inégalités qui s’installent et qui s’aggravent davantage en temps de pandémie.
Tandis que certains artistes, tels que Yara Feghali, donnent la priorité à la technique et essaient d’apporter des réponses immédiates, d’autres, à l’instar de Balsam Abo Zour, ont besoin de temps et doivent s’impliquer dans de longs processus expérimentaux réfléchis. En temps de pandémie, où les barrières sociales, économiques et politiques ne cessent de se multiplier, ce sont uniquement nos gestes, en tant qu’artistes, qui comptent. Bien que nous ne produisions pas de vaccins, notre rôle serait plus que jamais d’insister sur l’importance de l’expérience de l’œuvre dans la réhabilitation du savoir en temps de triomphe des écrans. Pour que nos gestes « esthétiques » réussissent à dissoudre les barrières, il faut défendre l’idée que l’expérience de l’art ne peut passer uniquement et éternellement par l’écran. Le retour à un « comme avant » est une nécessité ultime, voire une urgence. Une vie bonne peut reprendre lorsque l’on comprend que l’art ne peut consacrer une forme de connaissance possible et différente pour chacun que par une expérience visuelle et sensible de ses œuvres. C’est uniquement à ce moment-là que nous pouvons parler d’un geste « esthétique » comme « acte efficace ».
Notice biographique
Elissar Kanso est peintre, artiste pluridisciplinaire, curatrice et docteur en arts plastiques. Libanaise, elle vit et travaille entre Bordeaux et Montpellier. En 2018, elle cofonde Connectif Plateforme Créative pour promouvoir un échange artistique entre Beyrouth, Bordeaux et Lima. Les projets de Connectif sont lauréats de différents appels à projets, et notamment de la Semaine internationale des droits des femmes 2018, d’Astre 2019 et de la Fondation Swiss Life 2019. Elle s’intéresse à l’idée de distance, sur laquelle se fonde et se construit sa démarche créative axée sur le déplacement, l’ouverture d’une possibilité de sens, le changement de la place du corps comme de l’œuvre et la redéfinition de la place du spectateur. Son œuvre est également finaliste dans différents appels à projets, notamment Breakfast in Beirut (Italie), le Grand Prix Bernard-Magrez et Biennale Organo (Bordeaux). Actuellement, elle est attachée temporaire d’enseignement et de recherche à l’université Paul-Valéry et au laboratoire RIRRA 21 de Montpellier.