Table des matières
- 1 Communication de crise au sujet du Covid-19 au Sénégal.Essai d’approche culturelle et communautaire
- 2 Introduction
- 3 Méthodologie
- 4 Cadrage théorique
- 5 Approche informative et unidirectionnelle de la communication gouvernementale
- 6 Engagement communautaire : les artistes donnent le ton
- 7 Résilience et innovations artistiques au Sénégal
- 8 Conclusion
- 9 Notices biographiques
Communication de crise au sujet du Covid-19 au Sénégal.
Essai d’approche culturelle et communautaire
Introduction
Prendre prétexte de la pandémie de Covid-19 pour parler de la culture et de la communication appelle une remarque. L’art est un puissant outil de sensibilisation et de mobilisation. L’histoire récente est riche d’exemples d’engagement communautaire des acteurs de la culture au service d’une cause. On ne citera que les plus retentissants : le mouvement des artistes contre la famine en Éthiopie et celui contre l’apartheid et pour la libération de Nelson Mandela.
En 1984 et 1985, en raison de l’absence de précipitations, une famine a touché l’Éthiopie. Des images insoutenables d’enfants décharnés ou morts de faim ont fait le tour du monde par la magie de la télévision. Le phénomène a été encore aggravé par la guerre civile qui ravageait le pays. Le monde de l’art n’est pas resté insensible à cette crise humanitaire et s’est mêlé de ce qui le regarde par la création de plusieurs mouvements pour récolter des fonds pour l’Éthiopie. Bob Geldof en est le précurseur en 1984. Un an plus tard, en 1985, une quarantaine de chanteurs américains se sont regroupés autour de Michael Jackson, Lionel Ritchie et Quincy Jones pour entonner la fameuse chanson « We are the world ». Un titre vendu à des millions d’exemplaires et qui a permis de réunir plus de 60 millions de dollars pour l’Éthiopie. Ce mouvement trouvera sa déclinaison, en France, avec la création de l’association Chanteurs sans frontières et notamment le titre « SOS Éthiopie » de Renaud.
En ce qui concerne Nelson Mandela, c’est le concert de Wembley, regroupant des artistes comme Dire Straits, Stevie Wonder, Whitney Houston, Sting, etc., en 1988, qui a ouvert les yeux du monde sur le sort du leader de l’ANC et sur le régime ségrégationniste sud-africain. Un demi-milliard de téléspectateurs ont été destinataires des messages réclamant la libération du héros de la lutte contre l’apartheid. Une véritable caisse de résonance qui a permis de faire passer Nelson Mandela du statut de terroriste noir à celui de « dirigeant noir » et d’icône de la liberté. Plus près de nous, Youssou N’dour a organisé, en 1985, un concert pour la libération de Nelson Mandela et dédié une chanson au leader sud-africain en 1986.
C’est dire que les artistes-musiciens sont capables de dépasser leurs simples intérêts matériels et de s’inscrire dans une vraie citoyenneté. On peut en dire autant des autres acteurs de la culture (comédiens, cinéastes, hommes de lettres, artistes plasticiens…). Alors que le monde, en général, et le Sénégal, en particulier, mènent une lutte contre le Covid-19, il était naturel de questionner l’engagement des artistes dans la prévention de ce fléau. Se sont-ils impliqués dans la campagne de communication-sensibilisation contre cette pandémie au Sénégal ? Leur engagement a-t-il été à la hauteur du niveau de gravité de la maladie ? Quelle a été leur capacité de résilience ?
L’étude tentera, entre autres, de comprendre les enjeux de la communication culturelle ou artistique sous le prisme de l’engagement citoyen des artistes dans la gestion d’une crise sociale. Elle avance comme première hypothèse que leur capacité de mobilisation dans le cadre d’une campagne de sensibilisation contre les risques sanitaires est reconnue par les autorités gouvernementales et se pose comme solution alternative à la communication verticale, unidirectionnelle, initiée par ces dernières. La deuxième hypothèse est que les artistes ont mis leur talent au service de la cause, tant que leurs intérêts matériels ne sont pas menacés. Enfin, cette crise a démontré leur capacité de résilience et d’adaptation à la nouvelle donne grâce à l’utilisation des technologies de l’information. L’étude se déclinera en trois parties, qui analyseront respectivement l’approche communicationnelle controversée du gouvernement pour gérer la pandémie, l’engagement communautaire orchestré par les artistes ainsi que leur capacité de résilience.
Méthodologie
Cet article mobilise une approche de recherche qualitative. Les données récoltées sont essentiellement documentaires et médiatiques. Les artistes se sont en effet largement exprimés dans les médias, aussi bien généralistes que spécialisés. D’abord, pour expliquer leur engagement et, ensuite, pour s’indigner. Ce verbatim nous a été d’une grande utilité pour notre analyse. Ils se sont également exprimés par leurs œuvres, des cas concrets, des actions concrètes perceptibles par l’observation. Cette technique de recherche nous a donc permis de les identifier et de les interpréter. Des données quantitatives fournies par l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD) ont été d’une grande utilité pour mesurer le niveau de connaissance et d’application des gestes barrières par le public sénégalais, tandis que d’autres, issues d’études sur le Covid-19, ont permis de mesurer l’impact négatif de la pandémie sur les acteurs culturels.
Cadrage théorique
Cette recherche mobilise les théories de l’innovation et des technosciences pour expliciter les spécificités des modèles de gestion de crise et la tentative d’adaptation des acteurs au nouveau contexte.
La notion de technosciences a été introduite en philosophie des sciences dans les années 1970, pour prendre le contre-pied de « l’idéalisme traditionnellement attaché à l’antique entreprise occidentale de savoir » (HOTTOIS : 2006, p. 115). Ce terme ne fait que démontrer la liaison intrinsèque des sciences et des techniques contemporaines et gommer les différences entre pratiques scientifiques et les autres. Ce vocable indiquerait une sorte de primauté de la technique sur la science. « Devenue technoscience en vertu d’un renversement de son rapport hiérarchique à la technique, la science contemporaine ne viserait plus que l’accroissement de l’efficience technique qui lui permettrait de transformer et de maîtriser le réel » (JOLY : 2013, p. 33-34). La technoscience contemporaine est investie d’une mission quasi messianique, d’un pouvoir « quasi divin » (MBANI : 2014, p. 26). La technique est revalorisée et n’est plus seulement « l’instrument de la recherche scientifique, elle apparaît désormais comme une médiation épistémologique constitutive du réel scientifique » (GUCHET : 2013, p. 85). Toutefois, force est de constater que la notion de technoscience a, depuis lors, selon Hottois, davantage gagné en confusion qu’en précision et qu’elle a été source de beaucoup de malentendus. Pour certains critiques, en France comme aux États-Unis, « la “technoscience” est ainsi devenue un symbole honni portant la responsabilité de tous les maux allégués du XXe siècle : capitalisme, néo-libéralisme, globalisation, pollution, impérialisme, néo-colonialisme économique » (HOTTOIS : 2006, p. 115). Alors qu’à la base ce terme ne fait qu’exprimer « l’évanouissement de frontières entre sciences et techniques, entre matière inerte et vivante, entre nature et artifice, connaissance et marchandise, entre l’homme et la machine, entre sujet et objet, entre le virtuel et l’actuel » (JULIE : 2010). Ce vocable, selon Hottois, ne fait que souligner « les dimensions opératoires – technique et mathématique – des sciences contemporaines » (HOTTOIS : 2006, p. 24-34). Référée à notre étude, ne devrions-nous pas considérer que l’inventivité locale (gel antiseptique, distributeur automatique de gel et de masques, portiques, thermoflashs, détecteurs de température, essais cliniques et recettes thérapeutiques, etc.) fournit autant d’applications des technosciences ?
Il est aussi question d’innovations technologiques ou sociales. La théorie de la diffusion des innovations (ROGERS : 1962), selon laquelle une idée ou une pratique nouvelle se répand au moyen de canaux de communication divers, parmi les membres d’un système social, est un des modèles applicables à la stratégie de communication pour la santé. Si l’on se réfère à cette théorie, les changements de comportement diffèrent d’un individu à l’autre. L’adoption d’une innovation, dans une société, se fait selon les proportions suivantes : les innovateurs prêts à toutes les expériences (10 %) ; la majorité en avance (40 %) ; la majorité en retard (40 %) et enfin les conservateurs, difficiles à convaincre (10 %). Développée entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et les années 1970, « l’approche qui se base sur le modèle diffusionniste examine les spécificités culturelles comme certains obstacles qu’il faut vaincre en vue de l’adoption des comportements souhaités » (RENAUD : 2007, p. 34). Cette approche de la modernisation, modèle linéaire de changement d’attitude et de comportement, va coexister avec d’autres approches, telles que la conscientisation et la participation ou codéveloppement. L’approche de la conscientisation et de l’empowerment mise sur « la conscientisation des groupes et l’éducation populaire qui deviennent des concepts-clés sur lesquels reposent certains projets de communication en santé publique » (Ibid.). Alors que la troisième et dernière approche, celle de la participation, appelle « à une participation active des populations et met les individus au centre du dispositif communicationnel, de manière à rendre le changement permanent » (Ibid.). Quelle approche permet de mieux rendre compte de la gestion communicationnelle de la crise du Covid-19 au Sénégal ?
Approche informative et unidirectionnelle de la communication gouvernementale
La communication est une sorte de couteau à double tranchant. Elle est devenue progressivement indispensable : c’est le mode d’expression le plus élaboré pour nombre d’activités humaines. La politique n’est-elle pas l’art de communiquer ses idées ? La culture, l’art de persuader les gens à fréquenter les musées et les spectacles, à acheter des œuvres d’art (disques, films, livres, tableaux, etc.) ? La médecine n’est-elle pas tout simplement l’art de la prévention par la communication (DAGENAIS : 1998) ? C’est dire qu’il y a aujourd’hui une prise de conscience de la nécessité de plus et de mieux communiquer. Les communications ne sont toutefois pas des armes magiques. « Le recours massif, privilégié ou trop confiant, à ce levier s’est avéré, dans certains cas, dans certaines crises ou problématiques, erroné ou, pour le moins, aux résultats bien faibles, limités, et même, parfois, équivoques » (NAJI : 2011). Qu’en est-il pour le Sénégal ?
Dans le cas du Sénégal, le Covid-19 s’est révélé le laboratoire d’expérimentation d’une forme de gestion de crise pandémique sans précédent. Le cas d’Ebola, en 2014, a été un cas énigmatique par l’ampleur de la frayeur liée à la diffusion accélérée et abondante de l’information grâce aux médias traditionnels (presse écrite, radio et télévision) et aux nouveaux médias (Internet et réseaux sociaux). « La surenchère et l’emballement médiatique provoqués par Ebola, aussi bien en Afrique qu’ailleurs dans le monde, battent tous les records de médiatisation. Ebola a relégué au second plan d’autres pandémies toutes aussi importantes, voire plus meurtrières » (NDIAYE, MBOW : 2016, p. 10).
Le pouvoir d’amplification des médias, capables d’orchestrer des paniques souvent bien plus dangereuses que l’effet direct de la maladie, s’affirme ainsi véritablement. L’énigme du Covid-19 n’a pas échappé à cette tyrannie médiatique. L’euphorie et la panique ont gagné toutes les couches sénégalaises à l’annonce du premier cas, le 2 mars 2020. L’État sénégalais, comprenant les bénéfices qu’il pouvait tirer de la communication dans sa riposte sanitaire contre le Covid-19, a très tôt joué la carte « de la reconnaissance et de la transparence » (LIBAERT : 2012). Le ministère de la Santé et de l’Action sociale n’a pas attendu que l’opinion apprenne, par le biais de la presse ou des réseaux sociaux, l’entrée du virus dans le pays et il a mobilisé très rapidement les outils de communication pour annoncer le premier cas confirmé de coronavirus au Sénégal et la mise en place d’un comité de gestion de la crise. Les points et les communiqués de presse se succèdent à un rythme soutenu pour rendre compte quotidiennement de la situation de la pandémie. Les autorités en charge de la riposte se sont servies des médias, qui ont joué le jeu et se sont transformés en porte-voix du gouvernement. Ils ont changé leurs grilles de programmes pour s’adapter au contexte.
Dans le traitement de l’actualité liée au coronavirus, l’État a semblé donner le ton aux journalistes. Dès sa première prise de parole par rapport à la situation sanitaire, le chef de l’État semble indiquer la conduite à tenir pour les médias. Il déclare : « L’heure est grave. La vitesse de progression de la maladie nous impose de relever le niveau de la riposte. À défaut nous courons un sérieux risque de calamité publique. » Et la presse, comme pour confirmer les propos du chef de l’État, fait, jour après jour, un récit dramatique de la situation sanitaire par l’utilisation récurrente des termes « peur1 » « chaos2 », « explosion de cas3 », « alarmant4 », « décès5 », « meurtrier6 », « cas contact7 », « cas communautaire8 », etc. La population est tenue pour « responsable » de cette « situation chaotique » par son « indiscipline », son « incivisme » et le « non-respect des gestes barrières »9. Comme des automates, les médias relaient ces éléments de langage des autorités chargées de la lutte contre cette pandémie.
Cette communication a porté ses fruits, en tout cas au début, par rapport au niveau de connaissance et d’application des gestes barrières contre le Covid-19 auprès de la population cible. Selon les données de l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD)10, la quasi-totalité des chefs de ménage (99.8 %) connaissent et appliquent à la fois au moins un geste barrière contre le Covid-19. L’ANSD s’empresse de préciser que « cet engouement que reflètent les chiffres illustrerait cependant le début de la crise de la Covid-19. La situation actuelle relate plutôt une période de relâchement vis-à-vis des gestes barrières ». Près de neuf chefs de ménage sur dix, ajoute la source, ont connaissance d’au moins une mesure gouvernementale contre le Covid-19. Les principales mesures connues étant la limitation des déplacements (70 %), le couvre-feu (69 %) et l’interdiction de rassemblement (68 %). À vrai dire, le bilan n’est pas reluisant. On note une flambée des contaminations et des morts liées au Covid-19, et la psychose s’est installée chez certaines populations qui s’opposent à l’enterrement des victimes du coronavirus dans les cimetières de leur localité et à l’installation de centres Covid-19 dans leur ville. Les structures sanitaires sont désertées par les patients atteints de pathologies autres que le Covid-19. Les malades sont stigmatisés, alors que certains continuent de nier l’existence de la maladie. En réalité, cette communication culpabilisante, cette stratégie du « bouc émissaire », a créé les conditions de la défiance.
Les limites de cette communication institutionnelle apparaîtront très tôt avec la défiance de certains groupes, dès les premiers jours du couvre-feu à Dakar. Les familles religieuses, qui avaient supporté jusque-là les mesures, donnent le ton. Des manifestations éclatent à Yoff, puis à la cité religieuse de Léona Niassène de Kaolack, où un chef religieux va même défier l’État, au point de susciter des émeutes. Après la pression religieuse, la pression populaire suit. Les transporteurs dont les activités étaient paralysées par des mois de crise se signalent par des manifestations violentes dans la ville de Touba. Des jeunes des quartiers populaires de la médina, outrés par la violence policière pour le respect de cette mesure, vont s’attaquer aux forces de l’ordre. Désormais, des voix s’élèvent. Même si la riposte des jeunes est dénoncée par une majeure partie de la population, des réserves sont émises sur l’efficacité et la pertinence de telles mesures de prévention. Une forte pression va pousser le chef de l’État à céder, en appelant les Sénégalais à « apprendre à vivre avec le virus ». Toutes les mesures restrictives et l’état d’urgence sont levés, alors que les cas positifs et les cas graves de coronavirus augmentent partout.
La capacité de la réception à développer différentes attitudes par rapport à un message n’est pas étrangère à cette rupture du pacte de confiance. À partir d’études empiriques, Stuart Hall et ses coauteurs (HALL, ABARET, GAMBERINI : 1994, p. 27-39) vont proposer trois types de réception : une réception hégémonique, où il y a concordance entre le message formulé au départ et le message perçu à l’arrivée, sans résistance de la part du public ; une réception négociée, où le récepteur décode le message en fonction de ses intérêts du moment, tout en tentant d’adapter le message à ceux-ci ; et, enfin, une réception oppositionnelle, où le public s’approprie le message en fonction d’un code différent de celui de l’émetteur (ou même peut décider de le rejeter). Ici, en l’occurrence, c’est ce qui semble s’être produit : une défiance des populations par rapport aux mesures restrictives et au tapage communicationnel orchestré par le gouvernement, qui, de guerre lasse, s’est tourné vers l’engagement communautaire.
Engagement communautaire : les artistes donnent le ton
Devant le tâtonnement des hommes politiques, dépassés par la tournure des choses, des artistes se sont mis à contribution et ont tenté de prendre le relais. L’engagement communautaire des artistes revêt ainsi une forme de communication par l’image et par la mélodie, et semble moins agressif, plus soluble et plus efficace. Les artistes peintres personnifient le virus aux côtés des musiciens, qui se regroupent et s’organisent en bataillons de guerre contre le Covid-19, pendant que les comédiens se raillent du mal, en ironisant. Grâce à l’humour, ils livrent des messages-clés de sensibilisation sur la pandémie et ses effets néfastes dans la vie quotidienne de la société.
Toutes les formes d’humour s’autorisent, quand la toux, l’éternuement ou le visage sans masque deviennent des agressions, voire des crimes. Cette dérision teintée d’humour et de parodie porte la trace d’une communication à la fois interculturelle et sociale. Elle semble plus acceptable dans le contexte de stress aggravé par une communication gouvernementale ou institutionnelle insipide. Les communautés sont en effet apeurées par l’émeute des multiples « cas », dont le cas communautaire. L’artiste devient ainsi le messager, le nouveau prophète. Ces communications volontaires et volontaristes sont animées par des musiciens qui s’associent souvent à des maires, des associations de quartier, de jeunes, de mouvements sportifs et politiques pour mieux prêcher les bons principes de précaution et de prévention. Des religieux : imams, évêques, prêtres et prêcheurs de tous bords sont aussi associés à cette communication communautaire et citoyenne, qui a plus d’impact que l’institutionnelle. Les Badienne nu gox11 sont renforcées par des acteurs bénévoles qui mettront la main à la poche pour financer l’achat de masques et de gel antiseptique. Les associations de professionnels, comme les tailleurs et couturiers, joueront leur partition, tandis que les universitaires, écoles et instituts supérieurs se mettront à contribution par l’invention de nouveaux procédés de distribution de masques et de fabrication locale de gel, d’appareils et de portiques aseptisants. Dans cet engouement, l’art se meut dans une dynamique fonctionnelle, à la fois par le mode de transmission des messages et par la confection d’outils et de supports adaptés aux gestes barrières.
Ce titre évocateur d’un article d’Afrique renouveau démontre bien cet engagement : « Dix artistes sénégalais peignent le monde de demain sur les murs de Dakar ».
C’est le mot yakaar (« espoir » en wolof) qui est audacieusement griffonné en lettres majuscules sur un mur de béton au cœur de Dakar, dit Delphine Buysse12, qui illustre bien cette appropriation artistique de la campagne de sensibilisation contre le Covid-19 :
Sur les murs de l’hôpital Dalal Jamm à Guédiawaye et de l’université Cheikh Anta Diop à Fann, deux des quartiers les plus fréquentés de la ville, des graffitis fraîchement peints le matin rappellent les valeurs de solidarité, de paix et de résilience qui devraient prévaloir au milieu de la pandémie. Les artistes urbains ont décidé de s’associer à la lutte contre le coronavirus avec une approche différente. Xibaaru Mbedd [« information de rue », en wolof] est une campagne de sensibilisation impliquant des artistes visuels et des graffeurs de tout le pays. Dix artistes basés à Dakar mettent leur talent au service de la communauté en peignant des graffitis sur des thèmes tels que le respect des mesures de protection, la stigmatisation et la lutte contre la désinformation.
Le Covid-19 offre ainsi une opportunité aux jeunes artistes d’exprimer leur vision. Pendant deux mois, ces artistes se sont réunis dans des ateliers de réflexion pour travailler ensemble à l’élaboration de messages de sensibilisation. « Battons-nous jusqu’au bout pour que nous puissions tous nous en sortir ensemble », a déclaré l’un des graffeurs. En effet, comme les récentes initiatives de sensibilisation menées par les artistes sénégalais l’ont prouvé et comme affirmé précédemment dans les hypothèses, « l’art est un puissant outil social de communication et de responsabilisation, nous avons [donc] décidé d’aborder ensemble cette crise sous un angle différent, celui de la rue13 », déclare Delphine Buysse.
Youssou N’dour est l’un des premiers à monter au front, vendredi 13 mars, avec son opération intitulée « Daan Coronavirus » ou « vaincre le coronavirus ». En plus d’avoir remis un important lot de matériel et d’équipements sanitaires (pour une valeur de 10 millions de FCFA), la star mondiale a mis son groupe de presse GFM (télévision, radio, quotidien et journal en ligne) en mode « combat » contre le coronavirus. Même des cours de rattrapage pour les élèves du primaire sont diffusés en direct à la télévision. Dans cet élan, le mouvement hip-hop n’est pas en reste. Le mouvement Y’en a marre a lancé un nouveau single dénommé « Fagaru Ci Coronavirus » (« prévention coronavirus »). La vidéo, très bien faite, conscientise les populations sur la présence effective du virus dans le pays et leur rappelle les règles d’hygiène à observer. Simon, Fou Malade, Kilifeu… ont frappé un coup utile et bienvenu dans un contexte où les populations, fatalistes et obnubilées par la dépense quotidienne, ne se sentaient pas trop concernées par le Covid-19.
Sur la communication artistique, on notera la vitalité des messages, souvent très ironiques pour ce qui concerne les comédiens, les artistes infographistes ou graphistes. Par exemple, le virus est souvent personnifié dans des images mieux adaptées à la transmission de messages. La dérision des comédiens est à son paroxysme : la toux, l’éternuement, le visage sans masque, deviennent des épouvantails faisant fuir. Au niveau de la mode, la créativité est dense : le masque local prend les allures d’une forme de résilience économique. Le tissu artisanal et la matière première sont mis en valeur pour soutenir les professionnels locaux.
Résilience et innovations artistiques au Sénégal
À chaque étape de l’évolution de cette pandémie au Sénégal, les formes de communication et leurs stratégies se sont adaptées au contexte avec des moyens et des ressources spécifiques. Toutefois, dans toutes ces phases, les artistes ont joué le premier rôle, non sans se prémunir. En effet, la crise du Covid-19 est surtout économique, et c’est cet aspect qui permettra de parler de singularité artistique. Le coronavirus interdit les rassemblements, dissuade les spectacles et les loisirs culturels dans une large mesure. Si l’artiste est attaqué, c’est moins son économie que son mode d’expression – or, sa survie en dépend. En effet, comment l’artiste sénégalais résiste-t-il à ce fléau ? Peut-il continuer à vivre ou doit-il accepter de périr de la phobie du Covid-19 ?
À l’évidence, devant les interdictions multiples, les artistes vont hausser le ton, mais ils vont aussi s’engager doublement pour que leur art survive grâce à des stratégies de résilience. La marche des acteurs culturels, malgré les interdictions de rassemblement, démontrera la profondeur du malaise dans le secteur. En effet, une étude indique que près de 95,9 % des acteurs culturels ont subi des pertes dues à la pandémie de Covid-1914. Des pertes causées par des annulations de contrats, des interdictions de voyage et de spectacles. Les acteurs de la culture exigeront ainsi la réouverture des bars, restaurants, boîtes de nuit et hôtels, en demandant leur part de l’appui financier de l’État dédié aux différents acteurs économiques. « Nous voulons travailler », scandaient les manifestants, qui s’étaient donné rendez-vous. La manifestation était interdite, mais aucun dispositif policier n’était présent pour empêcher la mobilisation. « Les artistes sont à bout, c’est pourquoi ils ont tenu à braver l’interdiction. Comment un musicien, dans un restaurant ou un club, là-bas sur scène, peut propager le virus ? Alors que regardez les bus ! On est au fond, au fond du trou15 », confie Abdoulaye Faye, instrumentiste depuis plus de quarante ans, qui n’a plus beaucoup de voix, mais qui était déterminé à venir.
Les acteurs culturels ont proposé un protocole pour reprendre leurs activités dans le respect des mesures barrières. Mais les négociations avec le gouvernement n’ont rien donné. « Tout le monde travaille. Pourquoi cette discrimination-là ? Nous sommes délogés, nous sommes malades et on ne peut pas se soigner. Donc, le chef de l’État, le protecteur des arts et des artistes, nous lui demandons fortement de nous laisser travailler », s’indigne Aminata Diallo, manager et présidente de l’association Actrices culturelles ensemble. Les artistes demandent de pouvoir vivre avec le coronavirus, ce qui n’affectera en rien leur détermination à le vaincre. Pour ce faire, ils vont s’engager doublement pour que leur art survive au moyen de stratégies de résilience et pour mener la riposte communautaire qui affaiblira efficacement la chaîne de transmission du virus.
Il est d’ailleurs intéressant de voir comment les artistes vivent ces reports et ces annulations de manifestations culturelles. Sur le portail du site panafricain de la musique, le journaliste Amadou Bator Dieng affirme qu’avec le « Covid19 au Sénégal : on est dans un film, et on est tous acteurs16 » :
Cette décision prise par le ministre de l’Intérieur samedi dernier dans la lutte contre le Covid-19 tombe comme un couperet pour les artistes et organisateurs de spectacles. Marchés fermés, mosquées fermées… Tous les événements sont annulés, y compris les festivités du soixantième anniversaire de l’indépendance du pays, le 4 avril. Un coup dur pour tout le monde, dont celui des artistes et organisateurs de spectacles, qui prennent ce coup du sort avec philosophie. Certains se mobilisent contre le virus en mettant leurs moyens ou leur créativité au service de la lutte.
Dans le même élan sont mis en évidence les propos de l’artiste Mustafa Naham : « On reporte, car nous sommes dans un film et nous sommes tous acteurs. »
La fin mars devait être riche en événements musicaux. D’abord, les 26 et 28 mars, à l’Institut français de Dakar et à Saint-Louis, le public attendait avec impatience les concerts de l’artiste Mustafa Naham. Ce dernier venait défendre son dernier projet avec le Français Dom Prévost et le Burkinabé Kantala, créé entre Paris, Dakar et Ouaga.
« Ces reports et annulations et, surtout, la situation liée au coronavirus nous ramènent à notre humanité », réagit avec philosophie Mustafa Naham. Il pense même déjà à la possibilité de faire des lives sur Facebook pour accompagner les gens confinés. Lui qui habite non loin de la forêt de Saint-Germain-en-Laye entend aussi profiter de cette période pour faire ses vocalises. « C’est un moment de solidarité et aussi, au niveau personnel, un temps pour mieux travailler ma musique17 », confie l’artiste, avant d’ajouter qu’il serait extrêmement judicieux de se pencher sur le statut de l’artiste au Sénégal.
Adam Sène, jeune chanteuse d’origine saint-louisienne, est forcément un peu déçue. Elle s’apprêtait à donner son premier grand concert dans sa ville, devant son public, mais elle a surtout investi beaucoup d’argent et d’énergie dans la préparation de ce spectacle, prévu le 28 mars. Il faut désormais réinventer le mode de survie musical. « Payer pendant plusieurs semaines le studio d’enregistrement pour les répétitions, confectionner des flyers également, tout ça nous a coûté beaucoup de sous. Ce n’est pas facile pour les artistes indépendants, mais combattre le Covid-19 est plus important. Quand je pense aussi que c’est pour le bien de tous, cela me réconforte. La vie n’a pas de prix18 », assure-t-elle.
Autre événement majeur reporté : le Festival international du baobab, initié par l’ex-président de SOS racisme, Fodé Sylla, aujourd’hui ambassadeur itinérant dans son pays d’origine. Prévu du 8 au 12 avril 2021, il vient d’être reporté à cause du Covid-19, également. En attendant, son initiateur se dit convaincu que le report va servir à mieux préparer la première édition de cette manifestation et invite le monde à se replonger dans les grands classiques de la musique africaine :
Je demande personnellement aux gens de respecter les consignes d’hygiène édictées par l’OMS et, pour ceux qui sont dans des pays déjà arrivés à un stade de confinement, de garder espoir. Profitez d’ailleurs du confinement pour revisiter les grands classiques africains : Angélique Kidjo, Youssou N’dour, Oum Kalsoum, Toumani Diabaté, Oumou Sangaré, Tiken Jah Fakoly, Kora Jazz Trio, Myriam Makeba, Papa Wemba, Alpha Blondy, Aïcha Koné. Une véritable playlist. Pour l’heure, le classique Festival de jazz de Saint-Louis, prévu du 27 mai au 1er juin 2021, est en sursis. Si l’épidémie reculait d’ici là, il serait le seul événement musical d’envergure au programme ces mois qui viennent… Il ne nous reste plus qu’à rester chez nous et à croiser les doigts19 !
Chez Kojito, la prolifique maison de production, qui permet à bon nombre d’artistes de tourner, la situation n’est pas tout à fait la même. Tous les programmes sont suspendus, mais rien n’était prévu à long terme. « Pour les fêtes de l’indépendance du 4 avril, nous étions en négociation avec des artistes, mais rien n’était encore ficelé, explique l’un des responsables de Kojito. Par contre, cet arrêt peut être difficile pour des artistes qui vivent au jour le jour et au gré des prestations. » Pour l’heure, Kojito attend le retour à la normale et se tourne vers d’autres créneaux : « Nous nous concentrons sur nos autres activités et suspendons la production de spectacles, conformément à la loi. Tout en espérant que ce coronavirus disparaisse très vite20 », conclut-il avec sérénité.
Moh Dediouf, dont le grand concert de retour était prévu le 27 mars, a été aussi obligé de reporter sa rencontre avec ses fans. Pour lui, l’affaire est simple : il va y avoir « un avant et un après », tant ce Covid-19 a mis en lumière les nombreuses tares qui touchent le secteur musical. « D’abord, je réfute le mot “industrie culturelle”, car il n’en existe pas réellement au Sénégal. Le coronavirus montre à souhait la fragilité de certains métiers en Afrique. C’est le moment de tout repenser21 », déclare-t-il, avant d’insister sur la capacité de résilience du peuple sénégalais qui, tous les jours, fait face à toutes sortes de crises. « Il nous faut une introspection qui va au-delà des dates de concerts reportés. Il est difficile de dire à un peuple qui vit dans la résilience permanente, même si cela est nécessaire et important, de l’être encore plus en cette période de coronavirus. La résilience, c’est son quotidien », martèle-t-il, amer.
Toutefois, conscients de la morosité de l’ambiance, des musiciens de la trempe de Youssou N’dour vont innover pour mettre de l’ambiance face au stress qui guette les jeunes et au trop d’interdits qui confine toute une économie. Il propose une soirée Fiitey (« c’est ici ») avec son orchestre tous les jeudis soir, à partir de 21 heures, un show musical en live sur sa télévision pour revisiter tout son répertoire, relayé par certaines radios et diffusé sur YouTube et sur Facebook. La crise du Covid-19, qui s’est révélée aussi une crise de communication et d’expression, a en effet donné lieu à des innovations majeures. La suspension temporaire des manifestations artistiques et culturelles ne met pas la musique live en pause, du moins le live virtuel. Grâce au service Facebook Live, plusieurs artistes (à l’instar de Youssou N’dour, Wally Seck, le guitariste Cheikh Tidiane Guissé22, etc.), depuis leur studio ou même leur salon, proposent des prestations musicales à leurs fans sur Internet ou participent à des concerts virtuels. Saisissant l’occasion, Facebook et le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge s’associent et lancent #AfricaTogether le 1er juin 2020. Cette campagne numérique et son festival de deux jours, qui s’est tenu les 4 et 5 juin, réunissent des artistes de toute l’Afrique pour lutter contre la désinformation autour du Covid-19 et promouvoir la vigilance vis-à-vis de la pandémie. L’événement sera diffusé en streaming sur Facebook Live. Jocelyne Muhutu-Rémy, responsable des partenariats médiatiques stratégiques de Facebook pour l’Afrique subsaharienne, explique :
Le pic de l’utilisation des outils en ligne pendant la pandémie de Covid-19 montre l’utilité sociale des plates-formes numériques dans les moments difficiles. Nous sommes témoins de nombreuses initiatives solidaires de la part d’artistes qui rassemblent leurs communautés sur Facebook Live. Le concert virtuel #AfricaTogether permettra aux gens d’en savoir plus sur la lutte contre le Covid-19, tout en profitant des divertissements de leurs artistes africains préférés. Nous allons transmettre la joie de vivre, sans risque de transmission du virus23.
Les artistes plasticiens ne sont pas en reste. Eux aussi expérimentent avec succès les expositions en ligne. Des musées et galeries virtuels font leur apparition au Sénégal.
Conclusion
Au Sénégal, le Covid-19 aura façonné une nouvelle terminologie employée dans l’engagement et la lutte contre la pandémie. Les mots des artistes sont d’une certaine violence qui peint leur hargne, parce que le Covid-19 a fait très mal. C’est donc par le mal qu’il faut l’éliminer. On retiendra parmi ces termes « Daan corona » (« terrasser ou vaincre le corona »), titre de l’une des premières chansons lancées par Youssou N’dour et un groupe de rappeurs très connus. Cela deviendra un slogan de bataille qui donnera l’intitulé d’une émission matinale à la TFM. « Aar sa bopp ci corona bi » (« se cuirasser du corona »), « fagaru ci corona bi » (« s’en prémunir »), autant de mots qui deviendront des dictons chantonnés ou griffonnés à tout bout de rue. La consigne est claire : l’ennemi, c’est le Covid-19 ; il faut une union sacrée autour de cette lutte. Toutefois, la démarche politique de cette campagne, sous prétexte de résilience économique, va vite devenir un fiasco. La répartition des vivres et des fonds, dégagés par l’État pour venir en aide aux populations et aux secteurs les plus affectés, s’effectue sur fond de propagande et d’esprit partisan. Ce que les artistes et les chroniqueurs des médias vont vigoureusement dénoncer : « Du riz, rien que du riz ! Le monde en rit, du simple fait qu’au lieu de se préoccuper de la lutte engagée pour vaincre le coronavirus, la polémique porte désormais sur le riz et sa gestion24. »
En effet, cette crise du Covid-19 aura permis de percevoir tous les antagonismes sociaux et culturels qui couvent au sein de la société sénégalaise. Les artistes sont divisés… Les artistes religieux, qui sont aussi affectés par la crise qui les a empêchés de prêcher, d’animer des conférences et de gagner dignement leur pain quotidien, vont se faire entendre par des contestations. Ils vont, en outre, emprunter la voix de leaders religieux plus crédibles pour décrire leur misère. Ainsi, le mal est partout, la grogne monte, et l’État se préoccupe plus de visibilité politique que de ressorts socio-économiques.
Notices biographiques
Dr Adama Ndiaye est enseignant-chercheur diplômé de l’université de Bordeaux-Montaigne (2001-2012). Il est chercheur associé au laboratoire MICA (Médiation, information, communication, arts), spécialiste de la communication et du tourisme durable. Technicien du tourisme de formation, il est chef d’entreprise de 2007 à 2017, au Sénégal, avant d’intégrer l’université en passant par l’UCAD (université Cheikh-Anta-Diop de Dakar) et l’UGB (université Gaston-Berger de Saint-Louis) de 2012 à 2021, en qualité d’intervenant externe. Il devient enseignant titulaire à l’université du Sine Saloum El Hadj Ibrahima Niass (USSEIN), où il a exercé les fonctions de directeur d’UFR (Tourisme, hôtellerie et gastronomie) et de coordinateur de campus pédagogique de 2017 à 2021. Il est le point focal du projet de campus franco-sénégalais, qui compte quatre licences au sein de son université. Dr Adama a publié plusieurs articles de presse et scientifiques dans son domaine : la communication, le tourisme, les risques et les mutations socioculturelles.
Docteur en sciences de l’information et de la communication (2009), Seydou Nourou Sall est diplômé du MICA (Médiation, information, communication, arts) de l’université Bordeaux-Montaigne. Il est, depuis 2015, enseignant-chercheur à l’université Gaston-Berger de Saint-Louis (Sénégal), après des expériences antérieures dans l’enseignement à l’Institut supérieur des sciences de l’information et de la communication (Issic) et à l’École supérieure de commerce (Supdeco) de Dakar. Il y enseigne la communication des entreprises et des organisations, et le journalisme à la section « Communication » et à la licence professionnelle de journalisme (LPJ) de l’UFR des Civilisations, religions, arts et communication (CRAC). Seydou Nourou Sall est l’auteur de nombreux travaux scientifiques sur la communication sociale et pour la santé, les médias, etc.