
En écho au questionnement relatif au thème de l’année 2020-2021 d’Astasa, « L’art face à la pandémie », Deborah Bowman présente un extrait de son livre d’artiste, Memento mori : le livre d’artiste, une transformation de l’être, afin de montrer « comment des chroniques journalières écrites à la main et illustrées peuvent contribuer à la pensée artistique face à la pandémie ». Rencontre.
Astasa : Comment avez-vous vécu le confinement lié à la pandémie de Covid-19 ?
Deborah Bowman : Il y a eu pour moi une frontière entre l’avant et l’après-confinement. Début mars 2020, j’ai eu la chance de passer une petite semaine en Espagne, une grande respiration d’art et de nature. En France, il y avait déjà des morts du Covid-19 et on commençait à porter des masques. Alors qu’à Bilbao et sur la côte basque espagnole, il y avait une atmosphère d’insouciance et de liberté, mais on sentait le calme frémissant avant la tempête. Je dessinais, j’écrivais le voyage, une immersion sensorielle dans l’expérience de l’art au musée Guggenheim et de la randonnée dans cette nature rugueuse, minérale et iodée. Le livre d’artiste était une façon de préserver un échantillon de ces moments de bonheur, comme de faire la cueillette des aromates à la fin de l’été, à déguster en infusion pendant le froid de l’hiver, quand le parfum et le goût vous transportent dans l’espace-temps.
À mon retour en ville, en France, j’ai été plongée dans le confinement très strict et liberticide et mon travail à mi-temps d’enseignement artistique a explosé pour devenir un plein-temps, plus les soirs et les week-ends, le tout en télétravail. J’étais enchaînée à l’ordinateur. Les plaisirs utopiques du virtuel – l’Internet, les courriels, la création de documents – jusqu’alors consommés avec modération – sont devenus des supplices. Mes yeux, mon corps, mon cerveau ont subi les effets néfastes de l’écran. J’étais comme vidée de ma substance vitale. La violence de l’écran est réelle, sur le corps et sur l’esprit, quand c’est imposé et non pas choisi. Et je n’étais pas la seule, car, selon Le Monde, « au printemps, jusqu’à 4,6 milliards de personnes ont été confinées à leur domicile dans le monde, soit presque 60 % des habitants de la planète […]. Autant de facteurs qui favorisent la montée des états anxieux, dépressifs, des problèmes de sommeil ou du stress1. »
Vous avez donc alimenté un carnet d’écriture et de dessins ?
Le terme « carnet » n’est pas vraiment approprié ; dans ce cas, je préfère l’expression « livre d’artiste ». C’est le métissage d’un journal plus ou moins intime ; de dessins de mes cours ; d’un carnet de voyage et de randonnée ; d’une chronique d’impressions dessinées sur le vif, relatives à des colloques et à des expositions artistiques ; d’un dépositoire de projets artistiques. Chaque livre me prend une année, environ. En bref, c’est une œuvre en exemplaire unique. Pendant le confinement, ce livre d’artiste est devenu, selon les mots d’Yves Klein, une « nécessité impérieuse », aussi vitale que l’oxygène pour ma survie mentale, physique, artistique… En partie pour exprimer mes pensées et mes émotions en mots, surtout en écriture manuscrite pour privilégier la « physicalité graphique ». En dessinant aux crayons de couleur aquarellés sur papier, j’ai pu exprimer tout ce qui ne peut pas se mettre en langage. La communication orale était une autre lifeline : j’ai téléphoné aux amis et aux connaissances avec lesquels je n’avais pas eu de contact depuis longtemps et, parfois, j’ai pris des notes de ces conversations dans le livre.
Est-ce que vous avez puisé dans des lectures historiques, philosophiques ou esthétiques pour alimenter vos dessins et vos écrits ?
De prime abord, je me suis tournée vers l’écriture et le dessin pour m’exprimer ainsi : « Confinement… C’est l’emprisonnement, comme d’être en prison pour un crime commis – quoi – d’être humain ? Ou alors c’est une punition citadine d’un crime capitaliste et consumériste contre la nature. » J’ai commencé cette page avec le dessin et, en dessinant, j’ai précisé la pensée et les mots qui m’ont amenée vers les écrits de Michel Foucault sur la prison étatique qui doit Surveiller et punir2. En contrepartie de ces écrits délibérément non distanciés, j’ai replongé dans mes recherches sur la peste en Europe, avec ses vagues successives, trouvant des réponses artistiques face à la mort : depuis Pieter Bruegel, en passant par William Blake et Charlotte Salomon. Ainsi que des leitmotivs : la danse macabre, le thème du memento mori, les vanitas, la calavera mexicaine3. D’autres lectures ont nourri mes dessins. Avant que Michel Foucault théorise sur l’« étatisation du biologique », lorsque l’Etat entend prendre le « biopouvoir », d’autres philosophes réfléchissaient sur les épidémies : Socrate sur la peste d’Athènes, Montaigne sur la peste de 1585, Voltaire sur la variole, Hegel sur le choléra.
Comment considérez-vous ce livre d’artiste aujourd’hui ?
Il est question d’analyser la signification du livre d’artiste face à une telle expérience « de choc, d’incrédulité, de stupeur… » Ce moyen d’expression privilégié participe à la transformation de l’être, à partir des émotions jaillies de l’intérieur et saisies sur la page blanche, un miroir des états d’âme. Le théoricien David Kolb, héritier de John Dewey, nous propose la théorie de l’apprentissage expérientiel, où, à partir de l’expérience vécue, de l’observation réfléchie et de l’analyse, des connaissances nouvelles sont créées par la transmutation de l’expérience4. Le chercheur et fondateur de l’émersiologie Bernard Andrieu résume le processus ainsi : « Car répondre rapidement aux modifications internes, souvent sans en avoir conscience, engage l’écologie corporelle : les éléments naturels, les milieux, les expériences corporelles et les relations avec les autres sont autant d’occasions de se rendre plus vivant et vivable envers soi-même, envers les autres espèces et envers les individus5. »
Quelles relations y a-t-il entre votre livre d’artiste de confinement et les technologies, sciences ou technosciences ?
Le moins possible ! Plus sérieusement, mes recherches sur Internet étaient en effet un complément essentiel aux ouvrages de ma bibliothèque. Surtout concernant les écrits de Michel Foucault, les épidémies, le thème de la mort, à la fois pour mon livre d’artiste et pour écrire les deux articles sur « L’Art en période de crise6 ». Cela étant, la question des technologies, sciences ou technosciences soulève celle des effets cognitifs et physiologiques de ces deux actions physiques et manuelles de mon livre d’artiste : l’écriture manuscrite et le dessin à la main. Il y a des études scientifiques récentes et éclairantes qui en soulignent les effets bénéfiques sur la santé physique et psychologique. En ce qui concerne l’« écriture expressive », d’après les chercheurs James Pennebaker et Cindy Chung de l’Université du Texas à Austin, « lorsque les gens transforment leurs sentiments et leurs pensées au sujet de leurs expériences personnelles bouleversantes en langage, leur santé physique et mentale s’améliore souvent. » Ils ont également trouvé que cette action peut renforcer le système immunitaire et la réponse des anticorps7. Les bénéfices du dessin manuel sont également probants, produisant, dans la majorité des cas, une réduction du stress et de l’anxiété. La chercheuse américaine Girija Kaimal explique : « En fin de compte, faire de l’art devrait induire ce que la communauté scientifique appelle le flow. C’est ce sentiment de se perdre, de perdre toute conscience. Vous êtes tellement dans le moment présent que vous oubliez tout sens du temps et de l’espace. » En effet, en dessinant avec mes crayons de couleur low-tech, j’étais dans le flow, le flux, comme dans une rivière. Plonger dans la création artistique, c’est pour moi entrer en transe méditative, oublier tout le reste, en immersion totale dans l’acte créateur8.
Notice biographique
Artiste américaine, Deborah Bowman s’inspire de ses études de biologie et de l’écophilosophie pour créer des projets d’art écologique. Ses recherches et collaborations avec des scientifiques explorent la biodiversité animale et végétale, les sources et les lavoirs, dans une dynamique d’art engagé. Parmi ses œuvres, il faut noter la fresque monumentale Luna Garona (1 % artistique) ainsi que la présence de certaines de ses pièces dans des collections publiques.
Bénéficiant d’un double cursus de pratique artistique et d’esthétique aux États-Unis et en France, Deborah Bowman est diplômée de l’EBABX (DNSEP), où elle est professeur d’art, et de l’université Bordeaux-Montaigne (master d’Esthétique), où elle enseigne en master Arts. Sa dernière publication est « Le refuge de montagne » dans Recherches & Éducations. Doctorante en Arts à l’UBM, MICA – ADS, sa thèse est intitulée L’Art de la rivière, de la source à l’océan : l’écophilosophie, l’écoféminisme, l’art écologique.









