Table des matières
- 1 L’artiste, ses machines, son public et l’espace.La scène techno face à la pandémie
- 2 L’artiste dans son studio
- 3 Une reconfiguration du temps
- 4 Des collaborations et une hybridation des pratiques
- 5 Un timbre de la pandémie et du confinement ?
- 6 Les live-streams comme interface
- 7 Les espaces du live-stream
- 8 Le studio de radio comme espace de rencontre
- 9 Vers de nouvelles géographies ?
- 10 Notice biographique
L’artiste, ses machines, son public et l’espace.
La scène techno face à la pandémie
Les conséquences de la pandémie sur les pratiques artistiques peuvent être abordées par le biais de statistiques et de grandes tendances, mais elles méritent également d’être lues au travers d’expériences et de récits individuels. Cet article s’inscrit dans la seconde perspective et propose d’apporter un éclairage sur le vécu de certains artistes actifs sur la scène techno en France et en Grande-Bretagne. Le milieu de la musique et ses acteurs ont été frappés de plein fouet par les annulations d’événements. La recherche restituée ici avait pour objectif de mieux comprendre les impacts de ce contexte sur la vie des artistes et d’apporter un éclairage sur les manières dont ils ont tenté d’adapter leurs pratiques.
Un travail de veille a été mené dès les premiers confinements, afin de déceler et de documenter les réactions des artistes face aux contraintes imposées par les protocoles sanitaires. Ce travail s’est notamment appuyé sur les réseaux sociaux, au sein desquels de nombreux artistes s’expriment. Le choix des artistes interrogés dans le cadre de cette recherche reflète autant le souci de veiller à un certain équilibre géographique entre la France et la Grande-Bretagne que la volonté de représenter une diversité de profils et de situations. Si des échanges réguliers et informels avec les artistes ont eu lieu tout au long de la pandémie, pour permettre de documenter l’évolution de leur situation, des entretiens semi-directifs formels ont été également conduits en 2021, pour dresser un bilan de la période traitée. Les contraintes induites par la pandémie ont nécessité l’organisation de ces entretiens par visioconférence, lesquels ont été enregistrés afin de permettre la retranscription des échanges. À l’heure actuelle, les impacts de la pandémie sur la scène techno ont essentiellement été traités par les médias : les travaux scientifiques sont rares et les données sur lesquelles les chercheurs peuvent fonder leurs investigations le sont tout autant. L’entretien s’est ainsi imposé comme méthode privilégiée dans cette recherche.
Les profils des artistes interrogés reflètent la diversité des pratiques identifiables au sein de la scène techno : si les activités de production vont souvent de pair avec celles de représentation, elles peuvent également être complétées par la gestion d’un club, d’un label ou d’une radio. Les évolutions des pratiques artistiques sont, dans cet article, abordées par le prisme de l’espace, qu’il soit physique ou virtuel : lieu de production, de collaboration, de représentation ou de débat. Les entretiens démontrent en effet que l’une des principales conséquences de la pandémie est une importante modification des rapports spatiaux entre les artistes, leurs studios, les lieux de représentation et le public. En interrogeant, dans un premier temps, la nature et le statut de l’espace que les artistes investissent dans le cadre du processus de création, l’article met en exergue l’évolution de certaines des fonctions du studio, induite par la pandémie. Considérant l’impact significatif de la fermeture des clubs sur l’emploi du temps des artistes, l’article démontre, dans un second temps, que les annulations de dates ont permis à une diversité de projets et de collaborations de voir le jour. Symboles d’une période au cours de laquelle l’espace de représentation s’est virtualisé, les live-streams sont ensuite examinés à la lumière des expérimentations spatiales et scénographiques auxquelles ils ont donné lieu. L’article fait enfin porter l’accent sur la mise en place d’espaces de débat, qui ont donné l’occasion aux artistes et à leur public de retrouver une partie du lien social rompu par la crise sanitaire.
L’artiste dans son studio
À l’instar du sculpteur ou du peintre, le producteur de musiques électroniques passe un temps important dans son studio, où se concentrent les synthétiseurs, boîtes à rythmes, ordinateurs et autres machines mobilisées dans le processus de création. Plus qu’un simple espace de travail, le studio est fréquemment aménagé par l’artiste lui-même, dont les choix répondent à des contraintes techniques et acoustiques ainsi qu’à un souci de créer un lieu singulier qui s’apparente à un prolongement du corps : Arnaud Rebotini1, dont la pratique est essentiellement tournée vers la production, explique ainsi qu’il porte son studio presque comme un vêtement. C’est notamment dans cet espace qu’un artiste s’isole et se ressource après l’intensité des nuits passées dans les clubs : le studio est aussi un lieu de décompression. Toutefois, comme le rappelle le DJ et producteur Mark EG2, c’est également un lieu de formation, où l’artiste teste et manipule de nouveaux outils de production.
Pour la plupart des artistes interrogés, le besoin et l’envie de passer du temps dans le studio n’ont pas été altérés par la pandémie. Pour Scan X3, ingénieur du son et producteur, pousser la porte du studio reste toujours un plaisir. La localisation du sien, en étage, lui permet d’indiquer qu’il « monte travailler », soulignant ainsi la noblesse de la production artistique. Paul Nazca4, DJ et producteur, relève les vertus réconfortantes du studio et avoue se sentir rassuré lorsqu’il est entouré de ses machines. Dans la même veine, le producteur, DJ et gérant de club Voicedrone5 explique que rien ne peut l’atteindre dans cet espace qui lui appartient, lui ressemble et qu’il investit le plus souvent la nuit. Pour autant, certaines des activités qui se déroulaient dans le studio avant la pandémie en sont désormais absentes : Mark EG ressent notamment la frustration de ne plus pouvoir y retravailler une production qu’il aurait jouée pour la première fois la veille, en soirée, face à son public, le lien entre le lieu de production et le lieu de représentation ayant été rompu.
Lorsque l’activité principale de l’artiste est celle de DJ, l’espace investi est différent. Jack de Marseille6 explique ainsi que le rapport à sa « pièce à disques » a été radicalement altéré par la pandémie. Avant la crise sanitaire, il ne se rendait dans cette partie de son appartement que pour écouter les disques nouvellement acquis. La musique occupait délibérément une place marginale dans son logement, car, explique-t-il, l’habitation est un espace où il se régénère, loin de l’intensité des lieux de représentation. Toutefois, le statut et la fonction de la « pièce à disques » ont été modifiés au cours de la pandémie : celle-ci est devenue un lieu d’enregistrement de podcasts et de diffusion de sets improvisés sur les réseaux sociaux. Selon Jack de Marseille, la crise sanitaire a donné vie à cette pièce, qu’il compare à un musée du disque vinyle, même si, faute de place, elle n’accueille qu’une infime partie de sa collection (fig. 1). Si son logement n’était précédemment pas un lieu de partage artistique, il est devenu un nœud de communication avec son public et l’extérieur. Toutefois, cette relation ne passe pas seulement par les réseaux numériques : elle s’incarne dans la diffusion occasionnelle, fenêtres ouvertes, de DJ sets, événements éphémères symboles d’un désir de conserver le lien social avec son propre quartier et de contribuer à y réinsuffler de la vie.
Une reconfiguration du temps
L’une des principales conséquences de la pandémie pour les artistes peut s’illustrer par la journée vécue par Mark EG lors de l’annonce des premières mesures de confinement en Grande-Bretagne : trente de ses dates ont été annulées en quelques heures, laissant son agenda vide et son avenir financier incertain, car, à l’instar d’autres artistes, les représentations étaient sa principale source de revenus. La crise sanitaire donne ainsi lieu à une importante reconfiguration de l’emploi du temps. En période normale, explique Arnaud Rebotini, la semaine de création artistique est amputée par les événements programmés le vendredi et le samedi. Avec la crise, les fins de semaine se retrouvent libres.
Pour la majorité des artistes producteurs interrogés, une grande partie du temps libéré a été passée dans le studio. Bien souvent, ce dernier a d’ailleurs fait l’objet d’un réaménagement visant à y apporter des améliorations techniques, acoustiques ou ergonomiques – une activité chronophage qui tendait à être repoussée faute de temps. Pour le DJ et producteur Paul Nazca, cette période a été l’occasion de revenir sur d’anciens projets non aboutis et de s’atteler à la préparation d’un album. Pour B.S.E7, dont l’activité artistique est plutôt celle de DJ, le temps libre a notamment été dédié à acquérir une plus grande maîtrise des logiciels de production. Les DJ et producteurs Matthieu-F8 et Imecka9 admettent, pour leur part, s’être très fortement investis dans la production au cours des premiers mois de la crise sanitaire, avant de délaisser leur studio pendant quelques semaines : ces fluctuations s’expliquent notamment, selon eux, par les conséquences psychologiques de la pandémie et des confinements, qui se sont traduites tantôt par de forts désirs de création, tantôt par des phases d’essoufflement. La pandémie a en outre permis à certains artistes de réaliser de vieux rêves… C’est notamment le cas de Mark EG, qui reprend, en septembre 2020, des études supérieures : cet artiste, par ailleurs formateur en production, a fait en effet le choix de s’inscrire à l’université pour y suivre une formation à l’enseignement afin d’« apprendre à mieux transmettre sa passion », explique-t-il. Toutefois, l’adaptation au contexte de la pandémie a été différente pour les artistes dont l’activité de production était moindre, voire accessoire. Pour Miss Monument10, le temps libre a été en particulier dédié à l’écoute de musique et à la découverte ou redécouverte de genres autres que la musique électronique. L’activité d’écoute revêt, dès lors, une fonction distincte : il ne s’agit plus de sélectionner les disques qui seront joués à l’occasion d’une soirée, mais de s’ouvrir à d’autres genres et productions sans autre finalité que le plaisir et la culture. Pour elle comme pour Jack de Marseille, la crise sanitaire a toutefois déclenché un désir de se consacrer à la production. Ce dernier considère d’ailleurs que la pandémie représente un virage dans sa carrière. Après avoir passé trente ans derrière les platines, il indique aujourd’hui avoir le sentiment d’être allé au bout de son activité de DJ (qu’il n’envisage pas de cesser, mais dont la place pourrait, à l’avenir, être moins importante dans sa pratique). Sa récente rencontre avec des musiciens de jazz lui a permis de renouer avec la production et avec ses propres machines, délaissées depuis vingt-cinq ans.
Des collaborations et une hybridation des pratiques
La pandémie n’a pas seulement induit l’annulation des soirées : les contraintes liées aux protocoles sanitaires et aux confinements ont rendu certaines formes de collaboration difficiles, voire inenvisageables. C’est notamment le cas des coproductions, que la technologie permet en théorie de réaliser à distance. Pour Mark EG et B.S.E, pourtant, la coproduction nécessite la présence physique des deux personnes dans le même studio. Conscients des risques qu’engendrerait le non-respect des protocoles sanitaires, de nombreux artistes ont ainsi suspendu la plupart de leurs projets de coproduction, alors même qu’ils disposaient du temps nécessaire à leur mise en œuvre.
Les collaborations n’ont pourtant pas été effacées par la pandémie : elles ont pris d’autres formes, parfois hybrides. Les clips associés à chacun des morceaux produits par Arnaud Rebotini pour This is a Quarantine sont ainsi le fruit du travail mené par l’artiste et l’Institut national de l’audiovisuel (INA) : des images d’archives sélectionnées par l’INA illustrent de manière décalée et parfois perturbante la période que nous traversons. Le montage réalisé pour « Minimize Contact Between People » met notamment en scène des rues parisiennes vides, filmées lors d’exercices d’évacuation. Arnaud Rebotini fait remarquer à juste titre qu’à l’exception des tenues vestimentaires, qui trahissent les époques auxquelles les images ont été tournées, le clip paraît incroyablement actuel. Il explique s’être exprimé sur la pandémie au moyen de ces morceaux et de ces clips, au cours d’une période difficile mais inspirante qu’il compare à de la science-fiction. Pour Scan X, la crise sanitaire a également été l’occasion de collaborer avec Romain Cieutat, dans le cadre d’un projet qu’il décrit comme la « rencontre d’un musicien et d’un vidéaste ». Le produit de cette interaction, baptisée Skryptöbox, s’inscrit dans la suite de projets menés par des artistes du label français de musiques électroniques Skryptöm, dirigé par Electric Rescue et dont Scan X est l’un des artistes. La Skryptöbox est une expérience collective que le public vit en pénétrant dans un espace sans plafond, délimité par quatre panneaux mais qualifié de « cube immersif ». Vingt enceintes et un système de projection le propulsent dans une narration faite de sons et d’images. Lancé avant la pandémie et mis en œuvre pendant la crise, ce projet offre au public un espace à investir malgré les protocoles sanitaires : en l’absence de plafond, l’espace n’est pas clos, et le dispositif mobile et « Covid-compatible » peut aisément être installé dans des lieux publics, tels que des halls de gare (fig. 2).

Un timbre de la pandémie et du confinement ?
Certaines productions, nées depuis le printemps 2020, sont des expressions artistiques de la pandémie. Les titres des différentes productions réunies dans le coffret This is a Quarantine interrogent la liberté ou l’enfermement et rendent hommage à celles et ceux qui, tout au long de la crise, ont œuvré pour approvisionner le reste du pays. Alors même que les clubs ferment leurs portes, Arnaud Rebotini interrompt la production d’un album d’écoute pour se consacrer pleinement à ce projet résolument tourné vers les pistes de danse et qui conjugue productions originales de l’artiste et remix produits par d’autres. Ce paradoxe, qu’Arnaud Rebotini reconnaît et assume, trouve écho dans le discours d’autres artistes. Pour Scan X, notamment, la pandémie a généré une envie de revenir à des sonorités très énergiques, brutales et immédiates, comme si celles-ci pouvaient provoquer le retour des soirées. La production, tournée vers un avenir incertain mais que l’artiste espère meilleur, reflète également le désir de retrouver les espaces que les artistes et leur public investissaient ensemble. Les artistes reconnaissent enfin qu’il sera important, pour eux, d’être présents lorsque les événements reprendront – une présence qui se traduira notamment par l’actualité des productions.
Au-delà des mots, les conséquences de la pandémie sont, d’après certains, également identifiables dans la musique elle-même. Mark EG explique ainsi que plusieurs des morceaux qu’il a produits au cours des confinements expriment l’inquiétude, voire la paranoïa, générées par la situation. De son point de vue, de telles émotions, lorsqu’elles sont canalisées, deviennent toutefois une source d’inspiration, en particulier dans la techno, historiquement associée à des milieux confrontés à un manque d’opportunités. Dans la même veine, Scan X rappelle que le contexte dans lequel déferlent les musiques électroniques en Grande-Bretagne, à la fin des années 1980, est caractérisé par une situation économique et politique difficile. Au cours de telles périodes, la musique devient un espace d’expression et de liberté. Si le timbre de certaines productions exprime une forme de malaise, plusieurs producteurs, en particulier Squal G11, estiment avoir au contraire renoué avec des sonorités qualifiées d’apaisantes.
Aux yeux de plusieurs artistes néanmoins, la pandémie, en tant que telle, n’a pas influé sur le timbre de leurs productions. Voicedrone et Matthieu-F expliquent tous deux que l’évolution de leur musique participe d’un processus ininterrompu, lequel reflète la volonté de constamment repousser les frontières de la production et d’explorer de nouvelles méthodes, de nouvelles sonorités. Pour Paul Nazca, l’évolution de ses productions devrait être considérée comme une conséquence indirecte de la pandémie : le réaménagement de son studio et le traitement acoustique auquel il procède durant la crise sanitaire lui permettent désormais de mieux traiter le spectre sonore. Ces évolutions sont, d’après lui, clairement identifiables dans ses productions – pour autant, elles ne doivent pas être vues comme une expression sonore de la pandémie mais comme un concours de circonstances.
Les live-streams comme interface
La fermeture des clubs, salles et autres lieux de représentation prive, dès le printemps 2020, les artistes et leur public des espaces dans lesquels ils interagissent. Cette absence de lieu physique, où se retrouver et où partager une passion commune, explique en grande partie l’explosion du nombre de live-streams diffusés sur Internet. Ce processus de captation et de diffusion simultanée de vidéos s’est en effet imposé comme un palliatif dès les premières mesures de confinement12.
L’investissement des artistes dans ce type de représentation a été variable, et leur point de vue, à ce sujet, l’est tout autant. Selon Scan X, les live-streams ont, dans un premier temps, joué un rôle important, en permettant aux artistes de montrer qu’on ne les ferait pas taire. Pour Paul Nazca, ces formes de représentation sont une illustration de la manière dont la pandémie semble avoir mis tous les artistes au même niveau : les plus grands noms comme les inconnus diffusent depuis leur domicile.
La plupart des DJ et des producteurs interrogés reconnaissent toutefois la limite du modèle et l’effet de saturation identifiable dès les premières mesures de confinement. D’après Miss Monument, le nombre de live-streams a en effet contribué à une certaine dévalorisation de ceux-ci. Arnaud Rebotini estime, pour sa part, que ces événements visent avant tout à permettre aux artistes d’être présents et il ajoute qu’ils ne peuvent en aucun cas offrir l’expérience collective d’une soirée. Au cœur de ce type de représentation, le rôle de la caméra et les questions que soulève sa présence sont pointés par la plupart des artistes. Réputé pour son attitude singulière derrière les platines, qu’il qualifie lui-même de « déjantée », Mark EG admet avoir eu l’impression de jouer un rôle lors du premier live-stream qu’il a réalisé pendant le confinement. Pour Miss Monument, le fait de se produire en live-stream a été l’occasion de surmonter la crainte d’être filmée. D’autres, en particulier Paul Nazca, ont fait le choix de ne pas se produire dans ces conditions. Cet artiste n’exprime pas une peur de l’objectif mais le sentiment du regard pesant d’une personne qui l’observerait par-dessus l’épaule. D’après lui, le fait d’être filmé pousserait en outre à faire preuve d’un excès de perfectionnisme, nuisible à la spontanéité et à la magie de la performance artistique. Les contraintes techniques liées à l’organisation d’un live-stream, le souci d’offrir une prestation scénographique de qualité, la volonté pour certains de ne pas donner à voir leurs espaces personnels, tout comme le manque de temps, ont également contribué à une certaine réticence vis-à-vis de ce mode de représentation. Si de nombreuses invitations à se produire ont été déclinées par les artistes, le live-stream n’en a pas moins été mobilisé à des fins spécifiques : il devient, notamment pour Matthieu-F, un outil de communication et de promotion du label Planet Underground qu’il dirige.
Si de nombreux live-streams sont, au cours de la crise sanitaire, captés et diffusés depuis le studio ou le domicile des artistes, d’autres ont été filmés dans des clubs. À Londres, FOLD fait sans doute figure d’exemple en la matière. Voicedrone, cofondateur de l’établissement, explique que ces événements réguliers ont été pensés comme le moyen de rester en contact avec le public d’habitués qui fréquentent ce lieu, réputé pour ses soirées techno et sa communauté LGBT. Pour l’équipe d’artistes qui gère et anime le club, les live-streams ont en outre permis aux uns et aux autres de se focaliser sur un projet artistique plutôt que sur la pandémie et ses conséquences, qu’elles soient financières ou psychologiques. Près de trois cents captations et diffusions ont ainsi été organisées, chacune d’elles ayant permis à quatre ou cinq artistes de s’exprimer derrière les platines.
Les espaces du live-stream
Comme le souligne Arnaud Rebotini, c’est vers le public – et non vers le DJ – que les lumières sont tournées dans un club. Au cours d’un live-stream, c’est pourtant l’artiste que l’on retrouve sous le feu des projecteurs. Cette forme de représentation renverse donc le modèle traditionnel et réinterroge la spatialité de la performance. La description que fait le DJ et producteur Sterling Moss13 de sa participation à l’un de ces live-streams, organisé par Chris Liberator et par son label Stay Up Forever en juin 2020, en témoigne. La salle du FOLD, qui accueille habituellement le public, n’est pas seulement vide : elle n’est pas éclairée. Seuls les artistes sont mis en valeur par un intense flux lumineux : Sterling Moss explique que ce dispositif permet aux artistes de ne rien discerner d’autre que les silhouettes du personnel présent pour l’organisation de l’événement. Les ambiances sont ainsi façonnées pour que les artistes se produisent dans les conditions optimales. Si Sterling Moss sait qu’il joue dans une salle vide, il n’en est pas moins conscient que plus de dix mille personnes, aux quatre coins du monde, le regardent – un nombre démesuré au regard de la capacité du club. Quelques minutes avant sa prestation, son inquiétude porte sur sa capacité à retrouver ses instincts d’artiste qui jouerait dans des conditions inhabituelles.
Pour les gérants du FOLD, l’organisation de live-streams a nécessité de s’adapter à différentes formes de contraintes spatiales. Les photos sont en effet interdites dans le club en temps normal, et l’équipe ne souhaitait pas déroger à la règle en dévoilant l’intégralité de l’espace. Des expérimentations répondant aux opportunités et aux contraintes techniques, acoustiques et scénographiques ont donc été imaginées… Située au premier étage du bâtiment qui abrite le club, la salle principale, dans laquelle sont organisés les live-streams, dispose de plusieurs ouvertures agrémentées de persiennes (fig. 3). Cette caractéristique singulière est l’une des marques de fabrique du lieu : les jeux de lumière générés par ce dispositif contribuent en effet à l’ambiance qui règne dans le club lorsque la lumière du jour y pénètre au petit matin ou lors des événements diurnes qui y sont organisés le dimanche. C’est précisément de cette spécificité spatiale que se saisissent les artistes gérants du lieu, lorsqu’ils font le choix de positionner les platines devant les fenêtres à l’occasion des live-streams (fig. 4). Dès lors, l’artiste n’est pas le seul protagoniste de la diffusion : plus qu’un simple décor, le lieu, dont l’une des singularités est mise en évidence grâce au cadrage, devient un acteur à part entière – surprenant pour les néophytes et reconnaissable par les habitués.


Le studio de radio comme espace de rencontre
Si les live-streams diffusés au cours de la pandémie ont essentiellement pris la forme de représentations artistiques de DJ ou de producteurs, d’autres initiatives ont vu le jour. Producteurs, DJ et gérants du label Nocturbulous Records, Jean Bruce et Benjamin le Dauphin14 sont par ailleurs les fondateurs de Radio Punch. Dès le printemps 2020, ils convient des artistes de la scène techno française à des « interviews confinées », animées en direct. Le binôme admet que la pandémie, malgré ses conséquences dramatiques pour le milieu culturel, a généré une réelle opportunité d’échange : les DJ et producteurs, dont l’emploi du temps est habituellement chargé, notamment en fin de semaine, sont désormais libres et peuvent être sollicités pour des activités autres que celles liées à la représentation. Parmi ceux qui se sont prêtés au jeu, l’on peut citer Jack de Marseille, The Hacker, David Caretta, Antony Adam, Umwelt ou encore Laurent Garnier. Ces artistes, qui apparaissent pour l’occasion dans leur studio ou leur salon, se révèlent sous un autre jour… Comme le soulignent Jean Bruce et Benjamin le Dauphin, les échanges peuvent s’apparenter à une discussion entre amis. Derrière leur webcam, les artistes conversent avec les animateurs, également visibles à l’écran depuis le studio de Radio Punch, ainsi qu’avec le public, qui interagit au travers des réseaux sociaux en temps réel (fig. 5). Les thèmes abordés au cours des interviews sont nombreux et, si l’on distingue aisément des sujets récurrents, à commencer par les effets du confinement, une grande partie des discussions sont spontanées et portent sur des sujets très variés. Le temps dont disposent les artistes rend inutile le bornage dans le temps des émissions – si l’heure de lancement de l’interview est annoncée, celle à laquelle elle prendra effectivement fin est inconnue, et la plupart durent plusieurs heures. Toutefois, aux yeux de Jean Bruce et de Benjamin le Dauphin, les émissions de Radio Punch n’ont pas seulement vocation à contribuer à retisser du lien entre les artistes et leur public. Il s’agit également de constituer, grâce aux interviews et par l’histoire orale, les archives dont pourront se saisir des journalistes et des chercheurs du futur, soucieux de mieux connaître et comprendre la période actuelle et la manière dont les artistes de la scène électronique l’ont vécue.

Vers de nouvelles géographies ?
Les clubs français et britanniques, fermés au public depuis plus d’un an, sont nombreux à avoir mis la clé sous la porte. Mais divers dispositifs ont permis à d’autres de survivre. À Londres, le FOLD a bénéficié d’aides de l’État, de la municipalité et d’Arts Council, très actif dans le soutien au milieu culturel. À Nancy, l’Ostra Club a reçu un soutien financier de l’État, comme d’autres établissements de l’Hexagone. Le producteur et DJ Imecka, Emmanuel Adam de son vrai nom, gère ce club avec son épouse Charlène. Reconnaissants de l’aide perçue, ils n’en expriment pas moins une forme de culpabilité, en voyant que ces dispositifs se substituent actuellement à une réouverture. À l’instar de l’équipe du FOLD à Londres, ils se sont investis dans divers projets, notamment une série de live-streams captés et diffusés depuis la salle de l’Ostra Club. Cette période d’incertitude a en outre été l’occasion de concrétiser le lancement de leur propre label, T1-C7, qu’ils présentent comme une initiative dont l’un des objectifs sera la mise en valeur des talents français. L’idée selon laquelle la crise sanitaire devrait encourager le soutien des artistes de la scène nationale, voire locale, est un discours récurrent. Pour Paul Nazca notamment, il est probable que les nombreux live-streams organisés au cours de la pandémie auront permis d’identifier des talents émergents, qu’il conviendrait de valoriser et de soutenir dans l’après-crise. Mais il n’en reste pas moins sceptique, considérant que les organisateurs de soirées privilégieront sans doute les artistes internationaux et réputés dans un souci d’équilibrer les comptes. Depuis Londres, Voicedrone explique que la crise sanitaire a incontestablement contribué à mettre en évidence les talents locaux : eux seuls étaient en mesure de se produire dans le cadre des live-streams organisés par le FOLD. S’il ne remet pas en cause la qualité des artistes internationaux, Voicedrone reconnaît que le club sera davantage ancré dans la scène locale. La sédentarité induite par la pandémie semble ainsi avoir contribué à une évolution de la programmation.
En Grande-Bretagne, la réouverture des clubs, initialement envisagée dès la fin du mois de juin 2021, a été reportée à fin juillet au plus tôt. Cette perspective n’a toutefois pas empêché les artistes d’expérimenter en amont de nouvelles formes d’événements dans des lieux alternatifs permettant d’accueillir du public dans le respect des protocoles sanitaires. En témoignent les Sunday Socials qu’organise Sterling Moss à Londres, dès le printemps, dans les espaces extérieurs d’un bar et restaurant sis au nord de la ville. L’aménagement permet au public de deux cents personnes de se retrouver à table pour assister à des représentations de DJ locaux, connus pour leur investissement dans la scène techno et acid techno. Cette communauté, dont l’histoire est étroitement associée à l’organisation de « squat parties » organisées dans des friches urbaines et des édifices désaffectés, initie, grâce aux Sunday Socials, une expérience diamétralement opposée aux événements qu’elle porte habituellement. Toutefois, pour les artistes et le public, ces nouveaux modes de rencontre ne font que confirmer le rôle d’un événement dans le maintien du lien social et culturel.
Les futurs travaux scientifiques seront sans doute nombreux à interroger les conséquences de la crise sanitaire sur le milieu culturel. Au-delà de l’intérêt des approches globales visant à déceler les grandes tendances, la recherche restituée dans cet article démontre que les expériences individuelles méritent de faire l’objet d’investigations spécifiques. Malgré la diversité des impacts de l’application des protocoles sanitaires, il convient de souligner le caractère prépondérant de ceux que l’on peut qualifier de « spatiaux » : l’instauration de règles de distanciation sociale, les confinements et la fermeture des lieux de représentation ont radicalement modifié le rapport que les artistes entretiennent avec les différents espaces dans lesquels ils produisent, collaborent et se produisent. Si le statut du studio, comme lieu de production et comme refuge, ne semble pas avoir été fondamentalement modifié par la pandémie, les contraintes imposées par les protocoles n’en ont pas moins privé les artistes et leur public des lieux dans lesquels se tissaient les liens sociaux. Les possibilités offertes par les nouvelles technologies ont permis aux artistes de maintenir une partie de ce lien et d’expérimenter de nouvelles interactions, en particulier sur les réseaux sociaux, mais ces dispositifs sont avant tout perçus comme des palliatifs plutôt que comme des solutions pérennes. Enfin, cette recherche a mis en lumière la résilience des artistes : le contexte de la pandémie a fréquemment été vécu comme une incitation à initier de nouvelles formes de pratique artistique et de collaboration pour ne pas uniquement subir la crise.
Notice biographique
Diplômé en histoire de l’université d’Oxford et en urbanisme des universités de Newcastle et de Grenoble, Stéphane Sadoux est directeur de l’unité de recherche (LabEx) Architecture, environnement & cultures constructives à l’ENSA de Grenoble, université Grenoble-Alpes. Ses recherches portent sur les villes britanniques et leur urbanisme, en particulier sur les pensées et les mouvements alternatifs. Passionné de musiques électroniques, il collabore depuis plus de vingt ans avec divers artistes dans des contextes culturels et scientifiques. Il est l’auteur d’un chapitre portant sur la scène acid techno à Londres, publié en 2021 dans l’ouvrage Electronic Cities dirigé par Sébastien Darchen et John Willsteed (Palgrave MacMillan).