La main comme médium du savoir et du faire
De nos jours devenu générique mais ô combien partagé par des significations multiples (KRAJEWSKI : 2015), le terme « médium » se réfère à la fois au matériau employé et au moyen d’expression plastique ou artistique dans le domaine des arts ; ceci lorsqu’il n’est pas le singulier de média, se rapportant aux domaines de l’information et de la communication, qui favorisèrent en parallèle l’expression des nouveaux médias dans les pratiques artistiques usant des nouvelles technologies ; et ceci encore lorsque, remontant à sa signification étymologique et latine, celui-ci ne désigne pas simplement – mais sans ôter l’équivoque – le « milieu », l’« intermédiaire », apparenté avec medianus et medius, ce dernier signifiant par ailleurs le doigt de la main autrement nommé majeur et auparavant unité de mesure1. Si le terme et ses variantes laissent ainsi libre cours à tout type d’interprétation, par cette pluralité sémantique étendue se présente simultanément le risque de la confusion dès lors qu’il est employé, à tort ou à raison. Aussi, par souci de précision, c’est en présentant avant toute autre chose la nature du médium qui nous intéresse dans cet article que ce dernier sera introduit.
En peinture, entendu comme « moyen » ou « accommodement », le médium désigne une « préparation » permettant d’adjoindre pigments, liants et diluants qui composeront la matière picturale transposée de la palette sur le subjectile (BÉGUIN : 2009, p. 478), lorsque, de façon exclusive, il ne désigne pas strictement sa seule « matière filmogène » (PETIT, ROIRE, VALOT : 2005, p. 86). Le terme apparut néanmoins tardivement et demeura souvent encore confondu avec les termes de vernis et de gel à peindre ; mais ce qu’il vint désigner a posteriori fut toutefois connu et appliqué bien avant l’introduction et la généralisation du substantif. En effet, si la recherche d’un quelconque « médium » écrit dans les ouvrages techniques antérieurs au XIXe siècle s’avérait trop peu fructueuse, sinon vaine, il ne faudrait pas pour autant en conclure que l’utilisation d’une telle substance ne put être développée ni même recueillie. Mérimée recensait par exemple, dans son traité de 1830, quelques anciennes formules de vernis qu’on pouvait employer en peignant, du médium italien « de temps immémorial » à celui anglais « lithargé », en passant par cet autre flamand précipité par le « sel de Saturne », tous principalement composés d’huiles emplastiques et de mastic (MÉRIMÉE : 1979, p. 65-91)2 ; quelques années plus tard, Vibert mentionnait dans sa Science de la peinture un autre vernis à peindre, alors composé de « pétroles épurés » et de « matières solides, absolument solubles à l’huile à froid », utilisé pour mêler les couleurs en augmentant « la fluidité, l’éclat et la solidité » de celles-ci (VIBERT : 1891, p. 149-152) ; et, un peu plus d’un demi-siècle après, Rudel rappellerait entre autres, dans son concentré de la Technique de la peinture, le médium de Rubens, une préparation à base de distillation des résines de mélèze et de pin, amalgamées avec « de l’huile épaissie au soleil » (RUDEL : 1954, p. 79)3. Mais sans avoir à se plonger dans la lecture d’anciennes méthodes, un détail tout à fait à propos permet de rendre compte de la connaissance et de l’utilisation d’une telle substance depuis au moins plusieurs siècles : sur la palette de Saint Luc peignant la Vierge4 de Maarten van Heemskerck, un dépôt de matière transparente, semblable à une gelée, figure au centre de plusieurs pâtes colorées (HAVEL : 1974, p. 45), par ailleurs décrite comme cette « infime goutte de vie » au moyen de laquelle le peintre anime ses formes et figures (ARASSE : 1992, p. 12).
Partant, en considérant cette première définition et les diverses triturations auxquelles elle renvoie, et quoique ces dernières puissent sembler quelque peu surannées à l’époque contemporaine d’une dématérialisation avancée, une réflexion pourrait être développée quant au rôle analogue du geste et de la main dans la production picturale en déplaçant le regard sur les échanges entre le savoir et le faire qu’ils sollicitent. Dès lors que le médium se voit compris comme ce véhicule, dont la formule put varier selon les époques, peintres et sensibilités5, en reprenant l’idée d’une réunion par coagulation de divers éléments qui interviennent comme un agent mélioratif, ne pourrait-on pas établir une correspondance avec la main qui, par l’activité picturale, permet tout autant la réunion du savoir et du faire, de la théorie et de la pratique, desquelles découle seulement le savoir-faire ? La main ne serait-elle pas ainsi au savoir-faire ce que tout agglutinant est à la peinture, soit un médium qui sert de véhicule ? En considérant la main comme l’organe qui permet d’articuler concrètement sur un support tangible les savoirs théoriques avec les savoirs pratiques de la peinture, il s’agira d’exposer par là même comment celle-ci peut, dans une réalisation picturale corporellement modelée par le peintre, dévoiler en outre toute son originalité.
C’est donc en délaissant les seules considérations matérielles du rapport à la peinture au bénéfice de ces considérations poïétiques que sera discutée l’hypothèse selon une approche et une méthode technocritiques (JARRIGE : 2016). Examinant la place réservée au geste dans certaines pratiques contemporaines présentées sous l’appellation de peinture, nous nous demanderons si ces dernières permettent encore de stimuler l’intelligence de la main dès que celle-ci se voit annexée à divers instruments et appareillages technologiques. Pour ce faire, il s’agira de confronter le geste manuel à l’œuvre dans une pratique proprement picturale à celui décliné dans sa variante numérique, en questionnant particulièrement ce qui rapproche ou ce qui éloigne le geste technique du geste technologique. Cela permettra d’interroger dans un premier temps la participation plus ou moins effective du geste manuel dans le processus de création, pour discuter dans un second temps du caractère intelligent de la main et de celui attribué au dispositif technologique. En somme, il s’agira de se demander si, en rendant le geste manifeste par le seul enclenchement mécanique des opérations à l’écran, les différents outils technologiques dits « intelligents » ne mèneraient-ils pas davantage à le congédier ; et si, aussitôt que le geste et ses particularités s’effacent au profit des caractéristiques et des logiques internes de la machine, l’on peut toujours entrevoir la singularité de la main du peintre qui, comme médium, serait semblable à cette infime goutte de vie.
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Désuète, obsolète, voire archaïque, la peinture. Avant même l’irruption des nouvelles technologies de notre époque, l’apparition de la photographie semblait déjà sonner le glas de la peinture comme l’énonçaient les propos rapportés de Paul Delaroche, une plaque photosensible de Daguerre à la main : « La peinture est morte à dater de ce jour ! » (TISSANDIER : 1874, p. 64) – quoique la véracité d’une telle exclamation, ancrée depuis lors dans l’imaginaire, suscitât la controverse (BANN : 2001, § 14). Pour autant, sans revenir sur les débats houleux de l’époque quant aux devenirs de la peinture et de son discuté succédané photographique – en tête, la diatribe de Baudelaire –, ni en provoquer volontairement de similaires de façon véhémente face aux développements des nouvelles technologies, c’est en évoquant succinctement la progressive mécanisation et automatisation des activités jusque dans la production artistique depuis cette même période que pourra être questionné, à l’ère numérique, le possible avilissement des œuvres et du sens entraîné par la disparition de tout geste, tant manuel et artisanal qu’original et artistique.
Comme le relevait Mumford dans son écrit Technique et Civilisation, le cas de la photographie et de son appareil « illustre parfaitement les problèmes qui se sont posés avec le développement de la machine et son application aux objets esthétiques » (MUMFORD : 2016, p. 335). Sans toutefois nier les connaissances et la maîtrise techniques que cette pratique supposait – ou plutôt imposait –, et qui étaient à certains égards partagées avec la peinture (ibid., p. 336), c’est en analysant la portée des arts exécutés au moyen d’instruments mécaniques que l’historien concluait qu’il fallait moins « redouter la machine » que « le danger de l’échec de l’intégration des arts à la totalité de notre expérience vécue », considérant que le « triomphe pervers de la machine suit automatiquement l’abdication de l’esprit » (ibid., p. 340)6. Poursuivant plus amplement sur l’automatisation généralisée qui affectait, parmi tant d’autres choses, la création et le rapport aux œuvres, l’auteur présentait cette expansion mécanique dans le même ouvrage et deux autres tomes réunis sous le titre évocateur du Mythe de la machine, notamment avec l’exemple antérieur des automates (ibid., p. 72-73 et MUMFORD : 2019, pl. 29) et celui postérieur du langage informatique d’une figure informatiquement informatisée (MUMFORD : 1970, pl. 1) ; mais derrière la lourdeur de cette répétition, c’est un système hermétique qui était déjà pressenti, celui-là même qui allait s’enraciner et faire de la technologie à la fois un nouveau langage, un nouveau moyen et une nouvelle forme, mécaniques et non plus organiques (ibid., p. 413).
Désuète, obsolète, voire archaïque, la peinture ? Rien n’est moins sûr dès que, retournant à notre contemporanéité, l’on remarque toutes les manifestations artistiques usant de la dénomination : peinture algorithmique ; peinture exécutée automatiquement par des réseaux antagonistes génératifs ; peinture intelligente ; peinture numérique… La peinture n’a peut-être jamais été autant convoquée, tout du moins par l’occurrence du terme – sinon l’occurrence de son terme. En 2016, The Next Rembrandt7 agitait la toile picturale et numérique en proposant la survivance du maître hollandais par la présentation, au risque du paradoxe, de son ultime peinture, posthume, réalisée au moyen d’une synthèse de ses œuvres par la conjonction d’algorithmes et de big data ; en 2018, le collectif Obvious déchaînait les passions spéculatives par la mise sur le marché de son Edmond de Belamy 8, simulacre d’un portrait peint généré au moyen d’une intelligence artificielle ; quand, peu avant, à l’occasion de l’exposition « Artistes & Robots » qui se tint au Grand Palais, des performances technologiques pastichaient geste et création par le biais de machines, comme le Senseless Drawing Bot9 de So Kanno et Takahiro Yamaguchi, tous contribuant à leur manière à légitimer une certaine filiation artistique et picturale par la forme ou par le geste. Toutefois, et plus particulièrement concernant les deux premiers exemples, s’agit-il toujours à proprement parler de peinture ou bien de substituts usurpant sa charge symbolique ? Remarque similaire pouvait déjà être relevée à propos des premiers développements photographiques, comme le fit l’auteur de Technique et Civilisation : « Au lieu de pousser plus loin l’esthétique de la photo, [le photographe] retourna timidement aux canons de la peinture et s’évertua à faire correspondre ses images avec certaines conceptions de la beauté selon les peintres classiques » (MUMFORD : 2016, p. 335)10. Remarque similaire à ceci près que, dans les œuvres algorithmiques citées, contrairement à la photographie, toute intention artistique est exclue du processus de création, puisque la conception de l’œuvre est abandonnée aux approximations de l’appareillage technologique et que ces visuels sont générés automatiquement à partir d’une base de données, sans que l’on intervienne par la suite sur la forme ou l’orientation finale de l’œuvre autonome. Et, en définitive, une fois atténués les éventuels premiers effets de surprise provoqués par ces œuvres, ce qui se présente comme une innovation technologique recouvre dans ces peintures algorithmiques la pâle combinaison mécanisée de nombreuses œuvres du passé, synthétisées en un visuel désinvesti de tout sens11 et dont la qualification de « peinture » dévoile par là même son impertinence.
Mais c’est en nous éloignant de ces récents exemples dans lesquels la main – humaine s’entend – n’intervient plus que peut être considéré un autre versant de l’investissement pictural contemporain, moins spectaculaire mais davantage pratiqué individuellement, à savoir la peinture numérique, encore nommée digital painting – à moins qu’il ne s’agisse cette fois encore d’une appellation impropre. L’importance du geste et de la main, auparavant irrécusable dans les pratiques picturales traditionnelles, peut-elle y être également observée ? Entretient-elle encore un lien entre savoir et faire, et plus encore, permet-elle toujours une manière, par définition relative à la main ?
Dans un article sur « la geste des gestes », Pascal Krajewski présentait la technè comme un « savoir-faire » synonyme de « savoir-faire-un-mouvement », soit la maîtrise d’un geste particulier, en affirmant que tout geste est ainsi associé à une technè (KRAJEWSKI : 2011, § 28). Si cette approche reprenant l’étymologie du terme « technique » n’est pas nouvelle, en insistant sur les nombreuses techniques et sur les gestes qui leur sont propres, l’auteur mit en exergue dans sa démonstration comment, de façon contemporaine, l’avènement de la technologie en vint à uniformiser ceux-ci, alors réunis en un geste unique : le « mouvement infime de l’index » (ibid., § 49)12. Poursuivant sur la question plus particulière de la création artistique, l’auteur put établir un parallèle en commentant cette « déréliction du geste » qui s’introduit au cœur même de la création artistique et du processus poïétique de l’artiste, dès que ce dernier œuvre au moyen d’outils, d’instruments et d’interfaces technologiques (ibid., § 53) :
Le geste poïétique qui était le leur, quand [les artistes] s’affrontaient à un matériau brut, qui était aussi le médium de leur art, était riche d’une technè et d’un sens. Leur geste commandait la forme de l’œuvre, dans sa genèse et dans son état final. […] Avec l’arrivée de l’ordinateur, producteur de formes écraniques, et l’irruption des appareils qui se branchent et se greffent, l’artiste, au cours de sa poïèse, est destitué de toute technè. C’est la technologie qui la prendra à sa charge.
Cela dit, prétendre que la technè peut véritablement être investie par la technologie qui suppléerait ce geste poïétique revient à assigner à cette dernière une intelligence qui n’est pourtant que mythique et techno-logique (ELLUL : 1988), et conduit en somme à se méprendre sur le savoir-faire relatif à la technè ; d’autant que l’expression du savoir et du faire, foncièrement liés par le geste manuel à l’œuvre dans toute production plastique, est contredite dès que la main n’est plus présente qu’en tant que membre activant des fonctionnalités à l’écran au moyen de divers périphériques : écrans tactiles, stylets et autres prothèses technologiques.
Considérons le seul jeu des couleurs : dans le cas de la peinture numérique, ne subsiste que la sélection des nuances selon une logique numérique, indiquant au chiffre près la teinte, la saturation et la luminosité de celles-ci, sans pouvoir aucunement faire l’expérience de leurs combinaisons et de leurs formules, puisqu’il suffit d’indiquer les données numériques de ces teintes, non plus de les manier – encore que l’on puisse se passer de cette entrée numérique par une reproduction automatique au moyen de ce que l’on nomme « pipette ». De sorte qu’une composante particulière de la pratique picturale, qui reposait sur les mélanges et possibilités d’associations chromatiques, est anéantie, car si l’emploi, le choix des couleurs et la liberté de leurs juxtapositions demeurent présents dans cette déclinaison numérique de la peinture, il ne s’agit là que d’un de ses aspects essentiels, puisque la partie concernant leurs réactions est supprimée : il importe peu de savoir que des pigments composés de soufre doivent être exclus de potentiels mélanges avec des pigments composés de plomb ou de fer (noircissement) ; de connaître les propriétés inhérentes aux pigments (vivacité, stabilité, opacité, siccativité, etc.) qui permettront de mettre en œuvre des effets particuliers, comme par exemple accentuer la profondeur d’une teinte par dépôt sur un ton opaque d’un ton complémentaire et transparent, ce qui ne peut être simulé par de simples « filtres » dans la production numérique non soumise au phénomène de réfraction ; ou encore de comprendre justement ces comportements et perceptions tributaires de l’exposition lumineuse (absorption, réflexion, transmission) ; puisque ces spécificités, ayant pourtant trait aux considérations chromatiques, sont remplacées par l’univoque de la formule numérique. Mais cette apparente simplification – ou, plus justement, abstraction – est celle-là même qui fait perdre en richesse et en variété d’expression, tout en dispensant d’un savoir théorique.
Considérons cette fois le tracé opéré à partir de la nuance sélectionnée : toujours dans le cas de la peinture numérique, ne subsiste qu’un tracé relatif à la capacité du support technologique à recevoir et à capter celui-ci, sans pouvoir délier le geste à l’envi ni réintroduire les particularités des outils auparavant usités, désormais délaissés au profit d’un unique stylet par l’intermédiaire duquel les « touches » – ou ce qu’il en reste –, communiquées par l’impulsion de la main, ne seront simulées qu’au regard de son niveau de sophistication et de précision (reconnaissance ou non de la pression, de l’inclinaison, de l’orientation, etc.) et des potentialités du logiciel utilisé, des matrices déjà proposées ou pouvant être créées via celui-ci – soit un système hermétique, précédemment évoqué. Dès lors, les intentions stylistiques et formelles qui peuvent se développer dans l’œuvre numérique sont moins le résultat du geste de la main et de l’outil qu’il s’approprie que celui d’un dispositif technologique qui, à la fois support, instrument et outil, limite au préalable les expressions d’un geste désincarné qu’il retient. Il peut par exemple être fait allusion à un outil de la plus simple apparence, mais dont le maniement n’est pas le moins pourvu d’effets : la brosse ou le pinceau. Si l’on peut en peinture, dans son acception traditionnelle, préférer une brosse ronde, plate ou usée bombée, ou de même préférer un pinceau en marte, en putois ou en blaireau, en peinture numérique, l’éventail des effets pouvant originellement être obtenus à partir de ceux-ci (par leur nervosité, souplesse, mémoire de la forme, etc.) se limite à des macules reconstituées virtuellement comme autant d’empreintes qu’ils laisseraient sur un support, mais sans plus permettre aucune prise sur le travail pictural, et par là même, l’éventuel travail de reprise (en pleine pâte, en demi-pâte, en haute-pâte, etc.) qui peut advenir en aval.
Considérons enfin les diverses fonctionnalités que l’on actionne lors de la mise en œuvre de la production : une fois encore, dans la peinture numérique, ne subsiste qu’une succession abstraite d’opérations qui les rend en cela dissociables les unes des autres mais indissociables des interfaces, conduisant à la suppression de toute interaction réflexive en faisant disparaître les potentiels « sauts intuitifs » ou « imaginatifs » (SENNETT : 2010, p. 285-290) provoqués par une implication manuelle et par les « techniques de l’expérience » (ibid.). Ce qui mène la production à n’être que la retranscription informatisée d’une succession de signaux, semblable à des relations entre émetteur et récepteur, mais dans lesquelles l’expression manuelle n’intervient véritablement nulle part, puisque seul sera considéré le signal émis, non la spécificité du geste, qui est dès lors inexistante puisqu’intraduisible – aucune particularité ne sera distinguée car l’action entraînée sera identique d’un individu à l’autre, étant donné que seuls le capteur ou périphérique et les fonctions associées seront reconnus. Afin de l’illustrer cette fois avec un exemple non spécifique à la peinture et à sa déclinaison numérique, l’on peut songer à la différence entre le tapuscrit et le manuscrit d’un même texte : si, dans les deux cas, le fond et la forme du texte seront identiques et propres à l’auteur et à sa pensée, seul le second cas permettra d’entrevoir la singularité d’une écriture du point de vue graphique, puisque, dans le premier cas, l’appui sur une touche de clavier entraînera à l’écran une même lettre, que cette touche soit enfoncée par tel individu ou tel autre13. Or n’est-ce pas cette écriture cursive de la peinture qui intéresse particulièrement cet art et qui le rend sensible ? Celle-là même qui pourtant ne pourra être reproduite à l’écran, aussi sophistiqués que soient les instruments, outils et logiciels utilisés, qui n’en donneront toujours qu’une traduction par trop factice.
Si l’on observe ainsi que ces opérations ne seront qu’un jeu entre des parties d’un même appareillage, l’on peut poursuivre en affirmant que s’ensuit non pas une simple conversion du geste, mais bien une réduction de celui-ci, et que s’entrevoit l’abandon du savoir-faire au profit d’une réalisation et d’un geste qui se conditionnent et qui sont conditionnés en rapport et par rapport au dispositif technologique, s’y concordant comme s’y limitant, devenant, en un mot, subordonnés.
Somme toute, en prenant à sa charge la technè ou, plutôt, l’idée de technè, la technologie intégrée dans les arts originellement plastiques conduit à une modification essentielle, puisque « c’est un corps de technicien ou d’ingénieur qui est requis dans ce nouveau processus poïétique » (KRAJEWSKI : 2011, § 53), dissolvant l’activité, la connaissance et le geste manuels. Ainsi s’épanouit, au détriment de la technique entendue comme celle du savoir-faire, de l’habileté et du métier auxquels ces pratiques se rapportaient étymologiquement, la Technique par une attitude, une extension et une expansion techniciennes qui se poursuivent jusque dans les arts. Mais ce phénomène n’est pas inédit, puisque Jacques Ellul l’analysait dès la seconde moitié du siècle dernier, en exposant comment celui-ci favorisait la négation de certaines qualités humaines (ELLUL : 1988, p. 257) :
Les techniques les plus modernes employées en art […] aboutissent à des produits […] qui n’ont strictement rien de commun avec ce que, mettons depuis cinq mille ans, l’homme a poursuivi comme but en réalisant des œuvres qui constituent pour nous l’art : c’est-à-dire un sens (à donner ou à découvrir […]), une beauté, une harmonie, une communication de bonheur, une élévation. L’art moderne est exactement l’inverse de tout cela. Nous ne dirons donc pas que l’art technicien n’est pas de l’art mais que ce qui est réalisé, bien loin d’accomplir le projet humain de son antiquité, le contredit en tout et l’anéantit.
En d’autres termes, conférer à la technologie par le discours ce qu’étaient jusqu’alors les caractéristiques de la technique ou bien estimer que celle-ci peut suppléer la technè ne fait que légitimer cette première aux dépens de la seconde – si ce n’est aux dépens de nous-mêmes – en estompant par ailleurs une distinction fondamentale (LUZI : 2020, p. 48) :
Les techniques, aussi diverses que les sociétés humaines, sont universelles et possèdent deux caractéristiques essentielles : elles sont immanentes aux activités humaines et n’impliquent pas une séparation du cerveau et de la main, du savoir et du faire [tandis que les] technologies, à l’opposé, ne sont pas universelles : elles sont spécifiques à la société industrielle et supposent la domination d’un savoir théorique, a priori purement contemplatif, abstrait (qui fait abstraction de la main, du sens commun, du sensible, etc.) sur toute activité concrète.
De sorte que ne peut être soutenue la possibilité d’une quelconque permutation entre technique et technologie, entre le geste technique et le geste technologique, au risque d’une séparation entre savoir et faire, entre cerveau et main. Que l’on se penche sur les travaux de Leroi-Gourhan, ethnologue, archéologue et historien qui consacra deux volumes à la question du geste et de la parole, dont le développement chez l’être humain fut réciproque (LEROI-GOURHAN : 1964 et 1965), et l’on constatera que, fondamentalement, main et cerveau sont interdépendants, et que leur désunion forcée n’est pas sans poser quelques problèmes (LEROI-GOURHAN : 1965, p. 61-62, nous soulignons) :
Il serait de peu d’importance que diminue le rôle de cet organe de fortune qu’est la main si tout ne montrait pas que son activité est étroitement solidaire de l’équilibre des territoires cérébraux qui l’intéressent. “Ne rien savoir faire de ses dix doigts” n’est pas très inquiétant à l’échelle de l’espèce, car il s’écoulera bien des millénaires avant que régresse un si vieux dispositif neuromoteur, mais sur le plan individuel, il en est tout autrement ; ne pas avoir à penser avec ses dix doigts équivaut à manquer d’une partie de sa pensée normalement, philogénétiquement (sic) humaine. Il existe donc à l’échelle des individus sinon à celle de l’espèce, dès à présent, un problème de la régression de la main.
Or contraindre le geste en destinant la main à un rôle désincarné dans les productions numériques auxquelles il a été fait allusion et qui ne reprennent de peinture que le nom ne conduit-il pas à précipiter sa régression, tout en supprimant sa spécificité humaine ? Si le faire disparaît, ne perd-on pas inévitablement le savoir qui lui est associé ?
Outre les démonstrations de Leroi-Gourhan, l’on peut revenir aux propos de Richard Sennett, qui soutient quant à lui une thèse résumée en trois mots : « Faire, c’est penser » (SENNETT : 2010, p. 397). Dans son raisonnement, il est ainsi permis de ne pas considérer une attribution relative qui serait à sens unique entre, d’un côté, savoir et cerveau et, de l’autre, faire et main, puisque la main, aussitôt impliquée dans tout travail, devient intelligente et permet de penser par le faire. Étudiant particulièrement la question de l’artisanat, dont il étend la notion en rapprochant de nombreuses activités dans son essai intitulé Ce que sait la main, l’auteur insiste par ailleurs sur le caractère essentiel de la technique dans les arts en rappelant « qu’il n’y a pas d’art sans métier : l’idée d’une peinture n’est pas une peinture » (ibid., p. 92). En argumentant son propos à l’aide de nombreux exemples familiers, l’auteur met en avant comment la délégation aux machines de toute entreprise manuelle et artisanale tend à séparer le cerveau et la main en supprimant toute préhension et appréhension, puisque « la machine intelligente peut séparer la compréhension par l’esprit humain de l’apprentissage répétitif, instructif et interactif » (ibid., p. 57)14. Recueillant les impressions d’architectes ayant fait l’épreuve d’une conception assistée par ordinateur, il illustre notamment cet aspect avec le cas des dessins vectoriels et des reconstitutions numériques de plans architecturaux, en insistant sur « ce qui se perd mentalement » par ce procédé, lorsqu’à l’inverse, dans l’étude des espaces, des sites, des volumes relevés et tracés à la main, le « dessinateur progresse » à partir de ces dessins qui sont autant d’« images de possibles » dans lesquelles et grâce auxquelles ce même dessinateur « [se] plonge, mûrit sa réflexion » (ibid., p. 59). Ce qui ne peut manquer d’être valable pour les productions picturales, sinon l’ensemble des productions plastiques.
À force de « cosa mentale », en aurait-on oublié que la peinture, quoiqu’elle « réside d’abord dans l’esprit de l’artiste », « ne peut parvenir à sa perfection, sans l’opération manuelle » (VINCI : 1928, p. 12) ?
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Alors même que les technologies numériques se présentent de nos jours sous forme de nouvelles déclinaisons picturales, développant diverses apparences et fonctionnalités, instruments et outils dont l’intelligence est promue à outrance, celles-ci ne font finalement qu’épuiser, par l’instantanéité des réalisations qu’elles engendrent, outre le geste manuel, le temps de la réflexion et de la maturation de l’œuvre en devenir. À l’inverse, en renouant avec ce que l’art comportait de technique dans son sens étymologique, la conception et l’exécution de l’œuvre picturale et tangible peuvent encore inviter le déploiement du geste singulier par un investissement humain, rendu possible tant par l’activité mentale que par l’activité manuelle toutes deux conjointes et réfléchies, afin de revêtir ce même geste d’une intelligence selon la triade main-œil-cerveau, tous trois coordonnés (SENNETT : 2010, p. 237). Tel le médium matériel de la peinture, synonyme de Malmittel que l’on peut traduire par « moyen de peindre » (HAVEL : 1974, p. 39), la main se manifeste alors, dans l’activité proprement picturale, comme ce moyen de peindre analogue et indissociable, en étant le véhicule du savoir autant que celui du faire et, par là même, le trait d’union du savoir-faire. Si le médium est en peinture le « milieu dans lequel les couleurs sont mises en œuvre [et le] moyen de les placer, de les mettre en valeur » (ibid.), de même la main et son geste, dès lors qu’ils sont préservés, peuvent être proposés comme le milieu et le point d’équilibre grâce auxquels le savoir et le faire deviennent solidaires. À l’instar du médium pictural et plastique, qui accorde tantôt fluidité, tantôt rugosité, tantôt viscosité, la main du peintre peut ainsi être considérée, par son intelligence comme par sa sensibilité, comme cet autre médium qui permet d’accorder ceux-ci afin de donner à l’œuvre tout son caractère.
Que devient alors le geste à l’ère des nouvelles technologies et du numérique ? Il ne tient qu’à nous d’en décider concrètement, puisque son devenir nous incombe et que revendiquer le geste sans faire usage de la main et de son savoir-faire semble moins provoquer des re-définitions que des dé-définitions de celui-ci. En suppléant au geste technique du savoir-faire par le geste technologique d’une automatisation par laquelle l’exercice de la main – comme entraînement et comme pratique – disparaît autant que les connaissances et savoirs tacites à l’œuvre, ces dé-définitions présentent simultanément le risque de nombreux contresens et transferts entre une technique et une technologie pourtant non solubles. Néanmoins, les quelques paragraphes développés ci-avant ne devront être considérés que comme des premières bribes de réflexion, quoique les questionnements soulevés permettront peut-être de faire le choix éclairé d’un refus volontaire de l’appareillage technologique qui amenuise les qualités sensibles de la manœuvre, pour davantage préférer leur sauvegarde. Ce sera tout du moins le nôtre. À ces images de possibles relevées par Richard Sennett, l’activité manuelle qui les précède et les révèle permettra peut-être ainsi de reconsidérer parallèlement la main telle que la concevait Paul Valéry, organe du possible, s’étonnant qu’il « n’existât pas de traité de la main » qui aurait légitimement consacré « cet organe ordinaire en quoi réside presque toute la puissance de l’humanité » (VALÉRY : 1944, p. 56-57).
Aussi, sans volonté aucune de nous éprendre pour autant d’une quelconque nostalgie, nous sera-t-il permis de conclure par ces mots : si, en des temps plus anciens, devant la technique, l’habileté et la sensibilité d’un élève dépassant celles du maître, l’histoire voulut que ce dernier délaissât ses pinceaux15, aujourd’hui, face au règne de la Technique, puissions-nous nous en ressaisir promptement.
Notice biographique
Chloé Persillet est doctorante et enseignante contractuelle en arts plastiques à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 et prépare actuellement une thèse intitulée « Paysage : réflexions picturales et romantiques d’une poïétique en devenir », sous la direction de Valérie Arrault et de Patrick Marcolini. Ses recherches portent également sur les notions de technique et de métier avec une attention particulière pour le médium qu’est la peinture à l’huile, puisque c’est également en tant que peintre, en s’adonnant à un réinvestissement de savoir-faire anciens (encollage, enduction, fabrication de liants, superposition de glacis, etc.), qu’elle nourrit une réflexion à la fois théorique et pratique, engagée dans une perspective technocritique.