Table des matières
- 1 Introduction
- 2 Le geste architectural : racines, nature et culture
- 3 Quatre décennies de mutation informatique
- 4 L’architecture de l’ère digitale en quête d’humanité
- 5 Esquisses pour un geste architectural à venir
- 6 Conclusion : l’architecture, fusion du geste (modus) et du corps (opus)
- 7 Notice biographique
Introduction
Cet article s’inscrit dans l’axe 2 – « le geste digital comme outil intelligent » – de l’appel à contributions de la revue Astasa : « le geste à l’ère des nouvelles technologies ». Il met en perspective et interroge la mutation digitale de l’architecture – et partant de ses gestes – qui se distingue par six caractéristiques :
- La complexité de son système polytechnique aux multiples configurations
(langages, instruments, interfaces, applications, expressions visuelles, supports et modes de transmission, logiques collaboratives et productives, matérialisations physiques). - La rapidité de ses évolutions, transformations et adaptations successives.
- L’universalité de son emprise à chaque phase et à chaque expression de l’exercice architectural.
- La rupture méthodologique qu’elle provoque en substituant à l’heuristique de l’imprécision des outils de déduction automatisée et de « productation » des projets développés.
- L’hégémonie technologique et industrielle de suites logicielles, qui dominent sans partage et qui tendent à réduire la création architecturale à un processus normalisé de conception immobilière.
- La marginalité dans laquelle se trouvent reléguées les pratiques singulières de l’architecture : signification architecturale, écriture personnelle et style individuel de l’auteur, mais également attention portée aux équilibres fragiles, à la biodiversité, aux mémoires fugaces, aux cultures vernaculaires, au génie des lieux, à la singularité des habitants.
Nous entreprendrons de rappeler les origines, modalités, méthodes, gestes et enjeux culturels et sociaux de la conception architecturale (partie 1), avant de résumer brièvement les principales étapes de l’avènement numérique en architecture (partie 2).
Constatant le risque actuel d’hégémonie et de déshumanisation d’un système semblant oublieux de la nature, de la culture et du lieu comme du destinataire et de l’auteur, nous tenterons (partie 3) de prendre du recul sur l’effervescence digitale et la fascination qu’exercent ses prouesses. Nous questionnerons la façon de faire de l’architecture à l’heure informatique et identifierons certains enjeux actuels ou d’avenir.
Nous esquisserons trois pistes de réflexion relatives au devenir de l’architecture à l’âge digital (partie 4) et conclurons sur la nature toujours corporelle et musculaire du geste architectural.
Le geste architectural : racines, nature et culture
Processus et moyens de la modélisation architecturale
Une fois édifiée, l’architecture suspend et oblitère le multiforme geste qui l’engendre : reflet de la complexité de la pensée humaine, sa dynamique intellectuelle multidirectionnelle est volontiers contradictoire. Ce geste créateur est tour à tour intuitif et réflexif, appliqué et exploratoire, individuel et collectif, instantané et progressif, enraciné et migrateur, rétrospectif et prospectif. Immatériel, il vise la matérialité : il transforme la pensée en hypothèse, l’hypothèse en forme, la forme en projet, le projet en mise en œuvre, puis l’ouvrage en édifice inspiré, habité, transmis, avant d’être à nouveau transformé et requalifié par un nouveau geste architectural. Le projet en geste – et en gestation – progresse en interaction réciproque avec le monde réel et celui des idées par l’intermédiaire de ses expressions visibles : les représentations de l’architecture. Les modélisations – planes, volumiques, matérielles ou virtuelles – permettent à la pensée de se démultiplier en s’extériorisant : elle engage une relation dialectique avec elle-même1 (BOURDIEU : 2000) et des échanges multiples avec l’environnement extérieur par cette intermédiation. Ces représentations sont à la clé des processus de proposition, d’analyse et de rétroaction – autant de pulsations qui rythment la démarche de projet. Moyens de communication interpersonnelle, elles sont indispensables aux échanges du maître d’œuvre avec les différents protagonistes du projet : décideurs, commanditaires, usagers, ingénieurs, administrations, corps de métiers, gestionnaires, voire archéologues contemporains et futurs historiens2 (LYNN : 2013). La mise en forme progressive et itérative du projet, traduite et régénérée par les représentations formelles, a longtemps opéré par intuition nourrie de connaissances et d’expériences : approximation progressive de la probabilité, diminution de l’imprécision, structuration de l’intention, génération des hypothèses, aide à la décision, confortation de la certitude, développement et accomplissement du projet3 (LEBAHAR : 1983).
Architecture, expression de civilisation
Le système de projection architecturale est inséparable du contexte de société et de culture dans lequel il se développe. D’essence culturelle, sociale et historique, le geste architectural (modus operandi) comme l’architecture qu’il produit (opus operatum) est l’expression instantanée d’une civilisation en mouvement : l’objet architectural s’inscrit toujours dans la (dis)continuité d’une histoire sociale. L’architecture témoigne des changements d’une société qu’elle matérialise dans la conception de ses ouvrages : elle brosse le portrait de la civilisation qui l’a voulue, imaginée et construite. Si elle en dépeint l’avancement des sciences et techniques ou les modes de vie et les usages, elle esquisse les traits d’un art de vivre, de pratiques culturelles, de hiérarchies sociales, d’idéologies, croyances et manières de penser et de vouloir le monde. Acte de création, méthode de conception et exercice d’une discipline tournée vers l’avenir, la démarche architecturale se nourrit des manières de projeter et des formes construites du passé dont elle est dépositaire, qu’elle se réclame de cette continuité ou qu’elle la conteste. Elle fait progresser connaissances et arts de faire et se régénère à l’aide d’un ensemble d’innovations et d’influences nouvelles. Ses racines profondes puisent aux pratiques sociales et aux organisations spatiales des premiers groupements humains, tandis que ses ramifications utopiques la projettent dans de visionnaires préfigurations de l’avenir de l’humanité (RAGON : 1965) (VENTURA : 2014). L’architecture ne se résume ni à l’immédiateté de son action opératoire et aux dispositifs qu’elle emploie ni à ses finalités fonctionnelles et constructives ou de fabrication sociale, culturelle et technique. Son génome s’est enrichi, au fil des âges, d’une infinie et changeante diversité de paramètres, de contextes, d’enjeux, d’attitudes, d’inventions formelles ou techniques, de croyances et de règles. Sa démarche évolutive est issue d’un processus d’adaptation, de métissage et de recomposition des modes d’installation, façons de penser et manières de faire, dont la complexité contraste avec les moyens d’expression limités et le vocabulaire géométrique, structurel et ornemental longtemps restreint des formes construites. Synthèse d’une multiplicité de données, de savoirs, d’intentions et de croyances, sa concision l’apparente au « plus petit dénominateur commun » des multiples et complexes composantes d’une civilisation, des articulations de sa structure sociale, de la diversité de ses expressions culturelles, de son raffinement artistique, de l’amplitude de ses connaissances scientifiques et, enfin, du progrès de ses moyens techniques et procédés constructifs.
Langage matérialisé dans la pierre, le bois et la terre, puis le béton, l’acier, le verre et les matériaux de synthèse, l’architecture est toujours pétrie de significations élaborées4 (NORBERG-SCHULZ : 1977), adressées à tous, déchiffrables par les connaisseurs ou intelligibles aux seuls initiés5 (ECO : 1972). L’architecture est aussi un art du symbole, du sous-entendu et de l’allusion allégorique : explicite pour certains, absconse pour d’autres – son sens initial pouvant se perdre avec le temps. Quand elle se fait expression et matérialisation du message d’un commanditaire, son discours, explicite ou crypté, peut devenir modèle, référence ou standard reproduit, transformé et recomposé en infinies variantes stylistiques et décoratives, finalement oublieuses du propos ou de la volonté initiale.
Manières et méthodes, une longue histoire
Production sociale, l’architecture est née d’une pratique d’installation collective ritualisée (LÉVI-STRAUSS : 1955)6 (DAUPHIN-TINTURIER : 2009)7 . La reproduction de gestes et de modèles traditionnels a longtemps pu suffire à répondre à de nouvelles fonctions et nouveaux usages des édifices. Le développement urbain, la dimension des constructions, l’évolution des techniques et les enjeux d’expression sociale des édifices ont accentué le double besoin de préfiguration fonctionnelle, structurelle et symbolique de l’ouvrage puis de coordination de la mise en œuvre constructive.
Avant d’être un art ou une science, l’architecture a été une fonction et un rôle joué par le premier des ouvriers libéré de ses tâches d’exécution8 (DU COLOMBIER : 1972). Progressivement devenue une activité et un exercice reconnus9 (PANOFSKY : 1975), l’architecture s’est définie comme un métier et une discipline équidistante des arts, sciences et techniques qu’elle conjuguait en une savante synthèse construite.
Ce n’est que progressivement que l’architecture est devenue l’œuvre d’un.e auteur.trice qui, par forme d’esprit, privilège de création, discours savant ou force des choses, pouvait décider d’extraire de l’infinité des possibles la proposition intellectuelle et formelle qu’il.elle faisait sien.ne.
Architecture, discours de/en pierre
Expression fonctionnelle, technique et artistique de la société, la conception architecturale est le médium d’un complexe discours culturel et social. Son rôle de communication symbolique est aussi consubstantiel à l’architecture que la réponse structurelle, utilitaire et esthétique10 (VITRUVE : 1673) qu’elle apporte :
- En traduisant dans la forme construite les structures de la société, comme matérialisation de la norme sociale, voire comme instrument de propagande, l’architecture assume une fonction idéologique. Les ordres architecturaux, lois de composition, règles de l’art et caractéristiques des styles qui encadraient la création avaient également vocation à assurer la conformité de l’expression architecturale à un discours institutionnel d’ordre politique.
- En soumettant l’invention de ses formes nouvelles au bon vouloir d’une puissance et en matérialisant les normes de la hiérarchie sociale, l’architecture a parfois préféré troquer sa conscience contre la licence de donner forme aux édifices – vaine illusion de liberté de création et manière d’obvier aux questions et aux enjeux de société sous-jacents.
- A contrario, se faisant parfois attentive aux usages et modes de vie, aux cultures mineures ou locales, elle s’est aussi efforcée d’être à l’écoute de ses destinataires.
Architecture : imaginer – représenter – édifier
L’architecture est une activité à double finalité : imaginer le futur édifice, puis accomplir sa construction. Pour répondre à cette double attribution de création de la forme et de mise en œuvre du bâtiment, l’architecture s’est structurée, dès ses origines, de trois manières : en développant une pensée organisationnelle (méthodes de programmation, de conception et de coordination, culture constructive) ; en élaborant un langage visuel (épure géométrique, codes symboliques, illustration perspective) ; en codifiant ses règles de création (ordres, proportions, lois d’harmonie et de composition, grammaire ornementale) diffusées par les traités théoriques (rôle aujourd’hui exercé par les plates-formes et bases de données en ligne)11 (CARPO : 2009).
Outre ses fonctions de régulation sociale et technique, la stabilisation12 des méthodes et savoir-faire développés apportait une réponse pragmatique à la limite des capacités intellectuelles et cognitives mobilisables pour concevoir le projet (mémoire d’un individu, connaissances géométriques et mathématiques, capacité de calcul, connaissance constructive, aptitude à la pensée complexe, génie inventif) ; d’autres facteurs de stabilité découlaient de l’état des moyens théoriques de conception géométrique et spatiale (géométrie descriptive et stéréotomie) ou de la faiblesse des moyens de représentation, de communication et de mise en œuvre : jusqu’au XXe siècle, l’architecte pensait, communiquait et édifiait, aux limites du possible, avec les moyens d’expression restreints dont il pouvait disposer à chaque époque.
Apparue dès l’Antiquité, la représentation graphique homothétique est depuis lors le médium privilégié et le fil conducteur du projet dans ses deux phases d’élaboration puis d’exécution (RECHT : 1995) (HEWITT : 2020).
Le geste graphique du projeteur est intellectuel – « l’esprit qui parle à l’esprit » (FOCILLON : 1934, p. 13) – autant que manuel – « la main qui pense » (PALLASMAA : 2009). La modélisation est un acte de synthèse réflexive et de communication : épures, illustrations, maquettes, sont des médiations entre la raison qui établit, l’esprit qui imagine, la volonté qui dirige et la représentation qui conduit la réflexion, permet l’échange puis la réalisation.
Tout comme le terme « architecture » peut désigner tout à la fois la démarche de conception et son résultat, le plan d’architecture est tout à la fois dessein et dessin, intention et action. Le dessin manuel est un capteur d’intuitions fugaces, d’impressions sensibles, un catalyseur heuristique et un facteur de sérendipité : il révèle l’imprévu, laisse sa part au hasard et insuffle au projet son énergie vitale (COOK : 2008).
Figure d’un ouvrage à venir, la représentation graphique est la mémoire de la démarche intellectuelle ou poétique qui l’a fécondée. Le geste architectural se définit ainsi comme un processus réflexif dont l’expression graphique et géométrique laisse entrevoir à qui sait le déchiffrer les méandres de la démarche de conception de son auteur (JUNGMANN : 1996).
L’épure d’architecture (aujourd’hui, maquette virtuelle) est le col du sablier des deux temps de l’architecture : préfiguration et réalisation. Les capacités savantes (connaissances géométriques et constructives) et les moyens techniques (les instruments, techniques visuelles et supports graphiques) dont l’architecte dispose pour répondre à ses impératifs communicationnels (informer, transmettre, expliquer, convaincre, quantifier, vérifier, prescrire et coordonner) sont autant de contraintes qui enserrent et resserrent le projet architectural. Cette restriction des moyens d’établissement du projet fait écho à celle des conditions d’exécution des ouvrages : la transformation des matériaux et leur mise en œuvre. L’instrument du dessinateur connaît son pendant à l’atelier de l’artisan ou sur le chantier de construction. Cette dépendance mutuelle a sans doute été un facteur de l’étonnante stabilité de l’expression graphique architecturale (plans, élévations, coupes), inchangée durant quatre millénaires et jusqu’à la révolution informatique.
Quatre décennies de mutation informatique
Précédée de signes avant-coureurs étudiés et exposés13 (MIGAYROU : 2003), la protéiforme révolution digitale est apparue dans le monde architectural14(FANKHÄNEL, LEPIK : 2020) par l’automatisation du dessin technique (DAO) ; elle a offert aux architectes des outils d’assistance à la mise au point du projet (CAO), puis d’optimisation des solutions étudiées (ADO). Parallèlement, les techniques d’impression – d’abord en deux puis en trois dimensions (vingt années plus tard) – se diversifient et se perfectionnent (résolution, couleur, supports, matières), tandis qu’apparaissent de nouveaux moyens de mesure et de captation spatiale (scanner 3D). La généralisation de langages numériques, normes et standards communs aux acteurs de l’architecture, de l’ingénierie, de l’urbanisme et de la topographie (formats DXF, DWG, en premier lieu) a favorisé échanges, interactions et conception collaborative. La représentation architecturale s’est enrichie, diversifiée puis métamorphosée au rythme du perfectionnement de logiciels d’infographie puis d’imagerie de synthèse toujours plus puissants, sophistiqués et universels (formats DAE, STL). Elle a bénéficié de l’essor des techniques de réalité virtuelle (simulation hyperréaliste, représentations tridimensionnelles cinématiques et immersives). Le processus de création architecturale a été bouleversé par de prodigieux moyens de modélisation tridimensionnelle et de morphogenèse topologique, auxquels la revue d’architecture Architectural Design (AD) a consacré des éditions thématiques de référence : morphogenetic design (HENSEL : 2006), instrumental geometry (PETERS : 2013), material synthesis (MENGES : 2015). Ces innovations digitales ont permis des audaces formelles ou constructives auparavant impensables et favorisé la multiplication des expérimentations extrêmes et l’apparition de maniérismes stylistiques : « blobitecture » (WALTERS : 2003), « parametricism » (SCHUMACHER : 2016), « discretism » (RETSIN : 2019). L’expansion du cyberenvironnement de la conception architecturale l’a rendue toujours plus interconnectée et ramifiée. Les capacités de calcul, plusieurs fois centuplées, conjuguées à l’accès immédiat et illimité aux exponentielles ressources du Big Data, ont, d’une part, favorisé la diffusion des modèles, solutions et produits et, d’autre part, permis l’intégration de connaissances expertes et de calculs d’ingénierie dès les phases préparatoires. La fusion en un processus unique des phases de pré-étude, de création, de conception et d’exécution a été opérée par un système d’intégration de l’ensemble de la démarche architecturale (BIM) et d’un nouveau standard (IFC) : la continuité du processus de conception étant assurée depuis le schéma d’étude organisationnelle jusqu’à la « productation15 » finale du projet établi.
Ruptures méthodologiques
La corrélation des moyens de la conception et de ceux de l’exécution, de l’art du projet et de la conduite du chantier, est aujourd’hui exacerbée par le BIM, système logiciel et processus de conception fondé sur la logique de décomposition élémentaire et assujetti à la nomenclature des composants industriels standardisés et à leurs contraintes de mise en œuvre.
La primauté désormais accordée au composant standardisé sur la composition globale entraîne une inversion du processus de réflexion, qui, de soustractif (approximation progressive, diminution de l’imprécision), devient additif (combinaison d’éléments constructifs, analyse des points de friction).
Né dans un abattoir, le fordisme peut sembler trouver son avatar et son aboutissement numérique dans le système du BIM, qui accomplit le déterminisme de la chaîne industrielle par la réduction de l’architecture à la numérisation de ses abattis constructifs16 (CARPO : 2017).
Dans une même logique productiviste, le déploiement d’applications fondées sur l’intelligence algorithmique (GAN) permettra bientôt l’automatisation des phases de préconception : recherche, acquisition et croisement des données géométriques, réglementaires, normatives ; puis génération de solutions combinatoires spatiales et formelles, détection et résolution automatisée des conflits. Le développement génératif des hypothèses de forme architecturale est déjà expérimenté par de grandes agences d’architecture ; la recherche poursuit ses avancées dans ce domaine de l’intelligence artificielle17 (CHAILLOU : 2021) (LEACH, DEL CAMPO : 2022).
La rapidité de la conversion digitale de l’architecture témoigne de l’efficacité, de l’infaillibilité et de la productivité des applications et instruments de conception numériques, mais encore plus de l’adéquation du cybersystème aux contraintes de la production industrialisée du cadre bâti, voire aux volontés des puissances industrielles.
Cette cybertechnicité intégrée gagne également les bâtiments, équipements et espaces urbains eux-mêmes, qui, mécanisés, équipés et sondés depuis un siècle18 (GIEDION : 1980), sont désormais connectés et interactifs19 . Conséquence de l’architecture conçue et fabriquée comme un produit, une architecture versatile et réversible – vue comme un service immobilier temporaire, transformable, déconstructible et réutilisable – est déjà mise en œuvre dans les secteurs économiques secondaire et tertiaire ou, notamment, pour la conception de certains des équipements des JO de Paris en 2024.
En fin de parcours, l’automatisation de la construction peut désormais s’accomplir par l’impression 3D d’édifices entiers. Cette innovation technique est déjà à l’origine de nouvelles expressions architecturales optimisées pour cette manière de bâtir : aujourd’hui, comme hier, l’architecture élabore ses nouveaux langages en conjuguant les progrès de la technique constructive avec ceux de la représentation géométrique et visuelle.
Dans le même temps, le geste de création comme action corporelle s’est enrichi de fascinants moyens haptiques et immersifs20 . La multiplication des interfaces sensorielles (capteurs et simulateurs haptiques ; embodiment des imageries virtuelles) et les progrès des sciences cognitives ont favorisé l’apparition de nouveaux dispositifs de création : ces développements croisés laissent entrevoir la possibilité de nouvelles interfaces de conception architecturale, encore inimaginables il y a peu (maquettes virtuelles bientôt « palpables » et manipulables), l’acte créateur et ses gestes pouvant être partagés, conjugués et démultipliés en gestes de co-création collaboratifs et ubiquitaires.
Une mutation observée et chroniquée
Les étapes, expérimentations, applications, hybridations et mutations de cette révolution numérique en architecture ont été minutieusement documentées, analysées, collectées21 (BRAYER : 2013), mises en perspective et critiquées22 (CARPO : 2012, 2014, 2017). La galaxie cyberarchitecturale a été cartographiée dans un monumental Atlas of Digital Architecture23 (HOVESTADT : 2020), tandis qu’au Centre Pompidou, entre 2017 et 2022, les cinq expositions du cycle « Mutations / Créations » interrogeaient autant de facettes de la révolution cybernétique en s’intéressant notamment aux enjeux et expressions architecturales concernées : Imprimer le monde (2017) ; Coder le monde (2018) ; La Fabrique du vivant (2019) ; Neurones, les intelligences simulées (2020) ; Réseaux-mondes (2022).
État des lieux
La transformation numérique est désormais universelle et irréversible : immatérielle (software, suites logicielles, SaaS, « clouds », « jumeaux numériques »), matérielle (hardware, constellation d’équipements de mesure, de communication, de prototypage et de construction), sensorielle (interfaces de visualisation, d’immersion, de manipulation et de communication) et cognitive (assistance algorithmique). La mutation digitale de l’architecture est cependant loin d’atteindre un point d’équilibre : la stabilisation de son évolution est une perspective improbable, notamment en raison des dynamiques industrielles et économiques qui l’impulsent. Elle doit ainsi réviser en permanence les modalités pratiques de création, de co-conception et de production architecturales. Le geste et la pensée architecturale s’en trouvent perpétuellement transformés : la redéfinition de la pratique architecturale est permanente et sa remise à zéro une hypothèse envisageable. En architecture comme en art, au-delà de la nature même de l’œuvre, des questions d’autorat et de co-propriété intellectuelle se posent déjà.
Architecture obsolète ou temporaire incomplétude numérique ?
Donnant priorité à la performance technico-économique et au composant industriel, le nouvel univers architectural a pu sembler s’être substitué à l’ancien valorisant la forme, le matériau, la culture et la mémoire. Dans de telles conditions, l’expression architecturale d’origine humaine n’aurait-elle pas été vouée, comme l’épure projective, à la conservation patrimoniale ou à la monstration muséographique ? À moins que l’adolescence logicielle d’aujourd’hui ne soit simplement une étape préalable à la maturité humanisée de futurs systèmes de bonne intelligence (postartificielle).
L’architecture de l’ère digitale en quête d’humanité
Ré-humaniser le geste digital
Malgré les considérables accomplissements de la révolution numérique, des signes laissent entrevoir l’improbabilité d’une apothéose absolue du totalitarisme digital : en réaction à un nouveau conformisme techno-centrique et à la standardisation universelle, de nouvelles expressions « postdigitales24 » voient le jour. Dans le domaine du design graphique, de nouvelles représentations redonnent aux illustrations des qualités de spontanéité, de simplicité, d’intelligibilité, de suggestion ou d’imperfection – en un mot : d’humanité. Des expériences analogues sont menées dans la sphère architecturale25 (BOW-WOW : 2007, 2014). Des architectures élémentaires, minimalistes, participatives ou simplement poétiques se présentent comme des solutions alternatives ou des contestations de la grandiloquence digitale, tandis qu’est remise en question l’idéologie productiviste dont l’impérial BIM est l’expression accomplie26.
Un geste architectural attentif et responsable
À l’échelle locale, de nouvelles attentes sociales et de nouveaux défis environnementaux redonnent un sens au mot « proximité ». Les enjeux de société – urgences écologiques, postures éthiques – deviennent des moteurs de création et d’innovation. L’architecture, comme première des expressions culturelles territoriales, aspire à accorder ses méthodes et outils aux attentes et aux nécessités de relocalisation, de ressourcement, de re-signification et d’engagement dans la durabilité. Des voies digitales fondées sur des approches sensibles et sur la narration graphique sont explorées comme autres solutions à la rationalité productiviste des « suites logicielles », qui dirigent la conception architecturale27.
Enchanter le monde digital ?
Si le monde digital est un incontestable bien universel, les applications développées, la manière dont elles sont mises à notre disposition et la logique de relation aux autres et à l’environnement qu’elles déterminent méritent d’être interrogées, débattues et remises en question. Peut-être appartient-il aux architectes d’apprendre à résister à la domination du cybersystème en se réappropriant ses outils et à en faire des instruments de bonne intelligence, des modes d’expression inspirée ou des armes de libération.
Esquisses pour un geste architectural à venir
Survivance de l’architecture d’auteur et du geste manuel
Contrepoint à la banalisation universelle, l’architecture d’expression, ou d’exception, perdure là où la singularité de l’édifice et la signature de l’auteur demeurent des objectifs et des moyens nécessaires : éternelle symbiose de la volonté du prince et de la détermination de l’artiste. Dans une revendication autorale individuelle, qui répond aux désirs de distinction des élites ou de brandscaping (KLINGMANN : 2010) des collectivités territoriales, nombre d’architectes de renom persistent ainsi à revendiquer le dessin manuel28 comme incontournable geste personnel de réflexion29 (TSCHUMI : 2014), voire comme acte de résistance à la toute-puissance numérique30.
Architecture de proximité
Malgré les nouvelles et fascinantes surprises technologiques que l’inventivité digitale continue de proposer aux architectes, on s’aperçoit que ses réels progrès pourraient désormais se situer à une échelle et dans une logique bien éloignées du sensationnalisme du Big, de l’Hyper, du Giga ou du Tera… C’est un paradoxe du tout-puissant outil numérique : si performant dans la démesure, la complexité, l’élémentarisation, l’immédiateté et l’efficience absolue, il est de faible recours pour traiter de l’humain, du ténu, du sensible, du vernaculaire et de l’éphémère31 (HONDELATTE : 1989). C’est précisément la prise en compte de ces dimensions attentives, sociables, affectives, poétiques, conniventes avec les êtres, le site, la nature, qui pourrait assurer la pérennité de l’architecture, moins comme éminente discipline amie des arts, des sciences et des puissants, mais désormais plutôt comme pratique sociale solidaire, locale, enracinée et durable.
Prendre la main sur les logiciels
La nature même de l’empire cybernétique étant de se désintéresser de ce qui n’est ni dominant ni profitable, ce n’est pas de l’industrie numérique qu’il faut espérer les solutions de proximité, de flexibilité et d’attention qui pourraient se révéler utiles aux nouvelles pratiques architecturales qui s’ébauchent. La mètis, expertise rusée, sera nécessaire à l’architecte prestidigital de demain. Une piste de réflexion pour nos écoles d’architecture pourrait être d’encourager les futurs architectes à la maîtrise du code informatique afin de leur donner des compétences d’appropriation, de personnalisation et de réinvention des cybersystèmes numériques auxquels ils se trouvent aujourd’hui assujettis. Une autre piste sera de renouer avec la fécondité du geste intuitif de l’esquisse graphique en favorisant des instruments et des procédés restituant à l’imprécision formelle son potentiel heuristique.
Conclusion : l’architecture, fusion du geste (modus) et du corps (opus)
Pour conserver au geste architectural la possibilité de caresser les idées, de toucher du doigt les choses, de manipuler les formes, de parcourir les espaces, de prendre à bras-le-corps les projets, d’embrasser les causes et de passer le témoin, il ne faudra pas craindre les empoignades : le corps-à-corps32 (RICCIOTTI : 2013) de l’architecture est aussi insaisissable à l’intelligence immatérielle que la nature de pensée incorporée, commune aux édifices et aux sculptures : « Ce qui fait que mon Penseur pense, c’est qu’il ne pense pas seulement avec son cerveau, avec son front, avec ses narines dilatées ou ses lèvres crispées, mais avec tous les muscles de ses bras, de son dos et de ses jambes, avec son poing serré et ses orteils contractés33 », disait Auguste Rodin de son œuvre majeure.
Ainsi de l’architecture, fusion et expression corporelle de la volonté, de la création, de la mémoire, de l’expérience et du génie humain, confrontés à d’infinies et changeantes finalités, contingences, exigences, contraintes et conditions techniques. La nature même de sa relation au monde numérique est un bras de fer dynamique, non comme forme de résistance mais comme équilibre vital de forces physiques et intellectuelles complémentaires.
Notice biographique
Marc-Antoine Florin est architecte-designer, maître de conférences en arts et techniques de la représentation à l’École nationale supérieure d’architecture et de paysage (Ensap) de Bordeaux. Ses thèmes de recherche et d’enseignement portent sur les modes d’expression de l’architecture « Architecture(s) & Représentation(s) » (M2/S9) et sur les transformations du design d’objet et d’espace « Design(s) & Mutation(s) » (M2/S9).