Suite de la partie I
Si, au début du XXe siècle, les fantasmagories et les panoramas sont peu à peu éclipsés par les lumières du cinéma, ce dernier, comme beaucoup d’innovations médiatiques qui lui feront suite, marchera dans les pas de ses ancêtres : c’est, à l’origine, une invention destinée à la vue, qui s’enrichit progressivement de nouvelles dimensions sensorielles afin d’immerger les spectateurs dans une illusion totalisante. Après l’ajout de la bande sonore à la fin des années 1920, l’adjonction de stimulations olfactives se présente à certains entrepreneurs comme l’étape la plus logique pour entériner la puissance illusionniste du cinéma1. En 1931, l’ingénieur radio L.-P. Alvin discute déjà, dans la revue Cinéa, de la possibilité d’ajouter une bande odorante aux films, « en harmonie plus ou moins complète avec la réalité enregistrée », ce qui amènerait le cinéma vers « le triomphe de la reproduction sensorielle », faisant du public « tour à tour ou simultanément, [des] spectateurs, auditeurs ou olfacteurs » (ALVIN : 1931) :
Le cinéma obtient la reproduction d’une réalité donnée par l’effet produit sur certains sens, primitivement sur la vue seule, puis sur la vue et l’ouïe à la fois. Or, les moyens d’accès par lesquels on peut communiquer une impression au système cérébral sont au nombre de cinq, correspondant chacun à un sens déterminé. Jusqu’ici, le cinéma n’a utilisé que deux de ces moyens, ignorant complètement les trois autres qui sont : l’odorat, le goût et le toucher. Par la force des choses, il sera amené à les utiliser successivement pour compléter l’impression créée par les deux premiers. […] Il est probable que c’est le sens de l’odorat qui, le premier des trois, viendra enrichir le domaine du cinéma sensoriel.
L’auteur de cet article ne s’était pas trompé, puisque, dans les années 1930, plusieurs brevets pour des appareils de diffusion olfactive au cinéma furent déposés aux États-Unis (SPENCE : 2020). Des expériences de projections odorisées eurent lieu dès 1939, dans le pavillon suisse de l’Exposition universelle de New York, grâce à un procédé inventé par le professeur Hans Laube : le Scentovision2. Le projectionniste contrôlait le tableau de bord d’une machine lui permettant de diffuser 32 odeurs différentes (SMITH, KIGER : 2006). Ainsi, les spectateurs de cinéma, comme ceux du panorama auparavant, deviennent aussi des « olfacteurs ». Dans les années 1940-1950, les expériences d’odorisation des salles de cinéma se poursuivront aux États-Unis3, jusqu’à une forme d’aboutissement fin 1959 et début 1960 : sont alors présentés Derrière la Grande Muraille de Charles Weiss et Carlo Lizzani en AromaRama4, puis Scent of Mystery de Jack Cardiff en Smell-O-Vision5 (TURNER : 2017).
Si ces nouveaux dispositifs cinématographiques olfactifs témoignent d’un désir toujours vif de créer des attractions multisensorielles et immersives, ils résultent aussi d’une nécessité économique. Tout comme Hugo d’Alési s’était efforcé de renouveler l’attrait pour le panorama en y introduisant de nouvelles sensations, il s’agit, dans les années 1950, de contrer l’ascendant de la télévision sur le cinéma. En réalité, ces démarches ne furent jamais de grands succès, principalement en raison de difficultés techniques et du coût élevé de l’appareillage à déployer6, même si des films en Odorama, comme Polyester (1981) de John Waters, continuèrent à être occasionnellement produits, avec des moyens moins ambitieux7. Ces types de technologies olfactives se développèrent en revanche de manière plus continue dans le cadre d’un cinéma des attractions – non pas celui des premiers temps, tel que théorisé par Eisenstein (GUNNING : 2006), mais celui qui prend place à partir des années 1980 dans les parcs d’attractions – et plus particulièrement le cinéma 4D, dans lequel sont ajoutées à la 3D plusieurs stimulations sensorielles inhabituelles (mouvements, courants d’air, aspersions et diffusion d’odeurs). Ce type d’attractions hybrides, que l’on découvre dès 1984 aux États-Unis avec The Sensorium au parc Six Flags de Baltimore8, puis dans les parcs de la Walt Disney Company9 et bien d’autres (FOSTER : 2012), est certainement ce qui s’approche aujourd’hui le plus du Maréorama de 1900. La volonté d’immersion et de sensationnel y est pleinement assumée (et le fil narratif des films souvent simplifié) : le corps des spectateurs est entièrement pris à partie, ce qui les transforme plutôt en expérimentateurs10.
Les tentatives d’ajouter ce même genre d’interfaces olfactives à des formes de divertissement multimédia individuel, telles que les home cinémas, la télévision ou les ordinateurs, ont jusqu’à présent rencontré un succès commercial très limité (MULLER : 2016). Cependant, de plus en plus de dispositifs de réalité mixte ou virtuelle – parfois considérés comme les nouveaux panoramas – renouent avec l’ambition de l’immersion multisensorielle, cette fois à l’échelle de l’individu et non plus dans un contexte d’expérience collective11. Dès 1960, le réalisateur Morton L. Heilig déposait son brevet pour son Telesphere Mask ou Reality Television Mask : des lunettes à vision stéréoscopique couplées à un casque audio binaural et à un système de ventilation permettant de diffuser des parfums. Deux ans plus tard, il présentait le Sensorama Simulator, un appareil complexe destiné à « simuler une expérience réelle de manière réaliste » (SPENCE : 2021). L’une des quelques animations créées pour le dispositif invitait à chevaucher une moto pour un trajet virtuel à travers Brooklyn en stéréoscopie et en 3D, comprenant du son en stéréophonie, du vent, des vibrations et plusieurs odeurs. Faute d’investisseurs, le Sensorama ne sera jamais produit à grande échelle (JOLIVAT : 1996), mais les tentatives d’immersion olfactive dans la réalité virtuelle – pour des applications thérapeutiques, éducatives, artistiques, ou dans le champ des jeux vidéo – se poursuivront12.
Le masque FeelReal13, par exemple, devrait pouvoir délivrer des parfums, des fluctuations de température, du vent et de la brume14. Si le nom même de ce dispositif évoque la notion d’effet de réel, les odeurs sont désormais plutôt utilisées dans la réalité virtuelle pour induire un sentiment de présence ou pour déclencher des émotions (MAJOR : 2017). Il a été démontré que « les stimuli olfactifs augmentent la présence dans les environnements virtuels » (MUNYAN et al. : 2016) – en partie parce qu’ils impliquent directement le corps par le biais de ses fonctions vitales et en partie parce qu’ils suscitent des souvenirs émotionnellement chargés15. Toutefois, certaines recherches montrent des différences dans l’impact des odeurs considérées comme plaisantes ou déplaisantes par les utilisateurs, ainsi qu’une distinction entre le sentiment de présence et celui de réalité, qui, lui, ne serait pas forcément influencé par l’introduction d’odorants (BAUS, BOUCHARD : 2017, p. 59-74). Plus que des « effets de réel » barthésiens, les odeurs, dans ces dispositifs visuels augmentés – y compris ceux du siècle passé –, pourraient donc être considérées comme des « effets de présence », une manière d’abolir la distance avec ce que les utilisateurs (les anciens spectateurs) regardent et de les ancrer dans une réalité autre en tant qu’individus incarnés, c’est-à-dire convaincus de leur propre corporéité jusque dans l’espace numérique.
Panoramas olfactifs contemporains
Cette recherche de nouvelles sensations pour complémenter – et bientôt supplanter – la vision ne se limite pas au domaine des médias et du divertissement. De nombreux exemples du monde de la culture pourraient également être examinés à l’aune de cette nouvelle spectatorialité et de cette soif d’expériences – notamment olfactives – découlant de l’évolution des modalités d’attention et de perception à la fin du XIXe siècle16.
Dans le champ de la création artistique à proprement parler, la révolution du spectateur (et donc de l’objet d’art) se fera de manière plus tardive, mais suivra là encore les mêmes schémas. Malgré les quelques tentatives, en Europe, des avant-gardes futuristes et dada, qui réclamaient un art qui ferait fi de la hiérarchie classique des sens (VERBEEK : 2021), le modernisme rétinien dominera jusqu’à la fin des années 1960. Alors seulement le rôle central de la vision sera-t-il définitivement remis en question. Avec les différents courants de la dématérialisation de l’art en Amérique du Nord et en Amérique du Sud (art conceptuel, sculpture dans le champ élargi, installations, environnements, performances, néo-concrétisme, etc.), l’intérêt se déplacera de la forme vers les effets, du regard vers le sensorium. Émerge alors une « esthétique de l’expérience » (QUINZ : 2017, p. 259), faisant là encore de l’observateur contemplatif un « expérimentateur » (BERTOLINI : 2019, p. 2-3), un « utilisateur », un « participant » (ALBERRO : 2017). C’est dans ce contexte de fin de l’opticalité que commencent à apparaître plus régulièrement des œuvres destinées à être (au moins en partie) inhalées. Les odorants sont depuis lors exploités sous toutes leurs formes par les artistes du monde entier, qui, de plus en plus, s’intéressent aux mécanismes perceptifs de l’olfaction et au bagage culturel – historique, social, religieux et philosophique – de l’odorat pour produire des œuvres qui sont loin d’être de simples réactions contre l’hégémonie de la vision (MULLER : 2017). Ainsi ce sens chimique n’est-il plus aujourd’hui, en art, le parent pauvre des sens physiques mais un égal, susceptible de créer du sens, des formes et des effets qui lui sont propres.
Notons cependant qu’à l’instar des attractions et des médias évoqués dans cet article, qui introduisent toujours les odeurs de manière congruente avec des images, les dispositifs artistiques contemporains employant l’olfaction demeurent bien souvent multimédias, voire inter- ou transmédias (GUÉRIN : 2016), et, d’une certaine manière, appartiennent encore largement au champ des arts dits visuels. Quelques artistes ont cependant franchi cette dernière limite et fait de l’odeur, non plus la garante de l’illusion visuelle ou la touche finale de l’immersion, non plus un détail ni même une dimension significative parmi d’autres, mais l’unique médium de leurs œuvres, déplaçant entièrement la compréhension de celles-ci et la contemplation esthétique des yeux vers le nez (MULLER : 2019)17.
En guise de conclusion, nous pouvons nous pencher brièvement sur un trio d’installations que l’on pourrait presque qualifier de panoramas olfactifs, tant elles semblent émaner du même désir de fidélité à un modèle. Au début des années 1970, l’artiste français Gérard Titus-Carmel présente trois opérations olfactives, entièrement invisibles, dans lesquelles il tente « de prendre un lieu géographique comme réalité imitable, comme idée de modèle et de le re-construire dans un autre lieu, celui où nous sommes (lieu culturel) » (MAURIN : 1971) par l’intermédiaire de compositions parfumées. La première, Giant’s Causeway (1970), évoquait le littoral irlandais en répandant une odeur océanique dans la galerie parisienne de Daniel Templon18. Contrairement à la brise marine du Maréorama, qui parachevait l’illusion de réel créée par un dispositif visuel, haptique et sonore complexe, cette senteur côtière constituait une expérience purement olfactive, une tentative de représentation sans « mise en vue19 ». L’année suivante, Titus-Carmel présentait Forêt vierge / Amazone au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, où trois humidificateurs recomposaient l’atmosphère olfactive du modèle par trois accords (boisé, floral et aquatique) créés par le parfumeur Maurice Maurin et le chimiste Jérôme Brunet. La spatialisation des senteurs au sein de la galerie vide, due « à une volonté de fidélité encore plus grande à la réalité » (MILLET : 1971), permettait à l’œuvre de se déployer quasiment à la manière d’un panorama, englobant entièrement le visiteur qui, au lieu de se trouver devant la représentation, était plongé dedans et en mesure d’en appréhender différents aspects en dirigeant son attention d’un côté ou de l’autre20. La dernière œuvre de la série, présentée en 1972 à la Neue Galerie-Sammlung Ludwig en Allemagne, semblait faire encore plus allusion à l’idée de panorama. Intitulée Reconstitution olfactive d’un paysage romantique. « Juste après la pluie. » (Hommage à Caspar David Friedrich), elle faisait ouvertement référence à l’un des maîtres de la peinture de paysage au XIXe siècle, dont Le Voyageur contemplant une mer de nuages (1818) est aujourd’hui considéré comme l’archétype du spectateur de panorama, positionné en surplomb, de manière à avoir une vision totalisante à 360 degrés. En s’emparant de cette figure, Titus-Carmel libère en quelque sorte le préfixe pan- (« tout ») du suffixe -orama (« vision »), auquel il substitue osmè (« odeur ») pour créer un paysage romantique à contempler avec le nez.
Ainsi, dans le vide apparent du white cube où elles se déploient, sur ce terrain qui, à l’instar de la rotonde des panoramas, fut longtemps celui de l’œil pur, ces œuvres olfactives monosensorielles, dénuées de matérialité visible ou tangible, mettent en place une nouvelle forme de sémiose. Les senteurs ne sont plus pléonastiques et deviennent, à elles seules, puissance de représentation, tandis que « la création engage un public devenu moins spectateur que penseur, sentant, projetant, vivant l’illusion comme une forme de réalité » (BISHOP : 2007, p. 11)21.
Notice biographique
Clara Muller est historienne de l’art, critique d’art et commissaire d’exposition indépendante. Titulaire de deux licences et de deux masters obtenus entre l’université Paris Diderot, l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, New York University et Columbia University, elle mène depuis plusieurs années des recherches sur les enjeux de la respiration comme modalité de perception dans l’art contemporain ainsi que sur les diverses pratiques artistiques et littéraires employant les odeurs comme médium ou sujet. Elle est aussi rédactrice pour la revue olfactive Nez.