Enfin du sens !

Capture d’écran de la performance filmée Enfin du sens ! de Ronan Charles.
Capture d’écran de la performance filmée Enfin du sens ! de Ronan Charles.

Résumé

Tout en introduisant un « Art littéral », la performance filmée Enfin du sens ! de Ronan Charles propose de conceptualiser l’art par une essence littérale du verbe s’approchant le plus de l’action artistique. Il est également possible d’en décliner la promotion audacieuse et dogmatique du seul et unique « geste artistique » ayant « du sens ». De surcroît, l’œuvre entend problématiser l’absence de verbe globalisant le geste artistique, que l’artiste comble par son discours en assumant le postulat du verbe « artiser ». L’Art littéral ne cherche pas à correspondre à l’art contemporain, mais à le remettre en question depuis ses fondements. En effet, en laissant la technologie à sa juste place de transmettrice, en incorporant sans incarner, en considérant l’art comme un événement, mais sans l’aborder comme une expérience, en invitant à délaisser l’interaction pour l’interprétation, l’Art littéral cerne « ce qu’il y a d’artistique dans l’œuvre » par un cartésianisme extrayant l’expression de la communication. Il réagit par conséquent à une époque toujours plus confuse gagnée par la politisation outrancière et la débauche insidieuse du divertissement. L’artiste plasticien Ronan Charles développe ci-dessous une réflexion sur son processus de création.

Lien vers l’œuvre : https://youtu.be/33fgvwJwyw8

Mots-clés : geste artistique, performance, artiser.

Abstract

While introducing a “Literal Art”, the filmed performance Finally some Sense! proposes a concept on art by a literal essence of the verb closest to artistic action. It is also possible to decline the audacious and dogmatic promotion of the one and only « artistic gesture » having « sense ». In addition, the work intends to problematize the absence of verb globalizing the artistic gesture that the artist will solve by assuming the postulate of the verb « to artis ». Literal Art does not seek to correspond to contemporary art but to question it from its foundations. Indeed, by leaving technology in its rightful place as transmitter, by incorporating without embodying, by considering art as an event but without approaching it as an experience, by inviting us to abandon interaction for interpretation, the Literal Art captures “what is artistic in the work” through a cartesianism that extracts expression from communication and therefore reacts to an increasingly confusing era won over by outrageous politicization and the insidious debauchery of entertainment. Below, visual artist Ronan Charles develops a reflection on his creative process.

Link to artwork: https://youtu.be/33fgvwJwyw8

Keywords: artistic gesture, performance, to artis.

Enfin du sens !

Finally some sense!

Peut-on identifier le geste artistique sans chercher à le discerner ?

Si mon obsessionnelle épuration d’un « présent » de la création inédite doit aboutir à des éléments irréductibles, ce seront bien ses gestes. Et donc, le besoin d’établir leur sens commun. Mais quelle est alors la durée de ces trames qualificatives ? La dimension de leurs espaces sélectifs ? Comment détourer ces agréments si notoires de l’activité artistique apparaissant alors sporadiquement de l’« en train d’imaginer » à l’« en train de faire », en passant par l’« en train de dire » ? Si tant est que l’esprit soit indissociable du corps et que, par conséquent, « imaginer » soit recevable parmi les gestes. Et, bien sûr, au sens propre du terme « geste ».

Un geste artistique contemporain peut-il exister ?

L’artiste contemporain, même déterminant grâce aux critiques et aux philosophes qui le suivent, assume difficilement l’inévitable désuétude de son geste, pourtant bien programmée par le caractère contingent et furtif de l’activité dans laquelle il prétend s’inscrire. En effet, si le geste traditionnel ne peut être objectivement nouveau, l’artiste contemporain, lui, trouve quelque chose de nouveau… au moment où son geste l’est pour lui ! Ce moment n’est pas celui où le public le découvre par un site d’art qui diffuse lui-même ce geste, découvert au préalable par ses médiateurs et qui sera, bien plus tard, nouveau pour d’autres… Le happening n’apporte aucune solution en donnant un caractère imprévisible a priori1 à l’interactivité et opposer « nouveau » à « contemporain » sur ce sujet revient à reconnaître une institution régissant depuis 1945… ou 1970, etc.

Quant au geste impliquant les technologies récentes, il exacerbe le problème en induisant la notion d’obsolescence, qui laissera systématiquement celles-ci dans leur statut de substitut2. Bien qu’excellente dans ses résultats destinés à l’émersion – la technologie ayant pour but de suppléer au geste originel ou de le remplacer –, la conséquence de son emploi reste la désincorporation du geste créateur. Obéir à une ergonomie déjà inventée fait de l’artiste le simple prolongement de la technologie ; le détournement de gestes s’y associant relève de la performance ; et l’invention de mouvements par la technologie les inscrirait dans l’art cinétique. En effet, se servir de souris, d’écrans, de systèmes d’exploitation, de moteurs de recherche déjà existants, revient à se caser dans l’infime participation gestuelle que connaissent des milliards de personnes au quotidien en continuant d’enterrer une aura de l’œuvre difficilement récupérable par un simple agrandissement ou une quelconque exposition in situ

En définitive, le geste contemporain est une dispersion temporelle que la technologie ne fait qu’hybrider. Par opposition, le geste traditionnel (dont on ne peut dater l’origine et qui ne peut être objectivement nouveau) n’est jamais désuet. Son résultat, comme les représentations très académiques d’autrefois, est parfois déboulonné à notre époque, alors que des œuvres contemporaines politiques ne suscitent pas cet effet. Nous retrouvons donc la problématique entremêlant l’artiste, l’ingénieur et l’artisan, car, depuis les révélations empiriques et pragmatiques, l’artiste développe lui aussi une pratique pouvant dépasser sa théorie et correspondant à la définition du savoir-faire que l’on attribue exclusivement à l’artisan. En revanche, ce dernier, tout comme l’ingénieur, s’il n’est pas seulement exécutant, fait bien preuve d’un « savoir penser » et d’un « savoir imaginer ».

Par sa nature de performance filmée, Enfin du sens ! diffuse l’enregistrement d’un geste artistique inédit, certes imaginé avant sa réalisation.

Les gestes artistiques donnent-ils le sens ?

Voir l’art comme de la communication reviendrait à considérer dictionnaires et encyclopédies comme des chefs-d’œuvre. Mais une manière draconienne de distinguer le geste artistique de la communication reste de prendre pour support la référence commune afin de s’assurer de trans-former et non de trans-mettre.

Aussi, mon expérience m’apprend qu’œuvrer in situ pour les ponctualités du geste exacerbe et multiplie les divergences du public, que je compense par une approche à la fois inclusive et distinctive de la relation dipolaire. En effet, je ne crois pas avoir empêché ou malmené cette connexion lorsque je provoquais la perplexité, voire la suspicion, en apprenant à des spectateurs appréciant le sujet abordé que ce dernier m’intéressait beaucoup moins que la subjectivation réflexive de mon geste ; ou lorsque je m’étonnais des anecdotes que certains érudits ont tenté d’associer à des détails que je suis toujours incapable de déceler dans mon œuvre ; ou encore lorsque je relevais la tendance à référencer l’art contemporain par laquelle se rassuraient spontanément les lauréats d’écoles d’art, ne remarquant même pas que leur réflexe demeurait le plus académique qui soit.

D’après ces révélations, le public n’était-il pas tout simplement dans l’« exterprétation » ? Le passant, indifférent à mes gestes modifiant pourtant définitivement son paysage visuel, n’était-il pas spectateur dans l’« exteraction » ? Devant l’incompréhension que l’art contemporain n’arrive pas à éviter en épurant, l’artiste ne devrait-il pas se résoudre à son « extervention » ? La relation implique-t-elle exclusivement la présence du préfixe « inter- » ? Que serait la philosophie de l’art, si elle ne prenait en compte ce qui n’est pas autant que ce qui est ?

L’art contemporain, depuis quelques décennies déjà, se confond avec la vie, transfigure le banal dans le respect d’un nouveau devenant tradition. Et c’est devant cette foule de recrues interminable, cette étendue vertigineuse de gestes qualifiables d’« artistiques » par une si ponctuelle distinction avec d’autres, que je propose la globalisation du geste artistique en assumant, appuyé sur l’œuvre Enfin du sens !, le postulat du verbe « artiser ».

Notice biographique

Ronan Charles est sculpteur, plasticien et vidéaste, diplômé de l’École des arts de la Sorbonne. Ses recherches se concentrent sur l’intervention dans l’espace, l’intelligibilité du geste artistique et la répartition sensorielle.

Notes de bas de page
  1. Il est bien évident qu’approcher l’art par son aspect événementiel (Harold Rosenberg) invite à s’appuyer sur l’enregistrement, l’interaction, et, par conséquent, à hybrider. Mais la vision à la fois sporadique et ponctuelle de l’activité artistique que propose cette conception – à travers notamment la mise en évidence (bien anticipée) de l’action du corps (avant celle de l’esprit) des happenings ou de l’art interactif – exacerbe la distinction entre l’interaction et l’interprétation en rappelant ainsi les limites du pragmatisme (Allan Kaprow s’étant toujours revendiqué de la philosophie de John Dewey). Aussi, l’interactivité d’une œuvre étant prévue par l’artiste, la probabilité de voir apparaître un geste artistique au moment de la participation d’un spectateur est nulle.
  2. Il s’agit de toutes les créations impliquant les technologies numériques et dont les gestes, ayant mené à ces mêmes créations, furent bien anticipés par les inventeurs des ergonomies adoptées.
Bibliographie
  • ANDRIEU : 2014. Bernard Andrieu (dir.), Figures de l’art, n° 26, « Arts immersifs : dispositifs et expériences », PUPPA, 2014.
  • BAUDELAIRE : 1868. Charles Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne » (1863), dans L’Art romantique, Paris, Michel Lévy frères, 1868.
  • DANTO : 1989. Arthur Danto, La Transfiguration du banal (1981), Paris, Seuil, 1989.
  • DAUGET : 2017. Stéphanie Dauget, Vidéo, je vois, Pessac, PU de Bordeaux, 2017.
  • GOLDBERG : 2011. RoseLee Goldberg, La Performance, du futurisme à nos jours, Londres, Thames et Hudson, 2011. 
  • HEINICH, SHAPIRO : 2012. Nathalie Heinich et Roberta Shapiro, De l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art, Aubervilliers, EHESS, 2012.
  • JONES, WARR : 2005. Amelia Jones et Tracey Warr, Le Corps de l’artiste, Londres, Phaidon, 2005.
  • KAPROW : 1996. Allan Kaprow, L’Art et la vie confondus, textes réunis par Jeff Kelley et traduits par Jacques Donguy, Paris, Centre Pompidou, 1996.
  • ROSENBERG : 1962. Harold Rosenberg, « La tradition du nouveau » (1959), dans La Tradition du nouveau, Paris, Minuit, 1962.
  • TALON-HUGON : 2021. Carole Talon-Hugon, L’Artiste en habits de chercheur, Paris, PUF, 2021.