« Je souhaite problématiser mon œuvre », avance l’artiste Ronan Charles lors de la table ronde organisée dans le cadre de la journée d’étude « Corps et arts visuels1 ». D’une telle revendication, le public est ainsi avisé. Face à une série d’œuvres classées en trois catégories, dont l’ordre de présentation n’est pas anodin, on estime que l’artiste prétend à une certaine approbation lorsqu’il fait allusion à ce qui s’annonce tel un diktat : « À quoi bon une œuvre, si ce n’est pour appartenir à l’art contemporain ? » Des sculptures en marbre, telles que Dentelle de pierre et Gâteaux marbrés, sont montrées dans la première catégorie, dont le sens s’avère véhiculé par un double jeu d’illusion et de savoir-faire. La deuxième catégorie regroupe des commandes publiques où l’artiste rejette clairement toute imbrication d’un vécu personnel dans le processus de création. Que certaines d’entre elles traitent de la question écologique ne semble pas le préoccuper autant que la rétribution allouée à la suite de leur accomplissement. Puis vient Enfin du sens !2, performance qui a donné son titre à la deuxième table ronde. Inviter le spectateur à penser le mot « exprimer », tout en serrant, manipulant et comprimant du bout des doigts une plaie visiblement faite par une lame ayant tracé les lettres de ce mot jusqu’au sang… telle fut, pour l’artiste, cette performance qui symbolise la quête d’interrogation du sens de son œuvre globale, une quête qui s’avère primordiale pour une insertion dans l’art contemporain.
Que penser de son œuvre ou comment la penser ? L’artiste a livré des indices en établissant une transition entre les sculptures en marbre et la performance. Dans ses propos, il a semblé vouloir rompre avec un savoir-faire technique en considérant que la réception de ses œuvres plus « classiques » de la part du public ne repose justement que sur cette qualité technique, au détriment d’une portée critique de l’art. Au contraire, la performance réintroduirait une dimension « contemporaine » de l’art. De ce fait, ne pourrait-on avancer qu’il est impérieux que l’on revienne sur les éléments qui identifient l’art contemporain ? Voire que l’on tente une redéfinition d’un terme marqué aujourd’hui par son usage excessif ? Pour ce faire et en guise de prolongation du débat amorcé lors de la table ronde, on tentera d’évoquer deux pistes de réflexion : redéfinir l’art contemporain ; ressaisir la « réalité de l’œuvre » et son rapport au corps.
L’œuvre de Ronan Charles est indéniablement ancrée dans l’art contemporain – mais lequel ? Si l’on considère le discours de l’artiste, qui diffère manifestement de l’interprétation de son œuvre, on peut déceler deux registres divergents : en premier lieu, la volonté d’inscrire une œuvre dans l’« art contemporain », celui qui, historiquement, implique la convention spécifique d’un ensemble de valeurs économiques et politiques qui se présente comme une description globale de « ce qui se fait maintenant » ; en second lieu, c’est l’art qui s’identifie par un « régime de communication » ou un « réseau communicationnel » mettant en œuvre l’idéologie dominante dont les notions-principes de « bouclage, saturation et nomination » s’établissent comme des règles que l’artiste est contraint d’accepter, au risque de perdre sa place (CAUQUELIN : 2009). Est-ce bien l’image du contemporain ? Est-ce bien le contemporain dans l’art contemporain ? Vu qu’il est difficile d’ignorer le fait que la définition de l’art contemporain coïncide bien avec les exigences du capitalisme néolibéral, pourrait-on réfléchir à une catégorisation des pratiques d’aujourd’hui d’une manière qui dépasserait le contemporain ? Et, en l’occurrence, renoncer à une inclusion qui contribue à abolir la critique de ce qu’est devenu l’art actuellement ?
Ce qui mène à la deuxième piste : ressaisir la « réalité de l’œuvre ». Au regard de son discours, on suppose que l’artiste Ronan Charles est conscient d’œuvrer au sein d’un régime centré sur une capitalisation effrénée et de l’esprit et de la matière. Néanmoins, pour ce qui est de son œuvre, ne serait-il pas pertinent d’abandonner l’association avec le contemporain ? D’éviter une inclusion postmoderniste qui n’est autre qu’une généralisation commode qui ne se prête pas à une refonte constante de la réflexion ? En confrontant les œuvres des deux premières catégories et la performance Enfin du sens !, l’on s’aperçoit que l’artiste sépare la réflexion de la « réalité » de son œuvre, de ses qualités propres (CAUQUELIN : 2009), celles appréhendées dans le rapport de son corps, de ses mains, de ses gestes, à la matière travaillée et à ses règles (RUBY : 1998) (le marbre dans ce cas-là). En considérant la performance Enfin du sens ! comme ce qui représente sa quête d’interrogation du sens, il renie délibérément le faire, l’acte de faire, et la poïésis comme « type de production de l’ordre de l’émergence singulière » (DE CERTEAU : 1990). Ce faisant, il met à l’écart de la réflexion sur les œuvres les formes matérielles, traditionnelles ou non, et leurs propriétés dans leur rapport au « corps créatif3 » (ANDRIEU : 2017) (on pense notamment aux œuvres Masturbateur Faithtoy et Sublimésis4). Autrement dit, c’est renier le sens de l’œuvre comme tout acte de création effectué par le corps et habité d’expériences ainsi que de vécus personnels.
En guise d’ouverture, comme il ne suffit pas de proclamer « je fais mon œuvre maintenant » pour signifier le contemporain, n’est-il pas temps de s’engager dans un processus de re-description de « ce qui se fait maintenant », de contrer une production tributaire de l’image du contemporain complice d’une idéologie néolibérale ? Pourrait-on cesser de confondre l’idéologie de l’« art contemporain » et ses règles, d’une part, et la matière de l’artiste et ses règles, de l’autre ? Commençons par bien définir les choses. La réalité de l’œuvre est sa substance, ses propriétés, dont l’artiste est le maître. Il est maître de la matière, lorsqu’il comprend ses impératifs et réinvente ses règles. Quant à l’idéologie de l’« art contemporain », c’est celle promulguée par l’institution officielle, dont le rôle contribue à transformer, voire à déformer, la réalité de l’œuvre afin de la réduire à un signe en circulation dans un « réseau communicationnel ». Si la nécessité d’adapter une œuvre pour l’inscrire dans l’art contemporain est la norme, ne pourrait-on créer des œuvres qui seraient la subversion de cette norme ?
Notice biographique
Elissar Kanso est peintre, artiste plasticienne et commissaire d’exposition. Titulaire d’un master 2 Recherche en arts plastiques de l’université Bordeaux-Montaigne et d’un doctorat en arts de l’université de Pau et des Pays de l’Adour, elle est actuellement chargée d’enseignement contractuelle à l’université Paul-Valéry et membre associé au laboratoire RIRRA 21 de Montpellier. Elle s’intéresse à l’idée de distance, sur laquelle se fonde et se construit sa démarche créative axée sur le déplacement, l’ouverture d’une possibilité de sens, le changement de la place du corps comme de l’œuvre et la redéfinition de la place du spectateur. Son œuvre a été finaliste de différents appels à projets, notamment Breakfast in Beirut (Italie), le Grand Prix Bernard-Magrez et la biennale Organo (2019, 2021, 2023) à Bordeaux. En 2020, elle a obtenu l’aide individuelle à la création de la DRAC Aquitaine.