Table des matières
« L’art reproduit les idées éternelles qu’il a conçues par la contemplation pure,
Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, p. 190.
c’est-à-dire l’essentiel et le permanent de tous les phénomènes du monde. »
La présente réflexion se propose d’interroger l’apparaître artistique en tant qu’il se présente en lui-même comme une « manifestation du monde » (BOBANT : 2023, p. 32). J’entends désigner par apparaître artistique « le fait pour l’objet esthétique de se manifester, de porter, à l’appréhension esthétique, le sensible comme tel et de s’offrir à la perception sensible et esthétique de celui qui le contemple ou l’appréhende » (GUIBET LAFAYE : 2006, p. 511). L’Art comme Expérience se présente de facto comme un donné-à-vivre sensible, dont l’essence se trouve inscrite tout autant dans ses formes esthésiques senties et ses aspirations esthétiques ressenties que dans ses valeurs éthiques consenties. « Pour l’homme, il n’y a pas d’autres moyens que d’éprouver le monde, d’être traversé et changé en permanence par lui » (LE BRETON : 2006, p. 13) et l’Art-Monde apporte en ce sens toute sa saveur à l’expérience humaine.
C’est à dessein que mon titre se fait l’écho de l’ouvrage de David Le Breton La Saveur du monde, qui, s’il déploie prioritairement une approche anthropologique des sens, ouvre néanmoins ses questionnements à un rapport au Monde fondamentalement – et essentiellement – incarné, annihilant en somme toute distance entre l’Être et le Monde : « Entre la chair de l’homme et la chair du monde, nulle rupture, mais une continuité sensorielle toujours présente. L’individu ne prend conscience de soi qu’à travers le sentir, il éprouve son existence par les résonances sensorielles et perceptives qui ne cessent de le traverser » (LE BRETON : 2006, p. 13). Toute expérience vécue conduit en somme à savourer le Monde, et l’Art comme expérience existentiale ne déroge pas à cette aspiration fondamentale du Vivant ; et, entendu « que le monde réel, celui dans lequel nous vivons, est fait d’une combinaison de mouvements et de points culminants, de ruptures et d’unions reformées, l’expérience de l’être vivant est susceptible de posséder des qualités esthétiques » (DEWEY : 2010, p. 51).
Pour questionner ici l’apparaître artistique, j’emprunterai trois voies, distinctes bien que concomitantes pour une pensée globale de la rencontre essentielle – hylétique – de l’Être et de l’Art : 1) la première s’attachera à désenclaver l’observation de l’Art des engagements esthétiques qui, pour tâcher de le saisir, annihilent son fond existential – sa qualité d’être – pour ne concerner en priorité que sa forme existentielle – ses manières d’être ; 2) la seconde inscrira en prolongement mes propos dans la pensée phénoménologique, passage nécessaire, tant mes réflexions s’y localisent, y puisent et s’y épanouissent pour tenter d’autonomiser le fond manifeste de l’Art ou, tout au moins, le détacher du subjectivisme comme voie de formalisation ; 3) la troisième engagera une observation esthésiologique s’efforçant d’élargir la nature æsthétique de l’Art, entendu ici que l’esthésiologie concerne tout autant le Corps ouvert au Monde que le Monde lui-même offert aux sens, « car l’interaction avec le monde repose sur un empiètement du corps dans le monde et sur une incorporation du monde » (ANDRIEU : 2010, p. 18).
Et j’engagerai ma réflexion avec la proposition suivante : l’Art est Monde.
Quelque part dans le cosmos | Postulat æsthétique
L’Art est Monde.
L’assertion ici posée ne paraît à la fois ni fondamentalement insensée ni totalement évidente. Dire de l’Art qu’il est un monde, qu’il se veut être – ou se doit d’être – représentatif ou représentation, qu’il constitue un monde en soi… tout cela participe aux ordinaires discussions engagées autour de la définition et de la finalité de l’Art, en se rattachant aux sempiternelles – et inusables – questions : qu’est-ce que l’Art ? pourquoi l’Art ? ou quand y a-t-il Art ? Ces interrogations, longuement discutées depuis l’intronisation de l’esthétique comme discipline par Baumgarten (1750) et toujours actives de nos jours – malgré les nombreux soubresauts que leur ont infligés les esthéticiens, anti-esthéticiens, a-esthéticiens et autres penseurs des sens de l’Art –, ces interrogations donc ne concernent en rien la présente proposition, et ce pour deux raisons bien précises.
1) Premièrement, non que ces dernières n’engagent ni ne préfigurent d’intenses et profondes réflexions, car les réponses qui leur ont été apportées (depuis près de 273 ans et Baumgarten pour notre doxa moderne occidentale) tout autant que celles que je pourrais esquisser ne formalise(raie)nt en rien des résultats véritables, tout au plus de vraisemblables éclairages. Et comme le soulignait déjà Pablo Picasso (1923, p. 315) :
Nous savons tous que l’art n’est pas la vérité.
L’art est un mensonge qui nous fait prendre conscience de la vérité,
du moins de la vérité qui nous est donnée à saisir1 .
Effectivement : quelle peut-veut-doit être la valeur artistique de Fontaine de Marcel Duchamp ? Ou l’intentionnalité esthétique de la Waltzer finale des Fünf Klavierstücke opus 23 d’Arnold Schönberg ? Quelle que soit la réponse apportée, celle-ci brandira nécessairement l’étendard de l’idiosyncrasie, qui fait des débats esthétiques sur les origines et fonctions de l’Art des champs de bataille sans vainqueurs ni vaincus (certains diraient même sans combattants). Cela pour en arriver à la conclusion qu’« il n’y a pas d’art, il n’y a pas d’œuvre d’art. Il y a, à l’origine, un discours esthétique qui proclame que l’art doit être, et l’art devient » (OLIVIER : 2009, p. 9).
2) Secondement, car au-delà de leurs aspirations égotiques, ces questions se posent somme toute comme réductrices de la réalité qu’elles interrogent, se concentrant finalement la plupart du temps sur l’intermédiaire qui fait Art – la bien nommée œuvre ou l’indispensable artiste – et non sur qui est réellement Art, au-delà de l’objet, au-delà du geste, au-delà de l’idée. Dans cette disposition, une confusion s’instille, dévoyant le sens même de l’interrogation, car dans le fond la réponse semble simple : « L’origine de l’œuvre d’art est l’art. L’art n’est pas, parce qu’il y a des œuvres ; mais au contraire, ce n’est que par et pour autant que l’art advient que l’existence des œuvres est rendue nécessaire. Et ce qui rend nécessaire l’œuvre est le même fond qui rend possible l’artiste » (HEIDEGGER : 2002, p. 17).
C’est à ce fond en question que s’intéresse la présente réflexion, à l’essence de l’Art, ou, plus précisément, à la rencontre essentielle de l’Être et de l’Art ; non pour révéler une nouvelle et tant attendue vérité sur ce qu’est l’Art, mais pour engager l’interrogation sur la fonction existentiale2 de l’Art. Car le fond questionné nous rapporte « ce à partir de quoi l’œuvre trouve le lieu où se fonder » (Ibid.), et c’est en cela que l’Art est Monde. Non pas un simple monde, ou un monde en soi, à part, réducteur, idéel ou illusoire, mais bien éclat et horizon de Monde, « totalité de ce qui est » (PATOČKA : 1995a, p. 212) et qui se pose comme localité fondamentale de « l’ek-sistence3 » (HEIDEGGER : 1964). Ici peut s’engager un détour mésologique en rejoignant Augustin Berque et sa pensée onto-cosmologique du milieu humain, pour considérer la participation fondamentale de l’Art à une cosmicité essentielle, « c’est-à-dire [à] un ordre général où l’être humain et les choses qui l’entourent, à toute échelle, sont en correspondance, et où de ce fait chaque personne trouve sa place » (BERQUE : 2008, § 2). L’Art se pose alors comme Monde dans un sens écouménal (BERQUE : 2009), signifiant cette relation intime de l’Humanité avec la Terre, celle-là même que le terme monde désigne d’ordinaire – de manière somme toute réductrice et simplifiante (BERQUE : 2019). Si, dans la proposition initiale de Berque, le terme écoumène intéresse en premier lieu l’« espace habité » et rapporte « [l’]Ensemble des milieux humains. [La] Relation éco-techno-symbolique de l’humanité avec la Terre » (BERQUE : 2018, p. 357), nous pouvons ici étendre son usage à la relation æsthétique de l’Être au Monde qu’instaure l’Art.
Ainsi, notre assertion originelle gagne en complexité en ce qu’elle se détache des engagements esthétiques qui orientent la philosophie de l’Art ; et c’est en ce sens que je souhaite engager mes propos sur la voie de l’æsthétique – en recourant au terme archaïque qui intéresse le vécu sensible du sensible – esthésiologique, afin de déborder des considérations usuelles qui font de l’Art un monde et de concerner ce que je nomme l’Art-Monde, gardant en ligne de mire que « ce qui se dévoile dans l’art, c’est la réalité elle-même, à savoir le monde » (BOBANT : 2023, p. 24). Dans son récent article « Métamorphoses de l’expérience esthétique », Charles Bobant propose une éclairante déconstruction de l’histoire de l’esthétique philosophique, permettant de faire émerger ce qu’il qualifie de « double métamorphose de l’expérience esthétique : d’expérience originellement callistique, celle-ci s’est d’abord métamorphosée en expérience artistique, avant de se métamorphoser de nouveau en expérience esthésique » (BOBANT : 2023, p. 30).
En effet, si l’on retrace vulgairement les trois siècles d’évolution de l’esthétique, la première approche visait l’étude du beau comme création (le « callistique » au sens hégelien), qui accorde à l’expérience esthétique un caractère hédoniste et « duellement sensible : elle est tantôt une “sensation”, tantôt un “sentiment” » (BOBANT : 2023, p. 21). Devenant philosophie de l’Art au XXe siècle, l’esthétique comme Expérience perdra son caractère callistique pour devenir artistique, la question de l’Art devenant « affaire de connaissance bien davantage que de plaisir, de vérité plutôt que de beauté, ou de beauté entendue comme une autre vérité plutôt que comme autre que la vérité » (BOBANT : 2023, p. 22). Mais l’expérience esthétique artistique restera concentrée sur une approche subjectiviste, « transitant du registre de l’hédonisme à celui de la métaphysique » (Ibid., p. 22), accordant toujours à l’œuvre d’art la faculté de posséder en quelque sorte une singularité la différenciant des autres expériences humaines et valorisante/valorisable par le sujet de l’Expérience.
C’est pourquoi se développe une « esthétique contemporaine [qui] se signale par ce renouvellement en profondeur de la signification de l’expérience esthétique, qui renvoie non plus seulement à l’expérience artistique, mais à toute rencontre “esthésique”, c’est-à-dire à toute épreuve subjective engageant de manière essentielle la sensibilité et l’affectivité de l’homme » (Ibid., p. 28), l’esthétique esthésique mettant en quelque sorte sur un pied d’égalité les expériences humaines, sans donner de primauté à l’Art relativement à d’autres réalités sensibles, ce dernier pouvant notamment servir à éclairer – voire s’éclairer – d’autres formes expérientielles. « Désormais, l’esthétique nommera une théorie de la manière qu’a l’homme, sinon tout vivant, de vivre des mondes, des environnements, des atmosphères, des ambiances ou des milieux, et dans laquelle l’esthétique artistique occupera une place, peut-être préparatoire, mais non plus exclusive » (Ibid., p. 30).
Si cette mutation de la discipline tend à désacraliser l’Art – en le localisant à sa juste place, en tant que réalité sensible parmi les réalités sensibles – et à relativiser la prégnance du subjectif dans l’expérience artistique, l’esthétique reste néanmoins une discipline de l’objet d’art et ne semble pas en elle-même permettre d’approcher de l’Art comme manifestation du Monde. Cela se trouve être cependant le fond du projet porté par Charles Bobant, qui ouvre la voie, dans son ouvrage L’Art et le Monde. Une esthétique phénoménologique (2021a), à une phénoménologie de l’Art accordant à ce dernier la faculté de manifester le Monde, entendu que « le phénomène phénoménologique que les œuvres font paraître est le monde. L’intuition de la phénoménologie de l’art est qu’il y va dans l’art d’une manifestation du monde » (Ibid., p. 32). Et c’est peut-être ici que notre pensée de l’Art-Monde trouve son ancrage et son ouverture, dans cette « affirmation cosmophanique – l’art est dévoilement du monde » (BOBANT : 2021b, p. 51) ; car en posant que l’Art est Monde, c’est à cette disposition essentielle propre à l’Art de dévoiler le Monde que nous pensons : dans l’Art, « c’est le monde qui est dévoilé, c’est le monde qui se dévoile. L’art est plus exactement auto-dévoilement du monde » (Ibid., p. 53).
Du Monde comme fond | Assises phénoménologiques
Il n’aura certes pas échappé au lecteur que la présente réflexion s’inscrit, et ce de manière fondamentale, dans la pensée phénoménologique ; et il me semble opportun de préciser ici la valeur de cette inscription, qui se veut certes épistémologique, mais revêt d’une certaine manière un caractère singulièrement artistique.
En premier lieu, mes propos ne se revendiquent pas, en eux-mêmes, discours phénoménologique et encore moins commentaire de pensées phénoménologiques. Je n’ai nullement la prétention de me poser en critique ou de produire une quelconque théorie de la phénoménologie. Mon rapport – et ici, même, plus précisément, mon recours – au(x) courant(s) phénoménologique(s) s’appuie sur une double relation : 1) premièrement – et j’y reviendrai –, il m’apparaît que la phénoménologie se présente d’une certaine manière comme une expression artistique, tant les façons de faire discours qu’elle engage se révèlent porteuses d’une grande intensité poétique et se prêtent avec force à l’interprétation. Comme l’écrit avec justesse Charles Bobant : « Contempler une œuvre d’art ou philosopher sur le monde, c’est considérer une réalité réduite, reconduite de son existence à sa phénoménalité. Il y a donc non seulement homologie entre le voir esthétique et le voir phénoménologique, mais encore le voir esthétique amène au voir phénoménologique » (BOBANT : 2021a, p. 29).
2) Secondement, mon rapport à la phénoménologie repose sur une nécessité simple – mais non moins essentielle : poser un regard sur la chose même qu’est l’Art ; et le rapprochement épistémologique s’éclaire ici, tant ce principe constitue le socle fondamental de la démarche phénoménologique, précisé par le « père » de la discipline, Edmund Husserl, dans le § 19 de ses Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures :
Porter sur les choses un jugement rationnel et scientifique, c’est se régler sur les choses mêmes, ou revenir des discours et des opinions aux choses mêmes, les interroger en tant qu’elles se donnent elles-mêmes et repousser tous les préjugés étrangers à la chose même (HUSSERL : 1985, p. 62-63).
La phénoménologie s’offre ainsi comme source d’inspiration et d’aspiration, d’évocation et d’invocation, au fondement de mon déploiement de pensée de l’Art-Monde.
Néanmoins, la phénoménologie ne se formalise pas dans une uniformité rendant sa lecture et son usage linéaires et univoques. Si la méthode4, les points d’observation et les objectifs sont partagés, les positions adoptées par les penseurs du courant divergent (souvent), voire s’opposent (parfois), et « il est vrai que le sens de ce “mouvement”, de ce “style” n’est assignable que si on l’investit de l’intérieur, reprenant sur soi l’interrogation qu’il porte » (LYOTARD : 2004, p. 3). De facto et comme l’indiquait Maurice Merleau-Ponty dans l’avant-propos de Phénoménologie de la perception,« c’est en nous-mêmes que nous trouverons l’unité de la phénoménologie et son vrai sens » (MERLEAU-PONTY : 1945, p. II) ; dans cette perspective, mon approche des écrits phénoménologiques s’appuie sur des entrecroisements et des rapprochements – que certains pourraient parfois trouver abscons ou impertinents – entre auteurs et ouvrages, positions et questionnements, qui nourrissent l’élaboration de mon propre développement conceptuel. Je rejoins ainsi en pratique Jan Patočka lorsqu’il écrit que « la pensée n’est jamais complètement univoque et tout penseur qui veut embrasser l’univers doit consentir à se sentir et à devenir un univers de penseurs » (PATOČKA : 1992, p. 55).
Mon adhésion à la pensée phénoménologique se trouve ainsi hybride et plurielle, non exclusivement affiliée à un courant ou à un auteur particulier, mais se montre bien interprétation au sens premier du terme : interpréter pour donner lecture ; une lecture. Aussi incongru que cela puisse sonner, je lis les écrits phénoménologiques d’une manière similaire à ma lecture musicale. Musicien, j’interprète les traces laissées sur les partitions, les laisse résonner à mon esprit dans une compréhension qui m’est propre. De la même manière, j’interprète les textes phénoménologiques en les laissant à leur manière raisonner à mon esprit et prendre par la suite un sens qui m’appartient. Approche singulière, somme toute, de la pratique philosophique, mais c’est dans cet aller-retour fécond de l’Art à la phénoménologie et de la phénoménologie à l’Art que s’élabore ma pensée de l’Être et du Monde. Ainsi, je ne me pose pas – et ne le souhaite aucunement – en commentateur critique des écrits phénoménologiques mais en usager de la pensée. Je ne me prive d’ailleurs pas, bien au contraire, de lire avec gourmandise – à la manière dont je savoure les interprétations variées d’apparaîtres musicaux dont l’essence me touche – celles et ceux qui analysent, commentent, interprètent et approfondissent les écrits fondamentaux et qui m’accompagnent dans mes propres interprétations.
Si je me réclame d’une quelconque manière interprète phénoménologique, je développe néanmoins une attirance particulière pour diverses orientations françaises de la phénoménologie5, mais surtout une accointance certaine pour la pensée développée par Jan Patočka qui, dans sa profondeur, s’offre à l’interprétation. Patočka engage de prime abord une considération phénoménologique centrée sur le Monde6. « Le problème de la philosophie, c’est le monde comme totalité » (PATOČKA : 2016, p. 5), annonce-t-il dès les premières pages de sa thèse d’habilitation, problème qu’il va s’attacher à questionner sur l’ensemble de son développement phénoménologique, notamment en déployant une pensée qu’il qualifiera d’asubjective7 visant à dépasser le poids du subjectivisme initialement présent dans la proposition phénoménologique husserlienne :
Quelle est la différence entre la phénoménologie subjective et la phénoménologie asubjective ? Le plan d’explication de la phénoménologie subjective se situe dans le sujet. L’apparaître (de l’étant) est reconduit au subjectif (le moi, le vécu, la représentation, la pensée) comme ultime base d’éclaircissement. Dans la phénoménologie asubjective le sujet dans son apparaître est un « résultat » au même titre que tout le reste. Il doit y avoir des règles a priori tant de ma propre entrée dans l’apparition, que de l’apparaître de ce que je ne suis pas (PATOČKA : 1995b, p. 127).
Mon attrait pour la pensée patočkienne repose sur cette asubjectivité visée de la manifestation, qui permet d’une certaine manière d’envisager l’autonomie de l’Art comme apparaître, le désolidarisant – pour un temps – du sujet en-présence, entendu que « la phénoménologie asubjective de Patočka n’a évidemment pas le sens d’une entreprise de mise à l’écart de la subjectivité, elle n’est pas une phénoménologie sans sujet » (BARBARAS : 2011, p. 331). Car, pour penser ce en quoi l’Art est, il faut envisager l’existence de la chose en deçà de sa manifestation d’étant pour (ou par) un sujet. La question de la présence se pose fondamentalement, mais la nature artistique de l’apparaître se concrétise dans la relation essentielle, hylétique, entre un Être-là et une manifestation sensible. Et comme le précise Renaud Barbaras dans sa lecture de la pensée patočkienne :
Une analyse sommaire de la manifestation conduit donc à mettre en évidence trois exigences convergentes : 1) la manifestation n’appartient pas à l’ordre du manifesté, elle n’est pas chose ; 2) elle ne repose pas sur le sujet, n’est pas son œuvre ; 3) elle enveloppe néanmoins la possibilité d’une manifestation subjective, d’un apparaître à. Bien entendu, la deuxième condition est appelée par la première pour autant que la subjectivité implique bien la présence de quelque chose, de cette catégorie d’étants qu’on nomme vécu (BARBARAS : 2011, p. 334)
On trouve ainsi, dans le recours à une conception phénoménologique asubjective de la manifestation, la séparation de l’apparaître et de l’objet artistiques, l’Art se trouvant ainsi des-œuvré : l’œuvre ne limite plus l’Art, qui, dans son apparaître, n’est pas le produit du sujet, mais se présente à lui dans sa nature mondaine. Se révèle ici le sens de l’asubjectivité comme visée phénoménologique :
Apparaître ne signifie plus se donner à une conscience ou être appréhendé par elle, c’est-à-dire saisi en son sens ou son être connu, mais sortir hors du fond […]. L’intuition fondamentale est que les choses ne se donneraient pas à nous, ne nous apparaîtraient pas si elles ne se prêtaient pas déjà par elles-mêmes à cette saisie, si elles ne venaient pas pour ainsi dire au-devant de cette appréhension en sortant du retrait. […]. Il est acquis que cette manifestation première équivaut à prendre place au sein d’un monde (BARBARAS : 2011, p. 336-337).
Le Monde comme fond se pose alors comme socle de l’Art, source non artistique de ce qui formalisera la valeur æsthétique de l’expérience mondaine, rejoignant ici à nouveau Charles Bobant dans son analyse de la pensée maldinéenne de l’Art :
Le fond, pour s’en tenir à ce vocable, renvoie à un élément extra-artistique, à une réalité en dehors de l’œuvre d’art, à savoir l’espace du paysage, le monde du sentir, le monde corrélat de notre sentir.
Le fond renvoie à ce qui existe, aux étants indéterminés, aux qualités sensibles inintentionnelles, aux sensations indicibles confuses. Il se distingue de l’espace géographique, du monde de la perception ou de la prose du monde dans lequel les étants, en se déterminant, en devenant identifiables, à la fois gagnent leur statut « d’objets » et perdent leur rang d’étants pour se muer en « inétants » (BOBANT : 2022, p. 84).
Sentir l’Art | Approche esthésiologique
Ainsi, « la perception des œuvres d’art nous ramène à la perception esthésiologique du monde et des choses sensibles » (BOBANT : 2023, p. 28) et c’est en effet dans sa dimension pathique que l’Art se pose en priméité comme manifestation mondaine, dans sa donation sensible et ses dispositions hylétiques. Ressurgissent ici les propos précédemment émis sur l’essence æsthétique de l’Art et sur l’importance de réévaluer les intentions propres à l’esthétique, puisque nous saisissons que « penser en mode esthétique revient à prendre pour point de départ la relation de l’homme au monde, et plus exactement sa relation “sensible”, s’il est vrai que l’esthétique est d’abord une “esthésiologie”, c’est-à-dire une théorie de la sensibilité » (BOBANT : 2021b, p. 85).
Dans le temps de l’Expérience, l’Art donne-à-vivre le Monde dans son originéité, donnant-à-sentir l’apparaître mondain dans un rapport fondateur de l’existence de l’Être et des choses, antérieur – car précurseur – à l’acte de connaissance (et de reconnaissance) du Monde même. Car « le champ d’expérience du sentir réside plutôt en ce lieu, précédant toute référence à l’objet perçu, où le sujet communique avec les données hylétiques de son espace » (GENNART : 1986, p. 21). Dans son ouvrage Du sens des sens, Erwin Straus développe un projet que l’on pourrait qualifier de « phénoménologie de l’aesthesis » (BERNIER : 2007, p. 23), au sein duquel il détache le sentir et le percevoir en introduisant la distinction, dans le rapport au Monde, entre le moment pathique (acte de communication de l’Être et du Monde) et celui du gnosique (de la connaissance, produit [ou sujet] de la perception) : « Le percevoir, et non le sentir, est un connaître ; il est le premier degré de la connaissance pour autant que la perception soit perception sensorielle, détermination de l’impression sensorielle » (STRAUS : 1989, p. 35). Ainsi, l’Art comme manifestation ne se perçoit pas, mais se sent dans l’instant de la rencontre essentielle, socle de l’expérience artistique, puisque selon Straus :
Par moment pathique, nous entendons la communication immédiate que nous avons avec les choses sur base de leur mode de donation sensible changeant. Nous ne rapportons donc pas le moment pathique – que ceci ressorte expressément – aux objets avec leurs propriétés fixes ou changeantes qui pourraient, en raison même de ces propriétés, nous attirer, nous effrayer, nous oppresser… De fait, si nous rattachions le moment pathique aux objets, nous l’aurions réintroduit dans le domaine du conceptuel, et la distinction du gnosique et du pathique se trouverait déjà résiliée. Or le pathique appartient justement à l’état vécu le plus originaire ; s’il est si difficilement accessible à la connaissance conceptuelle, c’est parce qu’il est lui-même la communication immédiate présente, intuitive-sensible, encore pré-conceptuelle que nous avons avec les phénomènes (STRAUS : 1992, p. 23).
L’Art-Monde émerge alors dans le sentir, détaché de toutes les réalités formelles (perceptions), pour accompagner l’entente de l’Être dans le fond mondain, entendu que « le mode de manifestation des données sensibles n’est pas une indication d’objet mais “pure présence propre” (STRAUS : 1992, p. 20), selon une relation de communication au monde qui précède la polarité objet-sujet » (BOISSIÈRE : 2006, p. 108). Le sentir comme modalité d’accès au Monde, comme interface essentielle entre l’Être et les apparaîtres, se présente ici comme sens premier de l’expérience artistique, primat æsthétique débordant des sens à l’œuvre (produits de la perception) pour accorder à l’Art la faculté de dévoiler l’Être et le Monde dans une réciprocité communicationnelle fondatrice de l’existence comme accomplissement de l’Être-au-monde.
Le présent du sentir n’appartient ni à l’objectivité, ni à la subjectivité seule, il appartient nécessairement et toujours aux deux ensembles. Dans le sentir, le “Je” et le “monde” se déploient simultanément pour le sujet sentant ; dans le sentir, le sujet sentant s’éprouve soi-même et le monde, soi dans le monde, soi avec le monde (STRAUS : 1989, p. 565).
Dans cette communication existentiale, reposant sur le sentir comme source de l’expérience artistique, se déploie la triplicité du sensible comme réalité expérientiale. Car, si le sensible rapporte le fond mondain duquel émerge tout apparaître artistique, ce dernier ne prend sens que comme Expérience, puisque « sentir désigne une modalité de relation qui lie le moi au monde. Ce qui est senti n’est pas une qualité vue, c’est un visage du monde, une certaine atmosphère qui s’exprime et se donne non pas à lire, encore moins à déchiffrer, mais à éprouver immédiatement » (DUFRENNE : 1987, p. 31-32). Et cette épreuve mondaine que produit l’Art se déploie fondamentalement selon trois modes d’être sensibles qui en formalisent l’expérientialité : 1) l’expérience sensible æsthétique comme point-origine prescriptif de l’apparaître – le fond-senti du Monde ; 2) l’expérience sensible esthésique comme point-origine expériential de la manifestation – le fond-senti de l’Être ; 3) l’expérience sensible éthique comme point-origine existential – le fond-senti de l’Art.
L’Art manifeste ainsi le Monde (æsthétique) pour un sujet en-présence (esthésie) dont l’existence s’éclaire (éthique) commeexpérience esthésiologique. Il s’offre alors à saisir selon une dynamique émersiologique (ANDRIEU : 2016 ; 2018) qui donne à sentir la « chair du monde » (MERLEAU-PONTY : 1964, p. 310) à un être-corps vivant anticipant l’être-corps vécu :
Le sentant de notre corps sensible n’est pas le senti. Par sa sensibilité, le corps vivant est sans personne, au sens où le sujet n’en contrôle pas l’activité organique ni l’activation cérébrale. […]. Le corps vivant nous immerge dans les conditions de son organisme écologisant ses interactions avec le monde […]. Notre corps vivant souffre, jouit ou décide avant même que nous ne le sachions dans notre corps vécu (ANDRIEU, BUREL : 2014, p. 48-49).
En somme, l’Art comme « vérité du sentir » (MALDINEY : 1993) procure à l’Être la possibilité de goûter à la saveur du Monde et, par là, de toucher des sens l’essence de sa propre ek-sistence ; il rend sensible le sensible et, en cela, le là où a lieu l’Art-Monde dévoile – pour un temps, celui de l’Expérience – à l’Être sa localité existentiale, entendu qu’« avoir lieu, c’est-à-dire arriver, exister, c’est avoir un lieu, c’est être situé au sein du lieu qu’est l’être » (BOBANT : 2022, p. 83).
Ainsi, l’Art est Monde.
Notice biographique
Docteur en musicologie, Sylvain Brétéché est enseignant PRCE à l’université d’Aix-Marseille, chercheur associé au laboratoire Prism (UMR 7061 / AMU-CNRS) et coordinateur du groupe de recherche musicologique CLeMM (Créations et langage en musiques et musicologie. ll a soutenu sa thèse de doctorat en 2015, intitulée L’Incarnation musicale. L’expérience musicale sourde, au sein de laquelle il a notamment – et entre autres – introduit le concept de « corpauralité » (encorporation de l’écoute) et développé une approche phénoménologique de l’expérience artistique et, plus particulièrement, du sentir et de l’incarnation comme formes d’accomplissement de l’événement esthétique. Ses recherches actuelles concernent la place du corps dans la réalité esthésique (approche phénoménologique), les qualités multimodales de l’expérience esthétique (approche interscientifique), l’expérience musicale sourde (approche transdisciplinaire) et les musiques adaptées (approche anthropo-sociale). En 2019, il a obtenu le Prix départemental pour la recherche scientifique en Provence (Prix spécial du jury) et, en 2020, un prix « Jeune Chercheur » de la Fondation des Treilles.