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La question de la totalité, dans la vaste définition de l’art, suit une histoire qui plonge ses racines au moins jusqu’aux textes de l’époque romantique. Là se trouvait déjà l’idée de communion entre les êtres et ce qui s’appelait encore « nature1 » ; là s’exprimait déjà l’importance des sensations ; là, la subjectivité était déjà le prisme de toutes perceptions. L’œuvre d’art totale, comme elle s’envisage historiquement, entend réunir l’ensemble des beaux-arts (ou, du moins, ceux qui étaient considérés comme tels à l’époque wagnérienne). Aujourd’hui, un glissement s’opère. La totalité n’est plus seulement concentrée sur les arts de la musique, de la poésie, de la peinture et de la sculpture, auxquels était faite la primeur, mais s’observe un retour à l’expérience totale du corps grâce à la sollicitation de plusieurs sens.
Cette sensorialité annonce une expérience totale du faire-corps avec l’œuvre, n’excluant ni la vue ni l’ouïe, mais offrant une place à l’odorat, au toucher, et, quand cela est possible, au goût. Il n’est plus ici question de hiérarchiser l’expérience esthétique que provoque l’appel de chaque sens, mais de constater que leur union offre une lecture plus horizontale. Immanquablement subjective et offerte par plusieurs canaux de réception, l’expérience artistique est davantage ouverte à une pluralité de publics, outrepassant l’idée exclusive d’une compréhension codée, car élitiste de l’art2. Ce dernier, s’emparant de la mémoire du corps, n’est plus compréhensible uniquement par un prérequis culturel, mais se rend accessible à la singularité de la chair de chacun.
Brève histoire de l’art total
À la fin du XIXe siècle, avec l’apparition des théories synesthésiques3 (CASPAR, KOLINSKY : 2013 ; WICKY : 2023) fortement impulsées par les correspondances poétiques (baudelairiennes et rimbaldiennes, notamment), ce qui était de prime abord estimé comme « audition colorée » devient synesthésie, commençant progressivement à ouvrir le spectre des perceptions – et, particulièrement, celles artistiques – à l’ensemble des sensorialités.
Lorsque Richard Wagner appelle à une Gesamtkunstwerk (« œuvre d’art totale »), il mêle à ce contexte perceptif les grandes théories romantiques4. Pour lui, la réunion de tous les arts s’envisage politiquement comme une possibilité de faire société ensemble.
Vous, mes frères souffrants de toutes les classes de la société humaine qui sentez une sourde colère couver en vous, quand vous aspirez à vous délivrer de l’esclavage de l’argent pour devenir des hommes libres, comprenez bien notre tâche, et aidez-nous à élever l’Art à sa dignité, afin que nous puissions vous montrer, comment vous élèverez le métier à la hauteur de l’Art, le serf de l’industrie au rang de l’homme beau, conscient de lui-même, qui, avec le sourire de l’initié, peut dire à la nature, au soleil et aux étoiles, à la mort et à l’éternité : vous aussi vous êtes miens, et je suis votre maître ! (WAGNER : 1898, p. 92).
Abolir les frontières entre les arts d’alors et leurs formes (danse, musique, architecture, peinture, sculpture, poésie) reviendrait à s’extirper de « l’égoïsme moderne [du] règne de l’individualisme séparateur » (SCHEFER : 2009, p. 198) vécu après le climat révolutionnaire de l’Europe de la fin du XIXe siècle5. L’art, comme la politique, doit refléter le peuple et lui être profitable. Plus encore, l’art doit fédérer et permettre une communion des diverses individualités, à l’image des usages de la tragédie grecque auxquels Richard Wagner ambitionne de redonner vie.
Marcella Lista, historienne de l’art, spécialiste de la question, avance :
Partagée simultanément (entre 1908 et 1914) en divers points de l’Europe, la quête créatrice d’une nouvelle “œuvre d’art totale” participe en effet, au tournant des années 1910, d’un effort de dépassement de l’esthétique symboliste, dont l’expressionnisme comme le futurisme sont directement issus. Au-delà de leurs divergences apparentes, ces recherches sont habitées par une vocation semblable. Renouant avec l’idéalisme romantique, elles espèrent à court ou à long terme changer l’homme, la société, l’histoire, au moyen de l’art (LISTA : 2006, p. 7-8).
C’est dans un but éthique et social qu’émerge ce désir de réunion des arts et des sens géographiquement éclatée de l’Europe à la Russie. Pourtant, nombre de penseurs ont décelé dans la Gesamtkunstwerk l’affirmation du fascisme en germe à cette période. En plus d’avoir été un genre plébiscité par Hitler, qui trouvait l’expression du nazisme dans les compositions wagnériennes6, Walter Benjamin lui reproche d’être « imperméable au développement technologique7 ».
L’art et la vie comme action sur le monde
Du XXe siècle à nos jours, cette porosité, cette réunion des arts et des sens, impulsée dans une dynamique politico-sociale, a pris plusieurs formes et noms8, et apparaît dans divers courants et mouvements héritiers des concepts de la Gesamtkunstwerk. Elle se révèle aussi bien chez les futuristes9, les dadaïstes, le land art, le eat art, l’Arte Povera ou Fluxus. Là se retrouve, toujours par des prismes spécifiques aux enjeux des différentes expressions artistiques et esthétiques, une volonté révolutionnaire de changer radicalement le monde par un impact direct sur les spectateurs (FRÉCHURET : 2019 ; DEWEY : 2021). Et celui-ci passe bien souvent par le corps, un corps double qui est à la fois celui de l’artiste (ou celui de l’œuvre, selon les propositions de l’expérience artistique10) et celui des spectateurs. Car nombre d’artistes envisagent que leurs travaux aient un impact sur celles et ceux qui les vivent, motivant une prise de conscience, voire une action.
L’œuvre d’art totale et ses formes héritières nous l’apprennent, la communion des corps passe par les sens. Des sens qui enveloppent et qui lient dans une expérience commune. Vue et ouïe, bien sûr, mais également goût, odorat et toucher. Depuis les « Correspondances » de Baudelaire et les recherches sur la synesthésie, ces sensorialités n’ont eu de cesse d’être maniées par les plasticiens pour nous permettre une expérience qui ne s’adresserait pas seulement à l’intellect, mais au corps tout entier, comme nous le faisons tous dans nos actions quotidiennes. Car, comme le dit la philosophe Barbara Formis dans son Esthétique de la vie quotidienne :
Le problème est qu’on associe souvent le lieu physique au contexte subjectif, comme si, au théâtre par exemple, les choses se transfiguraient par notre posture mentale. Certes, les attentes et les circonstances psychologiques changent, mais rien ne pourrait démontrer qu’il en aille de même pour les conditions empiriques : c’est avec le même corps et avec les mêmes yeux qu’on regarde un spectacle et qu’on observe des passants dans la rue. Au théâtre, notre modalité perceptuelle ne varie pas, c’est uniquement notre attitude mentale qui change. Inversement, on pourrait contempler une rue passante comme si l’on était au théâtre, en dissociant donc le vécu subjectif de son contexte physique habituel (FORMIS : 2010, p. 14).
Or, ce corps sentant, s’il accède à une expérience totale dans n’importe quelle expérience esthétique11, voit sa sollicitation être intentionnellement appelée par certaines œuvres. Et, particulièrement de nos jours, un retour à cette expérience sensorielle s’observe. C’est le cas notamment de plusieurs artistes contemporains qui, chacun à leur manière, chacun par le biais d’univers distincts, envisagent l’appel des sens pour offrir une expérience totale aux spectateurs.
Tiphaine Calmettes, par exemple, cherche à intégrer tous les sens dans ses expositions pour ouvrir des récits et permettre une reconnexion entre les êtres et les choses.
Je cherche à mobiliser tous les sens pour que l’expérience proposée entraîne l’action. Même si la proposition est fictive. Je crois qu’à partir du moment où il y a intégration des visiteurs, une transformation est possible. Quand un travail s’adresse aux parts sensibles des spectateurs, un mouvement s’opère. C’est ce mouvement que je recherche, cette autonomisation des spectateurs qui me pousse à envisager non pas un art déclaratif, mais un art effectif. L’œuvre devient un moyen de médiation12.
Dans le travail de l’artiste, tout est propice à l’intégration de l’œuvre, à sa digestion, dans un mouvement où corps et esprit se rejoignent. Et cette réunion du corps et de l’esprit promet une diffusion des messages artistiques plus largement permise. Plus les canaux de réception sont multiples, plus la compréhension et la force du message artistique sont accessibles.
Dans son exposition Soupe primordiale13 par exemple, Tiphaine Calmettes propose plusieurs ensembles en terre, dont la sculpture La Hutte à mains représentant un être étrange, bien que fort sympathique, personnage ovoïdal aux huit mains et aux cheveux faits de cuillères. Sa bouche s’ouvre sur une marmite fumante, où mijote une soupe régulièrement servie par l’équipe du lieu. Ici, le déplacement de la nourriture dans le lieu d’exposition cherche à interroger sur la matière même des œuvres. La manière dont nous entrons en relation avec celles-ci et ce qu’elles illustrent devient questionnable. Ces aliments, que sont-ils et que pouvons-nous en faire ? Où ont-ils été cultivés et par qui ? Ces interrogations sont d’autant plus valables que ces matières sont inhabituelles dans le cadre classique d’expositions institutionnelles. Nous n’avons pas pour habitude de manger ce que les œuvres ont à nous proposer. Or, parce que cette soupe est considérée comme œuvre d’art, elle entend interroger n’importe quel autre plat. Et, plus encore, elle met en lumière la nature de la nourriture dont nous disposons.
En proposant des expériences sensorielles, c’est la relation à l’objet qui est mise en lumière. Sa forme et sa matière. L’interaction avec les objets permet de retrouver un lien avec eux. Tout mon travail envisage d’activer le repeuplement conscient de nos habitats, car nous considérons qu’ils ne sont habités que par nous-mêmes – or, les objets qui vivent avec nous ont aussi leur histoire culturelle, sociale et matérielle. Il me semble important de recréer du sens avec ce que nous utilisons. Et cette porosité se fait par l’usage14.
Et en effet, déplacer notre vie courante dans l’art, y éprouver notre corps comme nous le faisons dans notre quotidien, permet d’agir directement sur ceux-ci.
L’artiste Jonathan Bréchignac fustige d’ailleurs le fait que les moyens de perception de l’œuvre d’art habituellement proposés dans les institutions muséales soient si peu avertis de la totalité du corps percevant.
Bien que j’aie un inconfort à me réclamer de l’œuvre d’art totale compte tenu de l’usage totalitaire qui en a été fait par le passé15, j’ai toujours été animé par la volonté de créer des expériences totales faisant participer tous les sens. Ce désir est certainement une réponse à la frustration de constater la distance qui nous est imposée dans la réception des œuvres. Pourtant, le geste de l’appréhension d’une œuvre est pénétrant. Surtout lorsqu’il s’agit d’installation. Il l’est d’autant plus quand l’œuvre convoque les sensorialités, mais ces dernières sont, de fait, tout le temps présentes.
C’est ce que j’ai proposé dans l’installation La Caverne à la galerie Julie Caredda, en novembre 2022, où tous les sens étaient convoqués. Le son était appelé par une bande sonore composée par le groupe Pernovitc, le goût et le toucher avec des petites gélules herbacées créées en collaboration avec le chef Allan Gillery Pavard du restaurant Le Verre volé à Paris, l’olfaction avec un parfum imaginé par Alexandra Carlin et la vue par des sculptures et des peintures.
Par cette idée de la caverne, je voulais mettre tous les sens des visiteurs en éveil pour qu’ils soient ouverts à la réflexion que je leur proposais. Je crois qu’il y a une attention démultipliée dans la totalité sensorielle. On est plus attentif, on cherche d’où viennent les choses. Un peu comme dans une chasse au trésor, les messages passent différemment16.
Et en effet, l’intention derrière la polysensorialité de ce lieu clos est de remonter aux mythes fondateurs de nos civilisations ; d’évoquer le mythe de la caverne de Platon, considéré comme central, mais surtout de préciser que ce symbole de la grotte se retrouve dans la majorité des mythologies humaines. Le jeu d’intérieur et d’extérieur que révèle l’installation de Jonathan Bréchignac rappelle combien il est important de se pencher sur ce qui nous rassemble : notre présence physique et sensorielle au monde et les valeurs communes qui forgent nos liens.
Ces lieux de rassemblement qu’étaient jadis les cavernes pourraient aujourd’hui trouver résonance dans l’entité muséale et la difficile intégration de matières sensibles en son sein pose question vis-à-vis de l’actualité de la production artistique. Matières vivantes et œuvres éphémères se présentent à rebours de ces grands lieux de conservation, établis pour assurer la pérennité de morceaux d’histoire figés. Pas de contaminations apportées par la vie immédiate et une obligation de laisser une trace à collectionner. Or, il est difficile de maintenir une fragrance, une sensation palpable ou un goût en bouche. S’il est, bien sûr, primordial de conserver l’histoire passée, comment aménager une place au présent vivant, témoin des problématiques actuelles que les artistes posent dans leurs productions ?
Sensorialités corporelles
La question politique de l’unité du peuple, pensée par l’œuvre d’art totale, comme l’envisageait Richard Wagner et les avant-gardes, se déplace aujourd’hui vers une intimité plus évidente.
C’est ce que nous propose notamment la parfumeuse Mathilde Laurent, qui, avec ses deux OSNI (objets sentants non identifiés), pousse « le parfum à sortir du flacon17 ». Il me semble important de préciser que ces deux installations ne sont pas revendiquées par la parfumeuse comme étant pleinement des œuvres d’art, mais elles permettent assurément une expérience artistique et esthétique. Le premier OSNI, Le Nuage parfumé, créé en 2017 et installé sur le parvis du Palais de Tokyo, présentait un cube en verre monumental dans lequel était diffusé le parfum L’Envol de Cartier, créé par Mathilde Laurent, matérialisé dans un nuage accessible par un escalier en colimaçon. Chaque visiteur, accompagné, durant le parcours, par une bande sonore composée par le musicien Daniel Sonabend, était appelé à gravir les marches pour mettre la tête dans ce nuage olfactif. Le second, Le Mythe parfumé, proposé en 2023 à côté des Invalides, explore le versant sacré du parfum en liant image occidentalisée de la panthère et mythes. Dans une ambiance feutrée, les visiteurs étaient amenés à écouter le poème de Rhael Cape, dit LionHeart, face à un dessin réalisé par l’artiste Georges Barbier en 1914, alors invité par Cartier. Dans la salle suivante, trois murs d’eau laissaient voir l’hologramme de la fameuse panthère, qui sautait et déambulait. L’une de ces fontaines était odorante et permettait au public de glisser la main dans l’eau parfumée, pour repartir avec une trace odorante de l’expérience.
Si la portée marketing de ces deux installations ne fait aucun doute, il est intéressant de noter que l’intention de la parfumeuse est de proposer une expérience totale en neuf dimensions. Aux cinq sens, elle ajoute les trois dimensions spatiales et celle du temps. Son objectif est, en dépassant l’usage habituel du parfum mis en bouteille, de propulser ce dernier au rang d’œuvre d’art, mais également de permettre une attention particulière à l’expérience de la respiration qui le caractérise.
De par mon métier de parfumeuse, le rapport que j’entretiens à l’olfaction est particulièrement puissant et j’aimerais pouvoir partager la joie et l’épanouissement qu’il me procure. C’est aussi pour cela que les OSNI existent. Pour inviter à cet alignement du corps et de l’esprit que l’on peut atteindre en vivant pleinement une expérience olfactive 18.
Ici, la sensorialité quotidienne est mise en exergue ; elle est amenée, avec tous les archétypes du luxe, dans une dimension presque ritualisée. Les banales perceptions sensorielles du corps sont magnifiées, un soin particulier leur est alloué.
De cette mise à l’honneur du banal, l’artiste français Florian Mermin fait des moments de poésie.
Dans les expositions que j’envisage, je fais souvent se rencontrer tous les sens dans l’optique de sublimer les besoins primaires que nous avons tous la nécessité de contenter. Je pars souvent de moments simples du quotidien, que je vais pousser dans l’imaginaire. Comme pour célébrer ce quotidien. Ce que j’aimerais ou, du moins, c’est ce que je m’emploie à faire, c’est de permettre aux visiteurs de s’extraire de la considération grise et monotone de leur environnement en leur proposant des espaces échappatoires autrement que par le seul intellect. Le corps nous permet de nous évader et y faire appel mène à d’autres formes d’imaginaires, des imaginaires dans lesquels on peut totalement être portés et qui peuvent être déplacés sur notre « vraie vie »19.
Cette implication du corps dans l’œuvre d’art totale contemporaine est active. Elle marque les spectateurs lors de l’expérience artistique, pour déborder du moment de partage et infuser dans leur vie personnelle. Le corps mobilisé se nourrit de l’œuvre pour transformer son appréhension intime et subjective. Alors, l’art et la vie s’unissent dans un souffle dont la physicalité est le fondement.
Horizontalité
Cette communion par la physicalité a pour effet de penser différemment l’écosystème qui nous entoure. Il n’est plus question d’un mouvement ascendant où l’artiste proposerait une œuvre à la lecture unique, comme il en allait des œuvres d’art totales wagnériennes, où primait l’idéalisation des messages politiques. Au contraire, c’est plutôt la question de l’horizontalité qui s’annonce dans cette sensorialité assumée. Le message politique porté par les artistes est divers : certains souhaitent que leurs œuvres impliquent une prise de conscience avec notre environnement direct ; d’autres rappellent notre unité primordiale ; d’autres encore souhaitent rassembler le corps et l’esprit ou raconter la poésie du quotidien, mais tous et toutes le font en laissant une large place à la subjectivité de celui ou de celle qui vivra l’œuvre. Chaque appréhension singulière s’ajoute à l’intention primale de l’artiste. Aucune ne peut être considérée comme fausse ou injuste. À rebours de l’universalité du beau kantien, qui exige qu’une œuvre ne puisse être observée comme telle qu’à partir du moment où elle est unanimement définie comme « belle20 », chaque singularité accède ici à l’expérience esthétique. Si l’on prend pour exemple l’odeur, celle-ci touche à l’affect et à la singularité du vécu de celui qui sent et certaines qui sont perçues le bouleverseront à vie. La seule possibilité pour aborder une odeur sans être marqué par sa propre expérience serait de ne jamais l’avoir sentie au préalable. Bien sûr, cela n’est pas une particularité, puisque la vue et l’ouïe peuvent faire appel à la même idée de subjectivité, mais la différence réside dans le fait que les odeurs n’ont pas de nuanciers établis, a contrario de la vue, où une grande majorité s’accorde sur le fait que le rouge est rouge, ou de l’ouïe, où un do est un do21. Si un individu respire l’odeur de l’herbe coupée sur une œuvre et qu’un autre y décèle celle de la mangue, aucun ne pourra véritablement juger de la vérité de sa sensation. L’artiste de l’œuvre pourra affirmer ou infirmer les propositions compte tenu des matières qu’il a employées, mais personne ne peut assurer qu’une perception est fausse.
L’artiste française Camille Correas le revendique :
J’utilise l’odorat et le goût pour permettre à chacun d’expérimenter l’œuvre par ce qu’il est. Mes installations sont là pour poser un cadre, pour guider l’appréhension, mais il est, selon moi, capital de laisser toute la liberté d’interprétation aux spectateurs. D’autant que les sensorialités ne peuvent pas être cadenassées, elles sont vécues par chacun selon sa vie propre, son parcours et ses intimités. Ce que l’on sent, ce que l’on goûte, ne peut pas être jugé par la personne d’à côté, si elle le perçoit différemment, car nous n’avons ni les mêmes récepteurs ni les mêmes filtres de vécu. Nous n’avons pas les mêmes corps et, pourtant, ce sont leurs singularités qui permettent l’œuvre22.
Comme l’envisage l’artiste, ce renouveau de l’art total offre une pleine conscience du corps. C’est par celle-ci qu’est traitée l’œuvre. À partir de la fameuse déclaration de Marcel Duchamp affirmant que « c’est le regardeur qui fait l’œuvre », nous pourrions en conclure que « c’est le corps perceptif tout entier qui permet l’art ».
Notice biographique
Sandra Barré étudie les non-visualités de l’art moderne et contemporain et, particulièrement, l’expérimentation olfactive de celui-ci. Son travail s’envisage principalement par le rapport de l’odeur au corps. Elle réfléchit à l’expérience directe que permet l’olfaction, aux possibilités d’incarnation qu’elle offre et au rapport pénétrant qu’elle envisage. Elle est l’autrice de L’Odeur de l’art. Un panorama de l’art olfactif (La Lettre volée, 2021) ainsi que de plusieurs catalogues d’exposition : Odore. L’art, l’odeur et le sacré (Galerie Pauline Pavec, 2021) ; Horizons olfactifs (Fondation Espace écureuil, 2023). En plus de la rédaction de nombreux articles et essais, elle a assuré le commissariat de diverses expositions en galerie, fondations et centres d’art. Membre de l’AICA, elle rédige un doctorat en esthétique sur la plasticité des odeurs, à Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, sous la direction de Jacinto Lageira. Elle œuvre également, avec le studio Flair, à faire reconnaître le parfum comme un art.