Table des matières
Introduction
Border Tuner est une installation interactive et participative de grande envergure présentée par l’artiste canado-mexicain Rafael Lozano-Hemmer en novembre 2019. Située à la frontière entre les États-Unis et le Mexique, l’œuvre a pour vocation de reconnecter les villes de Juárez (Chihuahua) et El Paso (Texas), l’une des plus grandes communautés transfrontalières au monde. Six stations, pourvues d’un microphone, d’un haut-parleur et de trois projecteurs lumineux, sont équitablement réparties entre les deux villes. Depuis chaque station, les visiteurs peuvent changer l’orientation des projecteurs. Dès lors que deux faisceaux de lumière se croisent dans le ciel, un canal sonore bidirectionnel s’ouvre entre les deux stations émettrices : les visiteurs peuvent alors communiquer les uns avec les autres. Chacune des six stations peut se connecter à n’importe quelle autre, soit du même côté, soit de l’autre côté de la frontière. Il en résulte un entrelacs de lignes mouvantes et vibrantes qui, le temps d’une nuit, se superposent à la ligne immobile et continue tracée par la frontière américano-mexicaine.
Depuis le début des années 2000, le travail de Lozano-Hemmer fait l’objet d’une littérature abondante. Il a suscité par sa richesse et sa densité de nombreuses discussions, en particulier sur la place des technologies de l’information dans notre société (HANSEN : 2006), les relations entre corps, ville et technologie (FERNÁNDEZ : 2007 ; JOHUNG : 2012 ; STERN : 2016), le rôle des médias et de la technologie dans l’espace urbain (McQUIRE : 2008 ; WAAL : 2013), les appareils de surveillance et la militarisation de la vision (RAVETTO-BIAGIOLI : 2010), la question du langage et de la communication (MASSUMI : 2019). Border Tuner reste toutefois une œuvre peu commentée, cela sans doute en raison de son caractère relativement récent, d’autant qu’elle reconduit certaines préoccupations plastiques et thématiques déjà bien connues dans l’œuvre de l’artiste, en particulier la relation entre le corps du visiteur, l’espace de l’œuvre et le dispositif technique1. Cependant, l’introduction de la notion de frontière change la donne et pose à nouveaux frais la question des rapports entre les trois termes.
Par conséquent, nous tenterons de ressaisir quelques-unes des pistes de réflexion mentionnées ci-dessus et de les confronter à la notion de frontière. Border Tuner pose à cet égard deux grands problèmes. Au premier abord, il pourrait sembler naturel de catégoriser l’œuvre dans le mouvement de l’art in situ et, plus particulièrement, dans celui de l’art urbain. Or, bien que l’œuvre ait été pensée et conçue pour un site d’accueil spécifique, elle se trouve de fait à cheval entre deux lieux distincts, sans être assignée à un lieu fixe. De même, si l’œuvre est intrinsèquement liée aux villes de Juárez et El Paso, on ne peut pas dire qu’il s’agit d’une œuvre d’art urbain, puisqu’elle se trouve à la frontière de la ville, dans un espace qui ne relève pas à proprement parler de l’urbain. Comment la frontière transforme-t-elle la nature de l’œuvre in situ ? Comment l’œuvre transforme-t-elle en retour l’espace frontalier ? Comment Lozano-Hemmer met-il en scène une autre expérience, politique et sociale, de la frontière ? Si l’on peut dire que Border Tuner participe à « défrontiériser » la frontière politique entre les États-Unis et le Mexique, nous verrons que cet acte de « défrontiérisation » se prolonge en profondeur et nous conduit inévitablement vers une redéfinition des limites ontologiques entre le corps, la ville et la technologie.
Reconnecter les corps et les villes
La frontière entre les États-Unis et le Mexique est à la fois l’une des plus traversées et des plus surveillées au monde. Depuis le début des années 2000, celle-ci fait l’objet d’une militarisation croissante (DUNN : 2021). On observe en effet une augmentation drastique du nombre de gardes-frontières, le renforcement des murs de séparation et le déploiement d’un système de surveillance hautement sophistiqué. La politique frontalière américaine marque aujourd’hui un tournant dans l’imaginaire de la frontière, ferment de l’identité des États-Unis depuis le XIXe siècle. L’historien Greg Grandin observe ainsi que la frontière, initialement représentée comme un espace ouvert et toujours en mouvement, promesse d’un ailleurs où se projettent les élans vitaux de la jeune nation, est désormais perçue comme un espace ingouvernable et dangereux, qu’il faut par conséquent contenir de l’intérieur par une bordure fermée (GRANDIN : 2019). Ce nouvel imaginaire cristallise l’une des angoisses de l’Amérique contemporaine, celle du corps étranger venu menacer la sécurité nationale. Il justifie en retour la mise en place d’un arsenal sécuritaire visant à se protéger de cette menace, qu’elle soit réelle ou fantasmée.
En contrepoint de ce récit frontalier imprégné de populisme et de nationalisme, Border Tuner propose une autre manière d’imaginer et de pratiquer la frontière. Dans la continuité du border art, des peintures murales de Diego Rivera et Frida Kahlo aux performances de Rocío Boliver et d’Alejandro Morales, Lozano-Hemmer investit la frontière comme un lieu de contestation politique et d’expression artistique. Border Tuner se distingue néanmoins par sa dimension participative : le public joue un rôle essentiel dans la réalisation de l’œuvre, qui sollicite l’engagement corporel du visiteur par l’intermédiaire de ses gestes et de sa voix. Elle s’inscrit dans le champ de l’art participatif, défini par l’historienne de l’art Claire Bishop comme un ensemble de pratiques et de tentatives visant à émanciper le public de la position passive à laquelle l’ordre idéologique dominant l’assigne et à constituer un espace social d’engagement partagé (BISHOP : 2012, p. 275). Ici, les visiteurs sont activement engagés dans la production d’un espace commun, propice à l’appropriation politique et sociale, à la discussion, à la négociation, à l’expression d’une identité individuelle ou collective. La frontière n’est plus une ligne, mais un espace : au lieu de séparer et de distinguer des corps (biologiques, culturels, politiques, sociaux), elle devient un espace à part entière, produit et pratiqué par ces mêmes corps.

Par la mise en relation des corps des visiteurs, Border Tuner permet d’ouvrir un espace interstitiel au sein duquel se nouent d’innombrables connexions. Des militants politiques, des travailleurs immigrés, des artistes, des poètes et des musiciens se sont emparés de l’œuvre comme d’un porte-voix pour se faire entendre de l’autre côté de la frontière2. L’installation fut l’occasion, pour les habitants de Juárez et El Paso, de partager une expérience commune de la frontière et de refonder par là même un sentiment de communauté. Lozano-Hemmer déplace alors le sens politique de la frontière, envisagée non plus comme un espace univoquement codé par la violence politique, mais comme un espace plurivoque où vient s’inscrire la subjectivité des expériences vécues. Le corps frontalier, le corps de celui qui vit à la frontière et par la frontière, n’est plus compris comme un corps surveillé et criminalisé (celui du migrant clandestin ou du narcotrafiquant), mais comme un corps multidimensionnel, solidaire du corps social et porteur d’une expérience singulière de la frontière.
Ainsi se substitue à la conception verticale et univoque de la frontière celle, horizontale et plurivoque, des relations transfrontalières. Celles-ci se manifestent visuellement par les faisceaux lumineux qui relient les visiteurs de part et d’autre de la frontière. Linéaire et statique, la frontière est ainsi traversée par une série de ponts lumineux, mobiles et multidirectionnels. Juárez et El Paso, villes jumelles séparées par un mur de béton, se trouvent symboliquement réunies par Border Tuner. Il serait, cela dit, naïf de croire que l’œuvre permette un dialogue qui ne pourrait pas exister autrement. Ce serait nier toutes les relations culturelles, économiques et sociales qui se jouent déjà entre les deux communautés (MARTIN : 2020). Plutôt que d’en créer de nouvelles, Border Tuner amplifie celles qui existent déjà. Il faut malgré tout noter que ces relations restent relativement unilatérales. Pour des raisons d’ordre économique, les principaux flux de population se font depuis le Mexique vers les États-Unis. En instaurant un dispositif de communication bilatérale, l’œuvre tend alors à conjurer le différentiel spatial entre Juárez et El Paso.
Ouvrir un espace public à la frontière
Le choix de la lumière comme médium et médiateur entre les villes et les corps (des habitants, des passants, des visiteurs) n’est pas anodin. Dans un contexte de surveillance, le projecteur a pour fonction de repérer le corps de quiconque tenterait de franchir illégalement la frontière. Il exprime, dans l’ordre du visible, la violence politique exercée depuis le haut vers le bas sur les corps frontaliers. Le geste de Lozano-Hemmer consiste à détourner cet outil de surveillance de son utilisation policière. Dans Border Tuner, les projecteurs sont disposés au sol et orientés vers le ciel. Ils sont soustraits à la position de surplomb – celle de la tour d’observation ou de l’hélicoptère de reconnaissance – qu’ils occupent habituellement. En donnant au public la possibilité de contrôler les projecteurs, Lozano-Hemmer court-circuite la relation descendante entre l’observateur et l’observé. La lumière n’est plus dirigée verticalement sur un corps immédiatement représenté comme suspect, mais constitue au contraire l’instrument par lequel le corps exprime son pouvoir d’agir dans l’espace.
Il faut alors appréhender la lumière non pas sous le prisme de l’appareil policier, mais sous celui de la philosophie des Lumières. Bien au-delà d’un simple glissement sémantique, le passage de la « lumière » aux « Lumières » caractérise précisément ce que tente de créer Lozano-Hemmer: un espace public. L’espace public représente en effet, depuis l’époque des Lumières, « le cadre social dans lequel s’effectue sans les entraves de la censure une communication libre » (BIRKNER, MIX : 2014, p. 285) et qui « se constitue au-delà des particularismes nationaux » (ibid., p. 290). Border Tuner hérite clairement de cette conception de l’espace public : l’œuvre permet un dialogue bilingue et transfrontalier, par-delà les frontières nationales, qui se dérobe temporairement à toute tentative de contrôle et de surveillance. Lozano-Hemmer tenait en effet à ce que les prises de parole ne soient ni censurées ni modérées et comptait sur l’autorégulation des participants quant à la teneur et au contenu de leurs propos. Son projet se distingue toutefois de celui des Lumières en ce qu’il ne se limite pas à la sphère de la société bourgeoise, mais intègre au contraire une multitude de voix d’origines variées.

En encourageant la participation mutuelle et la libre circulation de la parole, Lozano-Hemmer rappelle aux visiteurs leur capacité à intervenir dans l’espace public. Aussi, la conception de l’espace public proposée par Border Tuner ne se réduit pas seulement à l’espace géographique couvert par l’installation. Pendant toute la durée de l’événement, un site Internet permettait aux visiteurs qui ne pouvaient pas se rendre sur place de participer malgré tout. Ils pouvaient y laisser des messages diffusés sur place, lorsque le dispositif n’était pas utilisé. Réciproquement, les conversations qui se tenaient sur place étaient enregistrées et diffusées sur le site Internet. C’est ainsi que Border Tuner recompose la frontière entre monde réel et monde virtuel, et génère un espace hybride, notion mobilisée par Julieta Leite pour désigner ce « terrain d’interaction entre les dynamiques socio-spatiales physiques et virtuelles » façonné par les nouvelles technologies de l’information et de la communication (LEITE : 2011, p. 117). Dans le cas de Border Tuner, on peut alors parler plus exactement d’espace public hybride, dans la mesure où s’y confondent en quelque sorte le forum romain (la place publique) et le forum Internet (l’espace de discussion en ligne). Dans ce sens, l’œuvre est une réponse à la nature elle-même hybride de la frontière américano-mexicaine, qui se présente à la fois comme une frontière matérielle (le mur de béton) et virtuelle (le mur de surveillance électronique).
La participation par Internet reste malgré tout limitée : les visiteurs sur place ont la priorité sur les internautes, tandis que ces derniers ne peuvent pas établir un véritable dialogue, compte tenu de la diffusion différée des messages. Que Lozano-Hemmer ait privilégié l’approche présentielle, cela se comprend aisément. Vingt ans plus tôt, une autre de ses œuvres utilisant Internet, Vectorial Elevation, avait en effet suscité l’incompréhension. Présentée à Mexico pour le passage à l’an 2000, l’installation était composée de dix-huit projecteurs (le même nombre que Border Tuner) dont l’orientation pouvait être modifiée par l’intermédiaire d’un site Internet. L’action collective des internautes a permis de produire une sorte de ballet lumineux dans le ciel mexicain. Le public sur place était toutefois privé de tout moyen d’action sur l’œuvre, qui, de son point de vue, ne se distingue en rien d’un simple spectacle de lumière. On peut donc supposer que Lozano-Hemmer ait cette fois tenté de rééquilibrer la balance en sollicitant plus activement l’engagement corporel du public, ici et maintenant.
Du corps à la ville, de la ville au corps
Le corps du visiteur participe en effet à la production de l’espace de l’œuvre. Pour comprendre ce processus, il convient d’introduire ici la distinction formulée par Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien entre « espace » et « lieu ». Le lieu se définit comme un espace délimité par les pouvoirs institutionnels et structuré selon des règles et des normes visant à discipliner les corps qui le traversent. Un lieu peut toutefois devenir un espace dès lors qu’il est parcouru par un corps humain, investi par une manière singulière d’habiter. « En somme, l’espace est un lieu pratiqué » (CERTEAU : 1990, p. 173). Dans ce sens, on comprend que le corps précède l’espace, que le corps produit de l’espace, qu’il en est la condition d’existence. L’espace est comme une sécrétion du corps ou, pour mieux le dire, une projection du corps au-delà de son enveloppe. Partant de ce principe, on peut dire que la frontière est un lieu, un territoire structuré et discipliné par le pouvoir, et que le geste de Lozano-Hemmer consiste précisément à transformer ce lieu en espace : la frontière se trouve incarnée, habitée, appropriée par les visiteurs, traversée par leurs gestes et leurs voix. Border Tuner est un acte de spatialisation de la frontière : de lieu, elle devient espace.
Dans ce cadre, l’œuvre agit comme médiatrice entre le corps et le lieu. En donnant aux corps la possibilité de se projeter dans le lieu, elle ne se contente pas de transformer l’espace : elle le préfigure et le génère. Border Tuner nous invite alors à repenser la conception traditionnelle de l’art in situ. L’historienne de l’art Lucy Lippard définit l’art in situ (ou place-specific art en anglais) comme une pratique visant à créer un lien organique entre une œuvre et son lieu d’exposition (LIPPARD : 1997, p. 263). Or, Lozano-Hemmer considère que le fondement de son travail ne repose pas sur l’histoire du lieu, mais sur la participation du public (ADRIAANSENS, BROUWER : 2002, p. 157). On comprend la logique à l’œuvre : puisque l’espace est un produit du corps, une œuvre ne peut s’ancrer dans un espace que moyennant la production de cet espace par un corps agissant. Une œuvre n’est donc in situ qu’à la condition d’être pratiquée par un public, le public se présentant en effet comme la condition d’existence de l’espace de l’œuvre. Sans corps, pas d’espace ; sans espace, pas d’œuvre in situ. L’espace étant le produit d’une relation entre un corps et un lieu, il s’ensuit que, pour être dite in situ, l’œuvre doit d’abord être relationnelle3.

La dimension relationnelle de Border Tuner peut renvoyer en effet à la notion d’esthétique relationnelle proposée par le critique d’art Nicolas Bourriaud à la fin des années 1990. Succinctement, il s’agit d’une manière de juger les œuvres non pas en fonction de leurs propriétés matérielles et plastiques, mais « en fonction des relations interhumaines qu’elles figurent, produisent ou suscitent » (BOURRIAUD : 1998, p. 117). S’il est vrai que Lozano-Hemmer opère dans la sphère des liens sociaux, il adopte toutefois une conception plus large de la relationnalité. Raison pour laquelle il privilégie la notion d’architecture relationnelle, qu’il distingue nettement de l’esthétique relationnelle4. Celle-ci englobe non seulement les relations entre les visiteurs (au même titre que l’esthétique relationnelle), mais aussi les relations entre les visiteurs et l’œuvre, l’œuvre et l’espace, l’espace et les visiteurs. Comme le note Jennifer Johung, l’architecture relationnelle met en lumière les différents processus par lesquels des relations choisies ou contraintes, planifiées ou spontanées, contribuent au sentiment d’appartenance à un lieu (JOHUNG : 2012, p. 148).
Le parti pris de Lozano-Hemmer consiste donc à produire un tiers-lieu à la frontière de Juárez et El Paso par la mise en relation des corps et des villes. Border Tuner a pour effet, d’une part, de déjouer la frontière politique entre les villes et, d’autre part, de subvertir la frontière ontologique entre le corps et la ville. Le corps se projette dans la ville via la technologie. Ce faisant, l’œuvre souligne la relation symbiotique qui se tisse entre le corps, la ville et la technologie. L’analogie entre le corps biologique et le corps urbain n’est pas une idée nouvelle. De Vitruve à Le Corbusier, nombreux furent les architectes et théoriciens partisans de l’idée selon laquelle la ville devrait se conformer au modèle et aux proportions du corps humain. Les mots que l’on emploie pour désigner les différentes parties d’une ville – le cœur, les artères, la colonne vertébrale – en sont les résidus dans notre société. Une conception différente consiste à considérer la ville comme une machine. Cet imaginaire de la ville comme machine s’origine dans la pensée mécaniste du XVIIe siècle, dans la révolution industrielle du XIXe siècle et, enfin, dans le tournant cybernétique à partir de la seconde moitié du XXe siècle.

Par les relations qu’elle noue entre corps, ville et technologie, Border Tuner se veut la synthèse de ces deux conceptions – l’une organiste et l’autre mécaniste – de la ville. Pour fonctionner, l’œuvre mobilise à la fois des composantes organiques (le corps de l’artiste et des participants) et mécaniques (les projecteurs, les microphones, les haut-parleurs, le site Internet). Elle se donne ainsi comme une synecdoque de la ville médiatique. Dans la terminologie du théoricien des médias Scott McQuire, la « ville médiatique » désigne la ville d’aujourd’hui, celle du XXIe siècle, marquée par l’impact ubiquitaire des technologies de l’information et de la communication. Nos pratiques et nos habitudes urbaines se trouvent en effet transformées par des interfaces numériques de plus en plus mobiles et flexibles. L’auteur constate que celles-ci produisent un nouveau mode d’expérience sociale, prélude à l’émergence d’un « espace relationnel » (McQUIRE : 2008, p. 21).
La notion d’espace relationnel résonne bien évidemment avec celle d’architecture relationnelle. Elle désigne un horizon social construit par la technique et, de fait, marqué par des connexions instables et mobiles, par la convergence des espaces réels et des espaces virtuels, par l’interpénétration des corps biologiques et des corps sociaux, par la simultanéité d’expériences hétérogènes, globales et locales, publiques et privées, physiques et numériques. C’est précisément ce réseau de relations disparates, simultanées et différées, présentielles et distancielles, infranationales et transnationales, que Border Tuner vise à figurer. En entremêlant de manière inextricable corps, ville et technologie, l’œuvre apparaît comme une réplique à moindre échelle de la ville médiatique. On voit ici la pertinence d’une analyse dans les termes de théorie de l’acteur-réseau5. On peut en effet schématiser l’œuvre comme un réseau d’actants à la fois humains et non humains en interaction constante les uns avec les autres. La grille lumineuse dans le ciel américano-mexicain matérialise explicitement le réseau sous-jacent constitué par les visiteurs et le dispositif technique. On passe alors d’une approche instrumentale de la technique, pensée comme un outil au service de l’homme, à une approche réticulaire, dans laquelle l’homme et la technique se transforment mutuellement dans un même processus.
Autopoïèse du corps et de la ville
Conformément à la théorie de l’acteur-réseau, toute action localisée dans le réseau de Border Tuner (comme le changement d’orientation d’un projecteur) provoque une transformation sensible de la totalité du réseau. C’est ainsi que Lozano-Hemmer ouvre une troisième voie entre les deux modèles ordinairement proposés par l’art interactif : soit l’œuvre ne peut être utilisée que par un seul visiteur à la fois (taking turns), soit elle peut être utilisée par plusieurs visiteurs en même temps, mais le résultat final est alors déterminé par le nivellement statistique des actions de chaque visiteur (taking averages). Or, comme le note Martjin de Waal à propos de Body Movies (mais ceci vaut également pour Border Tuner), Lozano-Hemmer permet à chaque participant de contribuer au résultat final de l’œuvre, sans que sa contribution se dissolve dans une moyenne démocratique (WAAL : 2013, p. 67). En d’autres termes, chacune des actions individuelles se traduit distinctement à l’échelle collective dans la structure globale de l’œuvre. Border Tuner apparaît ainsi comme une sorte de système auto-organisé par l’ensemble des visiteurs.
Le principe d’auto-organisation est central dans le travail de Lozano-Hemmer. Il nous permet de glisser de la théorie de l’acteur-réseau à celle de l’autopoïèse et de ressaisir la relation corps-ville dans une perspective plus large6. Introduit par les biologistes chiliens Humberto Maturana et Francisco Varela dans les années 1980, l’autopoïèse désigne la faculté des organismes vivants à s’autogénérer dans et avec leur environnement. Dans un processus de rétroaction, l’organisme génère ses propres composantes, qui lui prodiguent en retour les ressources nécessaires à la génération d’autres composantes. Le système autopoïétique est ainsi capable de maintenir sa propre structure à travers un échange continu de ressources avec son environnement (MATURANA, VARELA : 1980). Il s’agit là de l’une des propriétés structurantes du vivant. En prolongeant la réflexion, on peut également envisager Border Tuner comme un système autopoïétique. Comme un organisme vivant, l’œuvre capte dans son environnement les ressources nécessaires à sa perpétuation : le flux continu des visiteurs qui lui donnent forme en interagissant avec elle. Et, comme un organisme vivant, l’œuvre s’adapte et se transforme sous l’effet de stimuli extérieurs, tandis que le réseau des relations qui la sous-tend reste son invariant fondamental. Le principe de l’autopoïèse va dans le sens de l’idée selon laquelle l’œuvre et son espace seraient un produit du corps des visiteurs, en interaction avec le dispositif technique et le lieu (chacun correspondant à une composante du système autopoïétique).

Bien qu’initialement présentée comme une définition possible de la vie, la notion d’autopoïèse fut par la suite appliquée dans d’autres champs d’études, en particulier en sociologie. Le fonctionnement d’un système comme celui d’une ville serait comparable à celui d’un système autopoïétique. La comparaison vient prolonger et actualiser la métaphore de la ville comme corps. La ville serait alors une espèce de métasystème constitué de sous-systèmes co-dépendants (flux immatériels et matériels, réseaux d’énergie, systèmes de télécommunications). Tandis que la technologie se diffuse dans la ville, les corps biologiques et les corps urbains sont non seulement de plus en plus interconnectés (la technologie comme interface entre le corps et la ville), mais ils partagent surtout des propriétés communes (le corps et la ville comme organismes biologiques). On peut citer, par exemple, la capacité à sentir son environnement et à répondre aux stimuli environnementaux à partir des informations collectées par toute une série de capteurs, biologiques dans le cas de l’être vivant, technologiques dans le cas de la ville (KIRWAN, DOBREV : 2022). Au même titre que l’être vivant, la ville peut donc être définie comme un système autopoïétique en interaction constante avec son environnement, capable de s’autogénérer par la régulation de ses composantes internes et par la préservation de sa frontière externe.
Dans cette perspective s’établit une équivalence entre la théorie de l’acteur-réseau et celle de l’autopoïèse. De la même façon que Border Tuner constitue un sous-réseau à l’intérieur d’un réseau plus large, celui de Juárez et El Paso, l’œuvre apparaît comme un sous-système autopoïétique incorporé dans le système autopoïétique formé par les deux villes. Il s’agit en quelque sorte d’une construction en poupées gigognes dans laquelle le corps des visiteurs se prolonge dans celui de l’œuvre, qui se prolonge elle-même dans celui de la ville7. Il ne s’agit plus simplement de dire que le corps humain donne forme à la ville ou que la ville transforme le corps de celui qui l’habite. Il s’agit de dire que la ville est un réseau complexe de phénomènes bioculturels interfacés par un appareillage technique duquel émerge ce que l’on peut définir comme un techno-corps urbain collectif. Le corps urbain, tel que Border Tuner nous permet de l’appréhender, n’est pas celui de la ville corporisée ni celui du citadin urbanisé, mais celui du système autopoïétique, structuré par l’intrication et l’interaction d’un grand nombre de composantes hétérogènes, humaines et non humaines, biologiques, urbaines et technologiques.
Penser la ville comme un système autopoïétique nous permet par ailleurs de redéfinir la notion de frontière. Tout organisme vivant est délimité par une frontière (une membrane dans le cas des cellules, la peau dans le cas de l’être humain). Si l’on considère la frontière américano-mexicaine selon le paradigme de l’autopoïèse, alors on peut désormais l’envisager non plus comme une barrière infranchissable, mais comme une membrane semi-perméable qui, tout en préservant l’unité d’un système, lui permet d’interagir avec d’autres et d’échanger les ressources nécessaires à sa recréation. Lozano-Hemmer ne cherche donc pas à gommer la frontière entre les États-Unis et le Mexique, mais à lui donner un sens différent. Border Tuner se construit par rapport à la frontière : si la notion de frontière cesse d’être opératoire, alors la nature subversive de l’œuvre cesse du même coup. En transformant la frontière en membrane, c’est-à-dire en interface dynamique d’échange, l’œuvre réaffirme l’indépendance et l’autonomie de Juárez et El Paso, tout en soulignant les relations de co-dépendance et la perméabilité entre les villes jumelles.
Conclusion
Que reste-t-il de l’œuvre quatre ans plus tard ? Le site Internet de Border Tuner, encore accessible en octobre dernier, a été fermé pendant la rédaction de cet article8. Il comprenait plus de six cents heures de vidéos : une archive exhaustive de toutes les discussions binationales qui se sont tenues durant l’événement. Lozano-Hemmer avait aussi pour souhait de publier un recueil de photographies et de textes rédigés par celles et ceux qui ont pris part à l’œuvre, mais le projet semble ne pas avoir été mené à son terme. La mémoire de Border Tuner serait-elle donc promise à l’oubli ? En guise de réponse, nous souhaitons ouvrir ici quelques pistes de réflexion sur la question de la mémoire et des liens qu’elle entretient avec l’autopoïèse. La mémoire est en effet un aspect essentiel du travail de Lozano-Hemmer. L’artiste définit d’ailleurs l’architecture relationnelle comme l’introduction d’une « mémoire étrangère » dans l’espace public via la technologie (HANSEN : 2006, p. 94). Or, il est frappant de constater que, si Lozano-Hemmer convoque les notions d’autopoïèse et de mémoire dans son discours, ni lui ni ses commentateurs n’établissent de liens directs entre les deux notions. Il y aurait pourtant là quelque chose à creuser.
Les neurosciences et la biologie montrent bien que la mémoire est une autopoïèse. C’est le processus par lequel un individu se réalise en tant qu’individu. Comme n’importe quel système autopoïétique, le cerveau, support de la mémoire, développe et remodèle ses réseaux de neurones en interdépendance avec son environnement, en fonction d’informations provenant à la fois de l’intérieur et de l’extérieur du corps. La mémoire est donc la résultante des interactions et des agencements bioculturels au sein desquels elle se constitue (KANDEL : 2006). Plus globalement, un individu se forme au carrefour d’une mémoire interne (son héritage génétique) et d’une mémoire externe (son expérience du monde). Il puise dans son environnement immédiat les ressources nécessaires à l’expression de sa mémoire génétique. De ce point de vue, Border Tuner illustre la nature autopoïétique de la mémoire. Lozano-Hemmer parvient en effet à articuler une mémoire interne, celle de la frontière, inscrite et codifiée par le pouvoir, avec une mémoire externe, celle que l’artiste nomme « étrangère », celle des visiteurs, des passants, des curieux, des journalistes et des critiques d’art, celles et ceux qui ne viennent pas de ce lieu – par ailleurs inhabité et inhabitable –, mais qui l’imprègnent par la mémoire de leurs corps, de leurs gestes et de leurs voix.
L’homme, la ville et l’œuvre ont donc ceci de commun qu’ils sont traversés et façonnés par deux flux de mémoire : l’une, qui les constitue intérieurement et qu’ils héritent d’un géniteur (selon le cas : les parents, l’urbaniste ou l’artiste), et l’autre, qui les informe et les transforme de l’extérieur (les autres, les citadins, les spectateurs). Border Tuner montre à quel point toutes ces mémoires sont perméables les unes aux autres et vulnérables. Bien sûr, le visiteur vient avec sa propre mémoire – son expérience du monde, de l’art et de l’altérité – et celle-ci conditionne la façon dont il va recevoir l’œuvre. Celle-ci se transforme au contact de cette mémoire et la transforme en retour. La mémoire du visiteur et celle de l’œuvre sont ainsi liées par un même mouvement. Mais ce qui est vraiment remarquable, c’est la manière dont Border Tuner réussit à faire communiquer toutes ces mémoires pour ouvrir la possibilité d’une mémoire collective. Notre mémoire ne nous appartient pas totalement : nous la fabriquons au contact des autres et la partageons avec d’autres que nous-mêmes. Telle est la dernière frontière que Lozano-Hemmer gomme partiellement : celle de la mémoire monadique, individuelle, bégayante et repliée sur elle-même. En laissant ainsi la place à l’autre, à l’inconnu, l’artiste fait de chacun le dépositaire de la mémoire de l’œuvre et de l’œuvre la dépositaire de la mémoire de tous.
Remerciements
Je tiens à remercier Yves Barral, professeur de biochimie cellulaire à l’École polytechnique fédérale de Zurich, pour ses précieux éclairages sur les rapports entre autopoïèse et mémoire biologique.
Notice biographique
Samuel Solé est doctorant en histoire et théorie des arts à l’École normale supérieure, au sein du laboratoire SACRe-PSL, sous la direction d’Emmanuel Mahé (EnsadLab) et Marie-Paule Cani (LIX). Ses recherches portent sur la résurgence et la reconfiguration du genre du portrait dans l’art numérique, notamment dans l’œuvre de Catherine Ikam et Louis Fléri. Son mémoire de recherche en études cinématographiques, obtenu à l’université Sorbonne Nouvelle, a donné lieu à une publication dans la revue italienne Visual Culture Studies sous le titre « The Digital Face on the Screen: Continuity and Rupture in the History of the Face in Cinema » (2022). Il a par ailleurs enseigné le français en tant que lecteur à Tulane University (La Nouvelle-Orléans, Louisiane). En parallèle de ses activités de recherche, il écrit sur l’art numérique et contemporain pour le magazine en ligne ArtsHebdoMédias.