Table des matières
- 1 Renouveau de l’idée de laboratoire au début du XXIe siècle
- 2 Techno Lab et création scénique : de la réappropriation de la recherche à l’innovation artistique
- 3 Techo Lab à l’université et création artistique
- 4 Techno Lab au sein d’une compagnie artistique : donner une forme théâtrale à une recherche scientifique
- 5 Laboratoire de robotique : entre le protocole scientifique et la performativité
- 6 « Finalité multiple » de l’œuvre et limites du geste créateur
- 7 Notice Biographique
Clément-Marie Mathieu est un jeune ingénieur du son français qui, après avoir achevé sa formation à l’École nationale supérieure des arts et techniques du théâtre (Ensatt), s’est lancé dans un travail en robotique. En 2011, il a cocréé l’association Laboratoire de l’inquiétante étrangeté (LIE), dont la plate-forme rattachée Théâtre-Robotique (Thé-Ro) vise au rapprochement entre le spectacle vivant et la robotique industrielle. Gnômôn était un premier projet, une installation immersive avec un bras robotique et le petit robot Nao (2013)1. Depuis 2016, Thé-Ro possède un espace de recherche et de travail au sein de l’entreprise Robotique Concept, qui se situe au nord de Lyon, à Saint-Georges-de-Reneins (LOSCO-LENA : 2015). C’est non seulement un lieu de création, mais aussi un lieu d’échanges avec des professionnels (artistes et ingénieurs) et avec des entreprises. Clément-Marie Mathieu en parle sous le nom de « laboratoire ». Pour lui, il s’agit de l’espace physique aussi bien que de l’espace de la pensée qui se constituent à l’intersection de ces aires de recherche et du travail artistique.
Cet exemple montre qu’au XXIe siècle certaines œuvres scéniques sont produites non seulement dans des théâtres ou des lieux de résidence, mais également dans des laboratoires2. Des artistes sondent ainsi les questions culturelles, philosophiques et anthropologiques liées à la recherche scientifique la plus avancée. Leurs travaux croisent les domaines de la microbiologie, de la physique quantique, de l’information, de la communication et de la robotique. Ils interrogent de près ou de loin les questions les plus brûlantes de ces dernières années, comme la manipulation ADN, l’anthropocène et l’intelligence artificielle (IA) (WILSON : 2010).
Les metteurs en scène se penchent sur le rapport, de plus en plus complexe, avec les objets technologiques et sur les propositions naissant dans des laboratoires technologiques3. Ces projets interdisciplinaires réservent une place importante à la réflexion sur le rapprochement des artistes, des chercheurs en sciences exactes et des ingénieurs dans un travail commun, une ambition encore difficile à mettre en œuvre il y a une trentaine d’années (PLUTA, LOSCO-LENA : 2015 ; PLUTA : 2017)4.
Dans notre article, nous souhaitons analyser ce type de création réalisée dans l’espace d’un laboratoire fondé sur des dispositifs numériques et qui non seulement fait partie intégrante du techno-paysage contemporain, mais constitue une structure transversale faisant se rencontrer des acteurs variés (McKENZIE : 2017). Ces projets relevant de la qualification Art-Science-Technologie permettent la constitution d’œuvres originales et une réflexion souvent inédite. Selon nous, un laboratoire technologique offre aujourd’hui un espace commun pour une rencontre entre des artistes et des ingénieurs, soit autour du même projet, soit par les dialogues occasionnés. Nous formulons l’hypothèse suivante : un laboratoire technologique permet un échange de savoirs entre des acteurs variés (PLUTA : 2017). Dans cet espace, les artistes se familiarisent avec des outils numériques en vue de les intégrer dans leur travail de création. À leur tour, les chercheurs découvrent l’univers créatif, l’apprivoisent et peuvent observer un dispositif numérique (prototype, brique technologique) dans ce contexte.
Notre étude proposera d’abord une réflexion générale consacrée à l’idée du laboratoire dans le contexte contemporain, avec un focus sur l’utilisation des dispositifs technologiques. Nous donnerons une définition d’un laboratoire technologique, que nous nommons « Techno Lab ». La partie analytique étudiera trois cas de figure de Techno Lab, relevant de travaux précurseurs en la matière. À chaque fois, ils mobilisent des protocoles de recherche différents et des approches artistiques spécifiques. Il s’agit du Mixed Reality Lab (université de Nottingham), collaborant avec la compagnie Blast Theory, du KònicLab (Barcelone) au sein de la compagnie KònicThtr, conçu par Rosa Sánchez et Alan Baumann, des Ishiguro Laboratories (Osaka) et des ATR Laboratories (Kyôto) travaillant avec les artistes Oriza Hirata et Zaven Paré. Nous étudierons quelques aspects de leur organisation et de leur manière de travailler. Nous donnerons des exemples de créations concrètes réalisées dans ces espaces. Celles-ci vont illustrer comment se constitue l’œuvre à mi-chemin entre art, science et technologie et quelles sont ses limites esthétiques face aux protocoles de recherche.
Renouveau de l’idée de laboratoire au début du XXIe siècle
Il convient de rappeler que le modèle du laboratoire scientifique moderne permettait de formuler un « savoir certain et objectif », car le chercheur y occupait la position d’un observateur distancié (SUGIERA, BOROWSKI : 2017)5. Il se servait des méthodes scientifiques pour « stabiliser » le matériau étudié, en saisir les caractéristiques inaliénables et les décrire pertinemment en « brassant d’un seul regard son objet d’étude » (ibid., p. 17). Bruno Latour remarque que, durant le XXe siècle, la science se résumait au travail dans un espace clos, où les « blouses blanches menaient leur recherche » (LATOUR : 2003). Il ajoute : « C’est ce qu’on appelle l’ère de la science au compte-gouttes : la connaissance émergeait d’un centre confiné d’illumination rationnelle, puis se diffusait lentement dans le reste de la société » (LATOUR : 2003, p. 1). Dans L’Espoir de Pandore. Pour une version réaliste de l’activité scientifique, il définit cet espace comme l’endroit où se réalise un processus de purification de la réalité (LATOUR : 2001). Il le comprend selon une sélection stricte des éléments nécessaires pour accomplir l’expérimentation.
Avec le progrès, on observe un renouveau de l’espace du laboratoire qui touche non seulement la recherche, mais également l’activité sociale convoquant les sciences participatives. Bruno Latour parle d’un « laboratoire global », d’un « World Wide Lab »,qui se constitue sous l’influence du développement des technologies de pointe et dont il expose le concept en 2003 (LATOUR : 2003). Selon lui, le progrès provoque une augmentation des laboratoires de recherche, notamment par la présence d’objets technologiques dans tous les secteurs de la vie, par une réflexion menée par des communautés non scientifiques sur des questions scientifiques et par l’extension des phénomènes dont l’étude ne peut plus se faire en laboratoire (le réchauffement climatique, par exemple). Il s’agit d’un nouveau lieu, dont les frontières sont déplacées et se dessinent différemment.
Cette idée, avancée par Bruno Latour, a suscité la multiplication des laboratoires au croisement des sciences, des arts et des technologies. En 2011, par exemple, voyait le jour le projet européen StudioLab (2011-2014), visant le développement de collaborations innovantes entre artistes et chercheurs au sein de laboratoires scientifiques (BANDELLI, ZEIJDEN : 2015). Il abordait trois thèmes : le futur de l’eau, la biologie synthétique et le futur des interactions sociales. Il a rassemblé treize laboratoires qui ont mené leurs propres recherches, comme le RoboLab (Ars Electronica à Linz), le Studiolab (Synergetica à Amsterdam), la Science Gallery (Trinity College à Dublin), le Ciant à Prague, le RIXC Center for New Media Culture à Riga… Actuellement, plusieurs laboratoires envisagent l’implication des citoyens et de l’espace urbain dans les projets AST. Citons simplement la Casemate de Grenoble, AADN et Blindsp0t de Lyon, le FabLab de Lille, le FabLab de la Cité des sciences de Paris.
Techno Lab et création scénique : de la réappropriation de la recherche à l’innovation artistique
Dans le théâtre, l’idée de laboratoire est l’un des plus importants paradigmes sur le plan du travail scénique. Il a été déjà exploré par plusieurs artistes, qui ont créé des spectacles dans l’espace clos du laboratoire à des périodes historiques différentes : au temps des avant-gardes, dans les années 1920, puis dans des années 1960 et 1970 (WARNET : 2013). Des metteurs en scène tels que Stanislavski, Meyerhold, Copeau, Grotowski, Barba, Brook, ont consolidé cette modalité créative, qui lie l’approche artistique, l’expérimentation et la recherche. Aujourd’hui, ce type d’espace et la démarche qu’il privilégie tendent à devenir également une méthode de travail créatif, particulièrement sollicitée par le théâtre, puisqu’on parle de plusieurs formations qui intègrent l’idée du laboratoire, comme le spectacle-laboratoire (par exemple, VOCset d’Ariella Vidach et Jardin volcanique d’Anne-Marie Olivier) ou le cours-laboratoire (cursus Idéfi-Créatic à l’université Paris-8, entre autres). Beaucoup de ces espaces favorisent un travail et une recherche au moyen des outils numériques, qui façonnent également l’esthétique des œuvres créées. Ils proposent aux artistes de la scène d’expérimenter de nouvelles démarches liées au jeu et à la scénographie, mais également à l’expérimentation avec des prototypes conçus par des chercheurs dans des laboratoires de recherche. Certains créateurs contemporains se vouent à la recherche et leurs projets artistiques sont accueillis par des chercheurs de haut niveau. Pour le théâtre et la performance, nous pouvons donner de multiples exemples de ce type d’approche : la compagnie Crew collabore fréquemment avec l’Expertise Centre for Digital Media (université de Hasselt) et iMinds ; Jean-François Peyret réalise certains de ses projets avec l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam) et avec le Laboratoire d’informatique pour la mécanique et les sciences de l’Ingénieur (CNRS). Les créations de la danse s’attachent également à ces démarches de recherche en laboratoire : Gilles Jobin a travaillé en résidence au CERN ; Pablo Ventura a coopéré avec RobotLAB ; Florence Pignarre a réalisé son projet avec le robot HRP2 et le Laboratoire d’analyse et d’architecture des systèmes (CNRS).
Depuis au moins une vingtaine d’années, le Techno Lab bénéficie de définitions multiples, selon sa spécialisation et son appartenance institutionnelle. Shannon Rose Riley précise que le mot « laboratoire » provient du latin laborare (« travailler ») et désigne à l’origine le travail pratique dans les sciences chimiques et naturelles (RILEY : 2009, p. 138-139). Le laboratoire a été longtemps associé à un travail individuel consacré aux sciences. Cependant, aujourd’hui, il peut être pensé dans le contexte artistique comme un endroit de conception et de reproduction des résultats et la notion est particulièrement sollicitée dans le cadre du numérique et celui des nouvelles technologies.
Nous allons considérer Techno Lab comme le terme générique qui possède plusieurs dérivés au sein des institutions ou des industries, qu’elles soient de nature artistique, culturelle ou sociale : Living Lab, FabLab, Art Lab ou Makers Lab, entre autres (PLUTA : 2015). Un Techno Lab peut se créer au sein de compagnies attirées par des esthétiques technoscientifiques ou il peut s’agir de laboratoires de recherche qui accueillent des projets de création, comme en témoignent les exemples précédents. L’espace d’un Techno Lab constitue le cadre, qui peut se définir ici comme un espace physique, mais qui a également ses dérivés dans un espace virtuel sur le Web ou une plate-forme du type open source, cloud ou autre, qui permettent un accès à des outils numériques. Un Techno Lab donne par conséquent l’occasion de discuter des pratiques des metteurs en scène, des acteurs, des scénographes, des concepteurs lumière, son ou image, avec des ingénieurs programmeurs, des roboticiens et ceux qu’on appelle aujourd’hui les « technologues » : des personnes qui possèdent donc des compétences informatiques et une sensibilité artistique.
Soulignons que le travail créatif en laboratoire impose des exigences et des étapes de réalisation qui diffèrent autant du processus de création sur un plateau de théâtre que de la recherche pure menée dans un laboratoire de recherche technologique, telle qu’une hypothèse ou une finalité (PLUTA : 2017). Même si les termes d’« hypothèse » et de « finalité » sont définis différemment dans les contextes scientifique et artistique, ils peuvent constituer des dénominateurs communs pour l’équipe de création et les scientifiques, et garantissent la transversalité de la création et de la recherche. Tous les participants doivent définir ces paradigmes à leur manière et trouver des points communs avec les explications données par les autres participants du projet.
Techo Lab à l’université et création artistique
La rencontre entre artistes et scientifiques peut avoir lieu dans des laboratoires de natures différentes. Citons-en quelques exemples : un laboratoire universitaire qui intègre des chercheurs, des artistes et des étudiants ; un laboratoire purement scientifique clos ; un laboratoire créé par les artistes, qui permet cette rencontre interdisciplinaire ou encore un laboratoire industriel, qui accueille un artiste en résidence dans un Living Lab (BIANCHINI, FOURMENTRAUX, MAHÉ : 2008).
La compagnie britannique Blast Theory a développé une collaboration avec le Mixed Reality Lab de l’université de Nottingham, spécialisé dans l’interaction homme-machine, plus précisément sur les systèmes distribués, l’IA, l’apprentissage automatique, la vision et les méthodes formelles. Matt Adams, directeur de la compagnie, indique que cette collaboration a débuté en 1997 et que la première création issue de cette complicité est Desert Rain (1999). Elle s’est poursuivie avec des projets tels que Can You See Me Now ?, Uncle Roy All Around You, Day Of The Figurines, Rider Spoke et Ulrike And Eamon Compliant6. Ce laboratoire était fortement engagé dans la recherche sur la réalité virtuelle (RV) et il a créé son propre moteur de RV. Matt Adams se rappelle :
Lorsque nous avons expérimenté des modes d’interaction avec le public, le jeu et l’aspect ludique ont clairement joué un rôle essentiel. Mais c’est en 1997-1998, lorsque nous avons entamé une collaboration avec le laboratoire de réalité mixte de Nottingham, que nous avons commencé à nous intéresser à la réalité virtuelle (RV). Ils étaient très engagés dans la recherche et avaient créé leur propre moteur de RV et ils nous ont donné l’autorisation de jouer dans cet espace virtuel. Nous avons donc commencé à créer des choses dans l’espace virtuel et lorsque j’ai débuté mes recherches sur la RV, pour la comprendre, je suis tombé sur ce chevauchement entre la virtualité en tant que discipline technique, la création de mondes immersifs en 3D et la virtualité en tant qu’idée philosophique dans le travail de Baudrillard et d’autres philosophes, et l’idée du spectacle qui remonte aux situationnistes (ADAMS : 2022, p. 397).
La compagnie obtient alors une licence qui lui permet d’expérimenter cet environnement, de l’étudier et de l’appliquer dans plusieurs performances (NELSON : 2015)7. La performance Can You See Me Now ? (2003), par exemple, fondée sur la géolocalisation, explore deux espaces de jeu : la ville physique et une ville virtuelle. Il y a des coureurs dans l’espace urbain (membres de Blast Theory) et des joueurs en ligne, les deux groupes restant en contact direct grâce à un système de talkie-walkie. À l’aide de touches fléchées, les joueurs explorent la ville virtuelle, mais ne doivent pas s’approcher des coureurs. Si un coureur est trop près, les joueurs en ligne sont éliminés. Ce format, qui est la deuxième collaboration avec le Mixed Reality Lab, s’inspire d’un simple jeu de cour de récréation. Toutefois, il explore un élément nouveau : des joueurs sont répartis dans un espace physique et dans un espace virtuel.
Ce rapprochement entre Blast Theory et le Mixed Reality Lab est probablement l’une des collaborations les plus longues et les plus fécondes qui soient entre un groupe d’artistes et un laboratoire universitaire, puisqu’elle a duré vingt-deux ans, sans discontinuer (BENFORD, GIANNACHI : 2011). Dans ce Techno Lab, il s’agit de découvrir, dans un premier temps, les logiciels spécifiques proposés par cet espace de recherche scientifique et de pouvoir les détourner de leur fonctionnement dans un contexte de création (GIANNACHI, KAYE : 2017). L’artiste fait émerger de cette manière de nouvelles potentialités du prototype, qui n’avaient pas été envisagées par les concepteurs. Il convient de remarquer que nous pouvons également observer ici un processus de décloisonnement des disciplines, dont les activités se mènent d’habitude en vase clos, comme le prouvent l’informatique, la robotique, mais également la création scénique. Dans ce contexte, elles sont situées dans une position d’enrichissement réciproque et même d’interdépendance. Cette dernière peut se traduire par la manière dont l’artiste bénéficie de soutiens financiers afin de réaliser son projet interdisciplinaire.
Techno Lab au sein d’une compagnie artistique : donner une forme théâtrale à une recherche scientifique
Sue-Ellen Case, dans Performing Science and the Virtual, démontre que, dans le cadre du paradigme scientifique et depuis le milieu du XVIIe siècle, la découverte de droits naturels s’est déroulée dans une situation par définition théâtrale : un chercheur, observant une situation définie à l’aide de méthodes et d’outils optiques, interprétait les résultats tangibles issus des expériences (CASE : 2006). Il n’a pas seulement dû se plier aux exigences des procédures scientifiques strictement réglementées, mais aussi respecter les règles de la « mise en scène », qui ont défini son comportement et la façon d’entretenir des relations possibles avec d’autres observateurs (SUGIERA, BOROWSKI : 2017). Małgorzata Sugiera et Mateusz Borowski soulignent qu’on peut en effet observer des ressemblances entre un travail en laboratoire et une œuvre artistique, soit des actions similaires intentionnelles d’« épuration » de la réalité en vue de les transformer en « situations modèles ». Elles ont comme objectif de saisir, de noter et de rendre public les propriétés de ces travaux, menés dans un laboratoire ou en tant que travail artistique. Ce n’est qu’après ce processus qu’on peut observer les effets de cette action d’affinage. Ces résultats se matérialisent durant la réception par le public.
Plusieurs artistes contemporains mettent en œuvre ces similitudes entre le travail dans un laboratoire scientifique et la création, et ce en concevant des espaces intermédiaires dédiés à ces activités et en faisant collaborer des artistes et des scientifiques. Kòniclab, par exemple, est un laboratoire créé par la compagnie catalane de danse et de performance Kònic Thtr (SÁNCHEZ, BAUMANN : 2022). Il s’agit d’un cadre qui permet à Rosa Sánchez et à Alain Baumann, fondateurs de la compagnie, de mener des recherches et des expérimentations. Leurs explorations leur permettent d’examiner des outils numériques afin de les détourner à des fins artistiques. Kònic Thtr et Kòniclab sont des structures qui adaptent ces dispositifs issus de collaborations pluridisciplinaires à l’expression artistique (MONTEVERDI : 2008).
Depuis le début des années 1990, Rosa Sánchez et Alain Baumann s’intéressent aux technologies et à l’interactivité, qui représentent un véritable défi dans leur travail. Ils collaborent avec des chercheurs et des technologues, ce qui leur permet non seulement d’explorer mais de développer des outils spécifiques. Ces derniers peuvent être directement intégrés dans leurs travaux scéniques et leurs installations interactives ou bien faire partie de la phase de tests. Pour réaliser les structures interactives, ils commencent une collaboration avec Marti Sánchez, chercheur au Consejo Superior de Investigaciones Científicas (CSIC) de Barcelone. Ils travaillent ensemble, pendant une année, afin de développer un logiciel d’analyse des données produites par les interactions des visiteurs de l’installation. Celui-ci s’appelle Terra i Vida et permet de créer un univers de vie artificielle dont les composantes sont générées en fonction des interactions du public et de l’interprétation de ces dernières par le logiciel. Les artistes soulignent qu’il s’agit d’une collaboration spécifique : étendue dans le temps et marquée par de multiples échanges entre les créateurs et l’ingénieur développeur. Cela a permis la modélisation de la première installation e_motive (2003), dans laquelle les artistes étaient constamment inspirés par les différentes directions prises sous l’influence du logiciel. Ce dernier stimulait des interactions entre les créateurs et le dispositif8 (SÁNCHEZ, BAUMANN : 2022). Un autre travail, mur.muros (2008), qui emploie le logiciel Terra i Vida, est également une installation interactive qui consiste en une architecture de forme cylindrique. Elle possède une partie extérieure sensible et une partie intérieure réactive, les deux pouvant être visitées et explorées par les spectateurs9. Deux entrées dans ce cylindre servent à communiquer entre l’intérieur et l’extérieur. Sur le mur extérieur, à côté des entrées, il y a quatre petits écrans avec des microphones. On peut y voir des images du monde utopique (villes et paysages). Les petits microphones enregistrent le son environnant ou les voix du public et les envoient à l’intérieur du module cylindrique. Ici, le public peut voir des images et des vidéos enregistrées par les artistes : des villes comme Barcelone ou des images abstraites, projetées sur le mur ou sur le sol. Il observe, sur plusieurs écrans, des images relevant de l’utopie ou de la dystopie, deux idées qui sont mises en jeu dans cette installation.
Depuis lors, Sánchez et Baumann ont lancé d’autres collaborations de ce type. En 2007 est née une complicité avec le Hangar10 de Barcelone et l’Ircam de Paris11. Les deux artistes ont commencé à travailler avec une librairie logicielle développée à l’Ircam pour le logiciel Max/MSP, surtout utilisé par des ingénieurs de plateau12. Ensuite, un autre logiciel, nommé iXKa, a été élaboré pour les artistes à l’origine de cette recherche et développé au cours de plusieurs ateliers en Italie et en Espagne. Les équipes (artistique et de recherche) réalisent des tests ainsi que le design et le développement du dispositif computationnel et électronique. iXKa élargit les potentialités de l’expression du corps sur le plateau et permet de créer des dramaturgies audiovisuelles originales et même inédites, conçues en temps réel durant une performance (SÁNCHEZ, BAUMANN : 2022).
Laboratoire de robotique : entre le protocole scientifique et la performativité
Les laboratoires de recherche en robotique ouvrent un intéressant champ de rencontres et d’explorations interdisciplinaires par des inventions extrêmement poussées en prothétique bionique, allant de pair avec des recherches en neurosciences et en bio-ingénierie qui permettent l’intégration de ces prothèses dans le corps humain (BESNIER : 2016).
Certains laboratoires de recherche en robotique accueillent également des collaborations artistiques. Dans le contexte des arts de la scène, l’exemple le plus connu de collaboration entre un metteur en scène et un laboratoire de robotique réside dans les projets signés par les Japonais Oriza Hirata, auteur et metteur en scène, et Hiroshi Ishiguro, spécialiste en robotique (PLUTA : 2016). Les Ishiguro Laboratories d’Osaka, dirigés par ce professeur, et les ATR Laboratories de Kyôto, avec lesquels Ishiguro collabore, sont devenus des espaces de travail et de recherche scientifiques extrêmement avancés. Les équipes y élaborent des androïdes du type Géminoïde, qui sont conçus à l’image d’une personne réelle13. Les chercheurs collaborent avec des psychologues, des neuroscientifiques et des spécialistes en sciences cognitives pour adapter au mieux des solutions relevant de l’IA et concevoir ces robots ultrasophistiqués, possédant une ressemblance humaine inédite jusque-là. Ces unités de recherche commencent alors une collaboration avec le metteur en scène Oriza Hirata et Zaven Paré, artiste et chercheur français, dans le cadre du Robot Actors Project, défini et conçu par Zaven Paré. Ce dernier projet a été organisé selon deux axes, mettant au centre l’androïde nommé Géminoïde F : le travail de mise en scène, signé par Oriza Hirata ; et des séries de tests aux Laboratoires ATR à Kyôto, menées par Paré (PLUTA : 2016). Les spectacles, tels que Sayonara. Version androïde (2010), Sayonara. Version 2 (2012), Les Trois Sœurs. Version androïde (2012), entre autres, mettent Géminoïde F en situation de jeu avec des acteurs humains. Sayonara. Version 2 (2012), par exemple, est une pièce intimiste de trente minutes, qui met au centre de l’histoire le dialogue entre une jeune femme, atteinte d’une maladie incurable, et une androïde qui lui tient compagnie. Assise, la comédienne joue en vis-à-vis du robot, qui devient un acteur à part entière, téléopéré par un ingénieur et dont la voix est doublée par une autre actrice. Hirata précise que le fait d’introduire un androïde dans ses spectacles a considérablement changé le processus de création de sa compagnie, Seinendan. Pour Les Trois Sœurs. Version androïde (2012), le travail sur le plateau se faisait, pendant plusieurs semaines, uniquement avec les comédiens et le robot était joué par l’assistante à la mise en scène. Les répétitions étaient enregistrées et la vidéo a été envoyée aux Laboratoires ATR pour paramétrer le Géminoïde F (HIRATA : 2022). Une fois cette étape accomplie, l’androïde a été introduit sur le plateau, ainsi que l’équipe de roboticiens en régie. Les comédiens avaient pour mission de le surveiller, de s’adapter à ses bugs et d’improviser, si nécessaire. Hirata a souligné que l’accord de son équipe artistique pour cette mission « robotique » était possible grâce à la confiance réciproque, car la compagnie se connaît bien et collabore depuis plusieurs années.
Les ATR Laboratories de Kyôto sont devenus le lieu d’essais avec le Géminoïde HI-1 (réplique du Pr Hiroshi Ishiguro), qui visent à examiner les solutions technologiques intégrées ainsi que leurs pertinences comportementales. Il s’agit ici d’une expérimentation qui met en œuvre à la fois leur performativité, telle que comprise par les arts de la scène, et la scientificité dans un laboratoire clos et purement scientifique. Cet aspect intéressant a été notamment décrit par Zaven Paré, qui a travaillé avec ce robot et qui s’est rendu à Kyôto pour réaliser plusieurs séries de tests. Il a publié ses réflexions autour du déroulement des différents tests dans Le jour où les robots mangeront des pommes, coécrit avec Emmanuel Grimaud (GRIMAUD, PARÉ : 2011). L’exercice mené par Zaven Paré visait à créer un dialogue avec le robot, qui était télécommandé et doublé par un chercheur.
L’expérience de Zaven Paré, dans laquelle l’expérimentateur mange une pomme (d’où le titre du livre), est devenue un moment-clé. Elle a pris une dimension fortement performative et le laboratoire s’est changé en endroit de théâtralisation. Elle pose les questions suivantes : est-ce le Géminoïde qui observe cette pomme en train d’être croquée, qui bouge ses lèvres, qui regarde (ibid.) ? Jusqu’à quel point s’impose l’identification avec le téléopérateur, sa personnalité, ses mouvements ?
Ces témoignages prouvent que l’expérimentation scientifique avec le Géminoïde HI-1 transgresse la spécificité du laboratoire technologique, en tant que lieu de recherche, devenu l’endroit d’une expérience anthropologique, de la performativité et de la théâtralisation. Le robot, les scientifiques et l’artiste (Zaven Paré) sont à la fois chercheurs et acteurs de l’imprévu, de l’improvisation en dehors du protocole de l’expérience scientifique, de la panne, de l’échec ou d’une découverte inattendue. Le Geminoïde constitue ainsi un lien entre les équipes, les différentes fonctions, et permet la rencontre des mondes de la recherche et des arts.
« Finalité multiple » de l’œuvre et limites du geste créateur
Nos exemples démontrent qu’un Techno Lab fait collaborer des artistes et des scientifiques dans le cadre de projets scéniques Art-Science-Technologie fondés sur la recherche (LECHOT HIRT : 2010). Dans ce contexte, que devient l’œuvre et quelles sont les limites du geste créateur ?
Une création de ce type, conçue dans l’espace du laboratoire, aboutit à une finalité que les spécialistes de la recherche artistique appellent « multiple » (FOURMENTRAUX : 2011). Cette dernière possède deux composantes fondamentales : l’œuvre et le dispositif technologique. La collaboration de l’équipe de création peut se transformer en « mariage » durable : un logiciel devient la propriété de l’artiste, qui en fait un usage multiple, comme le montre le travail de Rosa Sánchez et Alain Baumann. Il peut également être une « union libre », puisqu’un dispositif peut être mis à disposition dans un but autre qu’artistique et placé dans un cadre différent : le Géminoïde F, à part son intégration dans une pièce de théâtre de Hirata, et le Géminoïde H, observé par Paré, sont exposés dans des centres d’art ou participent à des conférences. Jean-Paul Fourmentraux parle, dans un tel contexte, de la « processualité dynamique » concernant la finalité qui peut évoluer et prendre une forme plurielle : une performance pour devenir plus tard une installation ou un spectacle-conférence (ibid., p. 17). Une œuvre issue d’un Techno Lab prolonge alors sa vie d’une manière variée : d’une part, dans un espace artistique (plateaux des théâtres, musées, centres d’art) ; d’autre part, dans un Techno Lab où elle retourne (recueil du dispositif temporaire pour son entretien ou son stockage). L’idée de la finalité multiple ne s’arrête pas là, car le processus développé en Techno Lab est redirigé vers d’autres voies, en donnant un autre aspect à la collaboration entre les artistes et les scientifiques (DEBATTY et al. : 2012).
Dans ce contexte, les gestes de création quittent en partie leur cadre artistique habituel et deviennent des actes réalisant des tests et faisant fonctionner des instruments technologiques (PLUTA : 2019). Par conséquent, l’esthétique de l’œuvre intègre des éléments issus de ces moments en laboratoire : elle les dissout dans le style de la mise en scène ou les rend explicites (visibles) dans la représentation. Par exemple, l’artiste peut montrer, pendant la pièce, les vidéos du processus de création ayant eu lieu en laboratoire de recherche, comme l’a fait Stefan Kaegi dans La Vallée de l’étrange. Le metteur en scène qui crée dans ce type d’espace se familiarise avec la recherche scientifique et s’approprie des dispositifs technologiques. Il élargit de cette manière son expérience professionnelle aussi bien que ses compétences, qui dépassent sa formation accomplie dans un conservatoire.
Notice Biographique
Izabella Pluta est titulaire d’une thèse de doctorat en lettres, critique de théâtre et traductrice. Actuellement, elle est chercheuse indépendante associée au Centre d’études théâtrales de l’université de Lausanne. Elle est l’autrice de l’ouvrage L’Acteur et l’Intermédialité (L’Âge d’homme, 2011). Elle a codirigé les numéros 137-140 de Ligeia consacrés aux « Théâtres laboratoires » (2015) et dirigé Metteur en scène aujourd’hui. Identité artistique en question ? (PUR, 2017), Salle d’attente de Krystian Lupa (Antipodes, 2019) et l’anthologie bilingue Scènes numériques. Digital Stages (PUR, 2022). Site Internet : http://www.izabellapluta.com/