Faire monde : esthétiques du retrait et nouvelles perceptions de l’œuvre-dispositif 

Lac Crawford, Canada, désigné comme l’un des lieux de référence de l’Anthropocène. ©Huges Blineau
Lac Crawford, Canada, désigné comme l’un des lieux de référence de l’Anthropocène. ©Hugues Blineau

Résumé

Comment l’art peut-il modifier les enjeux communicationnels et idéologiques portés par les nouvelles technologies pour, au-delà de ses seules marges, dessiner de nouvelles figures de résistance et faire monde ? Quels territoires sensibles peut-il reconquérir, à l’heure où la générativité de l’IA permet de produire des images et même, plus largement, des processus de pensée se rapprochant de l’humain, jusqu’à peut-être se confondre avec lui ? Repenser la nature même du geste, à l’aune de l’Anthropocène, apparaît comme une voie possible pour repenser l’art et le rapprocher de son environnement physique, plus fragile et menacé que jamais. Depuis le monde des interfaces, peut-être n’y a-t-il que quelques pas à faire pour appareiller une vision et susciter de nouvelles approches sensibles, au plus près du vivant. Construire de nouveaux récits en rendant visible ce qui échappe pour mieux combattre ces funestes advenirs qui semblent étreindre notre monde de leurs présences, à la fois spectrales et conjuguées.

Mots-clés : dispositif, appareil, technologies, intelligence artificielle, art, écopoétique.

Abstract

How can Art modify the communicational and ideological purposes carried by new technologies, to, beyond its margins, draw new figures of resistance and create a world ? What sensitive territories can it (re)conquer, at a time when the generativity of AI allows us to produce images, and even more broadly thought processes that are close to human, to the point of perhaps merging with it ? Rethinking the very nature of gesture, in the light of the Anthropocene, appears as a possible way to rethink Art, and bring it closer to its physical environment, more fragile and threatened perhaps than it was. never been. From the world of interfaces, it is perhaps only a few steps to take to combine a vision and generate new sensitive approaches, as close as possible to living things. Construct new stories by making visible what escapes, to, perhaps, better combat these disastrous events which seem to embrace our world with their presences, both spectral and combined.

Keywords: device, technologies, artificial intelligence, art, ecopoetics.

Faire monde : esthétiques du retrait et nouvelles perceptions de l’œuvre-dispositif

Introduction

« Faire monde » : l’expression a été souvent employée dernièrement pour réinscrire le geste artistique (quels qu’en soient les médiums et les registres d’apparition) au cœur du vivant. Un vivant de plus en plus menacé, au bord de l’exténuation, voire de la disparition. Titre-programme, champ d’exploration du réel à forte connotation anthropologique… Peu importent les termes appliqués aux mondes que développent les artistes, l’on pointera à leur sujet l’expression d’une contradiction, prenant parfois la forme d’une impasse. Créatrice d’objets intégrés à une chaîne productive, elle-même dépendante de plus vastes enjeux économiques, comment l’œuvre d’art peut-elle, en effet, faire monde aujourd’hui, sans participer à l’altération du vivant ? Depuis l’un ou l’autre de leurs écosystèmes, quels gestes artistiques porteraient en eux le signe d’une écoute plus sensible du monde, voire d’une réparation ?

Depuis une vingtaine d’années, certains artistes, comme Janet Biggs ou Laurent Tixador, s’écartent provisoirement de la civilisation pour produire autant d’expériences que de retours au plus près du vivant, dans des paysages reculés. Ces démarches sont pourtant relativement isolées à l’intérieur du champ de la création contemporaine. Porteurs d’utopie mais témoignant plus profondément d’une forme de désenchantement, ces gestes traduisent la difficulté de rendre compte par l’art de l’état actuel du monde physique, tant celui-ci est affecté en profondeur par les activités humaines, bien au-delà des seuils de visibilité qui sont les nôtres. Ainsi, comme l’exprime Paul Ardenne, « artialiser cette forme de fin du monde que sont l’hyperpollution et le dérèglement climatique » pourra d’abord sembler hors de portée des producteurs d’œuvres d’art, tant ces phénomènes semblent diffus et généralisés, au-delà et en deçà de toute forme de représentation (ARDENNE : 2018, p. 63). Dès lors, les machines et autres appareils de vision qui peuplent notre monde numérique leur apparaîtront comme les interfaces les plus qualifiées pour rendre compte de ce qui échappe au commun et se dérobe au regard – comme il en a été de tout temps –, à condition peut-être d’en détourner les usages, d’en remettre en question les potentialités expressives, au regard de leurs territoires d’inscription, des réseaux sociaux aux cimaises des musées. Ainsi explorons-nous aujourd’hui le monde physique dans des strates ou dimensions que certaines machines de vision nous permettent de pénétrer, bien au-delà des limites perceptives de l’œil humain. C’est ici, sûrement, un enjeu auquel nul artiste conscient de son temps ne saurait échapper, car, comme le rappelle le philosophe Stéphane Vial, « chaque génération réapprend le monde et renégocie son rapport au réel à l’aide de dispositifs techniques dont elle dispose dans le contexte socioculturel qui est le sien » (VIAL : 2013, p. 111). Exploiter machines et appareils de vision, en détourner les fonctions utilitaires ou communicationnelles pour susciter de nouveaux vertiges et requalifier le réel : telles sont les démarches d’artistes contemporains comme Victor Burgin, Anna Ridler ou même Cyprien Gaillard, qui, dans des registres hétérogènes, s’interrogent sur les valeurs des artefacts et leurs modes de transmission à l’aune du contemporain.

Faire monde : écologies du geste et économie de l’image

Faire monde, c’est, depuis toujours, établir une rencontre par l’expérience sensible et dans un temps donné : celui d’un regard lié à son objet. L’on pourra même évoquer ici ses différents objets, tant nombre d’œuvres contemporaines, hybrides, immersives, conduisent et entrecroisent différentes formes de résonances – pour reprendre le concept développé par Hartmut Rosa1 – avec le réel. Ce réel qui nous apparaît aujourd’hui plus insaisissable qu’hier, mais aussi plus intensément habité par toutes les matières d’images qui en cartographient le présent. 

Si, en effet, les objets connectés et autres interfaces numériques nous aident à habiter aujourd’hui le monde, c’est d’abord en abolissant les frontières et les distances physiques jadis imposées par l’expérience directe du réel. Nous vivons ce passage éminemment rapide – mais aussi toujours repoussé et à venir – d’un type de phénoménologie à un autre : soit l’émergence d’une culture de la traduction et de la simulation, détachée du réel mais paradoxalement ancrée à l’intérieur de celui-ci, pour en éprouver de nouvelles dimensions. C’est ainsi que nous pouvons approcher toutes les strates numérisées du territoire-monde, même le plus lointain, en quelques clics, pour expérimenter la haute définition de ses images objectivées. C’est ainsi que l’accès quasi instantané à des milliards de ressources, sur les registres communicationnels les plus variés, informe en profondeur notre rapport au réel, mais aussi notre être-au-monde, qui ne cesse de mobiliser et de se voir mobiliser par les interfaces qui lui sont effectivement proches. Une captation de l’image par l’image, à laquelle nul individu contemporain ne semble pouvoir échapper. Comme l’explique le philosophe Stéphane Vial : « Exister s’apprend avec les objets – au sens restreint où exister signifie ici être mis en présence du monde. Être, c’est donc naître avec la technique » (VIAL : 2013, p. 112).

Si l’art a toujours été ontologiquement lié à la technique et, en particulier, aux dispositifs de vision qui en véhiculent les images et les représentations, les possibilités nouvelles qu’offre l’IA modifient sensiblement notre rapport au geste artistique, à ses prérequis comme à ses valeurs d’authenticité. L’on pense à toutes ces nouvelles fabriques d’images que produisent les systèmes informatiques par la sélection et la combinaison de données, détachées des savoir-faire d’ordre technique acquis par l’humain. À titre d’exemple, une application accessible au grand public, telle que Midjourney, permet depuis peu, à partir d’un simple énoncé ou prompt, de produire de manière quasi immédiate des images à l’hyperréalisme confondant, pouvant être perçues comme des formes particulièrement troublantes et sophistiquées de reconstruction du réel. Sans doute, la disparition du geste physique pousse-t-elle encore plus loin le paradigme moderniste d’une œuvre détachée du faire – cette somme de savoirs et d’expériences de nature matérielle – pour ne plus engager, par les seules puissances du calcul, que l’immédiat d’une apparition, si réaliste soit-elle.

Il ne faudra pourtant pas nous méprendre ici et conclure hâtivement à la dissolution du faire dans le voir ou bien nous convaincre de la disparition de toutes les possibilités de résistance des artistes à un monde baigné d’images, dont les flux permanents et les sollicitations de tous ordres ne feraient que repousser les singularités vers les marges et l’oubli. Car, sous les technologies et les dispositifs, les gestes ne disparaissent jamais vraiment. Au contraire, ceux-ci continuent à mobiliser les sens et la pensée, en renégociant sans cesse les rapports aux objets qui médiatisent notre présence au monde. Aussi, pour mieux saisir ce qui peut être art aujourd’hui, nous faudra-t-il prendre au mot ce que Michel Guérin nous invite à penser sur la plasticité et l’intentionnalité du geste. Comme l’explique le philosophe, quels que soient ses registres d’apparition, celui-ci est toujours « un composé de mémoire et de projet », soit un surgissement dans l’ordre du monde, dans un ici et maintenant qui contracte ce qui précède et ouvre, d’un même souffle, à l’advenir d’une intention (GUÉRIN : 2011, p. 80). Ainsi, le geste s’affirme toujours dans un espace donné, pour articuler une décision plus ou moins latente à un faire plus ou moins ancré. En ce sens, il pourra être rapproché de ce que le philosophe appelle l’« affectivité de la pensée » (GUÉRIN : 2011, p. 80). Prendre le geste à la lettre, à l’aune des mondes numériques, ce serait alors déplacer le sens et imaginer de nouveaux rapports entre ce qui fait art et ce qui y ressemble absolument, par transparence, pour troubler nos repères. L’on pense ici, à titre d’exemple, à ces images produites par l’IA provoquant aujourd’hui d’intenses débats éthiques ou juridiques autour de leur statut nécessairement hybride2. Plus largement, si le geste ne disparaît jamais totalement dans l’art – y compris dans les pratiques dites numériques –, peut-être trouvera-t-il alors d’autres appuis pour engager de nouveaux frayages, pour déconstruire notre réel, si puissamment virtualisé, et dégager, depuis ses marges, de nouvelles voies imaginaires. C’est alors que les démarches de nature artistique – ancrées plus particulièrement dans le visuel – pourront sur plusieurs points se rapprocher de l’horizon écopoétique3, tel qu’il a été théorisé dans les champs de la philosophie ou de la littérature.

Art et dispositif : redéfinitions et temporalités

L’art se place au cœur des dispositifs de vision qu’il médiatise : ceux qu’il génère en tant qu’objets, mais aussi ceux avec lesquels il résonne en dehors de ses champs d’action habituels. À titre d’exemple, une œuvre comme Dead Drops (depuis 2010), signée de l’artiste allemand Aram Bartholl, met en jeu les gestes de l’art, en détournant les modes de circulation des images et des données numériques à l’ère des réseaux. En disséminant à l’échelle mondiale des milliers de clés USB dans l’espace public, elle se développe encore aujourd’hui comme un véritable espace de partage ouvert, en dehors de toute forme de contrôle des grandes multinationales du Web. Accessibles à tous les utilisateurs-créateurs, ces boîtes fantômes stockent des données échangeables en réintroduisant une valeur d’échange d’individu à individu, ce peer-to-peer originel que les usages du Web ont peu à peu rendu obsolète. De nature participative, Dead Drops, qui emprunte son titre aux protocoles utilisés par les agences de renseignements, questionne ainsi nos identités numériques et, peut-être davantage, nos capacités de résistance à des modes de pensée imposés par la nature même des interfaces. Loin des actions immédiates produites sur Internet, l’engagement et l’adhésion à un régime d’appartenance se voient ici réaffirmés par la réintroduction d’un geste matériel au cœur du dispositif, chaque clé introduite dans l’interstice d’un mur urbain étant ensuite cimentée pour s’inscrire dans le temps long. Notons aussi que les Dead Drops permettent accessoirement l’accès à des contenus artistiques, entre autres, certains utilisateurs y déposant les images de leurs propres créations, fichiers musicaux et autres productions littéraires. 

Plus profondément (et donc bien au-delà de ce type de geste relevant d’une forme engagée, voire militante, de l’action artistique, à rapprocher de la pratique du DIY ou du détournement des mass-médias, voire du piratage en bonne et due forme), les créateurs ne peuvent que se confronter aujourd’hui à la question de la validité des dispositifs qu’ils mettent en œuvre par rapport à ceux d’autres espaces communicationnels, comme le Web, aux sphères gagnées par l’extrême vitesse et l’éphémère, à l’intérieur desquelles se dissoudraient toutes les formes d’images et de productions imaginaires. 

Devenir-machine de l’art : perspectives (une œuvre-exemple)

Notamment pilotée par l’artiste-chercheur Samuel Bianchini et le laboratoire de recherche de l’Ensad-Paris, Fossilation (2021) est une installation rendant visible un processus physique imperceptible : celui de l’énergie résiduelle produite par un espace architectural interagissant avec ses sources de lumière, que celles-ci soient naturelles ou artificielles. Fruit de la collaboration entre ingénieurs, designers et plasticiens et produite à l’occasion du festival Hors Pistes dans le hall du Centre Pompidou, cette installation a consisté en la mise en espace d’une large membrane en bioplastique connectée à ses différentes sources matérielles par un vaste réseau de câbles se déployant depuis son support translucide. Gagnée, au fil des jours, par des apparitions sensibles rythmant sa surface, l’œuvre opère une double opération de révélation et de retournement physique : celle d’événements inframinces qui, au lieu d’échapper au regard, sont rendus visibles sous l’action d’un dispositif associant différentes technologies de pointe à la plasticité de ses formes visuelles. Lentement impressionnée, l’image générée par l’œuvre trouble les repères : elle semble ramener l’ensemble des découpes de l’architecture – formes orthogonales, pleins et vides – à une échelle contrainte, celle de son support. Plus profondément encore, Fossilation rend compte d’un développement matériel inscrit dans le temps long, empreinte d’espace devenant l’image éphémère d’un processus qui la contient et la dépasse pour ensuite l’effacer radicalement. 

Plutôt que d’être l’effet d’une prise de vue, ces quasi-images proviennent d’une lente prise de forme : une empreinte forme l’image, l’empreinte d’un dispositif électronique actuel d’affichage. Tel le fossile de notre époque, la contreforme de l’ensemble des composants mis à nu (écran plat, câbles, ordinateur et ses périphériques) est imprimée dans la matière. Mais, image après image, cette empreinte disparaît comme la maquette d’une mine à ciel ouvert progressivement ensevelie. Le processus de prise de forme ou de « déprise » de forme est ainsi figuré par le séquençage même : c’est la même image qui est représentée, mais qui, photogramme après photogramme, se fond littéralement dans son support (BIANCHINI : 2021).

Loin des productions numériques, contractant souvent le temps de l’expérience jusqu’au vertige, l’œuvre réintroduit la valeur entropique du geste, tout en métaphorisant la disparition de toute forme d’objet de nature technologique. Les actions et les événements reliés à l’humain par les interfaces deviennent ici des fossiles aux modes d’existence paradoxaux, intensément passagers. Comme d’autres œuvres recourant à des technologies avancées, Fossilation nous rappelle combien les processus qui conduisent aux apparitions numériques les effacent à une vitesse ultrarapide, pour les renouveler sans cesse, dans une temporalité qui les excède radicalement. L’œuvre invite à une réflexion sur les pratiques du recyclage et relève, par la nature de son dispositif, d’enjeux environnementaux plus vastes, débordant ceux habituellement attachés à l’art. Que faire de la surconsommation d’énergies de tous ordres, notamment fossiles ? Les transmuter, les intégrer dans un dispositif de recréation plus large, de nature critique ?

À travers cet exemple, nous pouvons nous interroger sur le rôle des technologies dites avancées, prenant place à l’intérieur de certains processus artistiques dits engagés. Si une œuvre comme Fossilation s’inscrit dans une démarche collective, à la frontière entre art, design écoresponsable et ingénierie, elle se présente comme prototype propre à susciter de nouveaux rapports entre nature d’objet et pensée de l’événement. C’est ainsi que la technologie appliquée à l’art déplace l’appréhension du visible et éveillera peut-être les consciences à des gestes nouveaux, pouvant modifier la nature même du réel. Les outils numériques visent dès lors à une révélation de type antispectaculaire, au-delà de l’apparente séduction visuelle d’abord promise. Le spectateur réinvestit le temps, celui-ci ménageant imprégnations et pensée sensible, ce qui pourra rapprocher une œuvre hybride comme Fossilation de gestes artistiques se plaçant à l’autre extrémité du spectre, pour défier techniques et technologies, voire réduire leur apport à leurs simples « conditions d’appareil », suivant l’expression de Jean-Louis Déotte4, soit leurs capacités strictes d’enregistrement du réel, en tant qu’images, très éloignées donc des captations multisensorielles présentes dans l’installation du laboratoire de l’Ensad. Nous pensons ici à ces retraits du monde auxquels s’obligent certains artistes pour affirmer le caractère essentiel de leur démarche et qui s’appuient d’abord sur une économie de moyens pour réinvestir l’événementialité d’une action physique produite par le corps, sans mobilisation d’autres interfaces, sinon les propres matériaux du réel.

C’est ainsi que nous pourrons lire Ligne Fantôme (2006-2020) du plasticien-vidéaste Ismaïl Bahri. L’œuvre consiste très simplement en l’érection d’une ligne d’épingles fixées au mur à intervalles réguliers, ménageant ses points d’accroche et, littéralement, ses vides, qui laissant apparaître la matérialité de sa surface d’inscription. Le plus souvent, il est donc donné au spectateur d’éprouver un manque, celui d’une continuité visuelle, qui assurerait la connectivité de ses éléments : ligne discontinue, voire brisée, comme l’écho fragmentaire d’un ordre des choses hérité de l’histoire des images, que tant de récits et d’événements ont par ailleurs mis en défaut. Par ses manques ou ses réserves – si nous le rapprochons de l’idée d’un dessin originel défiant le temps, car ce même geste aurait pu être produit des siècles plus tôt –, seul le passage régulier mais éphémère de la lumière du jour en assurera, pour un temps, le processus de recouvrement. Ombre portée, somme de toutes celles, rassemblées mais toujours minuscules, des épingles pointées sur leur support. L’œuvre nous dit alors, plus secrètement, que, de la lumière, l’ombre n’est jamais loin. L’artiste le formulera autrement, définissant son geste dessiné comme un « instrument qui donne à percevoir un mouvement cosmique5 » (BAHRI : 2020). Par la somme de ces opérations, Ismaïl Bahri rend donc visible l’invisible du phénomène, en lui assurant le caractère d’une double révélation. C’est ainsi que l’événement le plus lointain, soit la traversée de la lumière depuis un point situé à environ 150 millions de kilomètres – en un sens originel et porteur de toutes les images et de toutes les catastrophes à venir –, donne aussi à voir la ligne diffuse faisant se joindre les objets et leurs ombres flottantes, mais aussi, dans ses creux et ses prolongements, les anfractuosités d’un mur et, sur certaines images documentant les temps arrêtés de son action première, la découpe de la silhouette de l’artiste lui-même, comme l’habitant éphémère mais primordial d’un geste à la portée paradoxale6. Empreintes émises depuis l’infiniment lointain, liant provisoirement l’ombre à la lumière, la matérialité de l’objet à sa racine perceptuelle – porteuse de toutes les constructions imaginaires –, dans l’infiniment proche que le geste a aussi révélé7.

Quelques conditions du voir : images, gestes et Anthropocène 

Plus nous voyons, plus notre cécité se fait jour. À cette formule, nous pourrons objecter que l’art a toujours su développer de nouveaux gestes et de nouvelles économies du regard pour traduire ou combattre le réel : celui qui abîme et contrevient à l’affirmation d’une liberté au monde, ce que porte toujours, quel que soit son régime d’apparition, la geste de l’œuvre. Bien au-delà du seul exemple de Ligne Fantôme d’Ismaïl Bahri ou bien de ceux d’artistes développant des actions de type performatif, réancrant le corps au cœur de dispositifs artistiques plus ou moins complexes, ce sont bien, à l’aune du monde numérique et de la pensée-Anthropocène, de nouveaux gestes producteurs de nouvelles visions appareillées qui semblent aussi aujourd’hui en jeu. Comme l’explique Jean-Louis Déotte (2004, p. 97) : 

L’appareil est davantage une technique de suspension et d’oubli que d’enregistrement du visible. Son horizon, c’est un alliage de fiction et d’archive. Sa technique, c’est l’anamnèse qui suppose qu’on se soit rendu aveugle au savoir positif. 

Pour se déprendre de la fascination des images et de leur hyperplasticité « apparente », les artistes ne doivent-ils pas détourner l’usage des interfaces pour se rapprocher de gestes perdus ou oubliés, ceux générés à partir de l’« écoute flottante » que Jean-Louis Déotte appela, en son temps, de ses vœux (DÉOTTE : 2004, p. 96) ? Éloge de la lenteur, réintroduction du temps de l’observation attentive du monde. Et un horizon, peut-être : celui d’une nouvelle époque des appareils reconnectant, par la technologie, l’humain au vivant. 

Notice biographique

Hugues Blineau est écrivain, plasticien, professeur agrégé d’arts plastiques, actuellement PRAG à l’université Paris-1 Panthéon Sorbonne. Doctorant à l’Edesta (université Paris-8, laboratoire AIAC). Depuis 2022, il mène une thèse de recherche-création sous la direction de Patrick Nardin, intitulée La Figure-artiste, habiter la catastrophe dans les arts vidéographiques contemporains. Romans publiés : Le jour où les Beatles se sont séparés (Médiapop, 2020) ; Vies et morts de John Lennon (Médiapop, 2021). Parmi ses dernières communications : « Proliférations, présences et événements : le rythme à l’épreuve de l’art vidéo », colloque international Langarts « La perception du rythme selon les arts et les cultures », les 29 et 30 juin 2023, à l’INHA.

Notes de bas de page

  1. Par « résonance », le sociologue et philosophe Hartmut Rosa requalifie notre relation au monde face à l’accélération des activités humaines dans le contemporain, dans deux dimensions au moins : par une écoute plus sensible de celui-ci et par notre pouvoir d’action.
  2. Sur cette question, l’on peut se reporter à un article récent de l’avocat pénaliste Xavier Près autour des droits d’auteur, publié dans Le Journal des arts (PRÈS : 2024).
  3. « L’écopoétique pourrait être définie comme l’étude des formes littéraires en tant que performantes ou, plus spécifiquement, en tant que susceptibles (du moins en théorie) d’opérer la catharsis des émotions non tempérées (défiance, angoisse, épouvante, frustration, mépris, sentiment de précarité, etc.) induites par une crise du rapport de l’homme et de son milieu » (CAVALLIN : 2021).
  4. Le philosophe distingue la notion d’appareil de celle de dispositif, telle que l’avait théorisée avant lui Michel Foucault, comme structure hétérogène relevant de formes de pouvoir. Pour Jean-Louis Déotte, « les œuvres ont comme objet la généricité des appareils. L’œuvre a donc affaire, à sa manière, indirecte, à la vérité, parce qu’un appareil, à la différence d’un dispositif , comporte une vérité » (DÉOTTE : 2004,  p. 131).
  5. Propos de l’artiste recueillis pour la notice de l’œuvre.
  6. Notons que si Ligne Fantôme ne relève pas du médium lui-même, sinon comme trace de l’action à caractère documentaire, elle met néanmoins en lumière certains enjeux tout à fait spécifiques à l’acte photographique, du fait de son rapport ontologique à la lumière enregistrée. Notons en particulier que la photographie, elle-même trace d’un événement, peut être considérée comme une écriture de lumière.
  7. Je reprends ici le concept de geste de nature artistique en m’appuyant sur la double définition plus large qu’en donne le philosophe Michel Guérin : « Le geste de faire est indivisiblement mouvement et symbole et sa dynamique est à la fois physique et interprétative » (GUÉRIN : 2011, p. 79).

Bibliographie

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