Blandine Laperche est professeure d’économie de l’innovation à l’Université du Littoral et présidente du Réseau de recherche sur l’innovation (RRI). Elle publie aujourd’hui un recueil de cyanotypes réalisés à partir de plantes et de fleurs séchées et associés à des citations de chercheurs sur les rapports entre l’humain et la nature, Naturalis causa1. Comme elle le rappelle en début d’ouvrage, la technique du cyanotype est un procédé d’impression photosensible d’une image (un négatif photographique) ou d’un objet (une herbe séchée, par exemple). Or, de la technique plastique aux technologies favorisant notre emprise sur l’environnement, il y a un monde. De la rencontre entre les réflexions des scientifiques ou des poètes et les images, Naturalis causa travaille les rapports entre d’autres couples, comme arts et sciences, imagination et innovation, exploration et exploitation, vivant et finance. Surprenante ou paisible, révoltante ou amusante, cette rencontre suscite des questionnements que, nous l’espérons, le présent entretien ne fait qu’amorcer.
Cécile Croce – L’innovation est une notion fortement relevée dans notre monde contemporain, qu’il s’agisse de la philosophie qui propose de revisiter son histoire et ses principes (Thierry Ménissier2) ou des domaines applicatifs qui se donnent pour mission d’en définir des conditions (on parle d’innovation en pédagogie, d’innovation technologique, d’innovation créative…). Qu’est-ce que l’innovation en économie de l’innovation ?
Blandine Laperche – La notion d’innovation a en effet une histoire contrastée. Le premier sens donné au terme innovation est celui de la remise en cause d’un ordre établi, dans les domaines politique et religieux. Jusqu’au 19e siècle, les Etats interdisent l’innovation ; les innovateurs peuvent être condamnés à la prison ou pire. C’est vraiment à partir du 20e siècle que l’innovation va être associée au progrès et à la croissance3
. L’auteur à qui l’on doit ce retournement, c’est l’économiste autrichien Joseph Aloïs Schumpeter (1883-1950). Il définit l’innovation comme une nouvelle combinaison de ressources productives (le travail, le capital dans lequel on intègre les ressources naturelles) introduite avec succès sur un marché ou dans une organisation. La définition contemporaine de l’innovation (par l’OCDE, l’organisation pour la coopération et le développement économique) s’inspire toujours fortement de l’approche de Schumpeter, qui distinguait l’innovation de produit, de procédé (les technologies pour produire), mais aussi des formes plus organisationnelles (l’obtention d’une situation de monopole sur un marché) ou commerciales (l’ouverture d’un nouveau marché, ou la mainmise sur une source de matières premières). La définition de l’innovation est alors très large, elle s’associe à la réalisation de profit qui caractérise l’économie de marché, et sa diffusion n’a fait que s’élargir en étant appropriée par un grand nombre de domaines, d’où les termes que vous citez. Plus que jamais, innover, c’est exister ! Les économistes de l’innovation constatent et étudient cette diffusion, mais sont aussi de plus en plus critiques : la profusion de biens diffusés dans le monde entier, de technologies nouvelles, est-elle compatible avec la lutte contre le réchauffement climatique, avec l’accroissement du bien-être ? Ces questions sont au cœur des réflexions des chercheurs contemporains4.
C. C. – La nature peut aussi avoir partie liée avec l’innovation, par exemple lorsqu’elle inspire des recherches scientifiques ou technoscientifiques on parle de biomimétisme. Pourtant, vous n’avez pas choisi cette piste de travail, mais celle, beaucoup plus artisanale et artistique, de l’impression d’image directement prélevées de la nature. Le cyanotype, procédé technique d’impression est assez ancien (milieu du 19e siècle) que vous opérez manuellement. Quel rapport à la nature traduit-il pour vous ?
B. L. – Cet ouvrage part en effet d’une pratique artisanale et artistique, celle du cyanotype, qui est actuellement l’objet de beaucoup d’intérêt dans le cadre du Do it Yourself. Il faut savoir que la première publication réalisée par ce procédé photographique ancien est celle d’une botaniste anglaise, Anna Atkins (1799-1871) qui avait utilisé ce moyen pour reproduire les plantes de son herbier5. Donc la pratique n’est pas nouvelle ! Elle a néanmoins été abandonnée à la faveur du développement de la photographie argentique et profite aujourd’hui d’un regain d’intérêt. J’ai d’abord été interpellée par la beauté du contraste entre le bleu de Prusse et l’empreinte blanche laissée par les parties (les fleurs séchées par exemple) recouvertes et non exposées au soleil. Puis au fil des tirages et des expériences, l’ajout d’aquarelle, et de pigments apportés par les épices ou d’effets par les grains de sels ont « pimenté » les résultats et aiguisé ma curiosité.
Le rapport à la nature est pluriel. Depuis son origine, le cyanotype permet de représenter la nature. De mettre en valeur sa beauté, mais aussi sa fragilité… un pétale de fleur se détache, apparaît ou disparaît, le résultat n’est jamais certain. Au même moment, dans mes travaux de recherche, je me suis beaucoup intéressée à la question de l’environnement, à l’innovation destinée à contribuer au développement durable. Pour bien comprendre ce sujet, il est intéressant de revenir à l’histoire de la pensée économique et d’étudier la manière selon laquelle les économistes ont considéré la nature. Les citations d’économistes ou d’historiens utilisées dans cet ouvrage retracent un peu ce cheminement. Ce qui est frappant, c’est de constater la vision « utilitariste » de la nature qui s’affirme avec le siècle des Lumières et les révolutions industrielles, depuis le 18e siècle. La nature est une ressource ou contient des ressources exploitables, source de richesses, inépuisable, que l’on peut/doit s’accaparer pour produire, s’enrichir, satisfaire les besoins humains.
Le discours a-t-il changé ? Certes, le changement climatique, les catastrophes naturelles et/ou industrielles, la reconnaissance et la critique de l’anthropocentrisme ont fait entendre d’autres voix et entrevoir d’autres chemins, qui modifierait le rapport de l’humain à la nature. Mais d’un autre côté, ce qu’on appelle la bioéconomie (dans les discours dominants) ou le biomimétisme considère toujours la nature comme modèle, comme ressource pour la croissance et le profit ; l’« or vert » est souvent cité pour remplacer « l’or noir ».
L’association du procédé du cyanotype, de la beauté et de la fragilité qu’il révèle, et des citations les illustrant peut permettre de réfléchir aux formes de cette relation, à ses tenants et ses aboutissants…
C. C. – Entre l’art et la science, il existe plusieurs interférences, croisements et collaborations. Les scientifiques s’inspirent souvent de procédés artistiques et, inversement, les artistes sollicitent les sciences, comme le développe Michel Jeandin6. L’ouvrage que vous proposez est original : il juxtapose la pensée d’un chercheur et l’image d’un cyanotype, comme si la rencontre devait s’effectuer, de façon libre, chez le lecteur ou la lectrice. Comment concevez-vous le rapport entre art et science dans Naturalis causa ?
B. L. – La manière dont se sont structurées les disciplines scientifiques a conduit à des cloisonnements, dus à une extrême spécialisation des connaissances. Dans n’importe quelle discipline, face à l’étendue des connaissances, les chercheurs sont amenés à se spécialiser dans un domaine très précis, maîtrisé par une communauté finalement de taille assez réduite. La course à la publication, et à la citation, ne fait que renforcer ce phénomène. Il en découle une séparation entre les disciplines, et dans ce contexte, art et science se sont largement éloignés. L’art serait réservé à des spécialistes de la pratique ou de l’analyse. Cette extrême spécialisation touche ses limites et actuellement l’association art et science est de plus en plus recherchée, par la promotion de la pluri ou la trans-disciplinarité. Cette association est donc une démarche personnelle où chacun chemine librement (par goût, curiosité, ou pour se changer les idées…) mais aussi une démarche de plus en plus collective appuyée par les instances académiques elles-mêmes7. Elle peut être source de « nouvelles combinaisons » et donc d’innovation, si l’on revient à sa définition, et ainsi enrichir les approches et analyses de chaque domaine ou discipline.
C. C. – Quelle place particulière accordez-vous à la couleur ?
B. L. – Lorsque l’on appose la solution chimique, elle est jaune pâle sur le papier. En séchant, elle prend des tons cuivrés. L’exposition au soleil fonce encore le rendu. C’est seulement après plusieurs rinçages que le bleu intense apparaît. L’incertitude du résultat donne son côté magique au cyanotype. Le faire « virer », lui donner une autre tonalité est aussi très excitant, avec des épices comme du curcuma ou du paprika, avec du thé ou du café, font aussi parti du « jeu ». L’anthotype, réalisé avec des jus de fruits ou de légumes sensibles à la lumière, la betterave par exemple, est aussi amusant, mais le rendu résiste moins à l’assaut du temps et à la lumière. Le mélange citrate d’ammonium ferrique et ferricyanure de potassium produit un résultat plus éclatant. Les ajouts à l’aquarelle permettent de rehausser, d’éclairer, d’adoucir. Le cyanotype n’est pas exempt de défaut, puisqu’il s’agit de produits chimiques impactant par définition l’environnement. Son usage doit donc être réalisé de manière à le minimiser…
C. C. – Votre ouvrage accueille des paroles de philosophes comme Hannah Arendt ou Karl Marx, des poètes comme Charles Baudelaire ou Victor Hugo, des économistes comme Jean-Baptiste Say ou François Quesnay, mais encore Goscinny et Uderzo, Georges Brassens, Albert Einstein, Charles Darwin, Colette. Comment les avez-vous choisies ? Avez-vous dosé les approches de façon à ce que certaines heurtent l’admirateur de l’image en proposant une réflexion matérialiste, que d’autres fassent un pas de côté poétique, que d’autres encore le surprennent et l’amusent ?
B. L. – Oui, l’idée n’était ni de réaliser un ouvrage purement artistique, ni un essai. L’ajout de citations est une tentative pour une relation plus étroite entre art et science. Le choix des citations, pour lequel j’ai bénéficié aussi du soutien du directeur de la collection, Dimitri Uzunidis, relève ainsi de cette relation particulière qui s’est forgée au cours du temps dans l’esprit des économistes en particulier, mais qui est bien plus large, celle d’une nature « exploitable », puis de la remise en question (plus ou moins radicale) de cette idée dans les années plus récentes. L’éclectisme dans les choix avait justement pour objet de décaler un peu le regard, en utilisant les poètes, auteurs de littérature ou en effet même de bande dessinée… pour surprendre le lecteur et amener un peu de légèreté !
C. C. – A chaque double page apparaît une nouvelle trace de vie végétale que l’on reconnait bien ou à peine, toute de bleu ou relevée de couleurs, comme une apparition d’une forme inattendue (qui n’est préparée ni par un récit ni par une logique donnée). La citation ajoute à l’étrangeté de l’ensemble. Comment avez-vous couplé les images et les citations ?
B. L. – Comme les cyanotypes ont pour la plupart été réalisés avant le choix des citations, c’est le plus souvent la fleur reproduite qui a inspiré la citation. Mais ce n’est pas systématiquement le cas, certaines citations n’ont pas de rapport direct avec le cyanotype, ou bien c’est au lecteur de l’imaginer !
C. C. – À part quelques-uns, reprenant des traces humaines, les cyanotypes de votre ouvrage empruntent au monde des végétaux ; les citations, elles, de longueurs inégales, de tons divers, se réfèrent à des époques et des disciplines très différentes. Des principes de l’économie politique et de l’impôt de David Ricardi côtoie un « Blé sauvage »8 ; une « Pâquerette » aux minces pétales sur l’explosion de bleu comme une ombre géante fait écho au Silent Spring de Rachel Carson9 ; des « Rhododendrons » diaphanes accompagnent deux courtes citations d’Einstein10 ; ailleurs, l’œil a du mal à identifier la plante déposée sur l’image devenue composition quasi abstraite (« Imagine » ou « La danse du feu », par exemple)11. À quoi renvoient ces images ? À la nature végétale ? Au mouvement du vivant ? Au divers ?
B. L. – Pour être tout à fait sincère, dans certains cas, la plante choisie n’est pas apparue sur le papier, ce qui explique le côté énigmatique de certains tirages (comme « Imagine »). Pour la danse du feu, j’ai laissé beaucoup d’espaces vierges de solution sur ma page, comblés ensuite à l’aquarelle. La dimension très colorée (en contraste avec les autres cyanotypes) et en effet abstraite donne la possibilité de l’interprétation ; cela a évoqué pour moi la célèbre musique de Manuel de Falla, d’où le titre « La danse du feu ».
C. C. – Quelle est la part de l’imagination qu’offre Naturalis causa au lecteur ?
B. L. – Les questions posées montrent que la place laissée à l’imagination est grande dans Naturalis Causa, et j’en suis très satisfaite ! Le lecteur est invité à se plonger dans le mystère que le cyanotype donne à la plante et à imaginer une forme d’expression littéraire sans se soucier de la citation correspondante… Le vécu du lecteur donnerait une autre dimension à l’image proposée. Mais, aussi, le contraire : la citation qui est associée à une image pourrait, pour le lecteur, être mieux adaptée à une autre image. Le lecteur serait ainsi acteur de la représentation artistique de la réalité via le cyanotype.
C. C. – En face d’une image de tulipe sur fond bleu, doucement veinée de rouge, John Kenneth Galbraith fait part du succès commercial et financier de cette fleur, dans sa Brève histoire de l’euphorie financière12. Cette proposition prépare-t-elle le « Coquelicot », quarante pages plus loin, accompagné d’une citation d’Annie Ernaux sur la transformation sans mesure ni limite des objets du monde en marchandises13 ? Ne pouvons-nous pas lire Naturalis causa, finalement, comme l’aventure d’un récit, dont le lecteur qui feuillète dans le sens qu’il veut et comprend ce qu’il souhaite, serait le héros malgré lui ?
B. L. – Oui tout à fait, la nature « exploitable », la nature « marchandise » est présente en réalité et en pensée depuis des siècles. La marchandisation s’est beaucoup accélérée au cours du 20e siècle, comme le relate Annie Ernaux. Les citations du début de l’ouvrage sont celles d’économistes ou d’historiens principalement, celle de la deuxième partie alternent entre auteurs littéraires, et chercheurs en sciences humaines contemporains, ils mettent en avant les critiques à la marchandisation, et esquissent des alternatives fondées sur de nouveaux rapports entre humain et nature, où les « communs » l’emporteraient sur l’appropriation. A chacun en effet de faire son chemin dans ce dédale !
C. C. – Certaines propositions citent la bioéconomie, le développement durable, le respect de l’environnement, notamment à la fin de l’ouvrage, avec des auteurs membres du Réseau de recherche sur l’innovation. Quelles sont les voies d’ouverture des sciences au vivant ? Comment la recherche peut-elle les explorer et quels obstacles risque-t-elle de rencontrer ? En d’autres termes, que signifie Naturalis causa ?
B. L. – Ces thèmes sont en effet particulièrement traités par les chercheurs du RRI, en économie, en management, et ingénierie de l’innovation. Ces disciplines empruntent d’ailleurs de plus en plus aux sciences du vivant. En témoigne le terme d’écosystème, largement employé aujourd’hui pour étudier l’innovation et en particulier les jeux d’acteurs qui contribuent ou non à son émergence et à sa diffusion. Pour Naturalis Causa, l’idée était de montrer les points de vue autour de la « cause de la nature », de faire ressortir à la fois son utilité et son instrumentalisation mais aussi sa fragilité, ce que le cyanotype traduit bien à mon avis.
C. C. – La terre et ses cultures, les fleurs, le vent dans les champs, les blés, les herbes sauvages : Naturalis causa s’intéresse au monde terrestre. Pourtant, l’envolée des traces comme des touches d’un pinceau large, la transparence des pétales et des tiges comme en apesanteur, leur contagion de couleur bleue, donnent l’impression parfois d’un milieu marin. Cette impression est d’ailleurs accentuée par le second point de vue photographique des images, de biais, présenté à chaque page. Le monde que vous évoquez et que vous nous offrez à rêver ou à repenser n’est-il vraiment que terrestre ?
B. L. – Non bien sûr, d’ailleurs l’ouvrage publié par Anna Atkins traitait des algues ! Le milieu marin m’inspire actuellement et les derniers cyanotypes que j’ai réalisés concernent la mer. Ce sera l’objet de ma prochaine exposition dans le cadre de la fête de la science, à la bibliothèque de l’Université du Littoral Côte d’Opale, du 7 au 12 octobre 2024. Intitulée L’appel de la mer, elle est composée d’une trentaine de cyanotypes réalisés à partir de négatifs de photos, mais aussi d’algues, de sable, et de la flore des dunes de Flandres.
C. C. – Le monde marin et sous-marin approché par votre pratique artistique renvoie-il aux mêmes problématiques de balancement entre imaginaire poétique et idéologie de l’innovation que celles soulevées par Naturalis causa ou bien laisse-t-il deviner des spécificités sensibles dans les cyanotypes ?
B.L. – Oui, l’intention est bien de garder ce balancement. Mais c’est au spectateur de décider ! Je constate que la dimension poétique est peut-être encore plus présente. Alors que l’on s’attend à contempler le monde marin, une fleur d’onagre posée sur le support devient, une fois le cyanotype achevé, une petite méduse nageant au fond de l’eau ! Le cyanotype tout en retraçant précisément les contours des éléments déposés sur le support, laisse une grande place à l’interprétation. Cette contradiction est source de créativité !
C. C. – En proposant cette exposition lors de la « Fête de la science », vous articuler à nouveau les productions plastiques aux propositions scientifiques – Espérez-vous qu’ensemble elles fassent débat ? Quel est selon vous le point critique de la « cause » de la mer ?
B.L. – Les points critiques sont nombreux. L’exploitation des produits de la mer et les atouts et limites de ce que l’on appelle aujourd’hui « l’économie bleue » ou la « bioéconomie bleue » sont sujets à débats, de même que la question de la pollution ou de la sauvegarde de la faune et de la flore dans nos espaces de plus en plus artificialisés. J’ai pu bénéficier de photos de microplastiques de la part de chercheurs de mon université. Leur représentation souvent énigmatique par le biais du cyanotype sera, je l’espère, source de discussions.
C. C. – Blandine Laperche, entre arts et sciences, quel serait votre mot de la fin ?
B.L. – Je ne choisis pas entre les deux, mais constate leur proximité, par le biais de l’imagination en amont des arts et des sciences et de manière transversale par les liens entre les arts et les sciences. Le dialogue entre arts et sciences ou l’association des deux, en décalant le regard, amène à se questionner et à interroger, pour s’enrichir ou inventer de nouvelles approches ou de nouvelles pratiques. C’est sans doute un moyen individuel et collectif de conserver ou conquérir la liberté d’expression.