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Humilité requise : 71 % de la surface de la planète sont occupés par les océans.
Si les hommes de l’Antiquité pensaient que l’océan était une zone d’eau qui entourait une terre plate, la science a eu vite fait d’évaluer, avec moult mesures, les différences et les interactions entre terre et eau. De cette proximité et de cette exploration qui a d’abord privilégié la connaissance de la terre, l’océan – ainsi nommé par les Grecs pour désigner l’eau qui s’étend à perte de vue – se trouve menacé par la nouvelle ère géologique de l’anthropocène. Consciente que l’eau est un bien précieux, ma pratique artistique s’est très tôt orientée vers une attention particulière à apporter à cet élément si « bruyant », immaîtrisable, indispensable, mouvant, captivant ou monstrueux qu’est l’océan. L’océan n’est pas seulement le lieu des émotions ou des recherches scientifiques. Il est un « point de capiton » phénoménal1, qui reflète non seulement les éléments de sa constitution osmotique avec la terre, mais aussi des services mal rendus par l’être humain à ce trésor qu’elle détériore assidûment.
Pour rendre compte de cette préoccupation, née dès 1993 dans ma pratique artistique, il sera question d’aborder chronologiquement trois œuvres, dont le caractère subjectif appelle à une prise de conscience non coercitive du paysage aquatique, autrement dit de tendre vers une phusis, portée par une conscience esthétique, c’est-à-dire une propension à intégrer l’océan comme essence de notre être. En suivant la méthodologie sémiotique qui a présidé à ces créations, le premier aspect considéré sera celui de la sensibilité à la nature, celle d’une goutte d’eau qui s’écoulait lors d’une fuite dans l’atelier ; le deuxième aspect, relevé en 2008, est une action artistique associée à l’institution ; enfin, une troisième approche, plus récente, s’articule autour d’un projet qui tente de réformer la négligence générale des comportements par une sensibilisation esthétique. Après avoir analysé les deux premières phases, je tenterai de montrer comment l’alliance des domaines de l’art et de la science contribue à lutter contre l’inadvertance.
« Foule-eau-up », transmission sensible au public
Afin de saisir les principes qui ont ordonné ces créations, il est besoin de convoquer la nature. Si elle était une des sources d’inspiration pour les artistes, jusqu’à être catégorisée au XVIIe siècle sous le terme de paysage au sein de la classification des genres2, elle est aujourd’hui un analogue, un terme global et médiatique allant jusqu’à inclure l’environnement, ce qui ne peut être que préjudiciable à ses qualités et composantes. Autrement dit, ces termes ont été attribués à la nature et s’étendent à un mode de l’environnement incluant l’urbanité. Par voie d’implication, la nature, le paysage, l’environnement, étendent leurs variables de qualification au paysage audiovisuel, à l’environnement urbain ou numérique.
Pour ce qui est de l’univers océanique, il est désormais devenu difficile d’apprécier les limites d’écosystèmes d’une même espèce, comme on pouvait l’établir encore il y a cinquante ans, compte tenu des migrations vers d’autres milieux plus adaptés, moins pollués. C’est le cas des barracudas ou des poissons-lions, maintenant présents au large des côtes méditerranéennes. Il est également compliqué de protéger la qualité de l’eau à cause des organismes et des objets qui flottent dedans, amerris dans un espace qu’ils n’auraient jamais dû rencontrer : c’est le cas des plastiques et des substances toxiques régulièrement déversées dans l’océan. La nature aurait donc changé de nature et le but est de retrouver une sorte d’état premier, avant sa pollution ou avant le mélange des termes qui la définissent.
Fondé sur une aventure d’atelier, le spectacle Foule-eau-up3 présente la rêverie d’une artiste qui remonte mentalement le cours de l’eau, depuis son robinet jusqu’à ses multiples états dans la vie, le rinçage de ses pinceaux, la pluie lui apparaissant comme un volume accéléré, les marées et tempêtes, qui prennent la forme d’une toute-puissance aussi incontrôlable que sa capacité d’infiltration insuffisante en milieu urbain.
C’est donc à partir de la conjonction d’une sensibilité au goutte-à-goutte qui cadençait les gestes de peinture et d’une tentative de conversion en termes artistiques que s’est déclenché un processus de remontée aux sources, traduites musicalement et plastiquement : attention aux écoulements, tempêtes, ressacs, douches, à la circulation quasi magique de l’eau qui rejoint le robinet. Tout cela sous forme d’enregistrements, de photographies, de films, etc., assortis de textes et de musique reconstituée à l’aide d’un échantillonneur. « Foule » s’analyse comme l’ensemble social, la contrainte globale ; « eau » en tant qu’objet et sujet ; et « up » pour la dynamique du tout. Foule-eau-up donne aussi full up phonétiquement, « rempli » en anglais, évoquant le liquide.
Ces descriptifs renvoient aux signes déterminants qui ont jalonné l’appropriation de l’élément. Le thème de l’eau, mais surtout son écoute, sa fluidité, sa corporéité changeante, son homophonie avec les onomatopées, ont fondé la structure de ce spectacle. La spécificité orale du son « o » fut soumise à des variations d’admiration, d’étonnement, de rejet, de lassitude, etc., exprimées dans la prosodie des onomatopées ou celle des cocottes vocales du chant lyrique4. La forme rhétorique utilisée a été l’allégorie, concrétisée sur scène par une combinatoire d’effets visuels et sonores créant l’ambiance bruissante et mystérieuse de l’eau et du pinceau. L’eau – prise sous ses aspects d’abondance, de puissance, de croissance, de mouvement, de couleurs, d’infiltration, de plasticité à épouser toutes les formes – est apparue comme le vecteur essentiel de la gestualité picturale, une forme d’aller-retour pour l’élaboration des formes, ressac chromatique dédié à une rêverie imaginaire, cependant contrôlée par un désir de retenir le public. Il s’agissait d’une séduction pour le moins fonctionnelle, celle de préciser l’eau, de l’identifier, d’en dire la surface, la nécessité et la préciosité. À cette époque où la sensibilité était le propulseur créatif, le dispositif scénique a été assorti d’une évocation littéraire avec un extrait de texte de Le Clézio, qui a décrit la chute d’une goutte d’eau dans un lavabo avec minutie5.
L’enjeu consistait à partager des images d’eau (torrents, vagues, ruisseaux, orages, eau du robinet, ruissellement, goutte-à-goutte, liant des pigments acryliques, dosage, dilution, viscosité) avec des explorations du son « o » de la langue française, ensemble scénographique construit à partir de cette anecdote d’atelier. En d’autres termes, les figures allégoriques de l’eau, en sons et en couleurs, portaient la transversalité perceptuelle des sens dans une unité de temps et de lieu. On ne peut pas ne pas évoquer, sur ce thème et dans ces années-là, les remarquables installations vidéo de Bill Viola, parmi lesquelles The Crossing (1996)6, bien que le propos de l’artiste fût plutôt tourné vers un questionnement du cycle de la vie et de la mort.
Il s’agissait de mettre en exergue les signes iconiques7 qui jalonnent ordinairement notre existence (l’eau du robinet, la préparation des couleurs, l’eau extérieure) et d’en faire des indices8 en les prélevant de leurs contextes d’origine : un son d’orage, indice de l’eau, un geste large du pinceau, indice de la couleur et du médium, témoignent d’un effet de surprise du spectacle sans acteur, laissant la place à une forme artistique propre à faire percevoir autrement notre environnement quotidien. La « beauté » de la nature convoquée se trouve alors projetée dans l’intimité du spectateur sous la forme d’une inférence déductive, celle d’activer ce que la société a inscrit dans nos comportements sociaux : la contemplation a priori de la nature. Ces circonstances théâtrales, peu fréquentes en 1993, font encore dire aux témoins de l’événement qu’ils n’ont plus perçu ni « entendu » l’eau comme précédemment, soit l’effet attendu. Bien que cela ait constitué la première étape, les termes de cette sensibilité devaient prendre une forme plus engagée sur le plan de la visibilité. J’ai eu cette opportunité quelques années plus tard, en 2008, à l’occasion d’une sélection comme artiste invitée au Congrès mondial de l’eau par le conseil départemental de l’Hérault.
« Infiltration » et le dualisme de l’action
Participer à la manifestation internationale du Congrès mondial de l’eau en tant que plasticienne revenait à répondre au thème de l’eau par des interventions ayant un double objectif : donner une plus grande visibilité à la problématique de l’eau et sensibiliser, par des moyens artistiques, aux fragilités et aux menaces qui pèsent sur cette ressource vitale. La réalisation fut faite en deux temps : une exposition et un parcours. Soit un point fixe visitable et un lieu inattendu susceptible d’attirer l’attention par hasard. L’exposition était intitulée Infiltration et le parcours concernait deux interventions : la coloration de cinq fontaines de Montpellier Eau-oh et la réalisation d’un rond-point au Domaine d’O. Il était donc nécessaire d’inventer les arguments susceptibles d’interroger le public. L’exposition étant thématique, le choix du titre consistait en un référent connotatif, à partir duquel le public était en situation immédiate d’interprétation, comme il peut l’être pour les œuvres connues de David Hockney ou de Zaria Forman. L’eau, chez Hockney, est immédiatement interprétée comme celle d’une piscine ; chez Forman, comme celle des glaciers. Cette réaction interprétative est due à nos habitudes d’éducation et relève d’une fausse transitivité, celle qui serait présente dans la relation signifiant-signifié développée par Saussure9. Fausse, car contredite immédiatement par les nombreuses différences de propositions artistiques représentant un même objet, l’eau.
Un rendu de perception en gros plan participe du caractère abstrait des peintures, d’un découpage visuel où la partie donne l’illusion du tout. Les tracés graphiques, à la craie de marquage à bestiaux ou à la mine de plomb Conté, relient les couleurs entre elles comme autant de ruissellements qui les pénètrent et les structurent. Ils sont le gage d’un lien continu entre le geste et l’idée d’abondance, l’aplat et la retenue, le ruissellement et les craquelures, enfin un registre de formes qui rappelle les ciselures de l’eau sur la terre10. Le titre était là pour conditionner aussi l’observation ; il contenait en lui-même la connotation de l’eau, mais aussi l’allusion à ses conséquences phénoménologiques d’inquiétante pénétration dans les supports, qu’ils soient la terre, les murs, etc. Autant de registres relevant d’une eau identifiée comme salvatrice pour les cultures, menaçante pour les zones interdites ou dramatiquement perdue lorsqu’elle échappe aux réseaux.
Toutefois, la réalisation de peintures thématiques ne soulève pas de question majeure, elle est l’habitude de mon processus créatif. En revanche, la coloration des fontaines ou la création d’un rond-point ont représenté une alerte, ce qui s’est vérifié par les réactions du public. Interrogation : quelles sont les voies (optimistes) d’une éthique à adopter vis-à-vis de la nature ? En 2008, l’histoire géologique, météorologique et climatique n’avait pas le caractère alarmant actuel, mais se montrait fondée du point de vue de l’anticipation.
La première intervention a consisté à colorer cinq fontaines du centre-ville. L’habitude visuelle de tout passant se traduit par l’action de « voir sans regarder ». Si bien qu’il fallait un signe qui bouscule l’ensemble iconique que représente la rue, chargée d’éléments nombreux qui nous sollicitent, mais qui ne sortent de la banalité qu’à la condition d’en faire surgir des indices, en signes discontinus. La proposition de coloration en rouge fut adoptée, sous forme de performance, lors d’un parcours balisé indiqué au public. Mais les mois d’essais avec les services départementaux et la visite des parties souterraines des fontaines ont provoqué une réaction inattendue chez le public, celle de contester la couleur rouge, objectant une analogie avec le sang et la violence. Certaines personnes ont déposé plusieurs plaintes à l’hôtel de ville, signalant d’imaginaires maladies d’oiseaux domestiques ou de chiens qui auraient bu cette eau rouge… alors que la totalité des colorants utilisés étaient des colorants alimentaires comestibles. Cette protestation, prise en compte par le politique, a eu raison de la couleur et les fontaines ont dû être colorées dans un bleu vif, inhabituel. On assiste là à la mutation des données esthétiques indiciaires en symboles critiques accordés à la raison du plus fort. Mais pas que. Il y a un facteur sociologique, selon lequel le rouge, évocateur de la souffrance et de la blessure, appartient au registre corporel non commutatif et a été perçu comme une figure insoutenable de la personnification de la fontaine (due à sa symbolique habituelle de calme, de paix, de bien-être, par sa transparence et sa sonorité). La concession faite à la couleur a été éloquente en matière de signes diacritiques de liberté d’expression. Le rouge a été saisi comme un signe symbolique radical de connotation du sang pour faire limite, contrariant en cela l’effet attendu d’une coloration alternative. Il a fallu constater que la réception des interventions artistiques est dépendante de facteurs sociologiques, témoignant d’une frilosité constante à l’innovation, d’une méfiance a priori et de l’impasse d’un tel geste, si peu coercitif fût-il. Parallèlement, une autre question est celle des savoirs en matière d’art et, particulièrement, celle du land art, ignoré du public concerné. Bien que ne se réclamant pas du land art, l’effet de la couleur, ressentie comme provocation gratuite, ne se serait pas produit. Le signe rouge, perçu comme une transgression, a eu valeur de symbole, se substituant à l’idée du sang, du danger, alors qu’il était déplacé par simple contraste avec l’habitude, l’habitus en l’occurrence, rassemblant dans une même réaction perception et rejet11. Sans l’injonction administrative d’y renoncer, le but aurait été atteint, faisant du symbole rouge l’indice de la sensibilisation12.
Cependant, chaque image, chaque remarque produite dans l’esprit des passants était envisagée comme transmettrice d’une prise de conscience par l’esthétique. L’ambition, un peu désespérée, eût été d’aboutir à une conscientisation esthétique durable et à des attitudes à adopter. Cela reste en suspens. Mais une perspective demeure suggérée dans le livre Par-delà nature et culture, où Philippe Descola cite l’ethnologue Bogoras à propos d’un phénomène d’appropriation d’images projetées, mentales ou « réelles », qui ont à voir avec un imaginaire structurant : « Même les ombres sur le mur constituent des tribus particulières et elles ont leur propre pays où elles vivent dans des cabanes et subsistent en chassant13. » Issues d’un principe d’association, ces images auraient la vocation de s’ancrer dans les consciences comme réalité physique, à l’instar de ce que Descola nomme une tribu-espèce ; elles seraient les vecteurs concrets d’une conscience engagée, obligée. Ce concept correspond à l’aboutissement de l’action, en ce sens qu’une telle appropriation provoquerait un réel principe comportemental rapatrié dans le corps individuel et collectif.
Vient ensuite le rond-point, lieu de trafic important entre le centre et la périphérie urbaine, conçu comme un arbre métallique dont la frondaison a été réalisée en fils-lumière. Il s’est agi de soumettre à l’habitude des automobilistes un changement entre l’arbre diurne et l’arbre nocturne. Dans la journée, l’arbre apparaissait sec, abandonné par la sève, seules les parties métalliques étaient visibles. Le soir, les branches en forme de jets d’eau s’illuminaient. Cette œuvre éphémère a fait l’objet de nombreux commentaires, car elle concentrait dans un même objet le risque, celui d’une conscience sur les usages excessifs de l’eau, et l’implicite d’une préconisation, celle d’une conduite à tenir, une fois le message passé. Plusieurs éléments d’analyse sont à relever : d’une part, l’imitation de la nature en matériaux artificiels ; d’autre part, une vision critique de la fonction ornementale d’un végétal et sa mutation vers une autre matière, elle aussi imitée, la circulation d’eau, à des fins de sensibilisation. Par l’effet de surprise, non agressif, le message interrogeait le spectateur et livrait sa part : la préciosité de l’eau ; son utilisation nécessairement recyclée en milieu urbain ; la modification des espèces endémiques due au climat, lorsqu’un arbre évoque un palmier étique plutôt qu’un platane, et, enfin, le signal visuel correspondant au clignotement, qui retient l’attention. Pour résumer cette intervention, cette fontaine, dont le système hydraulique a été déposé, ne pouvait être colorée ; elle a donc été mise en relief par un arbre et sa gerbe lumineuse, qui interrogeait de manière métaphorique la surconsommation dans les pays développés.
« Vitre-eau » : synthèse plastique et interprétation
La troisième partie de l’analyse est consacrée à l’engagement actuel dans le projet ouvert que j’ai intitulé Répertoire précieux des formes. Il s’agit d’extraire de l’univers de la science, avec l’aide indispensable de leurs contributeurs, des formes ignorées, rares, peu exploitées ou disparues afin que ce répertoire, traité artistiquement, incite le public à modifier ses comportements en extérieur, qu’il s’agisse de la rue, du bord de la route, de la campagne ou de la mer. Comment respecter la nature, si ce n’est en la sevrant de nos actes négligents ? Il ne s’agit pas ici d’injonction morale, mais de croire en l’esthétique pour inciter à un certain équilibre entre l’anthropos et la phusis. Toutes les études convergent et concluent à un environnement constitué de mers saturées de plastique et de déchets, jusqu’à former des îles entières, de terres infestées de pesticides et d’autres produits, de faunes aquatiques et terrestres en voie d’extinction. Le rôle de l’art n’est pas celui du censeur mais celui susceptible de transmettre des propositions esthétiques tenant lieu de sentinelles contre l’inadvertance, que l’on justifie ainsi alors que nos comportements sont souvent désinvoltes ou irrespectueux en matière de délestage de nos déchets. Le spectacle de la nature, son gigantisme et ses microcosmes ne peuvent qu’être une source d’abondance opposée à l’inadvertance : jeter un emballage ou un mégot au sol, verser de l’huile de vidange n’importe où, ne sont que des exemples, dont la fin ultime est une sédimentation en mer, un empoisonnement avancé des espèces, etc. Contre cela, la littérature de Paul Valéry ou certaines vidéos d’Ange Leccia ne peuvent plus nous faire percevoir les vagues de la même façon, à condition d’y accéder14.
Quelles formes, quels signes, quels événements pourraient modérer cette impolitesse faite à notre planète ? Deux tentatives modestes ont vu le jour : la première, Danseuse, est une œuvre non finalisée pour raison politique ; la seconde est un travail à plus long terme, dont la réalisation utilise principalement le plastique, matériau apparemment contre-productif.
En 2015, une première action liant les sciences et l’art fut conclue entre la commune du Barcarès et le Cefrem15. Cette proposition consiste à adapter des modélisations artistiques sous le contrôle des chercheurs et à des fins d’exploitation scientifique. Cette phase du projet voit la réalisation d’une sculpture en métal semi-immergée, dont la jupe cache une version de récif artificiel. La partie basse, ou jupe, est faite de rubans de métal, constituant une sorte de crinoline dédiée à la concentration de micro-organismes et à l’abri de juvéniles de poissons, et représentant un nouveau paramètre de recherche pour les scientifiques. La diversification repose sur une circulation différente des poissons, sur un écartement plus large des « cases », sur un impact possible du mouvement qui agit en surface. La partie émergée, mobile et sensible au vent, joue le rôle d’accroche visuelle pour le promeneur. Le but étant de créer un focus sur ce foyer visuel assorti d’un QR code informatif. La conjonction des deux fonctions esthétique et pédagogique assure un bénéfice ludique et une finalité touristique « éducative », dès lors que l’œuvre prend l’aspect d’une invite via un office du tourisme.
Pour satisfaire à l’ambition folle d’une révision des comportements par la sensibilisation esthétique, ce qui importe, ce sont les signes mis en cause afin d’éviter la culpabilisation et de la substituer à la familiarité de l’intime. L’introduction de nouveaux protocoles fondés sur les sciences pour la création incorpore des éléments de crédibilité propres à toucher un public sceptique. Il faut admettre que, de l’atelier à l’exposition, les dispositifs et les réflexes de l’intérieur-extérieur ressemblent à une notation sociologique de nos comportements chez soi et de ceux montrés au-dehors. Au sein de l’atelier, les précautions de l’intime préservent le travail exécuté. À l’extérieur, l’œuvre est soumise aux modes d’adhésion, parfois de dégradation, ou aux réactions imprévisibles. C’est la conséquence de l’altérité grossière qu’offre, en tout domaine, le hors de, se traduisant par l’exclusion de l’intime et l’anonymisation qui s’ensuit, soit une irresponsabilisation du spectateur. Les conséquences en sont le rejet de ce qui gêne au moment T (plastique, mégots, etc.), n’importe où, ce qu’on ne fait pas chez soi. Ce que j’appelle des « inadvertances » (!). Le but des mesures esthétiques est de dépasser ces inadvertances et de créer des contre-feux à l’existant. Une de mes contre-inadvertances a été d’utiliser de la bâche à bulles de piscine. Le plastique, matériau non noble, reste un support inhabituel en peinture, bien que Daniel Spoerri ait enfermé dans du plexiglas des déchets de toutes sortes dans les années 1960. Mais la couleur bleue de ce plastique de piscine soulève aussi l’éternelle question du fond blanc en peinture. C’est précisément sur ce plan que se joue le sujet des formes et des couleurs, devenues des éléments constitutifs d’une métaphore aquatique. À la frontière des canons qui définissent factuellement une œuvre d’art, il faut rappeler, comme l’affirme Mikel Dufresne, la relation de l’art et du sensible. Si la perception est première pour la saisie de l’œuvre, il s’ensuit une expérience sensible qu’il formule de la manière suivante :
L’objet esthétique n’est qu’apparence, mais dans l’apparence il est plus qu’apparence : son être est d’apparaître, mais quelque chose se révèle dans l’apparaître, qui en est la vérité et qui contraint le spectateur à se prêter à sa révélation (DUFRESNE : 1967, p. 54-55).
Il est intéressant de retenir l’idée de contrainte. Quand celle-ci vient du for intérieur, sans injonction, elle agit comme fonction propositionnelle de l’œuvre (le plastique bleu) et l’effet de vérité obtenu correspond aux enjeux entre art et sciences. La création d’un répertoire iconographique inspiré des sciences offre ainsi une appropriation singulière, tout en rejoignant le désir d’efficience requis16. Si cela peut paraître de bon aloi, les formes sont là : structure de spirale, d’arête, d’épine, de tentacules, etc. S’y ajoute la découverte des radiolaires17, micro-organismes dont les formes sont aussi précieuses que les objets des cabinets de curiosité du XVIIIe siècle. Ces formes ont inspiré l’idée d’un vitrail aquatique. Le premier caractère commun avec la bâche est la transparence de l’eau, matière première des chercheurs et qui est voulue dans la transmission des savoirs. Le deuxième est celui de la lumière, couleurs et « œuvre-sentinelle » et enfin le motif, ici un corpus animalier ou végétal imaginaire : radiolaires, coraux, méduses, posidonies, poissons, etc. Les peintures sur bâche à bulles posées à la surface de l’eau agissent comme des vitraux aquatiques qui insistent sur autre chose que la fonction de transparence par leur positionnement horizontal, lui-même indice diacritique d’une conscientisation esthétique. Les formes de radiolaires, d’espèces interprétées, constituent autant d’outils artistiques qui sont dédiés à cette conscientisation.
Conclusion
La réalisation du Répertoire précieux des formes s’attache à une simplicité d’approche qui élabore une sorte de vitrine mobile, déplacée, du travail des chercheurs pour créer une passerelle indispensable avec le public. La transmission scientifique est l’argument du changement de comportements, mais son traitement passe par un frayage inverse qui doit remonter le processus, depuis les savoirs explicites jusqu’au sensible et à l’intime. Contribuer à la qualité des comportements sociaux à adopter, c’est mettre en œuvre une injonction douce et implicite à l’égard des déchets.
Si l’ambition d’un projet « art et sciences » est louable, il reste, pour chaque création, l’obligation d’un récit d’accompagnement. La dimension poétique est une des pistes possibles, sous forme d’expositions et de spectacles. Mais encore est-il nécessaire de comprendre quels sont les signes perçus, leur rôle dans les œuvres et la manière de les rendre visibles. Les relations à l’institution peuvent parfois être des freins à l’avancée créatrice, mais représentent un aspect aléatoire de la résolution. Il est possible que les différentes interventions analysées dans cette étude ne prouvent qu’une préoccupation militante, mais la détermination esthétique peut laisser espérer des changements de mentalité. La nécessité d’une conscientisation est urgente pour que, de l’admiration rétinienne initiale induite par les œuvres d’art, une autre approche soit acquise, celle de contribuer à une cause commune, non pas à la manière d’un tract politique, mais en sollicitant une intimité constructive.
La concrétisation d’un tel ensemble de paramètres en faveur de la biodiversité constitue les bases d’un « espoir » pédagogique adressé à tous les publics. Cette concrétisation est jusque-là le facteur manquant d’une sensibilisation visible, énergique et esthétique nécessaire à la participation collective, à la réelle célébration du vivant. En cela, la possibilité d’une esthétique suggère une relation forte entre l’artificiel et le naturel, en évitant la finalité résiduelle des objets.
Depuis la première sensibilité et sensibilisation à la question de l’eau, jusqu’à la collaboration avec des scientifiques, en passant par les actions en relation avec l’institution, le parcours accompli renvoie aux trois niveaux fondamentaux de l’être humain : la sensibilité, l’action, la pensée. En ce sens, depuis l’Antiquité, l’homme cherche à améliorer son écoumène, mais l’abus technologique l’a précipité dans une inadvertance qui ne peut être résorbable qu’en jouant de symboles pour relever le défi de l’indifférence et intégrer une conscientisation de la nature (et de la science). Il serait opportun de se rapprocher là de distinctions émises par Dominique Janicaud entre l’intentionnel et l’« ek-statique » (JANICAUD : 1999, p. 32), non pas pour mettre en accusation les seules actions nocives au milieu naturel, mais pour les convertir en actes amoureux et respectueux du monde qui nous entoure.
Notice biographique
Francesca Caruana est plasticienne et sémioticienne de l’art. Maîtresse de conférences à l’université de Toulouse-II puis à celle de Perpignan, elle se consacre actuellement à son activité artistique et à l’écriture. Elle a publié de nombreux articles de sémiotique, des ouvrages sur les problématiques de l’interprétation de l’art et des catalogues consacrés aux artistes invités à Questions d’art, manifestation qu’elle a créée à l’université et animée pendant dix ans. Son travail de plasticienne est montré en France et à l’étranger. Elle a signé plusieurs livres d’artistes avec Michel Butor, Alain Freixe, Claude Viallat… Depuis une vingtaine d’années, sa recherche sémiotique et artistique est tournée vers les questions des arts exogènes et leur rapport à l’art contemporain.