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Le philosophe Roberto Casati qualifie l’océan de dernier espace où l’opposition entre nature et culture est encore très fortement valable[1].
Le champ de recherche mêlant monde sous-marin et art contemporain, bien que récemment établi en France, trouve à s’inscrire comme une continuité contemporaine de la pensée naufrage « shipwreck thinking » et des « sea sculptures » développées, pour l’époque moderne, par Aaron Hyman et Dana Leibsohn.
Nous nous questionnerons sur la place créative des entités marines dans l’histoire de l’art, « mal équipée pour gérer les océans ou les incendies – des entités et des forces sans intention – en tant que créateurs d’art » (HYMAN, LEIBSOHN : 2021, p. 62). Cette prise en compte tardive de l’action « intentionnelle des entités marines », dénoncée par les deux auteurs, ouvre la voie à une approche éco-esthétique de la mer comme agent créateur de l’œuvre. Comment l’action artistique contemporaine cherche-t-elle à se confronter à cet environnement par l’immersion ? Ce geste in situ conduirait-il les artistes à renoncer volontairement à leur pouvoir d’action sur l’œuvre, à leur agency ?
Cette place laissée au milieu sous-marin dans la création de l’œuvre nous renseigne et nous alerte sur l’état de l’océan, sa biodiversité. L’œuvre immergée dans ce milieu peut alors devenir un outil, objet de collaboration entre artistes et scientifiques, tous deux alarmés par le changement climatique. De quelle manière l’éthique du care, par ce geste d’immersion accompli par les artistes d’art écologique aquatique, s’impose-t-elle comme centrale dans la création d’une œuvre générative de vie ? Nous verrons comment une esthétique de co-création se développe en milieu marin. Quels peuvent être les apports du vivant, tant dans nos répertoires formels que dans notre Umwelt terrien ? Le corpus discuté dans cet article sera constitué de sculptures, d’installations captant l’immersion, la submersion, et révélant leurs résultats et leurs traces.
L’œuvre alerte
Immerger volontairement une œuvre dans l’espace aquatique, c’est prendre en compte le risque de submersion de celle-ci, principe exprimant par métaphore la submersion à venir de notre milieu anthropisé.
Si la jauge est initialement un instrument servant à mesurer la capacité, le volume ou le contenu d’un récipient, elle signale aussi un surplus : une submersion ou un manque : une désertification. La jauge a pour but de produire une information sur une situation présente, mais elle participe également à la définition d’une trajectoire possible.
Dans notre contexte actuel, jauger la situation environnementale fait apparaître la notion de risque vital. Par leurs œuvres, les artistes incitent à appréhender et à comprendre cet état climatique. En rendant concrets ces risques par l’art, ils engagent le regardeur dans une vision renouvelée de son milieu et le mobilisent.
La mesure, la jauge, s’établissant souvent à partir des proportions humaines (le pied, la coudée, la main), il n’est alors pas surprenant de constater que le corps humain et sa représentation sont aussi souvent utilisés comme outils de mesure.
Le Zouave du pont de l’Alma (Georges Diebolt, 1856), sculpture régulièrement immergée par les crues de la Seine, fait traditionnellement écho à ce phénomène. Les Parisiens se sont approprié l’œuvre comme moyen empirique de jauger l’ampleur des crues. Ainsi, lorsque le pont est reconstruit en 1974, le Zouave fut la seule sculpture conservée, créant un contraste étonnant entre le nouveau pont de métal et l’œuvre néoclassique. La légère modification de l’emplacement du Zouave sera d’ailleurs longuement commentée (SÉNÉCAT, BRETEAU : 2016).
Si l’œuvre d’art permet de mesurer, elle permet aussi de protéger et de conserver tous les états passés liés aux submersions, contrariant ainsi les mouvements de déni ou d’amnésie générationnelle. Ces données sont désormais artialisées, intégrées à l’œuvre et à sa puissance symbolique. Même si nous n’avons pas directement vécu la grande crue de 1910, nous savons que le Zouave avait de l’eau jusqu’aux épaules.
De même, certaines œuvres d’art in situ sont utilisées a posteriori par les scientifiques comme éléments fixes et protégés permettant l’évaluation d’un milieu.
En 2005, l’artiste Antony Gormley réalise l’installation Another Place, œuvre comprenant cent sculptures moulées sur son corps. Ces sculptures de bronze, placées sur l’estran de la plage anglaise de Crosby Beach, se couvrent et se découvrent au rythme des marées. L’exposition varie ainsi peu à peu. Les regardeurs peuvent s’approcher, examiner et mesurer l’impact des éléments sur ces sculptures dressées devant l’horizon.
L’œuvre couvre une distance d’environ 3 km, chaque sculpture s’espaçant d’environ 250 m. Cette position géographique étendue a suscité l’intérêt des biologistes de l’Université de Liverpool, qui peuvent ainsi étudier sur ces sculptures-points d’ancrage identiques, la colonisation des organismes intertidaux, mais aussi l’apparition d’espèces invasives de cirripèdes et d’autres crustacés. La directrice de la recherche Leonie Robinson commente : « Bien que les faits-clés sur la colonisation des balanes soient bien connus, il est rare qu’une telle occasion unique se présente d’évaluer tous les faits ensemble dans une expérience écologique aussi bien conçue » (ROBOTHAM : 2006).
L’artiste, dans son œuvre sculptée, présente une réflexion sur les migrations et le commerce portuaire à partir d’un questionnement sur la fixité et le mouvement entre les éléments et le corps. Par cette collaboration inattendue avec l’université, son œuvre, par sa matérialité et sa matérialisation, se transforme et acquiert une nouvelle dimension. Comme le Zouave, l’œuvre acquiert a posteriori la dimension scientifique de jauge. L’œuvre exposée dans l’espace naturel est soumise à une surveillance, à une observation de multiples personnes sur un temps long ; elle occupe l’espace de manière visible ; on attend d’elle une certaine immuabilité. L’espace de l’œuvre, comme celui d’un musée, est donc un espace protégé.
Le processus de l’artiste-plongeur anglais Jason deCaires Taylor consiste à immerger des sculptures de béton au pH neutre, directement moulées sur le corps des habitants du littoral où il intervient. En travaillant sur la forme humaine, l’artiste réalise ce que l’on nomme le « moulage sur le vif ». Cette technique a cela d’intime et d’impactant qu’elle n’est pas une interprétation, mais bien une empreinte, une duplication plutôt qu’une reproduction. Une fois placées sur les fonds sablonneux, ces sculptures se couvrent d’algues, d’éponges et de coraux, favorisant ainsi le retour de la biodiversité et l’avènement de nouvelles couleurs, formes et textures.
Le Britannique réalise en 2009 The Listener (fig. 1), sculpture intégrée au Museo Subacuático de Arte (MUSA), qu’il fonde au large de Puerto Morelos, au Mexique. Ce projet de sculptures immergées, exposées sur le plancher marin, a été réalisé grâce à l’appui de la Conanp (Commission nationale des zones naturelles protégées) afin d’éloigner les touristes de l’espace atteint par les cyclones Ike et Arthur, qui avaient fragilisé les récifs coralliens de la côte du Yucatan. DeCaires Taylor s’intègre à la communauté locale par le biais des écoliers, qui participent à la conception de l’œuvre en laissant mouler leurs oreilles pour donner corps au Listener, figure humaine surréaliste formée de ces dizaines de petites oreilles.
C’est en relation étroite avec l’Université d’Hawaï et la National Oceanic and Atmospheric Administration qu’il conçoit cette sculpture visant à établir un lien entre les perturbations sonores sous-marines et la santé des récifs. Avec un microphone, conçu par des scientifiques, enregistrant les sons sous-marins durant trente secondes toutes les quinze minutes, il expose la réalité de la pollution sonore dans ce monde faussement perçu comme silencieux.
Ce travail de médiation, participant à la production d’une connaissance scientifique sur le milieu marin, se retrouve dans son œuvre Ocean Siren (fig. 2) de 2019, située à Townsville (Australie). Cette sculpture de 4 m, moulée sur Takoda Johnson, une jeune Aborigène, tient dans sa main un coquillage servant traditionnellement à sonner l’alerte. Son dos transparent est recouvert de LED, qui varient du bleu au rouge. Placée sur la jetée, l’œuvre informe en temps réel l’Institut australien des sciences de la mer (AIMS) de la température de l’eau autour des récifs coralliens, tout en rendant visibles ces informations aux passants. Le réchauffement de la température de la mer est l’un des facteurs de blanchissement et de désorganisation de l’écosystème. L’œuvre, dont les capteurs sont immergés, fait œuvre-jauge : elle possède un seuil critique d’alerte, figuré par la couleur rouge. L’artiste réalise un objet « thermomètre » qui informe en direct, donnant des informations immédiates et produisant des données scientifiques. Dès lors, l’œuvre, productrice de signaux, communique l’urgence d’agir.
La Suédoise Cecilia Jonsson est, elle aussi, directement inspirée par l’action scientifique. Elle réalise la série Tides à l’aide d’un prototype de marégraphe, dans la zone de conservation maritime de la mer des Wadden. Ce marégraphe est un outil permettant d’étudier la hauteur des marées. Cette installation, dont le tissu teinté révèle le pH des eaux, est capable d’enregistrer la dynamique des marées. Elle répète ce procédé cherchant l’insaisissable notion de « niveau moyen des mers ». Ici, le tissu teinté d’anthocyanines, fait toile, que la mer vient colorer. Ce sont la mer et son niveau de pollution qui imposent ses couleurs à l’artiste.
Si Ocean Siren reprend les conventions colorées d’une caméra thermique et Tides la forme d’une « bandelette test géante », dans quelle mesure les artistes créant ce type d’œuvres reprennent-ils ou non les codes scientifiques ? Et sur quels modes langagiers se placent-ils ? Quels impacts l’intégration de la culture scientifique peut-elle avoir sur leur esthétique ?
L’on pourrait ainsi comparer l’artiste à un médecin : de même que celui-ci établit un diagnostic, une œuvre alerte, puis soigne grâce à l’éthique du care, en mobilisant des savoirs et des techniques scientifiques.
L’œuvre comme action de care sur l’environnement : mise en œuvre d’un site génératif
L’éthique du care ou l’éthique de la sollicitude, qui trouve sa source dans la médecine et la psychologie américaine, englobe initialement le travail de soin, notamment le travail des femmes, et concerne plus particulièrement les phénomènes de collaboration, de solidarité et de reconnaissance de la vulnérabilité. Dans Un monde vulnérable, la philosophe américaine Joan C. Tronto définit l’éthique du care comme « activité caractéristique de l’espèce humaine, qui recouvre tout ce que nous faisons dans le but de maintenir, de perpétuer et de réparer notre monde, afin que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nos personnes et notre environnement, tout ce que nous cherchons à relier en un réseau complexe en soutien à la vie » (TRONTO : 2015, p. 13).
Au début des années 1970, de nombreuses artistes femmes reprennent cette démarche, consciemment ou de façon inconsciente, portée par les normes de genre. Dans le contexte marin, ces « œuvres de care » prennent une dimension d’art écologique, se distinguant ainsi davantage du land art, qui suit une logique de « réclamation » d’espaces détruits pour les artialiser. Itzhak Goldberg critique un certain rapport du land art à son milieu : « Les œuvres deviennent des monuments artificiels qui abandonnent tout dialogue pacifique avec le paysage, afin de se trouver dans une position de concurrence avec la nature » (GOLDBERG : 2014, p. 186).
A contrario, en s’inscrivant dans le temps long des écosystèmes, les artistes d’art écologique cherchent à créer des œuvres génératives, c’est-à-dire des œuvres ayant un impact positif, revitalisant l’espace et la biodiversité marine.
L’une des premières représentations de cette approche concernant l’art immergé est Ocean Landmark, œuvre réalisée entre 1978 et 1980. Betty Beaumont dépose 17 000 blocs de 500 tonnes de poudre de charbon compressée au large de Fire Island, dans l’État de New York. Cette installation implique d’abord l’usage d’un matériau : la poussière de charbon, issue de déchets industriels, produits par des centrales hydroélectriques. L’artiste a le projet de stabiliser ces déchets volatils. C’est en travaillant en étroite collaboration avec les scientifiques du Marine Sciences Research Center que la solution est trouvée. Il s’agira d’encadrer ce matériau dans des blocs de ciment. Betty Beaumont voit son art comme « un arc entre la nature et l’industrie » et estime que « le projet Ocean Landmark peut théoriquement durer éternellement et ne jamais être achevé ». L’œuvre doit régénérer les fonds halieutiques proches de Fire Island afin de promouvoir la pêche sur le modèle des récifs artificiels japonais (documentés par Nicolas Floc’h dans ses séries photographiques). « Nous avons pris ce matériau, l’avons transformé et l’avons mis au fond de la mer à une profondeur planifiée afin que la vie puisse se développer, et il a donné naissance à une écologie qui soutient la vie, y compris la vie végétale », relate Beaumont (KEMP : 2024). Ces blocs, installés sur le fond de la baie de San Francisco, s’amoncellent, formant une sculpture monumentale en relation avec la biodiversité marine, qui participe à l’œuvre.
Il faut noter que le geste de l’immersion s’inscrit dans le temps ; il marque l’œuvre d’un avant et d’un après. Cette temporalité est rendue d’autant plus visible par l’immersion, mouvement transformateur modifiant l’état et l’environnement. L’artiste qui immerge son œuvre sous l’eau renonce à un contrôle technique total sur le processus de fabrication et d’exposition, autorisant l’action du milieu subaquatique. Ce geste de dépassement fait naître un processus, lance un autre mode d’être et in fine un changement d’état. Ainsi, le geste de mise à l’eau est pensé par l’artiste comme déclencheur de l’œuvre. S’il décide presque toujours du commencement (hors marées, catastrophes, etc.) et impulse le geste, il ne choisit pas toujours son arrêt. Le geste de l’immersion et, donc, la formation de l’œuvre perdurent, tant que l’objet ou le corps n’a pas été émergé.
Pour le grand public, le projet a été considéré comme ayant d’abord une valeur scientifique. Ce sera à Betty Beaumont de convaincre le monde de l’art que cette entreprise monumentale, inaccessible, est une œuvre. « Le projet Ocean Landmark établit la coévolution de la technologie, de l’humanité et de la nature. […] Ocean Landmark est une œuvre interdisciplinaire qui, à l’époque, ne pouvait être décrite qu’à travers d’autres pratiques. Elle est connue au-delà d’une “idée” comme une véritable œuvre d’art. Bien que cette œuvre d’art ne puisse pas être vue, chacun d’entre nous peut la visualiser » (KEMP : 2024).
Beaumont initie là l’un des premiers gestes artistiques cherchant à promouvoir une action protectrice de l’espace marin afin de répondre à une problématique de gestion des déchets et de création d’un espace ressource. C’est la démarche que suivront Jason deCaires Taylor et, plus récemment, Jérémy Gobé.
Jérémy Gobé, artiste fondateur du projet Corail Artefact, se concentre sur des enjeux plus actuels, en étudiant la régénération des coraux. Ses recherches, au croisement des arts décoratifs et de la biologie marine expérimentale, visent à lutter contre la disparition des récifs coralliens en stimulant leur régénération à l’aide d’une dentelle de fil conçue comme un tuteur biodégradable. S’inspirant à la fois des techniques médicales et des arts décoratifs, l’artiste redécouvre le point d’esprit, point de broderie vieux de quatre cent cinquante ans et se rapprochant formellement des polypes coralliens. « Je savais que les chercheurs en biologie marine cherchaient un support de développement du corail avec trois critères : souplesse, rugosité et transparence. Je savais aussi que le coton était biodégradable dans l’eau. Il fallait essayer d’en faire un matériau pour la régénération des récifs », dit-il (VOUILLON : s. d.).
Jérémy Gobé, souhaite, à l’instar de Betty Beaumont, se placer à la croisée des chemins entre arts, sciences et techniques. « Cela peut surprendre certains, mais c’est pour moi la vision la plus classique de l’artiste, quelqu’un qui se balade dans divers domaines pour créer » (ibid.).
Une esthétique de la co-création en milieu marin
Jules Michelet, dans le chapitre IV de La Mer, prévoyait ces liens étroits entre sculptures et coraux, et l’apport incroyable qui en résulterait pour l’art de la sculpture. « Tout sculpteur y admirerait les formes d’un art merveilleux qui, dans les mêmes motifs, a trouvé d’infinies variantes, à changer et renouveler tous nos arts d’ornementation […]. Les arts n’ont pas su jusqu’ici s’emparer de ces merveilles, qui les auraient tant servis » (MICHELET : 1875, p. 144-145)
En 1978, à l’instar de Betty Beaumont et de son Ocean Landmark réalisé la même année, Ruth Wallen réalise The Sea as Sculptress (fig. 3) lors d’une résidence à l’Exploratorium, dans la baie de San Francisco. Ces deux actions artistiques de grande envergure, pour l’une, et plus modeste, pour l’autre, se distinguent par la place qu’elles accordent à l’esthétique de la co-création.
Le travail de Ruth Wallen se déploie en trois temps. L’artiste immerge ses sculptures de bois dans trois lieux de la baie : Fort Mason, China Basin et Alcatraz. Ces sculptures composées de huit blocs de bois reliés entre eux par une corde s’organisent comme des vertèbres et sont contenues par un cadre de bois de 61 cm de large par 2,4 m de long.
La seconde phase de sa recherche est photographique. L’artiste capture, chaque mois, dans leurs différentes évolutions, les sculptures progressivement recouvertes. Ces enregistrements macrophotographiques à l’échelle 1 : 1 donnent à voir la grande variété du vivant marin.
Enfin, l’artiste fait œuvre de médiatrice en recompilant et en présentant ses photographies sous forme de slides. Elle explore, dans son œuvre de médiation, la signification et l’intérêt plastique des organismes marins : « Émerveillée par la richesse des motifs […] trouvés. » Plus loin, elle regrette que « la vase [soit] le mot le plus dépréciatif pour cette myriade de textures ». Elle identifie des algues, diatomées, cyanobactéries, balanes, crustacés, nudibranches, moules, anémones de mer, vers xylophages, ophiures, patelles…
The Sea as Sculptress communique la beauté et la variété de la vie marine, mêlant des informations scientifiques au plaisir visuel pour susciter chez le spectateur une préoccupation bienveillante. Le site se construit, démontrant qu’il ne suffit pas de contrôler la pollution ponctuelle. Malgré des efforts sincères pour restaurer la qualité de l’eau de la baie, la croissance de l’industrie, de l’agriculture, de la population et du commerce mondial a considérablement accru le défi de fournir un environnement où les organismes de l’estuaire de la baie de San Francisco et du delta de San Francisco, comme je définis le système plus large, peuvent prospérer (WALLEN : 2009, p. 4).
L’artiste réalise une étude des possibilités esthétiques de la nature. Une diversité d’algues, de coraux et d’animaux marins participent à l’œuvre et évoluent en fonction de l’espace d’immersion. Ainsi les formes, les couleurs et les styles sont différents d’un lieu à l’autre.
L’œuvre Nexus (fig. 4), réalisée par Jason deCaires Taylor en 2018, dans les eaux froides de la mer du Nord, est particulièrement éloquente. La sculpture colonisée se détache sur le fond vert et noir de l’eau. Une partie de son visage est recouverte d’ascidies coloniales oranges et jaunes. Ce petit animal vit dans son sac branchial, qui s’hypertrophie, et assure sa nutrition et sa respiration en filtrant l’eau. Les ascidies donnent à la sculpture une plus grande envergure, doublant ainsi la taille originelle de la tête. Elles tracent des lignes de force convergeant vers le sommet. Le reste de la figure est colonisé par des coquillages blancs, comme si la peau se transformait en écailles. Les algues roses, plus fines, donnent une impression de légèreté et flottent au deuxième plan.
Cette adaptation de l’œuvre au milieu engendre une mutation spécifique à l’esthétique de l’art écologique. Camille Prunet définit la notion d’hybridation artistique dans Penser l’hybridation. Art et biotechnologie. Selon elle, celle-ci « permet de se concentrer sur le moment d’émergence des formes, le moment qui voit l’œuvre s’approprier des éléments initialement étrangers. […] Pour être au plus près de la vie, l’œuvre d’art éclate ses propres frontières par un échange intensifié avec son environnement avec lequel elle tend à se confondre : l’œuvre devient alors intérieure et extérieure, matérielle et immatérielle, visible et invisible » (PRUNET : 2018, p. 24).
L’intérêt d’une esthétique de la co-création entre artistes et vie marine réside dans l’apport formel et coloré sur de sobres cadres de bois, cubes de béton, sculptures anthropomorphes. Ces supports accueillent ainsi une diversité formelle en mouvement et en croissance.
Le statique étant support du mobilis in mobile, l’œuvre s’inscrit en interaction dynamique constante avec son environnement. Elle s’adapte, génère la vie et se détruit. Le gluant, le mouvant, le spongieux, le filandreux, l’ondoyant, le brillant, le grouillant, sont des caractéristiques de cette esthétique générative.
D’un point de vue esthétique, chez deCaires Taylor, le développement des coraux est un apport considérable à ses structures initiales. Ces sculptures, originellement grises, acquièrent ainsi tous les aspects d’une œuvre : couleur, forme, matière, composition, lignes. Comme sur une toile, les coraux, ophiures, oursins, algues, étoiles de mer, coquillages en tout genre, se découpent sur la trame vierge des sculptures. Du jaune, du rose, du rouge, du violet, du vert, de l’ocre, du blanc, exposent la qualité et la diversité des couleurs parfois vives, mates ou brillantes. Ces couleurs se mélangent et se superposent. Les concrétions en plateaux, laminaires, encroûtantes ou encore branchues transforment les sculptures du figuratif à l’abstrait. Dans son œuvre Vicissitudes, ce sont de nouveaux membres faits d’éponges qui se forment ; des matières apparaissent, tantôt lisses avec les algues veloutées et les éponges tubulaires, tantôt légères avec les fines algues brunes.
Le vivant marin fait de l’œuvre un processus en mouvement, une chose, un matériel non humain grandissant. Les coraux, les algues, les mollusques, font de celle-ci une œuvre autopoïétique : ils se répandent ou se déforment, ils s’altèrent ou grandissent, s’assèchent ou s’envolent, soumis au hasard.
Dans Toward an Ecology of Materials, Tim Ingold établit la différence entre les « artefacts » (artifacts), « objets que l’on pense être faits plutôt que cultivés », et les « non-humains » (non-humans), «souvent utilisés comme alternative pour les objets ou artefacts fabriqués ; les non-humains devraient également inclure des organismes vivants de toutes sortes ». Si Tim Ingold part de la différenciation ancienne entre artificialia et naturalia, il l’enrichit ensuite en distinguant « objets » (objects) et « choses » (things). Les choses sont des assemblages de matières en mouvement, alors qu’au contraire les objets sont des formes achevées, statiques (INGOLD : 2017, p. 23‑43).
En mettant en valeur la biodiversité, les « artistes immergeants » permettent aux passants de s’arrêter et de saisir les entités marines dans leurs altérités et leurs propriétés esthétiques. Il faut « cultiver des attachements » (LATOUR : 2017, p. 106) et, comme l’explique Xavier Lagurgue, élargir « la capacité d’appréciation esthétique jusqu’ici considérée propre au genre humain à une large part de la communauté biotique » (LAGURGUE : 2017). Par son exposition, le vivant marin est transcendé par l’œuvre. Estelle Zhong Mengual, dans Apprendre à voir. Le point de vue du vivant, affirme que « ne pas voir le monde vivant », c’est d’abord « ne pas y prêter attention », mais « cela comprend également certaines manières de prêter attention […] : il y a des manières de voir le monde vivant qui consistent en vérité à ne pas le voir » (ZHONG MENGUAL : 2021, p. 88-90).
Cette cécité ou cette indifférence, dans le contexte actuel de disparition massive de la diversité biologique, renforce le risque d’un effondrement radical de la vie. Les œuvres de l’artiste Sigalit Landau (fig. 5) en sont peut-être l’illustration. C’est dans la mer Morte qu’elle immerge des objets, filets de pêche, robes de mariées, fils barbelés… Il faut un temps long, trois mois, pour que ces objets, accrochés à un dispositif de cintres, soient émergés comme des œuvres de sel à exposer. Cette technique rappelle les phénomènes géologiques de calcification, de pétrification et de stratification de la matière, matérialisant le temps sur l’objet, transformant les objets en statue de sel, les médusant, modifiant leurs caractéristiques matérielles initiales. Ici, aucun organisme vivant ne vient colorer les sculptures, leur donner vie, la mer Morte est bien morte.
Conclusion
Dans L’Homme et la Mort, Edgar Morin rappelle : « Dans les consciences archaïques où les expériences élémentaires du monde sont celles des métamorphoses, des disparitions et des réapparitions, des transmutations, toute mort annonce une naissance, toute naissance procède d’une mort, tout changement est analogue à une mort-renaissance et le cycle de la vie humaine s’inscrit dans les cycles naturels de la mort-renaissance » (MORIN : 1976, p. 123).
À l’heure du bouleversement des cycles, l’artiste cherche à intégrer dans ses réflexions l’apport des sciences, du care et l’impératif de considérer le temps long. C’est par cette reconnaissance de la pensée cyclique que les artistes engagent l’œuvre et le regardeur. Par leurs travaux, ils nous révèlent la puissance esthétique de la vie sous-marine et élargissent nos perspectives par-delà la surface. Leurs œuvres produisent un choc esthétique et émotionnel, nous attachant au monde sous-marin. Elles se convertissent en espace génératif, alors submergées et transformées par les phénomènes naturels, les imprévus, créant une évolution matérielle et symbolique marquante. En donnant lieu à une collaboration intégrant et dépassant les limites de l’artiste, cette agentivité, laissée au milieu sous-marin dans la création de l’œuvre, nous renseigne et nous alerte sur l’état de l’océan. Ces œuvres jouent un rôle de thermomètre : productrices de signaux, elles témoignent de l’urgence climatique. Enfin, comme le souligne Christophe Bonneuil :
“Confronté à cette réalité, tout citoyen peut éprouver une sensation d’effroi et de désarroi. Seuls les artistes peuvent rendre sensibles et intensifier ces données scientifiques, les dramatiser et dédramatiser. Nous faire dépasser de l’effet démobilisateur de la sidération.” Et “favoriser une lecture du phénomène qui donne plus de prise à l’action collective” (LEQUEUX : 2014, p. 19).
Notice biographique
Davia Lagos, après des études de sociologie et d’histoire de l’art, s’est intéressée, au cours de son master, à l’œuvre sous-marine de Jason deCaires Taylor, interrogeant les liens entre art et écologie. Doctorante au sein du laboratoire HAR de Paris-Nanterre, elle prépare une thèse intitulée « L’art immergé, gestes, traces et engagements de 1960 à nos jours ». Elle coorganisera le colloque Liquide(s) en mars 2025.