Musées sous-marins et biodiversité marine

Davide Galbiati, La Graine et la Mer, 2019, ciment marin au pH neutre, 150 cm, immergé le 15 septembre 2020, 4-5 m de profondeur, Musée subaquatique de Marseille, plage des Catalans, Marseille. ©Guillaume Ruoppolo

Résumé

Les musées sous-marins sont présentés comme des outils de protection de la biodiversité marine dans une démarche de sensibilisation du public, mais aussi d’écologie de la restauration. Ils posent à cet égard de nombreuses questions. Quels sont leurs potentialités, leurs avantages et leurs limites ? Comment analyser l’expérience esthétique spécifique qu’offrent ces musées au regard des enjeux de préservation de la biodiversité ? À partir d’exemples en Méditerranée, cet entretien croise des expertises issues des mondes des musées, de l’histoire de l’art et de l’écologie scientifique pour tenter de répondre à ces questions.

Mots-clés : définition du musée, récifs artificiels, land art, patrimoine naturel et culturel, conservation de la nature.

Abstract

Underwater museums are presented as tools for protecting marine biodiversity, with a view to raising public awareness and promoting restoration ecology. In this respect, they raise a number of questions. What are their potential, advantages and limitations ? How can we analyze the specific aesthetic experience offered by these museums in relation to the challenges of preserving biodiversity ? Drawing on examples from the Mediterranean, this interview brings together expertise from the worlds of museums, art history and scientific ecology in an attempt to answer these questions.

Keywords: museum definition, artificial reefs, land art, natural and cultural heritage, nature conservation.

Musées sous-marins et biodiversité marine

Underwater Museums and Marine Biodiversity

 

Entretien avec Louise Contant, conservatrice du patrimoine, Lisa Cubaynes, historienne de l’art, et Thierry Perez, écologue marin, mené par la chercheuse en histoire de l’art Juliette Bessette (voir les repères biographiques à la fin de l’article).

Juliette Bessette. – Vos trois expertises forment une complémentarité pour aborder la question de la biodiversité océanique au prisme des musées sous-marins, qui se multiplient en Méditerranée depuis une décennie[1]. Nous nous trouvons, pour cet entretien, à quelques encablures du Musée subaquatique de Marseille. Lisa Cubaynes, vous qui avez fait des musées sous-marins français votre sujet de recherche, comment pourrait-on définir ces musées ?

Lisa Cubaynes. – Pour l’heure, il n’y a pas de définition officielle, voici donc la mienne. Un musée sous-marin est un récif artificiel d’art à vocation culturelle et touristique, généralement composé de sculptures figuratives. Il est destiné à la sensibilisation, l’éducation, la transmission, et s’inscrit dans une volonté de protection de l’environnement et de son patrimoine. On peut parler de « récif artificiel d’art » ou de « récif artificiel culturel ». Les prémices des musées sous-marins sont apparues en 2006, avec le Molinere Underwater Sculpture Park de l’île de la Grenade. À l’initiative de l’artiste britannique Jason deCaires Taylor, ce projet a été possible grâce à l’expérience de son premier musée sous-marin en 2009, le Museo Subacuatico de Arte (MUSA), à Cancùn. Depuis, les musées sous-marins se sont multipliés à travers le monde. Exemple : la France accueille le Musée subaquatique de Marseille depuis 2020, au large de la plage des Catalans. Ce musée est composé de onze sculptures réalisées par différents artistes. Ce qui pose d’emblée la question de ladurabilité. Ceux apparus dans les eaux françaises[2] ont une concession de terrain d’environ quinze ans, mais personne ne sait ce qui adviendra d’eux par la suite. D’ici là, il faut qu’ils remplissent leurs objectifs. Si ce n’est pas le cas, que va-t-on faire des sculptures immergées depuis quinze ans et des organismes qui l’habitent désormais ?

Thierry Perez. – Il y a un point particulier qui me dérange dans cette définition, c’est la notion de lien avec la conservation ou la restauration de l’environnement. C’est l’argument le plus souvent employé pour créer des récifs artificiels. En face des fenêtres de mon bureau à la station marine d’Endoume[3], lui-même situé à un kilomètre du Musée subaquatique de Marseille, près de la plage des Catalans, se trouve un des plus grands champs de récifs artificiels d’Europe, le projet Récifs Prado. Il a été mis en place en 2008, pour faire de la restauration écologique dans la baie de Marseille[4]. Mais ces récifs ne restaurent pas. Ils créent de la biodiversité et des habitats qui n’existaient pas auparavant. Ce n’est en aucun cas de la restauration et ce ne sont en aucun cas des mesures de protection ou de conservation de l’environnement. On ne fait que créer quelque chose, ce qui est déjà très bien. Mais il ne faut pas duper le public ou le décideur politique là-dessus. Par ailleurs, les dimensions d’un musée sous-marin ne sont généralement pas celles d’un ensemble de récifs artificiels créé pour des objectifs en lien avec la conservation de la biodiversité marine. Ainsi, leur intérêt scientifique me paraît très limité. C’est pour cette raison, j’imagine, que les suivis écologiques sur les œuvres immergées au Musée subaquatique de Marseille ont été abandonnés, alors qu’ils perdurent sur les récifs du projet Récifs Prado.

 

Figure 2. Récif artificiel dans la baie de Marseille, projet Récifs Prado. ©Sandrine Ruitton/MIO

Juliette Bessette. – Les musées répondent à des fonctions précises dans la communauté internationale. L’ICOM (International Council of Museum) définit le musée comme « une institution permanente au service de la société qui se consacre à la recherche, la collecte, la conservation, l’interprétation et l’exposition du patrimoine matériel et immatériel […], [qui] encourage la diversité et la durabilité. Et les musées offrent à leur public des expériences variées d’éducation, de divertissement, de réflexion, de partage des connaissances[5] ». Pensez-vous que ces lieux de découverte de la biodiversité répondent à cette définition ?

Thierry Perez. – Je ne suis pas certain qu’il soit nécessaire de s’arc-bouter sur cette notion de musée pour ces sites d’exposition. Au contraire, il faut en sortir. Comme la science doit sortir des laboratoires, l’art doit sortir des musées. Ces initiatives sont justement des occasions, parmi de nombreuses autres, de faire sortir l’art des musées, mais aussi de faire que des publics spécifiques se rendent en milieu subaquatique. Effectivement, seuls celles et ceux qui auront le courage d’aller sous l’eau pourront en profiter. C’est une occasion de toucher des publics ciblés, peut-être moins habitués aux musées, et de les sensibiliser à l’art. De plus, quand l’art vient s’immerger dans l’environnement naturel, que ce soit l’océan ou la forêt, c’est alors la possibilité d’une double sensibilisation. Si tel est le but, l’appellation « musée sous-marin » n’est pas nécessaire, l’annonce d’une « exposition artistique subaquatique » suffit.

Louise Contant. – Je suis assez d’accord. Pour moi, cela rejoint la question du land art[6], c’est-à-dire du geste d’un artiste qui va intervenir en milieu naturel, parfois hostile, comme un désert. Par ailleurs, qualifier ce type de proposition de « musée » n’est peut-être pas la meilleure stratégie pour attirer un public non initié à l’art. Peut-être est-il plus pertinent d’assumer une installation en libre accès ? Le land art offre cette liberté. Une liberté qui s’applique également à l’œuvre soumise aux éléments. Dans le land art, il y a différentes approches : des artistes qui souhaitent laisser les œuvres se dégrader de manière visible au fil du temps, d’autres qui souhaitent qu’elles soient entretenues pour contrer, tant que faire se peut, les effets des conditions climatiques. Je pense à une installation en partie immergée, Spiral Jetty, créée par Robert Smithson en 1970, au bord du Grand Lac salé, en Utah, aux États-Unis. Il s’agissait d’une sorte de jetée enroulée sur elle-même. Selon le niveau fluctuant du lac, elle a été plusieurs fois immergée, ce qui a accéléré sa transformation. La question de la visibilité ou de l’invisibilisation de l’œuvre est aussi intéressante. En effet, il ne faut peut-être pas employer le mot « musée », un terme qui qualifie des institutions dont les contours sont très réglementés, pour qualifier des installations ou d’autres propositions qui échappent justement à ces contours, et notamment aux mesures de conservation.

Juliette Bessette. – Thierry Perez a explicité que la fonction de restauration des musées sous-marins était à écarter. Peuvent-ils être des outils intéressants et adaptés en matière de sensibilisation aux enjeux de biodiversité marine ?

Thierry Perez. – Peu importe ce qui est plongé dans l’eau ou placé dans une forêt, la vie se développe autour – à condition que cela ne soit pas toxique. Un des premiers sujets de recherche que j’ai failli accepter, en tant qu’étudiant en écologie marine, portait sur l’utilisation du pouvoir concentrateur de biodiversité de pneus usagés qu’on voulait mettre en mer pour faire des récifs artificiels. Car malgré leur toxicité, ils peuvent servir d’habitat et concentrer des animaux, notamment des poissons. A fortiori, quand un substrat est bien choisi, qu’il n’est pas polluant et qu’en plus il possède une certaine esthétique, il va regrouper une faune habituellement dispersée et en faciliter l’observation. De plus, au fil du temps, il sera colonisé par des éponges ou, selon l’endroit, des coraux, divers organismes colorés qui vont contribuer à le faire évoluer. C’est là que l’interaction est intéressante. Elle peut permettre de sensibiliser les visiteurs à la beauté de la nature, à ce qu’elle peut générer et apporter à une œuvre d’art pensée différemment à l’origine. Donc, oui, les expositions sous-marines peuvent être des outils intéressants.

 

Figure 3. Jason deCaires Taylor, installation The Silent Evolution (détails).
©Jason deCaires Taylor, 
www.underwatersculpture.com

Juliette Bessette. – Pourriez-vous décrire les outils qui sont à votre disposition – depuis vos cadres de référence professionnels – pour penser la biodiversité marine comme patrimoine ?

Louise Contant. – Comparer le musée sous-marin à la conservation du patrimoine naturel ou de la biodiversité pourrait vouloir dire que le musée sous-marin est l’exact opposé du Muséum d’histoire naturelle : on est vraiment dans une structure qui offre à la biodiversité un support d’épanouissement du vivant, alors qu’en la faisant entrer au Muséum d’histoire naturelle, au contraire, on la fige dans le temps.

Thierry Perez. – Cela dit, le patrimoine naturel, selon moi, n’est pas au Muséum d’histoire naturelle de Paris ou dans quelque autre muséum. Il est dans la nature. On pourrait assimiler une collection d’un muséum à du patrimoine scientifique, mais absolument pas à du patrimoine naturel. La notion de patrimoine naturel a été développée dans les années 1980 en France, à travers des inventaires de ce patrimoine et de zones d’intérêt écologique, faunistique et floristique (ZNIEFF) – à terre et en mer. Des listes ont été établies de ce que l’on considérait être des écosystèmes ou des espèces patrimoniales[7]. Des experts ont alors été réunis pour caractériser les différents degrés de patrimonialité. Les discussions sur ces critères sont toujours en cours, mais ces éléments sont assez bien acceptés aujourd’hui. 

Lisa Cubaynes. – Tout à l’heure, Louise et Thierry, vous étiez tous les deux d’accord pour dire que l’utilisation du mot « musée » est peut-être à repenser, parce que l’art devrait pouvoir s’inscrire en dehors. Cela m’a fait penser que Jason deCaires Taylor, l’artiste à l’origine des premiers musées sous-marins dans le monde, justifiait l’emploi de ce terme pour mettre en lumière le caractère patrimonial de l’espace naturel et, par une association avec la création artistique, pour considérer les écosystèmes et la biodiversité comme des créations aussi importantes que les œuvres d’art. En Italie, un pêcheur qui voulait lutter contre la pêche industrielle a décidé de mettre des blocs de marbre sous l’eau, non loin de Talamone, en Toscane, dans un lieu appelé la Casa dei Pesci. Il ne les a pas simplement immergés, parce qu’il savait que cela ne suffirait pas, mais il a embauché des artistes pour les sculpter. La transformation du fond marin en « musée » grâce à la présence d’œuvres d’art a attiré l’attention et les caméras de télévision. Peut-être que l’utilisation du mot « musée » ou du mot « art » peut apporter une sensibilisation supplémentaire à l’égard du patrimoine naturel.

 

Figure 4. Bloc de marbre taillé de la Casa dei Pesci, Talamone, Toscane. ©Casa dei Pesci

Thierry Perez. – Effectivement, les démarches pionnières devront peut-être encore s’appuyer sur ces mots pendant quelque temps, parce qu’il y a des décideurs et des investisseurs à convaincre. Mais il faudra finir par s’affranchir du mot « musée » pour passer à une vitesse supérieure, à un changement de paradigme, et pour faire que les deux causes s’épousent mutuellement. Cela permettra aussi de se libérer de contraintes. Car nous allons sinon rapidement revenir au cadre réglementaire : quelqu’un va dire : « Attention, qui gère la sécurité de ces gens que vous emmenez sous l’eau ? » Et le jour où il y aura un vrai problème, ce sont potentiellement tous les musées sous-marins du monde qui vont être en péril. Le « musée » sous-marin n’est qu’une phase par laquelle on passe pour la dépasser. De la même manière, la notion de service écosystémique a été créée pour aider les stratégies de conservation de la nature. Il s’agit d’une démarche de monétarisation, qui résonne ainsi : « Si l’on perd cette portion d’écosystème ou cette portion de vie, c’est telle quantité d’argent que l’on perd. » Je pense que c’était nécessaire de passer par là. Mais, après vingt ans, il faut changer de paradigme. Cette notion doit être revue pour ne pas simplement s’attacher à la valeur économique des choses que l’on pourrait perdre, car il y a toujours quelqu’un prêt à payer en contrepartie de la destruction d’une portion de biodiversité !

Juliette Bessette. – Quel rôle joue, pour vous, la question de l’émerveillement dans cette idée de penser ensemble art et biodiversité ?

Lisa Cubaynes. – La question de l’émerveillement est présente, car ces musées misent sur la beauté provoquée par l’alliance de l’art et de la nature pour convaincre par l’émerveillement. Cette démarche fait sens dans l’histoire de l’art, parce que la reconnaissance de la beauté et du sublime dans un musée sous-marin – par l’œil du public – permet de rendre la frontière poreuse entre patrimoine culturel et patrimoine naturel. Lorsque l’attention et la persuasion par l’émerveillement sont acquises, alors les musées sous-marins amènent à se poser des questions : « Qu’est-ce que l’art ? » ; « A-t-il une utilité ? » Et s’il en a une : « À quoi sert-il ? » Les musées sous-marins prouvent l’utilité de l’art, en tout cas dans leur environnement. Ils posent également la question : « Quand est-ce que l’art se produit ? » Cette démarche entreprise par les musées sous-marins permet aussi de remettre le public au cœur des problématiques de l’histoire de l’art actuelles, sur la crise de l’art contemporain et de son accessibilité, pour inclure un nouveau public dans ces réflexions. Je dirai donc que l’émerveillement sert à attirer le public et à l’amener à participer à des débats dont il s’exclut la plupart du temps.

Louise Contant.  Je crois que l’émerveillement est essentiel aux musées, parce que c’est là où l’émotion vient saisir le visiteur. Au musée national de la Marine, nous essayons d’émerveiller par les œuvres elles-mêmes bien sûr, mais aussi par d’autres dispositifs qui accompagnent le visiteur dans son voyage dans l’histoire maritime, l’histoire des techniques et l’histoire de l’art. Le projet de rénovation du site parisien du musée, situé dans le Palais de Chaillot et rouvert en novembre 2023 après six ans de chantier, a effectivement été l’occasion de se questionner sur le rapport du visiteur au patrimoine et sur les outils permettant de renforcer la capacité du musée à émouvoir. Plusieurs principes fondamentaux ont constitué le socle de la nouvelle muséographie : immersivité, inclusivité, accessibilité et incarnation[8]. Ainsi, des gestes scénographiques forts[9], par exemple une vague monumentale avec des animations audiovisuelles, ont pris place aux côtés des collections, accompagnés de plus de cinquante dispositifs de médiation. Les œuvres sous-marines, quant à elles, sont peut-être à rapprocher de la question de la ruine. À travers l’histoire, la ruine a toujours fasciné, émerveillé[10]. Située à mi-chemin entre culture et nature, la décrépitude, cette expression de l’humain et ce rattrapage de la nature sur un produit façonné par l’humain évoquent, avec un fort potentiel narratif, le passage du temps. Je crois que c’est une source d’émerveillement infinie, parce qu’on y voit la vie en action, la transformation qui modifie un espace, ou un objet, et la manière dont on l’appréhende. En tout cas, c’est un sujet sur lequel nous travaillons, mais c’est aussi un sujet qui peut s’imposer à nous à travers les créations et leur évolution dans le temps.

 

Figure 5. Vue de la « vague » scénographique au musée national de la Marine, Paris.
©Musée national de la Marine

Thierry Perez.  Je ne peux qu’être d’accord avec ça. Même si, à une période récente, l’art a été qualifié de « non essentiel », je pense qu’il est primordial comme vecteur de sensibilisation et d’émerveillement et qu’il doit être beaucoup plus fréquemment utilisé. Il faut que la science s’inspire de cette capacité de l’art et des musées à sensibiliser et à émerveiller. L’émerveillement face à la nature et à ce qu’elle est capable de produire comme forme de vie, comme capacité d’adaptation, comme forme de résilience, peut permettre d’aborder toutes les menaces qui pèsent sur elle. Le sujet intéresse. Ces dernières années, il n’y a pas un article scientifique publié sans qu’un journaliste me demande l’autorisation d’en faire une brève grand public. Qu’il s’agisse de petites crevettes qui nagent ou des éponges qui ne bougent pas ! Dès qu’on me fait parler de ces sujets, je détecte un certain émerveillement, qui n’existait pas il y a quinze ou vingt ans. C’est vraiment le moment de s’inspirer de l’art et des musées pour faire la même chose avec les questions essentielles autour de la conservation de la nature, de la biodiversité, de l’océan.

Juliette Bessette. – Cet émerveillement n’envoie-t-il pas un faux message par rapport à la situation d’effondrement de la biodiversité ?

Thierry Perez.  Pas du tout. Il y a plusieurs façons de réagir à l’état de conservation de notre planète. Il y a ceux qui imaginent trouver une autre planète habitable et ceux qui, plus sereinement, voient ce qu’il est encore possible de faire en s’appuyant sur ce qui a été déjà fait. Il y a énormément de choses qui se sont améliorées en matière de protection de l’océan, ces trente ou quarante dernières années. Pas partout, mais ça peut servir de modèle pour dire : « Regardez ce qu’il se passe quand vous prenez les bonnes décisions, quand vous fermez les robinets, réduisez les gaz à effet de serre, supprimez le plastique. » Il y a quelques pays qui réussissent à le faire. De nombreuses mesures sont aujourd’hui techniquement possibles et peuvent localement, régionalement, nationalement, produire des effets positifs à très court terme. Quand on s’appuie sur ces exemples-là, on peut avoir un discours tout à fait positif et montrer qu’à partir du moment où on cesse les nuisances, la nature récupère, et on peut s’émerveiller de cela. Dire qu’un écosystème complexe manifeste de la résilience, c’est une source d’espoir pour l’humain face à la maladie, pour une société sous oppression, pour penser des modèles différents. Il est possible de tenir ce discours optimiste, tout en étant très lucide et raisonnable.

Louise Contant.  Cela revient aussi à la question existentielle de l’art, parce que l’art n’est pas toujours positif ou beau. En revanche, le fait d’étudier, d’inventorier, de documenter, de publier ou de rendre accessible, de communiquer autour de tous ces enjeux, participe à sensibiliser et donc aussi à émerveiller. C’est peut-être une logique partagée entre patrimoine naturel et patrimoine culturel. C’est une manière de raconter le monde, et ces récits contribuent à transformer la société, à faire face aux changements et à se réinventer.

Lisa Cubaynes.  Les musées sous-marins misent sur l’intelligence collective. Ils partent du postulat qu’on a vu assez de productions artistiques très pessimistes, notamment dans l’art lié à l’anthropocène[11]. Ils se veulent des médiums pour faciliter la transition entre émerveillement, sensibilisation et implication dans la protection de l’environnement, y compris par les petits gestes réalisés au quotidien. Leur mission est de créer des sensibilités environnementales, en l’occurrence à la biodiversité marine, qui impliquent le public. Donc, ce n’est pas tromper, c’est simplement créer de nouveaux vecteurs de sensibilisation. 

Cet entretien fait suite à des échanges nés dans le cadre du colloque interdisciplinaire « Une histoire de l’art bleue. Création artistique, biodiversité et environnement océanique (XIXe-XXIe siècles) », qui s’est tenu à Marseille en mai 2024. Il a été mené le 12 septembre 2024, à la station marine d’Endoume, à Marseille.

Biographies

Louise Contant est cheffe du département des collections au musée national de la Marine. Elle a par ailleurs une formation d’archéologue et pratique l’archéologie sous-marine.

Lisa Cubaynes est diplômée d’un master en histoire de l’art à l’université d’Aix-Marseille, autrice d’un mémoire sur les musées sous-marins français en Méditerranée. Ses travaux portent sur les enjeux interdisciplinaires de caractérisation et de définition de ces nouvelles institutions, au prisme du changement climatique.

Thierry Perez est directeur de recherche au CNRS, spécialisé en écologie marine (Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale). Adepte des approches naturalistes et interdisciplinaires, il conduit ses programmes de recherche et ses campagnes d’exploration de la biodiversité marine dans de nombreuses régions du monde.

Juliette Bessette est maîtresse-assistante en histoire de l’art contemporain à l’université de Lausanne. Elle a mené plusieurs travaux sur l’histoire des imaginaires scientifiques et techniques au prisme des arts et de la culture visuelle. Ses recherches actuelles portent sur les représentations artistiques de l’océan et de la vie marine à la période contemporaine.

Notes de bas de page
  1. Dates d’ouverture des musées sous-marins dits à « vocation de conservation de la biodiversité en Méditerranée » : 2015 – Casa dei Pesci, Talamone, Italie ; 20 octobre 2018 – Musée sous-marin d’Ajaccio, France ; 15 septembre 2020 – Musée subaquatique de Marseille, anse des Catalans, France ; 28 janvier 2021 -Écomusée sous-marin de Cannes, rivage sud de l’île Sainte-Marguerite, France ; 1er août 2021 – MUSAN, Ayia Napa, Chypre. Autres musées à vocation touristique : 2015 – Musée sous-marin de Side, Turquie ; 2017 – Via Crocis Underwater Museum, Trogir, Croatie. Liste établie par Lisa Cubaynes.
  2. Musée subaquatique de Marseille (2020), Écomusée sous-marin de Cannes (2021).
  3. Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale, Aix-Marseille Université, CNRS, IRD, Avignon Université.
  4. Projet Récifs Prado (Réhabilitation écologique, concertée et innovante des fonds sableux par la Pose de récifs artificiels diversifiés et optimisés. Voir : « Synthèse scientifique et technique Récifs Prado », Ville de Marseille, 2023. [En ligne] <https://www.marseille.fr/sites/default/files/contenu/Mer/PDF/livretrecifs2023.pdf>
  5. Définition du musée adoptée le 24 août 2022 par l’ICOM. Voir en ligne : https://icom.museum/fr/ressources/normes-et-lignes-directrices/definition-du-musee/
  6. Mouvement artistique né aux États-Unis dans les années 1960, qui consiste, pour les artistes, à intervenir directement dans l’environnement. Voir TIBERGHIEN : 2012.
  7. Voir GODARD : 1990.
  8. Comme préconisées par le conseil scientifique consultatif, qui notait le 13 juin 2017 : « Le nouveau musée sera vivant et interactif, il fera appel aux technologies les plus innovantes. Riche de sa propre histoire ayant débuté en 1748, il racontera des histoires : des histoires de marine, de mer et de marins. Invitant au voyage, il sera un musée porteur d’émotions et de savoirs, un outil puissant de sensibilisation de tous les publics pour éclairer les enjeux maritimes de notre planète. »
  9. Imaginés par l’agence britannique Casson Mann. On note également la présence d’une étrave.
  10. Voir RAMOND, SCHNAPP : 2024.
  11. Voir, par exemple, ARDENNE : 2019.
Bibliographie

Bibliographie

  • ARDENNE Paul et TANGY Claire (dir.) (2013), Aqua Vitalis. Positions de l’art contemporain, cat. expo, Bruxelles, Lormont, La Muette / Le Bord de l’eau.

  • ARDENNE Paul (2019), Un art écologique. Création plasticienne et anthropocène, Lormont, Le Bord de l’eau.

  • ARDENNE Paul et al. (2020), Courants verts. Créer pour l’environnement, cat. expo, Paris, Fondation EDF.

  • COHEN Margaret et QUINGLEY Killian (éd.) (2019), The Aesthetics of the Undersea, Londres, Routledge.

  • CUBAYNES Lisa (2024), « L’art en immersion : penser les musées sous-marins en France à l’heure de la crise écologique », mémoire de recherche en histoire de l’art sous la dir. de Pierre Pinchon et Juliette Bessette, Aix-Marseille Université.

  • DELOUGHREY Elizabeth (2016), « The oceanic turn. Submarine futures of the Anthropocene », in Joni Adamson, Michael Davis (éd.), Humanities for the Environment, Londres, Routledge, p. 256-272.

  • GODARD Olivier (1990), « Environnement, modes de coordination et systèmes de légitimité : analyse de la catégorie de patrimoine naturel », Revue économique, vol. 41, n° 2, p. 215-242.

  • JUE Melody (2020), Wild Blue Media: Thinking Through Seawater, Durham, Duke University Press.

  • RAMOND Sylvie et SCHNAPP Alain (dir.) (2024), Formes de la ruine, cat. expo, Lyon, Musée des Beaux-Arts.

  • SINGH Neera M. (2018), « Introduction: Affective ecologies and conservation », Conservation and Society, vol. 1, n° 16, p. 1-7.

  • STEINBERG Philippe E. (2001), The Social Construction of the Ocean, Cambridge, Cambridge University Press.

  • « Synthèse scientifique et technique Récifs Prado », Ville de Marseille, 2023. [En ligne] <https://www.marseille.fr/sites/default/files/contenu/Mer/PDF/livretrecifs2023.pdf>

  • TIBERGHIEN Gilles A. (2012), Land Art, Paris, Dominique Carré.

  • YUSOFF Kathryn (2011), « The valuation of nature. The natural choice white paper », Radical Philosophy, n° 170, p. 2-7.