Table des matières
- 1 Introduction
- 2 Au commencement était l’observation
- 3 Prendre le temps de rêver le monde vivant
- 4 Faire émerger de nouvelles questions au croisement de l’art et de la biologie marine
- 5 Créer avec les micro-organismes
- 6 Ouverture conclusive. Vers un champ nouveau au croisement de l’art et de la biologie marine ?
- 7 Notices biographiques
Introduction
Quels pourraient être les apports du croisement entre les arts visuels et la biologie marine ? La question principale de cet article pourrait être formulée en ces termes. Pour tenter d’y répondre, nous nous appuierons sur le récit d’une expérience pédagogique vécue en commun dans le cadre universitaire. En effet, en janvier 2024, quinze étudiant·es en master « Sciences et technologies de la mer », avec des parcours variés[1], ont travaillé pendant cinq jours intensifs afin de concevoir une exposition d’arts visuels dédiée au microcosme marin[2]. Après avoir prélevé des échantillons biologiques sur le terrain et les avoir observés en laboratoire, ces étudiant·es ont réalisé des expérimentations plastiques et graphiques qui devaient les mener à la formulation de questions communes à l’art et à la science, puis à la construction d’une exposition interdisciplinaire[3]. Il s’agissait de plonger ensemble dans le monde mystérieux du microcosme marin, afin de changer d’angle de vue. Plancton, radiolaires, microalgues et autres micro-organismes forment un monde peu connu du grand public, mais crucial pour l’équilibre délicat des écosystèmes. La particularité de cette démarche réside dans l’intention de mener une « enquête artistique », sans objectif préalable, tout en employant des outils scientifiques. En résultent des créations dévoilant l’interdépendance des écosystèmes, l’imprévisibilité du monde vivant et plus largement la santé des océans. Pourquoi engager les étudiant·es en biologie dans ce type de création-recherche ? C’est par l’analyse du processus de travail proposé que nous chercherons à ouvrir une réflexion sur les enjeux et les apports de cette rencontre entre arts visuels et biologie marine. En effet, l’examen du processus créatif et des conditions d’apparition spécifiques aux créations nous permettront de mettre en lumière la fécondité des échanges entre les imaginaires artistiques et scientifiques. Ici, suivre et décrypter le processus de travail étape par étape revient à comprendre la dynamique du dialogue engagé entre la réalité biologique et la fonction artistique. Enfin, au-delà de ce contexte pédagogique particulier, le processus de création proposé effleurera la question d’un possible champ nouveau entre art et biologie marine.
Au commencement était l’observation
Cette aventure humaine et intellectuelle a débuté par l’expérience de l’observation. Il s’agit d’observer sur le terrain défini par l’estran, zone du littoral alternativement couverte et découverte par la mer. Y accéder nécessite une marche d’une quinzaine de minutes, depuis l’université jusqu’à la plage la plus proche – un exercice important pour ouvrir l’ensemble des sens. Arrivé·es sur la zone intertidale, les participant·es partent individuellement ou collectivement à la découverte du monde vivant et non vivant qui les entoure (sable, eau de mer, eau douce, rochers, animaux, plantes, algues, débris…), avec pour seule consigne de regarder avec curiosité l’environnement de façon à expérimenter des changements d’échelles. Échantillons biologiques, photographies et croquis ont ensuite été apportés au laboratoire de microscopie pour des examens plus précis.
Après le choix d’un objet d’étude particulier, les étudiant·es sont invité·es à procéder à l’étape suivante : l’observation au microscope et à la loupe binoculaire. Dans cette démarche, une telle pratique apparaît comme une expérience essentielle, un temps nécessaire pour pouvoir se « promener » littéralement dans les structures et les secrets de la matière vivante ou non vivante. La première motivation qui nous pousse à observer l’infiniment petit est liée à la curiosité de découvrir un monde invisible et pourtant omniprésent. La curiosité semble être un vecteur pour la/le scientifique comme pour l’artiste. À l’instar du petit enfant qui découvre le monde dans un état d’émerveillement permanent, nous sommes plongé·es, par le microscope, dans la fascination. L’expérience de l’observation au microscope s’apparente en soi à une méditation.
« L’espace saisi par l’imagination ne peut rester l’espace indifférent livré à la mesure et à la réflexion du géomètre. Il est vécu », écrit Gaston Bachelard (BACHELARD : 1989, p. 17). Le monde microscopique devient, d’une certaine manière, un espace vécu. Il s’agit d’une étape préliminaire de mise en condition de l’imaginaire, propice à la création. Le regard « vierge » de l’artiste dans l’oculaire du microscope, se laissant fasciner par la découverte d’un monde dont il ignore encore la complexité, n’est certainement pas le même que celui du ou de la scientifique. Comme le soutient Bachelard, la/le scientifique voit souvent dans l’oculaire de l’instrument optique, d’une certaine manière, ce qu’elle/il sait, tandis qu’a priori l’artiste qui n’est pas conditionné·e par le savoir voit « pour la première fois » les mécanismes d’un monde caché[4]. Si, dans le processus de travail proposé aux étudiant·es, l’expérience de l’observation apparaît comme indispensable et « intime » – car elle est par définition unique, propre au regard de chaque observateur·trice –, elle n’est pas pour autant un « acte créateur », mais apparaît plutôt comme un stimulant de l’imagination et une source d’hypothèses de travail.
En effet, à partir du matériel récolté et à l’aide des instruments optiques, les étudiant·es vont tenter de regarder différemment (ou, pour le dire à la manière de Bachelard, « pour la première fois ») « leur » objet scientifique, en éveillant leur approche sensible. Cette expérience permet d’effectuer les réglages de mise au point et de pouvoir opérer par soi-même les « captations » du vivant. De cette étape découlent une multitude de questions, aussi bien scientifiques qu’artistiques. Est-ce un animal, un végétal ? Comment ces organismes vivent-ils ? Que sont ces structures sur ce coquillage ? Comment le plancton se déplace-t-il ? Comment peut-on dessiner, sculpter ou réaliser des empreintes d’algues ou de coquillages ? Nous le verrons, la microscopie éveille un désir de dessiner, de comprendre le monde vivant et non vivant. Les étudiant·es commencent alors à prendre des notes, à dessiner à partir de ce qu’ils voient. Dessiner et écrire revient ici à percevoir les matières avec curiosité. L’observation au microscope fait renouer les étudiant·es avec les sources de l’enfance, avec les vieux rêves sur la vie secrète des matières, tout en les incitant à accueillir les informations scientifiques. Le microscope apparaît dans ce processus de création comme un instrument invitant à la fois à la rêverie et à la connaissance. Cette vision de l’instrument optique entre quelque peu en contradiction avec la volonté de refouler les données dites subjectives de l’outil scientifique au profit de l’objectivité scientifique. Pour Bachelard, le microscopiste devient lui-même un « appareil » instrumentalisé par son instrument : « l’œil derrière le microscope a accepté totalement l’instrumentalisation, il est lui-même devenu un appareil derrière un appareil » (BACHELARD : 1951, p. 11)[5]. Comme nous l’avons vu, dans cette démarche, la séance de microscopie apporte un autre regard sur le microscope. Il reste certes un représentant du savoir et de l’objectivité scientifique, mais il est envisagé en même temps comme un puissant instrument de création.
Prendre le temps de rêver le monde vivant
Pourquoi les étudiant·es en sciences, et tout particulièrement en biologie, ont-ils/elles besoin d’appréhender autrement les matières animées ? Les technologies ne rendent-elles pas inutile le temps d’examen purement sensitif de l’objet d’étude ? Voir, toucher, méditer sur une matière biologique a-t-il encore un sens pour la recherche scientifique actuelle ? Les biologistes Sonia Dheur et Sven Saupe apportent leurs réponses à ces questions. Il·elles analysent les changements technologiques qui accompagnent les pratiques à l’ère génomique comme une réduction du vivant à de l’information : « Comme d’autres champs de la connaissance, la biologie est maintenant affaire de big data » (DHEUR et SAUPE : 2016)[6]. Tout en reconnaissant leur efficacité, il·elles perçoivent ces changements « comme porteurs d’une crise qui pousse à rechercher, hors du champ disciplinaire strict de la biologie, des ressources réflexives, notamment au voisinage de la pratique artistique ou d’une certaine biologie philosophique » (ibid.). Autrement dit, à l’heure des évolutions technologiques et des changements radicaux des pratiques et représentations dans le domaine de la biologie, l’approche artistique viendrait combler le besoin d’un rapport plus sensible avec le vivant et ses représentations[7].
Ainsi, la nécessité d’une « pause » dans le contexte du travail scientifique se fait sentir. Dépourvus de contraintes, ces moments d’observation directe des matières vivantes semblent jouer un rôle bénéfique dans l’activité scientifique. Les interfaces arts-sciences apparaissent donc comme un espace-temps de liberté favorisant la régénération du regard sur les objets de la recherche. Or, par l’exigence croissante de performance, ces moments sont de plus en plus rares dans les laboratoires, voire totalement absents. Prendre le temps d’explorer et d’observer leur objet d’étude apparaît pourtant comme un besoin fondamental chez certain·es scientifiques. L’efficacité croissante des techniques, notamment de communication, devrait dégager du temps, mais paradoxalement nous inonde sous une prolifération de tâches et de données. D’où un sentiment de frustration et une forme d’aliénation. Or l’art, la pensée, la science, la création, ont besoin de temps, de lenteur même, de contemplation et de maturation. Si un temps de contemplation est nécessaire à tout être humain afin de « régénérer » son rapport au monde, il est d’autant plus nécessaire au ou à la scientifique afin de pouvoir « oxygéner » sa pensée. Jadis, Pasteur pouvait prendre son temps pour dessiner les virus qu’il observait dans son laboratoire ; désormais, la recherche scientifique semble s’aligner sur le monde de la réactivité et donc de la vitesse (GONZÁLEZ : 2023). Cela n’est pas sans rapport avec la tendance générale à l’accélération de notre société technicienne et consumériste[8]. Cette exigence d’accélération laisse très rarement le temps aux chercheur·euses en biologie pour observer la matière vivante ou non vivante en dehors des objectifs de la recherche. Dans notre projet pédagogique, l’approche artistique tente de réintroduire, au sein du contexte scientifique strict, ce temps qui « manque » aux étudiant·es. La rencontre entre l’art et la biologie marine offre alors aux participant·es un temps précieux dédié à la contemplation du microcosme des matières.
Faire émerger de nouvelles questions au croisement de l’art et de la biologie marine
Comme mentionné plus haut, la méthode de travail proposée aux étudiant·es (contrairement aux protocoles scientifiques) suppose de ne pas définir un objectif, ni d’établir une hypothèse claire. Mais cette absence d’objectif préalable ne signifie pas pour autant l’absence d’intuition commune. Cette intuition commune n’émerge-t-elle pas justement de ce que les deux approches, artistique et scientifique, suivent des voies différentes ? L’absence d’objectif prédéfini permet paradoxalement ici de mieux identifier, voire de libérer la force qui nous pousse à rechercher ensemble des hypothèses nouvelles au croisement de l’art et de la biologie marine. Ainsi, ces observations sur le terrain et en laboratoire, ces errances scientifiques[9], visaient à faire émerger par la suite des questions de recherche hybrides, c’est-à-dire des questions qui auront un sens à la fois pour la recherche scientifique et pour la recherche artistique. En effet, ces questions hybrides ne sont ni totalement scientifiques ni totalement artistiques, mais à l’interstice des deux champs, et c’est précisément là où réside toute la subtilité. Si ces questions interrogent des espaces de recherche différents, elles n’appellent pas forcément la démonstration[10]. En atelier, les étudiant·es énoncent leurs questions soit à l’oral, soit par l’écriture en employant des supports variés. Ces questions hybrides ouvrent un espace de partage et d’écoute où l’intelligence collective peut opérer. Comme dans une pièce de théâtre, ces questions sont récitées, racontées et même chantées. Certains mots ont été scandés comme autant d’invitations pour la création-recherche : désordre, chaos, diversité du monde vivant, connectivité, équilibre écologique, harmonie… Ici, nous nous sommes retrouvé·es au cœur de l’enquête artistique et avons vécu un moment d’écoute et de partage entre tous·tes où des questions inattendues ont émergé, dépassant souvent nos attentes.
Question de recherche (à gauche) : « Que racontent les textures sur la vie du crabe ? »
Question de recherche (à droite) : « Que racontent les textures sur les organismes marins en général ? »
Parmi les interrogations formulées en atelier, la question « Que racontent les textures sur la vie du crabe ? », par exemple, illustre l’apport d’un questionnement hybride. D’un point de vue scientifique, l’étude des textures de la carapace d’un crabe peut révéler des informations précieuses sur son âge, son régime alimentaire, ses interactions avec l’environnement ou encore les pressions qu’il subit : traces de prédation, dépôts calcaires, micro-organismes fixés à sa surface. Les textures deviennent ainsi des archives vivantes, témoignant à la fois de l’histoire individuelle et des dynamiques de l’écosystème. D’un point de vue artistique, ces mêmes textures constituent un langage visuel et tactile : irrégularités, creux, aspérités et motifs composent une cartographie sensible qui raconte un récit de vie, de croissance et de transformation. L’observation attentive de ces surfaces a ouvert la voie à une transposition plastique où chaque texture est devenue une représentation du temps, de la résilience et de l’adaptation. Ce type de question permet donc de croiser deux formes de lecture : l’une, analytique, qui extrait des données biologiques ; l’autre, poétique et plastique, qui traduit en images ou en matières l’intimité du monde vivant. C’est précisément dans cet espace de résonance entre connaissances scientifiques et sensibilité artistique que les étudiant·es ont adopté une approche réellement interdisciplinaire.
Comment définir l’identité de l’eau par la couleur ?
De quelles couleurs les micro-organismes sont-ils ?
Il en est de même pour la question « Comment définir l’identité de l’eau par la couleur ? ». Pour le biologiste marin, la couleur de l’eau est le résultat de multiples facteurs mesurables : composition, concentration en phytoplancton, présence de matières en suspension, absorption de la lumière par les molécules et pigments, variations saisonnières ou météorologiques. L’analyse spectrale permet même de détecter la signature optique de certains micro-organismes. Ces nuances ne sont donc pas seulement esthétiques : elles traduisent la composition, la santé et la dynamique d’un milieu aquatique. Du point de vue de l’approche artistique, la couleur de l’eau devient une matière sensible et changeante. Elle échappe à toute fixité. Elle reflète la lumière, absorbe les ombres, se transforme selon l’angle de vue et l’heure du jour.
Saisir l’« identité » de l’eau par la couleur suppose de composer avec son instabilité même, et d’en faire une source d’expérimentations plastiques, picturales ou photographiques. Les micro-organismes, par leurs pigments et leurs assemblages, deviennent des acteurs invisibles de cette palette mouvante – révélant que l’eau porte l’empreinte du monde vivant qu’elle abrite. Ainsi, définir l’eau par sa couleur revient à croiser un regard analytique, qui en mesure les paramètres, et un regard artistique, qui en restitue la richesse des variations optiques. Entre visible et invisible, se dessine alors une exploration où science et art dialoguent.
D’autres questions de recherche hybrides ont émergé au fil de l’eau, chacune ouvrant un espace où les imaginaires scientifiques et artistiques sont entremêlés. « Quelle part d’ordre et de désordre dans l’organisation du monde vivant ? » invite à observer et à traduire par les jeux du pliage les motifs récurrents et les irrégularités constatés dans le microcosme marin. « Y a-t-il un lien entre structures cellulaires et architecture externe ? » interroge les possibles résonances formelles entre les structures cellulaires et les structures macroscopiques relatives aux constructions humaines. Question en résonance notamment avec le biomimétisme, une approche scientifique et technologique qui s’inspire des solutions développées par le monde vivant, popularisée entre autres par la rédactrice scientifique et conférencière Janine Benyus (BENYUS : 1997)[11]. « Que nous dévoilent les traces de la coquille ? » amène à lire l’empreinte comme un palimpseste où s’inscrivent à la fois l’histoire individuelle d’un organisme et celle de son environnement. Enfin, « Comment sommes-nous influencé·es par la diversité de formes du phytoplancton ? » engage une réflexion inattendue sur la profusion de microformes liées au phytoplancton et sur leur possible impact visuel et symbolique.
Quelle part d’ordre et de désordre dans l’organisation du monde vivant ?
Y a-t-il un lien entre architectures interne et externe ?
Que nous dévoilent les traces de la coquille ?
Comment sommes-nous influencé·es par cette diversité ?

de recherche ISblue
Créer avec les micro-organismes
Si la vie microscopique de l’océan s’est imposée comme sujet d’étude pour les étudiant·es, celle-ci ne pouvait pas être simplement une invitation à chercher des questions hybrides entre art et science. Le monde microscopique vivant est devenu aussi un nouveau matériel artistique expérimental. À l’aide du matériel du laboratoire de microbiologie du LEMAR (Laboratoire des sciences de l’environnement marin) permettant de cultiver des micro-organismes (boîtes de Petri, milieux de culture, pipettes, colorants…), les étudiant·es ont pu créer des images bactériennes vivantes. Cette démarche n’est pas sans rappeler certaines œuvres issues du bio-art[12], telles que Living Paintings (2001) de Al Wunderlich, Metabodies (2013-2019) de l’artiste Sonja Bäumel et du scientifique Erich Schopf, Self-Portrait (2015) de Mellissa Fisher, ou encore les Portraits de bactéries (2015) de Joana Ricou, où il s’agit d’employer des bactéries comme matériel artistique. Cela étant dit, rappelons que la technique consistant à réaliser des images grâce aux micro-organismes est née bien avant l’apparition du bio-art (autour des années 1920), avec l’« art microbien » du célèbre scientifique Alexander Fleming[13]. L’expérimentation artistique avec les bactéries a permis aussi aux étudiant·es d’explorer différemment leurs questions hybrides.
©Laboratoire de microbiologie à l’école universitaire de recherche ISblue
À titre d’exemple, les questions telles que « Que racontent les textures sur la vie du crabe ? » et « Que nous dévoilent les traces de la coquille ? » ont ouvert la voie à une série d’expérimentations où diverses empreintes de coquilles ou de carapaces de crabe ont donné lieu à des « habitats » de micro-organismes marins. Cette expérience a été créative et entraînante car les étudiant·es y ont aussi associé leurs propres échantillons récoltés (coquilles, algues, eau de l’océan, empreintes, dessins sur fond de boîte de Petri), et surtout leurs imaginaires… Un brin de folie régnait dans la salle de culture microbiologique, et nous étions tous·tes des « apprentis sorciers », impatient·es de suivre l’évolution des images bactériennes qui allaient naître dans les jours à venir et qui seraient exposées lors du festival RESSAC. Ces images bactériennes n’apparaissent pas simplement comme une expérience esthétique et un moyen de dessiner avec des micro-organismes ; elles engagent une réflexion sur la matière vivante en évolution.
©Laboratoire de microbiologie à l’école universitaire de recherche ISblue
Ainsi, elles ne se donnent pas à voir immédiatement. Bien que les micro-organismes soient déposés à des endroits ciblés, il n’est pas possible de prévoir avec certitude la façon dont ils vont se développer. Créer avec des micro-organismes revient alors à s’ouvrir au hasard. Une fois fixées dans les boîtes de Petri, les images vivantes ont continué à évoluer de manière quasi autonome. Invitant à l’observation de phénomènes presque imperceptibles, ces images bactériennes ouvrent une réflexion sur les transformations infinies de la matière vivante. Plus que des images créées via des micro-organismes, ces créations semblent acquérir une valeur symbolique en tant que démonstration d’un processus naturel. D’une expérimentation à l’autre, le microcosme marin est apparu à la fois comme matériel de création et comme sujet central des réalisations. Ces formes microscopiques en développement ont imposé ainsi leur propre histoire. Loin d’être des contraintes ou des limites, l’imprévisibilité et l’instabilité des images vivantes ont introduit un jeu avec le monde vivant. L’artialisation des micro-organismes a permis aux participant·es d’envisager une nouvelle façon de penser l’image. Celle-ci a été appréhendée comme une « situation ouverte et en mouvement » (ECO : 1965, p. 37), et non pas comme un « produit culturel » figé par la volonté de son auteur. Certes, il y a une intention de départ, une question, un geste déterminant pour l’évolution de la création. Mais les images bactériennes échappent à toute finalité ; la création n’est jamais fixe. Fugace, mouvante et imprévisible, elle a le statut d’une expérimentation.
De ce point de vue, les images bactériennes ont tenté d’ouvrir une « voie moyenne » entre le désir de contrôle que l’on peut associer aux protocoles scientifiques et l’accueil du hasard exploré par l’approche artistique. Cette expérience nous a amené·es vers de nouvelles façons de percevoir la création. Créer reviendra, dans ce contexte, à faire « travailler » des micro-organismes marins interagissant avec des dispositifs de production où se jouent des phénomènes naturels à peine perceptibles. Créer impliquera de mettre en œuvre un processus naturel pour pouvoir l’observer. Cette orientation de la création en pleine évolution instaure par conséquent une nouvelle façon de penser la création. Cette réflexion devrait se poursuivre sur plusieurs plans : il s’agit de transposer littéralement les notions de « vie » et de « mort » à l’image bactérienne en train de se former en autonomie pour mettre en évidence la fragilité liée à sa monstration. Ainsi, ce sont bien l’imprévisibilité et la fragilité des micro-organismes qui deviennent un programme de création à l’interface entre les disciplines.
Ouverture conclusive. Vers un champ nouveau au croisement de l’art et de la biologie marine ?
Si l’on reprend le processus complet de cette expérience pédagogique, plusieurs étapes primordiales ont conduit à l’émergence de questionnements hybrides, alliant biologie marine et création, et à la réalisation de créations interrogeant à la fois le monde vivant et nos manières de le percevoir. Peut-être la première de ces étapes réside-t-elle dans l’éveil sensoriel et l’émerveillement inattendu provoqués par la (re)découverte du microcosme marin. L’exploration sans a priori de ce monde invisible, par l’observation directe sur le terrain et par l’usage d’instruments optiques en laboratoire, a suscité chez les étudiant·es une fascination qui dépasse le cadre d’un simple exercice scientifique. Dans son ouvrage Le Sens de la merveille, Rachel Carson s’interrogeait déjà sur cette connexion essentielle à la nature : « L’exploration du monde de la nature est-elle juste une manière plaisante d’occuper l’âge d’or qu’est l’enfance, ou cela correspond-il à quelque chose de plus profond ? Je suis certaine qu’il s’agit bien de quelque chose de fondamental, quelque chose de durable et d’important. Ceux qui s’attardent, qu’ils soient des scientifiques ou des profanes, sur les beautés et les mystères de la terre ne se sentent jamais seuls, ni las de l’existence » (CARSON : 2021, p. 100)[14]. Ainsi, cette démarche nous a permis peut-être d’accéder à une forme d’intelligence sensible du monde vivant, où la contemplation et l’imaginaire sont volontairement associés à la rigueur scientifique. Loin d’être une simple juxtaposition de disciplines, cette interface a révélé comment une observation minutieuse et affranchie de contraintes peut déclencher des interrogations profondes sur les dynamiques biologiques, les formes du monde vivant et leurs transformations. L’apport de ce croisement entre art et biologie marine pourrait être multiple. Pour les étudiant·es en sciences, il s’agit d’une ouverture vers de nouvelles manières de formuler des questions de recherche et d’appréhender des concepts complexes. La biodiversité, observée à différentes échelles – des structures cellulaires aux communautés animales en passant par l’individu vivant –, devient un terrain d’exploration aussi artistique que scientifique. La variabilité interindividuelle, l’écologie évolutive, ou encore les lois physiques influençant la morphologie des organismes prennent alors une dimension plus incarnée, plus vécue.
Comme en témoigne l’approche darwinienne, il est possible qu’une question complexe, voire toute une théorie, puisse se développer à partir d’une observation suivie d’un simple dessin[15]. Comment naissent les questions scientifiques ? Comment naissent les questions artistiques ? Comment ce processus de recherche au croisement de l’art et de la science fait-il éclore des questions hybrides et des réflexions existentielles ?
Quels mécanismes interviennent-ils sur les structures biologiques ? En quoi les lois de la physique ou de la chimie influencent-elles la formation des organismes (THOMPSON : 1994) ? L’exercice artistique, qu’il s’agisse de dessin ou d’autres pratiques, devient alors un outil puissant pour révéler autrement ces interactions complexes et en faire émerger des interrogations nouvelles. Par ailleurs, cette interface met en lumière l’importance de réintroduire l’expérimentation, la lenteur et la contemplation dans les pratiques pédagogiques. À une époque où l’accélération des technologies tend à réduire la biologie, notamment la génétique, à une analyse de données, il devient essentiel de redonner aux chercheur·euses le temps de voir, de ressentir et de questionner les matières vivantes. L’art, en réhabilitant cette approche intuitive et sensorielle, offre un cadre dans lequel la pensée scientifique peut se renouveler et s’ouvrir parfois à des perspectives insoupçonnées. Nous l’avons vu, le dialogue entre les connaissances scientifiques et les imaginaires artistiques se présente comme un point de départ. Comment s’opère alors la dynamique de cette rencontre entre l’art et la biologie marine ? Est-elle réelle ou illusoire ? S’il y a eu une rencontre véritable entre ces deux champs – qui constituent deux modes différents d’appréhension du réel –, il doit y avoir par conséquent l’émergence d’un nouvel espace de réflexion se trouvant dans l’entre-deux. Dans ces espaces de création-recherche, la curiosité et l’imaginaire sont aussi essentiels que la rigueur et la méthode scientifique. Pouvons-nous, dès lors, appréhender les interfaces entre les sciences et l’art comme un domaine en soi, c’est-à-dire comme un champ nouveau ?
Notices biographiques
Iglika Christova est plasticienne et docteure de l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne en « Arts et sciences de l’art ». Elle s’inscrit dans une recherche interdisciplinaire au croisement du dessin et de la biologie. Dans le cadre de ses récentes expositions personnelles, qui ont eu lieu à la galerie Arosita (2025 et 2019), à l’Orangerie – Espace Tourlière (2017) et à la galerie Graphem (2017), Iglika Christova a présenté la vie invisible des micro-organismes marins, des arbres, des OGM, ainsi que des micro-organismes évoluant dans une goutte d’eau naturelle. Elle est auteure des livres Art & microbiologie (Paris, Éditions Jannink / Dijon, Les Presses du réel, 2021) et Penser et créer avec le microcosme. Du dessin d’observation au dessin vivant, (Sofia, Alos / Dijon, Les Presses du réel, 2024), où elle explore un acte artistique contemporain né de l’apport de la microbiologie.
Christine Paillard, directrice de recherche au CNRS, coordonne un groupe de recherche « Environment-Host-Pathogen-Microbiota Interactions » au sein du LEMAR à l’IUEM-UBO. Elle s’intéresse à la façon dont les facteurs environnementaux modulent les interactions hôte-pathogène, avec comme principaux organismes modèles les palourdes et les ormeaux interagissant avec les vibrions ; ses intérêts portent sur l’écophysiologie, la coévolution hôte-pathogène, l’immunologie et la microbiologie. C. Paillard a identifié Vibrio tapetis, agent pathogène responsable de la maladie des anneaux bruns chez les palourdes. Ce pathogène a depuis été isolé chez de nombreuses espèces de poissons benthiques. Les mécanismes de résistance de l’hôte et de pathogénicité des vibrions, modulés par la température, sont explorés dans un contexte holobionte, en utilisant des approches intégratives et interdisciplinaires. Depuis 2014, elle travaille au sein de Lemar et avec LM2E pour développer un observatoire génomique IUEM des microorganismes de la rade de Brest et de la mer d’Iroise.







