Épistémologie de la théorie et de la pratique artistique

Urgence de la pensée, rétrospective de l'œuvre d'Hervé Fischer au Centre Pompidou en 2017. © Hervé Fischer, photo MLD

Résumé

L’évolution contemporaine des rapports entre art et société nous oblige à prendre un engagement pour faire face à des défis nouveaux. La formation des artistes a migré des écoles des beaux-arts vers les universités, ce qui crée une nouvelle responsabilité universitaire par rapport à la création artistique et met en jeu la pratique artistique elle-même. Face à un marché de l’art confisqué par le capitalisme néolibéral, qui contrôle de plus en plus les musées, les galeries d’art et les revues commerciales, il est aussi nécessaire que les universités fondent et soutiennent la diffusion de revues d’art dédiées à une information et à une critique indépendantes. Les artistes ont donc besoin d’un engagement réel de la part de leurs nouveaux partenaires universitaires.

Summary

Since we are facing a new relationship between art and society, we are also facing new challenges. Artists’ training migrating from fine arts schools to universities, these same universities must take on a new responsibility towards art creation. In addition, there is a risk that they modify in a short term the art practice according to their traditional epistemological criteria. The traditional art market being hijacked by the powerful actors of the neo-liberal capitalism taking control of museums, art galleries and commercial art magazines, universities involved in this new responsibility towards art creation have an obligation to fund and circulate art journals dedicated to an independent art information and critic. Artists need therefore a strong engagement from their new academic partners.

Il faut apparemment aujourd’hui de nouveau, comme par le passé, savoir nommer ce que l’on ressent, conceptualiser une œuvre, analyser une démarche artistique, résoudre une problématique esthétique avec des mots justes et précis, raisonner lucidement, maîtriser son imagination, lorsqu’on prétend être un artiste. Et il existe au sein des universités un vocabulaire académique bien indexé, des exigences méthodologiques bien établies, des rituels incontournables pour y satisfaire. Le vocabulaire même de la critique d’art, jadis apparenté à la littérature, a pris une tournure épistémologique rigoriste. Cette évidence s’impose au chercheur en art aussi bien qu’à l’artiste, désormais obligé de se qualifier de « chercheur ». L’artiste en acte comme le chercheur en art sont devenus des penseurs sensibles de la même communauté académique. Voilà où nous en sommes. Comment et jusqu’à quel point cela est-il possible ? Comment va conséquemment évoluer l’art ? Ces deux questions fondamentales sont ouvertes.

« L’artiste-chercheur »

L’époque de l’artiste romantique souffrant d’états d’âme ou du fauviste anarchiste appartient donc au passé. Même le temps de l’artiste intuitif, qui commence une œuvre sans savoir où l’aventure le mènera, du Picasso qui se vantait de trouver avant de chercher, est révolu. C’est le retour du cerveau après une longue période d’aventure instinctive et d’hypersensibilité.

Cette évolution s’est accomplie par étapes. Les peintres impressionnistes ont étudié les livres de Chevreul sur le contraste simultané. L’art surréaliste a puisé dans les découvertes de la psychanalyse, l’art minimal dans les paradigmes de la géométrie, l’art conceptuel dans la linguistique anglo-saxonne, les arts numériques dans les mathématiques et la programmation informatique. Et les artistes savants qui explorent les sciences cognitives, la biotique, la génétique, les neurosciences, voire la mécanique quantique, aujourd’hui les plus respectés par les institutions culturelles en charge de la création contemporaine, ont beaucoup contribué à faire basculer l’écosystème artistique. Il est de plus en plus exigé que des artistes pensent avant de créer. La tendance internationale est même actuellement de considérer les artistes comme des « artistes-chercheurs » à part entière et de leur demander d’obtenir un « doctorat en études pratiques des arts » pour devenir professeur dans les facultés d’art des universités, tandis qu’on ferme des écoles de beaux-arts accusées de cultiver le n’importe quoi. De plus en plus d’artistes se soumettent au diktat, soit pour assurer leur survie financière, soit par vocation, soit portés par l’air du temps. C’est en particulier le cas dans les universités du Québec, qui ont institué cette exigence dès les années 1990. Un recensement international des divers types de thèses universitaires en art montre que la tendance s’est généralisée rapidement dans de nombreux pays1.

Les écoles de beaux-arts traditionnelles – étant peu enclines à se soumettre à des critères épistémologiques et préférant leur beau désordre créatif et l’influence des maîtres – ont dès lors disparu ou résisté difficilement, comme en France, à cette volonté d’uniformisation universitaire de l’enseignement artistique. La revue française Hermès a ouvert le débat de façon exhaustive, en 2015, sous le titre : « L’artiste, un chercheur pas comme les autres2 ». Les auteurs y abordent les divers champs artistiques – arts visuels, théâtre, cinéma, musique, danse, architecture – il n’y manque que la littérature – et décrivent les pratiques de plusieurs pays. J’y ai moi-même signé un article intitulé « La raison sensible » que j’ai résumé ainsi : l’émergence des arts numériques, qui explorent les rapports entre art et science et qui créent une idéologie d’artistes-chercheurs, favorise l’insertion des formations artistiques dans les universités, alors que la tradition subjectiviste et individualiste des beaux-arts, encore dominante, réclame le maintien de l’autonomie des écoles d’art, sanctuaires du droit à la divergence. L’idée de « beaux-arts numériques » invite à se méfier autant de l’intégration des uns que de l’isolement des autres. Il faut réformer les écoles d’art en y introduisant de solides formations en sciences exactes et humaines pour les remettre dans l’actualité du XXIe siècle.

Et, même au Québec, cette question demeure un objet de débat, comme le confirme un appel à communications pour un colloque de 2018 intitulé « Postures et impostures : la recherche-création et la recherche-intervention à l’université3 ».

Beaucoup d’autres documents disponibles en ligne proposent des réflexions et des actes de colloques qui ont tenté de préciser, de justifier ou de contester la notion d’artiste-chercheur, moulée dans la tradition universitaire4.

Il est légitime, si l’on veut enseigner l’art, d’avoir en tête des « artistes éduqués », selon l’expression de Donald Judd. Cela peut se comprendre aussi si l’on aspire à devenir un artiste, encore que le rejet de tout enseignement artistique ait pu être légitimé par des artistes aussi différents et reconnus que Maurice Vlaminck5 et Jean Dubuffet6 ou, dans le street art, Jean-Michel Basquiat ou Keith Haring.

Ce nouveau concept universitaire d’artiste-chercheur demeure épistémologiquement incertain, statutairement inconfortable pour tous, comme une conquête incertaine de l’esprit, voire une erreur du moment. On a parfois l’impression que l’institution universitaire a pris l’art en otage à la demande de gouvernements en mal de rationalisation budgétaire et de contrôle social depuis l’implication spectaculaire des écoles de beaux-arts dans les rébellions de Mai 68.

Une fusion entre art et science ?

La grande quête actuelle des artistes d’avant-garde vise à réaliser une fusion des arts et des sciences. Certains chercheurs scientifiques – je parle ici des sciences dures –, conscients de l’importance heuristique de l’imaginaire scientifique, y sont même relativement ouverts et cultivent des complicités intéressantes avec des artistes qui pensent fonder là une crédibilité personnelle. Pourtant, la réalité de cette « fusion » fait problème. Le physicien et philosophe Jean-Marc Lévy-Leblond, fondateur de la revue Alliage (culture, science, technique), qui a dirigé les collections « Science ouverte » et « Points (sciences) » au Seuil, donc très ouvert à l’idée de considérer la science d’un point de vue relativiste et culturel, à l’opposé de tout positivisme, insiste sur les différences irréductibles qui existent entre l’esprit scientifique et l’esprit artistique, entre les méthodologies et les valeurs de l’un et de l’autre7. Nous sommes souvent au bord de l’imposture dans les déclarations d’artistes reconnus dans cette tendance.

Et nous voyons des artistes issus du body art des années 1970 évoluer vers les illusions du transhumanisme. Les uns manipulent, sans conséquence grave, il est vrai, des cellules hybrides chimériques ; d’autres condamnent l’obsolescence de l’homme de carbone au nom de l’intelligence artificielle et du silicium d’un posthumanisme cauchemardesque. Plusieurs se prennent pour de quasi-cyborgs. J’en propose une analyse critique détaillée dans mon dernier livre8.

Il me semble que même et surtout les arts numériques devraient s’intéresser davantage à la philosophie, aux sciences humaines, à la sociologie et à la mythanalyse notamment, pour se libérer de leur fatalité ludique réductrice et aborder notre nouvel écosystème digital invasif dans un esprit plus interrogatif et critique. Les sciences humaines sont aujourd’hui assurément plus importantes pour les artistes que les dissertations esthétiques, tant l’urgence des enjeux sociaux contemporains devient une question de survie. Les défis éthiques de notre époque devraient avoir priorité sur notre dépendance à la compétition techno-commerciale. Le progrès éventuel de l’éthique planétaire aura un impact beaucoup plus déterminant sur l’avenir de l’humanité que le progrès technoscientifique. L’émergence de notre « conscience augmentée » – planétaire et en temps réelle grâce à la multiplication des hyperliens des médias numériques – est infiniment plus prometteuse que toutes les « réalités augmentées » dont nous nous vantons. Et ce n’est pas peu dire ! Nous ne sommes pas des téléphones intelligents en attente de nouveaux gadgets, mais des êtres humains. Comme les animaux auxquels nous venons de reconnaître ce nouveau statut, nous sommes des êtres vivants sensibles et fragiles, exposés au pire. L’intérêt évident des pratiques d’artistes tournées vers la science n’est pas tant de produire un « art scientifique » que d’explorer et de questionner les valeurs, les enjeux, les risques, les mythes, les illusions, les espoirs, les utopies de notre civilisation technoscientifique. Autrement dit, l’importance de ces démarches « art-science » n’est pas à proprement parler scientifique mais philosophique. J’y vois la possibilité et même l’importance fondamentale d’une pratique socio-pédagogique qui donne la possibilité à un public culturel non spécialisé de surmonter l’aliénation scientifique contemporaine, à laquelle nous sommes condamnés par notre incapacité à comprendre les langages scientifiques actuels et les vrais enjeux de l’aventure dans laquelle la technoscience nous entraîne, tant elle semble avoir remplacé la nature comme moteur de notre évolution.

Un itinéraire personnel

Je suis bien mal placé, évidemment, pour me ranger, comme Vlaminck, du côté de l’« art instinctif », ayant moi-même choisi de faire le parcours du combattant universitaire, depuis Normale Sup à Paris et la Sorbonne, jusqu’aux universités montréalaises, et soutenu une thèse sur la sociologie des couleurs.

Je suis d’autant plus mal placé qu’avant de m’engager dans l’exploration artistique des structures, des paradigmes, des icônes et de la sensibilité nouvelle du monde numérique, c’est à la sociologie, que j’enseignais à l’université Paris-V – René-Descartes, que j’ai choisi d’abord de lier ma théorie et ma pratique de l’art en fondant, en 1971, l’« art sociologique ». Et c’est une science humaine nouvelle qui s’est imposée à moi à partir de ma pratique artistique, pour analyser les imaginaires sociaux contemporains de l’art, plus tard du numérique : je l’ai appelée la « mythanalyse » et j’y travaille aujourd’hui plus que jamais dans ma pratique d’artiste autant que sur le plan théorique.

Je considérais mes premières démarches artistiques des années 1970 comme des « travaux socio-pédagogiques ». Puis, après avoir cofondé, en 1985, avec Ginette Major, la Cité des arts et des nouvelles technologies de Montréal, les expositions et la compétition d’animation par ordinateur « Images du futur », convaincu de l’émergence d’une révolution anthropologique, j’ai choisi, en 1999, un médium distancié du robinet à pixels, la peinture acrylique, pour explorer et questionner les fondements structurels et mythiques de l’âge du numérique. En 2011, je me suis aussi engagé dans une pratique de tweet art et de tweet philosophie, maintenant ainsi ma pratique socio-pédagogique critique, cette fois sur les réseaux sociaux. Je crois donc pouvoir aborder légitimement ce débat de l’artiste-chercheur.

L’obligation universitaire face à la recherche-création artistique…

D’une part, l’Université a tout à gagner à accueillir des artistes. Il est important ici d’insister sur l’enjeu de la rencontre entre liberté artistique et discipline académique. Car la création artistique – désormais intégrée dans l’institution universitaire et donc soumise aux mêmes fonds subventionnaires, qui procèdent par appel à financement encadré sur des bases épistémologiques restrictives – résistera à coup sûr aux limites imposées aux recherches socialement contestataires. L’esprit de liberté souvent indiscipliné (échappant aux disciplines, donc multidisciplinaire, et opposé à toute autorité) qui préside à la création artistique est apprécié des chercheurs en sciences sociales qui aspirent à jouir eux-mêmes d’une plus grande liberté académique dans le choix de leurs thèmes de recherche, dans leurs méthodologies et dans leurs conclusions. C’est là un vent de liberté non seulement appréciable, mais épistémologiquement nécessaire.

D’autre part, l’Université, en accueillant des artistes, doit évoluer pour prendre en compte le paysage culturel, qui a beaucoup changé. Puisque la société oblige désormais les étudiants en art à s’inscrire à l’université plutôt que dans une école de beaux-arts, ou de musique, de danse, voire de théâtre, pour se former, il faut qu’une attention et un respect réciproques de la part des universités se constituent. Il est nécessaire que les chercheurs universitaires en art, qui accueillent les artistes dans leurs amphithéâtres et dans leurs labs, qui les évaluent, démontrent eux-mêmes une réelle empathie par rapport aux démarches des artistes-chercheurs. Il faut qu’ils soutiennent la création artistique, comme ils soutiennent la recherche astrophysique ou médicale. Cela suppose que les universités créent des groupes de recherche dédiés, que les fonds subventionnaires les prennent en considération, que des publications solides, dont le financement et la diffusion soient soutenus activement, puissent côtoyer les revues commerciales d’art financées par la publicité et le marché de l’art. Ce dernier point est stratégique. On n’imagine pas que les revues scientifiques dépendent du commerce, que les recherches des chercheurs en pharmacie soient seulement publiées dans les revues promotionnelles des industries pharmaceutiques. Il est nécessaire que les universités créent et soutiennent des revues critiques indépendantes du marché de l’art sur la création contemporaine.

… et face à la toxicité du marché de l’art actuel

Dans une époque où le marché de l’art, manipulé mondialement par quelques hommes d’affaires extrêmement puissants, a transformé les œuvres d’artistes happy few sur lesquels ils investissent en produits financiers spéculatifs et tué le marché traditionnel des collectionneurs qui soutenaient précédemment les artistes9, il n’est plus possible que les artistes-chercheurs, auxquels ce statut privilégié de stars internationales n’est pas accessible, subsistent par leurs seules recherche et production artistique10. On les invite, certes, à créer des coopératives, à devenir des artistes-entrepreneurs plutôt que des artistes-chercheurs, à découvrir la magie du marketing et à adopter le branding pour se vendre. On souligne qu’ils doivent apprendre à se promouvoir sur les réseaux sociaux. Le Conseil des arts du Canada a même offert des stages de formation.

Dans ce système dictatorial et mondial du capitalisme néolibéral, les universités deviennent inévitablement ou nécessairement des refuges pour les artistes, qui sont appelés à faire valoir leur vocation de chercheurs et dont elles rémunèrent les tâches d’enseignement et de recherche. On le voit : la situation est plus complexe qu’il n’y paraît. L’enjeu n’est pas seulement lié à une évolution épistémologique de l’art ou à une nécessité pédagogique. Il résulte d’une évolution sociologique : transformation toxique du marché capitaliste de l’art, dont le darwinisme sélectif n’est pas scientifique !

L’émergence de l’âge du numérique et la prise de pouvoir des réseaux sociaux

Dans les années 1970 à Paris, dans le sous-sol de ma maison, j’avais créé et animé, avec le collectif d’art sociologique, l’École sociologique interrogative. Nous y organisions de nombreux débats sur des thèmes sociaux, des rencontres internationales, des performances et des petites expositions. Nous y avons invité beaucoup de philosophes, de sociologues et d’artistes.

La multiplication des réseaux sociaux numériques a constitué une révolution technologique qui change nos consciences, nos identités, nos rapports sociaux, nos démocraties11. Elle transforme notre espace-temps traditionnel. Nous sommes désormais en temps réel planétaire. D’où le concept de « conscience augmentée » que j’ai adopté pour caractériser notre nouveau rapport au monde et à l’humanité et sur lequel je fonde mes espoirs d’hyperhumanisme et d’éthique planétaire12.

C’est en considération de la puissance de communication et de dialogue de Twitter que, reprenant ma démarche d’art postal des années 1970 et de l’École sociologique interrogative, je recours depuis 2011 à la plate-forme Twitter, extrêmement facile d’usage et conviviale pour y diffuser ce que j’ai appelé des « tweet arts » et une « tweet philosophie ». Je tente d’y diffuser des idées, des questions, des critiques et des petites images interrogatives de nos valeurs, de notre rapport au monde et à la société. Je m’en suis expliqué dans un bref manifeste :

En lançant le « tweet art » (« art gazouillis »), je propose un nouveau développement du Web art, qui poursuit la tradition des « mots en liberté » du futurisme, des tampons d’artistes et de l’art postal, des pilules de la pharmacie Fischer, des tags et des graffitis sur les murs des villes, des affiches et des signalisations imaginaires dans les rues. Je parle aussi de « Google art », parce que ce moteur de recherche permet d’accéder planétairement et immédiatement à ces petites images. Le tweet art se diffuse à grande vitesse sur le Web, plus vite que la poste, comme auraient aimé les futuristes italiens.

Sans doute plusieurs artistes en feront-ils un gazouillis euphorique et divertissant comme le tweet des oiseaux – Monet disait que « l’artiste doit peindre comme l’oiseau chante » –, mais c’est plutôt, pour moi, dans l’esprit de l’art sociologique, un art numérique de questionnement philosophique, socio-critique et éthique.

Il me semble que la philosophie peut sortir des institutions universitaires et user de questions directes sur les réseaux numériques. Je recours d’ailleurs fréquemment aux codes QR (Quick Response) pour souligner l’urgence du questionnement philosophique face aux crises et aux mutations sociales profondes qui nous assaillent. Je conçois donc l’art comme une pratique philosophique actuelle, une pratique pédagogique qui échappe à l’élitisme académique de la philosophie, une pratique ordinaire qui s’adresse à tout le monde, accessible à tout le monde en images ou en mots simples. On peut imaginer que Socrate, le philosophe péripatéticien et « accoucheur de vérité », userait aujourd’hui des médias sociaux et notamment de Twitter, qui est devenu une agora publique. Mais la philosophie ne peut plus être binaire, même si j’use du code binaire 1/0 pour créer et diffuser mes questions-images, tant il importe désormais non plus de fonder un rationalisme libérateur des superstitions, comme à l’époque de Socrate, mais d’embrasser la complexité infinie et indéfinie de notre rapport au monde. Et la ciguë n’est pas un algorithme du programme.

Il devient aussi évident qu’il faut désormais considérer les plates-formes des réseaux numériques comme des espaces de diffusion, d’échange, de promotion, de création, au même titre que les musées et les galeries d’art. Elles peuvent même occasionnellement être beaucoup plus puissantes. On y rencontre cependant le meilleur et le pire. Aussi bien la promotion des activités éditoriales et culturelles des institutions officielles que des productions significatives des contre-cultures ou des œuvres encore marginales qui cherchent leur public. C’est le royaume de ce qu’on appelle la « culture libre », assurément d’une inépuisable créativité, qui échappe aux filtres sociaux institués par le système combiné des institutions publiques et des entreprises commerciales.

Une différence majeure demeure cependant : celle de la crédibilité que confèrent le musée ou la galerie d’art, soumis à des critères décisionnels et éditoriaux offrant des garanties qui sont étrangères aux réseaux sociaux, ces self-médias autogérés, souvent trop individuels pour obtenir une reconnaissance sociale ou infestés par des influenceurs et manipulateurs inavoués.

Des enjeux majeurs pour le MICA

On le voit : le MICA s’est positionné face à un champ de bataille hypersensible, d’une actualité brûlante, dont les enjeux sont stratégiques. Mon adhésion est à la mesure de la conscience que nous prenons des tendances lourdes qui émergent dans la société contemporaine. Médiations, Informations, Communications, Arts : ce sont les champs du débat auquel nous voulons prendre part et qui met en jeu l’efficacité des outils de médiation dont nous pouvons user ou qu’il nous faut inventer ; la qualité des informations dans un chaos culturel infesté de « fake news », de post-vérité, de manipulations toxiques ; la puissance en temps réel et planétaire des réseaux sociaux et des hyperliens qui nourrissent nos communications, et les mutations qui y émergent le plus souvent à notre insu ; l’art comme création arrimée à notre évolution sociale, comme pratique philosophique et interrogative de notre rapport au monde, à la société et à nous-mêmes.

Très concrètement, je suggère par exemple un partenariat stratégique durable entre cette nouvelle revue Astasa, qui naît avec de grands atouts institutionnels dans la potion magique-épistémologique universitaire, et ArtsHebdoMédias, d’esprit plus traditionnellement journalistique, mais assez unique en son genre par la qualité de son contenu, son engagement dans l’actualité et son indépendance sans faille, bien établis depuis des années.

Je suis de ceux qui croient qu’il n’y a pas de progrès en art, mais que l’art change le monde. C’est dans l’art que puise notre conscience, que nous construisons notre image du monde, que nous investissons notre spiritualité. En l’art se rencontrent notre recherche de la connaissance, nos sensibilités, nos imaginations fabulatoires, nos valeurs et nos relations sociales, comme dans un miroir transformateur qui nous colle aux yeux. C’est en l’art aussi que s’expriment notre condition existentielle, notre souffrance, notre quête métaphysique autant que nos victoires sur nous-mêmes, sur nos morts individuelles.

Puisque le MICA a décidé d’être de l’aventure avec Astasa, j’en suis aussi.

Notes de bas de page

  1. Philippe Hardy, « Le doctorat en art européen », Hermès, no 72, 2015 : https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2015-2-page-125.htm
  2. Cf. le numéro 72 de la revue Hermès : http://documents.irevues.inist.fr/handle/2042/58979
  3. Voir le site Internet : http://figura.uqam.ca/appels-et-offres/postures-et-impostures-la-recherche-creation-et-la-recherche-intervention
  4. Je renvoie notamment à : Sandra Delacourt, L’Artiste-chercheur. Un rêve américain au prisme de Donald Judd, Paris, Éditions B42, 2019. On y trouvera une intéressante recherche historique sur l’émergence du concept d’artiste-chercheur aux États-Unis, à l’époque du maccarthysme, et une critique étayée du développement du contrôle gouvernemental des champs de recherche en sciences sociales dans plusieurs pays, notamment en Pologne et en France ; la première édition de « Performer les savoirs / Performing Knowledge », journées-laboratoires du 21 au 23 juin 2018, un projet de Chloé Déchery, artiste de performance et maîtresse de conférences en études théâtrales à l’université de Paris-VIII, et de Marion Boudier, dramaturge, maîtresse de conférences en études théâtrales à l’université de Picardie-Jules Verne : https://www.facebook.com/performerlessavoirs/posts/1646889988741656/ ; « L’artiste-chercheur / le chercheur-artiste dans les pratiques scéniques actuelles : étude d’un geste critique », du 21 au 23 juin 2018, à la Maison des sciences de l’homme (MSH) Paris Nord, au Centre Pompidou et au théâtre Nanterre-Amandiers : https://www.fabula.org/actualites/l-artiste-chercheur-le-chercheur-artistedans-les-pratiques-sceniques-actuelles-etude-d-un-geste_83420.php
  5. Maurice Vlaminck  déclara : « Je voulais brûler avec mes cobalts et mes vermillons l’École des beaux-arts » (cité par Jean Leymarie, Le Fauvisme, Skira, 1959, p. 48).
  6. Jean Dubuffet, l’inventeur de l’art brut, s’en est pris à l’Asphyxiante Culture, Paris, Minuit, 1968.
  7. Ses ouvrages sont de la plus grande importance dans ce débat, et leurs titres mêmes fort indicatifs de ses prises de position : L’Esprit de sel. Science, culture, politique, Fayard, 1981 ; Mettre la science en culture, Anais, 1986 ; Impasciences, Bayard, 2000, rééd. Seuil, 2003 ; La Science en mal de culture, Futuribles, 2004 ; La science (n’)e(s)t (pas) l’art, Hermann, 2010.
  8. Hervé Fischer, L’Âge hyperhumaniste : pour une éthique planétaire, Éditions de l’Aube, 2019.
  9. C’était le marché de l’art qu’analysait, il y a cinquante ans encore, la sociologue Raymonde Moulin : Le Marché de la peinture en France, Paris, Minuit, 1967.
  10. Hervé Fischer, Le Market Art, Paris, François Bourin, 2016.
  11. Je renvoie sur ce point à deux de mes livres : L’Avenir de l’art, Montréal, VLB éditeur, 2010, et La Pensée magique du Net, Paris, François Bourin, 2014.
  12. Hervé Fischer, L’Âge hyperhumaniste : pour une éthique planétaire, op. cit.

Bibliographie