Science de l’art et art de la science

Misconceivable d’Erwin Wurm a été créée en 2007 dans le cadre de la biennale d'art contemporain Estuaire. ©Erwin Wurm, photo François de Dijon, Wikipédia

Résumé

Le but de cet article est d’étudier la relation entre l’art et la science à la lumière des travaux d’Étienne-Jules Marey et de l’invention de la chronophotographie, une technologie à l’origine de l’industrie du cinéma. Cet article rappelle brièvement l’historique des inventions de Marey et plus précisément la mise au point d’un procédé figurant la dynamique du monde vivant qui décompose la marche de l’humain, le galop du cheval ou encore le vol des oiseaux. À partir de ces traces de vie et la construction par EJ Marey de prototypes constitués de comportements génériques, l’effet de la création de ce nouveau langage visuel sur les avant-gardes artistiques est ensuite abordé. L’hypothèse soutenue ici est que les lignes séparant l’art et la science tendent à disparaître, principalement dès qu’ils partagent le même médium pictural. Enfin, l’exemple de la robotique est considéré pour illustrer le processus inverse et l’esthétisation de la science et de la technologie sous l’influence du cinéma de divertissement.

Summary

The goal of this paper is to investigate the relationship between Art and Science in light of EJ Marey’s work and the invention of chronophotography. We begin historically with Marey’s technical inventions, allowing for a representation of the dynamic of the living world, freeze framing the human walk, the galloping of a horse or the flight of a bird. From these traces of life Marey built prototypes made up of generic behaviors, and created a new visual language for artistic and scientific communities. We hypothesize that the lines separating Art and Science tend to disappear as soon as they share the same pictorial medium. The example of robotic is then considered to illustrate the reverse process starting from Art to Science & technology aesthetization.

Si l’on connaît de mieux en mieux l’impact de la science et des techniques sur la culture et les réalisations artistiques de la société occidentale, on en sait en revanche beaucoup moins sur le mouvement inverse, à savoir : l’influence de certaines figurations sur la production scientifique, et les clés nous manquent pour comprendre la symbolique qui relie les images scientifiques à l’imagination de leurs auteurs Tversky : 2015. En étudiant l’œuvre d’Étienne-Jules Marey (1830-1904), savant du grand siècle industriel qui introduisit l’usage de l’image en science expérimentale, les liens cachés entre deux domaines académiques aux vertus apparemment opposées s’éclaircissent. L’œuvre visuelle du savant bourguignon constitue un terrain d’étude idéal pour repenser ces rapports équivoques, notamment les effets de l’art sur la science, qui sont moins connus que l’inverse. Marey souhaitait nous montrer la nature de l’extérieur, sa pensée était toute vouée à l’objet, au contraire de l’artiste, qui nous montre le monde de l’intérieur et ce qui est en lui. Mais au-delà de la prouesse technologique, les chronophotographies, en recourant à l’image pour comprendre la nature, donnent le temps de la contemplation et n’évitent pas l’« artialisation » des comptes rendus scientifiques. L’hypothèse soutenue ici est qu’art et science, deux domaines qui régulièrement revendiquent leurs propres visées, entretiennent des affinités électives, qui nouent en sympathie les différentes formes de représentation de la nature. Avec la chronophotographie, Étienne-Jules Marey invente une symbolique qui relie l’expérimentaliste au monde subjectif des artistes. En intercalant le même instrument (la photographie) entre le regard et la nature, la science s’esthétise et l’art, qui s’inspire explicitement des techniques qu’il développe, se rationalise. L’avènement d’une technologie à l’origine de l’industrie du cinéma conduit Marey à créer un système d’écriture du monde vivant stylisé (fig. 1) : son remarquable pouvoir d’infiltration sociétale et de calibration du regard sera évoqué. À l’inverse, nous verrons comment une esthétique abondamment technologisée revient comme un boomerang vers le scientifique, par ailleurs fasciné et grand consommateur d’images esthétisées.

Fig. 1 Planches chronophotographiques (musée de Beaune).

Traces de vie et démontage du vivant

Revenons brièvement sur la première oscillation du balancier qui, de la technologie, nous entraîne vers la sphère artistique. Comme souvent, la science progresse en même temps que les avancées techniques, et ce primum movens de la science vers l’art fut rendu possible grâce à la mise au point d’une méthode particulièrement innovante, dont il convient tout d’abord de résumer l’apparition. Faute de pouvoir figer les déplacements du règne animal et d’en saisir la fugacité, invisible à l’œil nu (fig. 2), avant Étienne-Jules Marey et la mise au point de la chronophotographie, la science concentre ses efforts sur l’inerte. L’invention de cette technologie Pozzo : 1995a inaugure, dès la fin du XIXe siècle, une nouvelle science du « vivant en mouvement », une expression qui sonne désormais comme un pléonasme après l’invention de la chronophotographie.

Fig. 2 Canard volant (musée de Beaune).

La possibilité de conserver une trace des actes volontaires et réflexes fait faire un pas de géant à l’étude du monde organique, qui, avant les travaux d’Étienne-Jules Marey, s’appuie principalement sur des comptes rendus qualitatifs découlant d’observations fugaces et de puissants efforts d’introspection Pozzo : 1995b. L’enregistrement, puis l’impression et, enfin, l’étalement contrôlé dans l’espace d’instantanés transforment le rapport verbal subjectif en une mémoire objective de phénomènes jusqu’alors impossibles à visualiser. L’avancée méthodologique est d’autant plus significative qu’elle dématérialise la chaîne d’enregistrement allant de l’expérimentateur au phénomène observé. Les deux sont dorénavant directement reliés par des ondes électromagnétiques compatibles avec l’inscription matérielle des traces de vie, réalisée en plein air. La marche doit se substituer au sujet qui marche (fig. 3).

Fig. 3 Homme sautant d’une chaise (musée de Beaune).

L’intention des savants étant d’évacuer les mythologies et de promouvoir une connaissance réaliste, même si elle est désagréable (comme d’assurer que la Terre n’est pas le centre de l’univers), Marey tente de faire disparaître les interprétations irrationnelles qui naissent du souvenir déformé du réel mémorisé. C’est la réminiscence du sensible qui, pourtant, donnait du sens à la nature et permettait un investissement émotionnel que l’approche empirique par l’image doit refroidir. La mélodie cinétique, que le physiologiste attentif devait fredonner mentalement pour restituer subjectivement les phases du patron locomoteur, fait place à une mise à distance du sujet, transformé en échantillon représentatif d’un groupe hétérogène d’individus. À l’instar des modèles végétaux et animaux dessinés pour classifier et comparer le vivant, les épures extraites des clichés chronophotographiques sont des œuvres universelles. Source principale de l’illustration naturaliste, elles ancrent le regard du néophyte sur une représentation exemplaire de la diversité biologique. Les figurations naturalistes, conçues dans un milieu dont l’oxygène est respiré par ceux qui les dessinent et par ceux qui les contemplent, produisent des sensations auxquelles toutes les existences individuelles peuvent alors se rattacher. Pour reprendre les mots de Maurice Merleau-Ponty Merleau-Ponty : 1960, c’est l’« éclatement du monde sensible entre nous » qui fait le succès de l’œuvre d’Étienne-Jules Marey, autrement dit son pouvoir de s’y retrouver.

Fig. 4 Homme marchant (musée de Beaune).

Ses clichés raviront les secrets de la locomotion (fig. 4) et fourniront les premiers symboles d’empreintes de vie, progressivement traduits en langue mathématique. L’impact de la méthode est considérable : un siècle plus tard, ces traces inspireront les artistes du « light painting » et certaines productions cinématographiques sont faites exclusivement de chronophotographies numérisées, filtrées puis recomposées en studio avec des logiciels de dessin assistés par de puissants calculateurs infographiques. Avant d’être animées par le cinématographe, les décompositions mareysiennes fractionnent, dans l’espace et le temps, la gestualité ainsi que les intentions qui la produisent : la nature vivante mais inerte est maintenant quantifiable. Ce démontage ne révélera pas les fonctions qui animent l’ensemble, mais fournira les outils théoriques indispensables principalement au développement de la biomécanique (fig. 5), un domaine limité auparavant à une sorte d’anatomie descriptive. Néanmoins, l’unité du corps se disloque en pièces détachées comme autant de spécialités académiques, un démontage qui fera progresser séparément les disciplines qui s’attachent aux effets des actes (les forces, l’énergie dépensée…) plutôt qu’à leurs causes (l’intention, la décision, la motivation…), seulement accessibles dans une totalité qui les englobe. Aujourd’hui, la robotique, redevable des progrès de la biomécanique, tente de redonner la vie au sujet initial. Réunissant une collection de savants indépendants et de culture naïve, dépourvue de toute formation philosophique, la robotique assemble des pièces de connaissances tellement spécifiques (qui vont des sciences des matériaux aux sciences cognitives) qu’elles en deviennent incompatibles entre elles.

Fig. 5 Analyse de la locomotion du cheval (musée de Beaune).

La décomposition chronophotographique poursuit la mécanisation des corps mobiles commencée au XVIIIe siècle par Vaucanson et ses premiers automates, une tendance qui se radicalisera avec la cybernétique de la seconde moitié du XXe siècle, qui l’étendra à la mécanisation de la pensée. Elle fournit une iconographie propice à l’abstraction, où la réalité est réduite à la trace laissée par un point blanc sur le fond noir de la plaque sensible. Rendue visuellement évidente par Kandinsky, celle-ci fut également très influente au sein des sciences cognitives et en informatique, disciplines concevant essentiellement l’intelligence comme une fonction calculatoire. Perception et pensée s’y développent sans le besoin d’organes effecteurs, exclusivement sous la forme d’opérations mentales abstraites et de raisonnements logico-déductifs. Selon cette approche Diamond : 2012, l’expérience vécue du temps cède la place au tic-tac de l’horloge atomique. Le temps et l’espace prennent l’unique fonction d’étalons calculatoires et les temporalités phylogénétiques, sociales, psychologiques, cérébrales, peuvent s’aligner sur la même échelle de temps (pour une critique de l’approche physicaliste du temps Elias : 1996 ; Merleau-Ponty : 1960). L’œil, comme la caméra de l’ordinateur, renseigne un cerveau logiciel qui ajoute et soustrait. Selon un tel schéma, toutes vérifications et tous ajustements des jugements sont tributaires de « prérequis » injectés par l’informaticien dans la mémoire de l’ordinateur mais nullement éprouvés du fait de l’inexpérience d’une machine intelligente mais immobile. Ici, le logiciel remplace le sujet connaissant et calculer est comme l’acte de calculer.

Un effet visuel inédit et saisissant

Les prises de vues systématisées selon les protocoles expérimentaux élaborés par Marey génèrent de nombreux clichés, qui seront diffusés à grande échelle. Une étape décisive dans l’histoire naturelle du monde animé est franchie : le vivant ne sera plus jamais observé ni même regardé, imaginé ou figuré de la même façon. Regards scientifiques et artistiques seront dès lors calibrés implicitement par les séries visuelles mareysiennes. Elles inspirent une large fraction des avant-gardes, dont Marcel Duchamp et son incontournable Nu descendant l’escalier, qui en est le plus emblématique. L’ontologie naturaliste positiviste, dont se revendique la méthode chronophotographique, inspire les théoriciens de l’art. Le courant futuriste et l’enivrante fascination que les artistes italiens éprouvent pour les machines illustrent ce croisement des idées (pour une revue complète de l’impact de la chronophotographie sur les arts visuels Braun : 1996).

Érosion du regard et fin de l’émerveillement

Mais la prolifération brutale d’instantanés (voir également les atlas produits à la même époque par Eadweard Muybridge [1830-1904]) fait tomber à rien la puissance d’émerveillement des images et l’ébahissement qu’elles provoquaient dès leur apparition. L’étonnement fait place à l’indifférence et à la monotonie, voire à une forme de dégoût de la répétition. Les séries photographiques qui fractionnent les actes interdisent la traduction immédiate des intentions de l’acteur, les images se propageant comme l’onde réfléchie d’un mouvement dont il devient impossible d’inférer la cause. Comme le refrain automatique de l’écholalie, la pensée de l’observateur se répète à l’infini. Seule une débauche de couleurs permettra d’éviter la résignation aux émotions infligées par la beauté du jamais-vu et de recapter l’attention face au perpétuel retour et au besoin à jamais satisfait du surconsommateur. Les sérigraphies très colorées d’Andy Warhol, qui effacent la qualité au profit de la quantité, reflètent cette forme d’ennui due à l’absence d’effort mental que peut ressentir le spectateur pour les merveilles et les extrêmes. L’abondance et la répétition des machines à faire des images (même si le « faire semblant de répéter » du pop art n’est pas exactement « répéter ») deviennent facteurs de désensibilisation, comme les méthodes de marketing qui, en surexploitant et en galvaudant les superlatifs, leur font perdre tout pouvoir d’évocation. Les images sont accumulées, tout comme les mots prononcés sans l’expression faciale associée, banalisant la puissance de l’injure, de la louange ou de l’insulte. Des successions visuelles aujourd’hui tellement présentes qu’on en oublie l’existence.

L’art de la science : l’objectivité esthétisée

La science est faite de vérités mesurables, de graphiques objectifs tracés en fonction d’un temps révolu qu’il lui faudra néanmoins, après la mesure, doter d’une dimension sémiotique subjective pour remonter à l’antériorité des faits. Après la mesure, l’enquêteur doit interpréter et faire parler ses données afin de remonter à l’origine des phénomènes observés. La science construit des convictions en ayant recours à l’écrit, qui n’est pas affranchi de sédimentations culturelles, sociales et historiques Wismann : 2014. Comme l’artiste, le scientifique nous donne in fine une lecture du monde selon un cadre de présuppositions qui le replonge dans la subjectivité Pozzo : 2013. Paradoxalement, l’édition et la circulation des atlas de corps en mouvement, qui se veulent dépourvus de tout préjugé et libérés d’interprétations humaines subjectives, imposent un point de vue qui induit en contrepartie des jugements d’experts à l’objectivité bien cadrée. Le supposé régime de fidélité à la nature n’évitera pas la sélection d’images et de propriétés pertinentes, que l’expérimentaliste souhaite tout particulièrement étudier et sur lesquelles l’esthète focalisera son regard. Les illusions de la subjectivité se combinent alors aux songes de l’instigateur, au sein desquels les convictions positivistes se mélangent aux opérateurs mentaux esthétiques. En diffusant ses clichés à travers la presse scientifique, Marey participera à la formation de convictions partagées, à l’image de celles des experts éditoriaux de la presse scientifique actuelle.

Les instantanés d’organismes capturés in situ entraîneront le spectateur, l’ingénieur et l’artiste à regarder et ensuite à projeter ce qui a été appris sur ce qui sera vu. L’esthétique de la robotique moderne est en cela une remarquable traduction visuelle d’idées forgées grâce, d’une part, au contrôle chronophotographique du temps des actions, dont Marey fut l’instigateur, et, d’autre part, à l’imaginaire des illustrateurs de science-fiction. Les stéréotypes visuels véhiculés par les médias et par l’industrie du cinéma distractif figurent la vie réelle et artificielle, telles que la techno-société les propose. Les créatures infographiques nous révèlent en retour les a-priori de l’artiste et son ontologie. De même qu’un peintre d’origine européenne dessine un Africain en dessinant un Blanc qu’il colore en noir, les roboticiens nourrissent leur conception de la vie artificielle des styles hollywoodiens. Les prototypes de robots humanoïdes aux designs très semblables d’un continent à l’autre sont des œuvres visuelles qui extériorisent un étalon d’humain. De leur côté, les spécialistes de l’intelligence artificielle (IA) sont massivement contaminés par la culture cinématographique d’anticipation et projettent implicitement des scénarios filmographiques sur leurs promesses du futur. Robots et superordinateurs intelligents constituent des réalités subjectives recouvertes d’une épaisse armature esthétique, façonnée par la société du divertissement et issue d’une science des apparences. Spécialistes d’IA et roboticiens comprennent davantage l’être humain à travers le prisme des films de science-fiction que de ce que la science nous révèle du vivant. Les produits de la robotique s’artialisent, comme on le fait du cri du loriot gris, de la martre des pins ou du frémissement du vent dans les branches du peuplier, amplifiés et filtrés en studio afin d’en faire un fond sonore relaxant qui accompagnera le bain de forêt du citadin surmené. Le regard éduqué par les images qui envahissent notre quotidien ainsi que la disposition animiste des humains à mettre de la vie là où il n’y en a pas Pozzo et alii : 2006, 2017 favorisent le « morphing mental » qui infère une continuité entre l’inerte et le vivant (cf. le Misconceivable d’Erwin Wurm, un bateau mou aux allures de dauphin plongeant), les créatures fantastiques et l’humain, l’intelligence calculatoire et le cerveau animal, qu’elle n’est toujours pas capable d’égaler. Les créatures virtuelles du cinéma récréatif, réplicas cinématiques d’acteurs préalablement filmés sur la base des méthodes d’Étienne-Jules Marey (la « motion capture » des majors du cinéma), convoquent la vie artificielle sur la scène de théâtre de la vie réelle. Ainsi, par un mouvement de va-et-vient entre l’objet (la science) et l’image de l’objet (la fiction), avatars et autres figurations hollywoodiennes nous renvoient l’idée que la société technologique se fait des êtres artificiels et de ce que, pour l’artiste, la vie pourrait être dans le futur. Le graphisme des créatures virtuelles qui nous est envoyé est rejoint par son créateur. Comme pour la littérature de science-fiction, où la science mise en forme artistiquement est communiquée par l’écrit stylisé, les prédictions scientifiques des disciplines tournées vers l’avenir, comme l’IA et la robotique, s’apparentent plus à des utopies littéraires qu’à de froides démonstrations scientifiques (celles-ci se combinant parfois à de fortes manifestations émotionnelles, comme ce fut le cas lors de l’annonce officielle à la presse de la découverte du boson de Higgs par le directeur du CERN).

Cette symbiose, par l’image du chaud et du froid, née d’un face-à-face du sujet et de l’objet, préfigure l’union toujours espérée – mais encore jamais réalisée – du vivant mouillé avec l’inerte desséché. Metropolis (1925) de Fritz Lang constitue une étape marquante de la construction d’une telle communauté d’intérêt. La littérature d’anticipation et son iconographie fournissent d’ailleurs à notre prédisposition animiste tous les mélanges possibles entre l’inerte et l’animé. Il y a les méchas, sortes de crustacés dont le squelette externe protège une intelligence supérieure, comme les parois d’un ordinateur protègent le logiciel. Arthropode prolongeant le corps et les atouts biologiques de l’homoncule emprisonné sous sa carapace, le « mécha-promesse-technologique » est un être quasi indestructible qui idéalise le rêve numérique de fusionner les entités physiques et biologiques. À l’inverse, les « cyborgs biogreffés » sont des automates placés dans des enveloppes humaines dont on ne distingue plus la véritable intériorité. Enfin, les clones, comme le Geminoïde du très médiatisé Pr Hiroshi Ishiguro, rendent indiscernables le soft du hard, puisque deux formes immobiles mais presque semblables suggèrent des intelligences identiques. Ces créatures ne sont pas des curiosités, des espèces vivantes inconnues, mais les extraterrestres qui n’ont pas encore pu être photographiés, c’est-à-dire des apparences que l’on s’attend à voir sans surprise et selon les prédispositions émotionnelles qui conviennent. Très utiles aux ingénieurs-designers, elles nous montrent ce que seront les prochains robots humanoïdes, dont l’esthétique s’accorde avec celle des personnages fictionnels. Finalement, en montrant le premier l’idéal de la gestualité animale et humaine, Marey a joué un rôle décisif pour sa compréhension, mais aussi pour ses modes de figuration. Avatar, cyborg moitié-humide moitié-sec, ghost, mécha, clone et autres images d’existants calculés transforment les théories sur le corps et l’intelligence en une forme d’humain qui échappe à toutes sortes de singularités. Ils forment les éléments fantasmés d’une taxinomie de botanistes in silico, qui classent des formes d’existants fictifs à partir de trajectoires du corps préenregistrées en mocap, puis élevées au statut d’organismes de référence. La chronophotographie, un opérateur initialement efficace pour diriger la science vers l’art, a inversé son action de l’art vers la science. Grâce à la chronophotographie, la robotique humanoïde a largement profité de la mécanisation du geste et de la maîtrise du temps visuel. Elle est, en partie, le sous-produit d’une culture qui résulte d’actions réciproques par lesquelles les automates s’artialisent et la science se spectacularise. Immergés dans une même actualité culturelle et économique, artistes et scientifiques respirent la même atmosphère esthétique. Les deux modes de figuration qu’ils génèrent sont les métaphores d’objets d’une communauté d’individus, solidaires d’un même réseau de connivences. Au même titre que la langue, graphiques et diagrammes numérisés appartiennent à l’équipement expressif d’un groupe social, à sa mémoire, et structurent sa cohésion.
Remarquons enfin qu’en transformant l’observation de la nature en modèle mental puis en objet (un substitut d’humanoïde supposé imiter ce qui est compris par la science), le roboticien suit en réalité une démarche analogue à celle de l’artiste qui, partant d’un modèle, le rend ensuite visible, sans toutefois prétendre à une parfaite identité entre le réel et le reconstruit. Du côté de la science, l’écart entre le modèle et la nature est d’ailleurs largement démontré par le retard fonctionnel des robots humanoïdes modernes, dont la marche en génuflexion, par exemple, rappelle celle des primates de l’ancien monde et suggère qu’on est encore très loin d’une synthèse ressemblante.

Conclusion : création artistique et progrès scientifique

En introduisant l’usage de la photographie au sein de deux communautés a priori indépendantes, Étienne-Jules Marey ouvre un chapitre important de l’histoire des rapports entre art et science. La question de la valeur artistique de la production scientifique, fruit d’observateurs convaincus de leur exil en terre cartésienne Bitbol : 2010, se pose dorénavant. On l’a vu, les images de Marey ont envahi le milieu artistique. Aujourd’hui, la science et les technologies afférentes n’ont probablement jamais autant influencé la société des individus. Le revers de la médaille de cette présence marquée de la science dans l’espace social est une forme de spectacularisation de la connaissance, toujours réaliste mais de plus en plus surfacique. En s’arrachant à la science, l’imagerie scientifique devient œuvre de la nature et réalité qui séduit.

La dépendance de la création artistique par rapport au progrès scientifique soulève toutefois des questions inédites. La science moderne se développe grâce à d’importantes plates-formes technologiques et à des modèles théoriques raffinés, qui la rendent inaccessible et l’éloigne de la société civile. Pour cette raison, faire pénétrer l’artiste dans le monde scientifique devient de plus en plus difficile, ce qui n’était pas le cas lorsque les scientifiques étaient ouverts à d’autres domaines et qu’ils étaient à la fois philosophes, esthètes, physiologistes et mathématiciens. La science moderne constitue une accumulation de mystères qui ne peuvent être commentés par l’artiste que selon son propre point de vue et avec ses propres schémas de pensée, ce exactement à quoi tente d’échapper la science qui doit minimiser le discours subjectif. Le recours marqué à des technologies spécialisées issues des laboratoires scientifiques n’en facilite d’ailleurs pas l’appropriation intellectuelle et matérielle. Dans ces conditions, la création (artistique ou scientifique), très (ou trop) liée aux conditions sociales d’une époque, notamment au progrès technique et aux moyens humains et économiques d’y accéder, n’est-elle pas en voie d’asservissement ?

Enfin, la distinction ancienne de deux manières de penser le monde s’avère dorénavant aussi difficile que de trancher la question suivante : artistes et scientifiques sont-ils respectivement des scientifiques très subjectifs ou des artistes très objectifs ? La différenciation initiale, qui faisait de la science un magasin à déductions et de l’art un magasin à sensations, s’estompe. C’est parce qu’ils suintent, coulent et réticulent le sol d’une culture diffuse qu’art et science peuvent se ramifier. Les vapeurs qui se dégagent du laboratoire et de l’atelier se rassemblent en un nuage maintenant difficile à dissiper. Tout comme les chronophotographies de Marey, les images scientifiques ne s’adressent pas aux seuls scientifiques mais à tous les types d’observateurs et de rêveurs. Les diagrammes scientifiques et les robots montrent des interprétations globales du monde et fournissent des symboles qui laissent échapper la connaissance initialement enfermée dans des faits isolés. Ce va-et-vient incessant entre sujet et objet, esthétique et objet technique, n’est pas une nouveauté : le scientisme, auquel adhèrent les académiques de la fin du XIXe siècle, inspira très rapidement les artistes critiques de la modernité, à l’image de Villiers de L’Isle-Adam, qui par exemple donnera à Edison des airs de savant artiste dans son roman prémonitoire L’Ève future.

Notes de bas de page
  1. Tversky : 2015. Barbara Tversky, « The Cognitive Design of Tools of Thought », Review of Philosophy and Psychology, vol. 6, 2015, p. 99-116.
  2. Pozzo : 1995a. Thierry Pozzo, « De la chronophotographie à l’analyse moderne du mouvement : rupture ou continuité ? », dans Marion Leuba (dir.), Marey, pionnier de la synthèse du mouvement, Beaune, Musée Marey, 1995, p. 61-69.
  3. Pozzo : 1995b. Thierry Pozzo, « La chronophotographie : une approche moderne du mouvement humain », dans Joyce Delimata (dir.), Marey/Muybridge, pionniers du cinéma. Rencontres Beaune/Stanford, actes de colloque (Beaune, 1995), Conseil régional de Bourgogne / Stanford University, 1995, p. 120-128.
  4. Merleau-Ponty : 1960. Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960.
  5. Diamond : 2012. Adele Diamond, « Executive functions », Annual Review of Psychology, vol. 64, 2012, p. 135-168.
  6. Elias : 1996. Norbert Elias, Du temps, Paris, Fayard, 1996.
  7. Merleau-Ponty : 1960. Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960.
  8. Braun : 1992. Marta Braun, Picturing Time. The Work of Étienne-Jules Marey, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1992.
  9. Wismann : 2014. Heinz Wismann, Penser entre les langues, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2014.
  10. Pozzo : 2013. Thierry Pozzo, « Physiologie de la vérité », dans Olivier Guerrier (dir.), La Vérité, actes du colloque de l’IUF, Saint Étienne, PU de Saint-Étienne, 2013.
  11. Pozzo : 2006. Thierry Pozzo et alii, « Kinematic Features of Movement Tunes Perception and Action Coupling », Behavioural Brain Research, vol. 169, 2006, p. 75-82.
  12. Pozzo : 2017. Thierry Pozzo et alii, « Natural Translating Locomotion Modulates Cortical Activity at Action Observation », Frontiers in Systems Neuroscience, vol. 11, 2017.
  13. Bitbol : 2010. Michel Bitbol, De l’intérieur du monde. Pour une philosophie et une science des relations, Paris, Flammarion, 2010.
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  • Merleau-Ponty : 1960. Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960.
  • Pozzo : 1995a. Thierry Pozzo, « De la chronophotographie à l’analyse moderne du mouvement : rupture ou continuité ? », dans Marion Leuba (dir.), Marey, pionnier de la synthèse du mouvement, Beaune, Musée Marey, 1995, p. 61-69.
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