Table des matières
L’exposition du futur
Enjeux esthétiques de la médiation culturelle artistique revisitée
Introduction
La médiation culturelle a une fonction : celle de transmettre au mieux l’objet auquel elle se rapporte, de faciliter son accessibilité grâce à un agent, le médiateur ou la médiatrice, qui utilisera des techniques (de médiation). Nous appelons « médiation culturelle artistique » la médiation dont l’objet est une œuvre d’art (opus, opera), entendue au sens large d’événement artistique. L’exemple que nous allons examiner est une médiation qui espère transmettre quelque chose de son objet culturel, en l’espèce, une exposition collective prévue initialement à l’espace Saint-Rémi (Bordeaux), du 27 février au 10 mars 2021, intitulée « Moi, nous, elles. Les nouvelles chimères », réunissant 24 artistes françaises, péruviennes, espagnoles, libanaises, brésiliennes, et orchestrée par Connectif Plateforme Créative1. Cette médiation repose sur une mise en lien et en sens, car « les œuvres d’art en particulier ne s’imposent pas d’elles-mêmes à tous comme œuvres » (MAUREL : 2000, p. 109).
Si la notion de médiation renvoie d’abord à la résolution de tensions entre les parties concernées selon sa fonction de régulation sociale, celle de médiation culturelle semble recouvrir le champ, plus large, de la mise en relation ou en traduction des pôles en jeu (ABOUDRAR, MAIRESSE : 2018 ; CHAUMIER, MAIRESSE : 2017)2. La médiation culturelle pourrait même s’entendre comme le travail préalable et le liant3 de tout partenariat. Le médiateur serait ainsi le passeur, l’intermédiaire, l’ambassadeur, le traducteur, le diplomate, le personnage-clé de toute négociation entre les acteurs (créateurs, subventionneurs, institutions culturelles, publics, techniciens, etc.), visant la réalisation de l’objet culturel en question.
Telle médiation, cependant, ne va pas de soi : l’accessibilité, les liens qu’elle pourrait chercher à tisser, sont aussi susceptibles d’entrer en contradiction avec la fonction profonde de l’œuvre, si celle-ci est critique ou subversive. « Si l’art est déjà en soi une médiation entre soi et le monde, que signifie faire la médiation de cette médiation ? » demande Christian Maurel, surtout si la médiation engagée par l’art fait « rupture », propose une « appropriation du réel » peut-être « contradictoire » ou « conflictuelle » avec « les représentations dominantes » (MAUREL : 2000, p. 114). La médiation rencontre une difficulté avec la transmission des enjeux artistiques.
La médiation culturelle artistique dont l’objet est la culture se distinguerait, selon Christian Maurel, de la médiation culturelle qui utilise la culture comme support de médiation4. Dans ce dernier cas, l’objet à transmettre n’est pas forcément artistique : la pratique artistique est le moyen, tandis que la finalité est un travail du champ social ou de la relation au politique, par exemple, la médiation culturelle faisant le lien entre les individus ou bien entre individus et institutions, comme le précise l’auteur. Nous pourrions la nommer « médiation culturelle de pratique artistique ». Or, la « pratique artistique » en question peut être considérée soit comme une véritable pratique artistique, qui ferait de la médiation un art médiatisant un autre art dont les enjeux esthétiques espèrent se trouver en écho ; soit comme une technique plastique au service de la médiation, ce qui lui éviterait peut-être de se confronter à la problématique de la restitution des enjeux esthétiques, mais l’obligerait à tenir compte d’autres difficultés : celles liées aux caractéristiques propres des techniques utilisées, qui informent et transforment notre appréhension de l’objet, en particulier lorsque, s’agissant des techniques actuelles, numériques, nous n’en maîtrisons pas complètement la portée (COUCHOT : 1998).
Si notre exemple s’apparente assez nettement au profil d’une médiation culturelle artistique qui n’évitera sans doute pas la confrontation à la problématique des enjeux artistiques inhérents à l’œuvre considérée, nous devrons également interroger sa parenté avec la médiation culturelle de pratique artistique (audiovisuelle numérique ici), à la fois technique et ambition esthétique. Comme le remarque Christian Maurel, les écarts entre les deux types de médiation peuvent se réduire lorsque l’on considère qu’un support artistique peut aussi transmettre un objet culturel et artistique. En même temps, les problématiques se complexifient, rendant la médiation sans doute plus délicate, plus risquée.
Avec les conditions sanitaires établies par le gouvernement5 pour faire face à la pandémie, la médiation culturelle artistique doit être repensée dans son articulation avec deux données conjointes : d’une part, l’obligation de préserver une distance « sanitaire » qui interdit la fréquentation physique de nombreux lieux culturels dans lesquels s’orchestrait jadis la médiation (musées, galeries, salles de spectacle, etc.) et, d’autre part, le développement des outils numériques pour la servir. Ces deux données se retrouvent sur le terrain des accouplements logiques entre une difficulté et une facilitation, un problème et une solution, un interdit et une issue, à tel point qu’elles forment déjà presque un vieux couple. De façon générale, la situation liée à la pandémie entraîne une augmentation des utilisations du numérique, les amplifie, les diversifie, voire les réinvente, et en dégage de nouveaux usages. Le monde de l’art, en particulier, pose, dans cette conjoncture, la question du terrain et rend plus brûlante encore la nécessité de la médiation. Il s’agira, dans cet article, de questionner la nécessaire adaptabilité de la médiation culturelle au contexte sanitaire au moyen du numérique, à partir de notre exemple précis, mais plus encore ce que devient la médiation culturelle de pratiques et de techniques artistiques numériques opérée sur un objet artistique. Ce questionnement d’ordre esthétique est ouvert par ce qui, au premier abord, paraît absurde : lorsque le contexte sanitaire interdit l’événement artistique, comment en faire la médiation ? Qu’est-ce que la médiation d’une exposition qui n’existe pas ?
Notre première réflexion permettra de dégager un noyau dur de la médiation culturelle artistique, de définir ses qualités incontournables. Notre expérience de terrain, ayant permis de relever tout de même la médiation de l’événement absent, obligera à repenser ses conditions, puis à la redéfinir, à la retrouver dans une esthétique élargie, proche de la pensée d’Yves Michaud. La présente étude nous conduira à souligner en guise d’évaluation de la médiation opérée, ses conséquences sur l’événement ou sur ses devenirs possibles (fictionnels).
1. La médiation culturelle artistique : enjeux esthétiques versus outils numériques
Dans le cas de notre exemple, l’objet de la médiation culturelle artistique attendue est un événement : l’exposition « Moi, nous, elles. Les nouvelles chimères ». L’œuvre en question n’est donc pas un simple objet ni même la somme de plusieurs œuvres présentées en commun dans un même lieu : une exposition fait elle-même œuvre. En effet, si, comme le montre Yves Michaud, « l’art n’est plus fait par ceux qui avaient l’habitude de le faire, mais par ceux qui le montrent », si « ce sont les commissaires et le monde de l’art qui font l’art » (MICHAUD : 1989, p. 18), on peut considérer qu’en tant que produit de leur travail artistique l’exposition (ou, plus largement, l’événement artistique) fait œuvre. Ainsi, la biennalisation de l’art peut devenir « un nouveau mode de faire des mondes de l’art », comme le pose le numéro 20 de la revue d’études esthétiques Figures de l’art. Avec la prise en compte par l’artiste du lieu censé être au service de l’exposition de l’œuvre, avec sans doute le passage de la frontière entre lieu d’exposition et installation (GOLDBERG : 2014), l’artiste se fait au besoin scénographe, comme, inversement, le scénographe ou le commissaire d’une exposition peuvent être artistes. C’est bien l’exposition comme création qui retiendra notre intérêt et notre mission de médiation.
« Moi, nous, elles. Les nouvelles chimères » fait partie d’un projet mené sur trois ans par Connectif Plateforme Créative, une association à l’initiative d’une artiste péruvienne, Carmen Herrera Nolorve, et d’une artiste libanaise, Elissar Kanso, qui souhaitent questionner la place de la femme dans les sociétés du réseau qu’elles tissent au Pérou, au Liban, au Brésil, en France… et, en particulier, de la femme artiste. Ce projet, en partenariat notamment avec l’institut Cervantès de Bordeaux, déroule des rencontres permettant l’échange entre les artistes et des invités du monde associatif ou institutionnel impliqué dans la question de la condition de la femme, et orchestre des expositions collectives : gravures, peintures, sculptures, vidéos, installations, performances. Pour son troisième volet, une grande exposition réunissant 24 artistes était prévue à l’espace Saint-Rémi (Bordeaux), du 27 février au 10 mars 2021, ainsi qu’une table ronde à l’institut Cervantès de Bordeaux, le 8 mars. Très classiquement, des actions de médiation ont été programmées pour faire vivre cette exposition et, en particulier, dès septembre 2020, un groupe de médiateurs et de médiatrices en formation devait plancher sur le sujet6. Une de ses tâches consistait à bien distinguer la communication de l’événement, qui devait débuter avant l’exposition puis l’accompagner, de la médiation qui se déroulerait sur le lieu de l’exposition, en présence du public. Pour la préparer, comprendre ce qui allait être exposé et commencer à fréquenter les œuvres, en partie encore dans leurs pays d’origine (d’autres ayant été déjà envoyées en France et stockées avec soin, en attendant l’exposition), une série de rencontres par Zoom avec les artistes a été effectuée7. Ces rencontres devaient permettre non seulement d’approcher les créations et de faciliter leur présentation au public, mais aussi de faire la connaissance des artistes que les médiateurs et médiatrices allaient accueillir en France pour l’occasion, plusieurs ne parlant pas français8. Prévu comme médiation culturelle artistique, l’accompagnement de l’événement s’attachait donc à la connaissance des œuvres qui devaient être exposées (grâce à une documentation et aux rencontres par Zoom avec les artistes), du lien qui les connectait ensemble – et, en particulier, l’engagement de l’association –, du montage de l’événement, du lieu d’exposition et des prévisions de mises en scène (par la rencontre avec les organisatrices et par des discussions, mais aussi grâce à la journée du 8 mars). Il ne s’agissait pas de lisser la teneur critique du projet dans la médiation, mais de tenter de la restituer au mieux, notamment grâce au large champ de participation laissé au public, selon les principes de l’éducation populaire. Les médiatrices et médiateurs sollicité-e-s, formé-e-s à l’animation sociale et socioculturelle, devaient faciliter l’accès à l’exposition, autoriser l’approche des œuvres, accompagner les questionnements du public, demeurer à l’écoute de ce dernier afin de permettre son implication, sans le forcer. Nous faisons nôtre l’objectif défini par Aurélie Armellini, de l’association des Araignées philosophes, qui considère la médiation culturelle comme ce qui aide à l’appropriation d’une œuvre par le public, ce qui permet de l’éveiller à l’œuvre, recouvrant ainsi les fonctions mêmes de l’objet artistique. Aurélie Armellini relève ainsi la conception de la médiation de Jean Caune, qui « emprunte à l’expérience artistique sa capacité d’influencer notre perception, de conditionner notre imaginaire, de mobiliser nos émotions et notre implication affective (CAUNE : 1999, p. 65) » (ARMELLINI : 2018, p. 259-260)9. Il s’agit, selon l’autrice, de parvenir à prolonger l’expérience esthétique de l’œuvre choisie et d’habiter ces « espaces liminaux », entre soi et l’œuvre, grâce à son actualisation fondée sur un travail avec le public concerné et par une réelle implication, un investissement à l’œuvre. La médiation vise à s’approcher de l’œuvre au point d’en faire un partenaire de jeu ou vecteur d’émotion, de la rencontrer. « Pour Gadamer, le contact avec l’œuvre d’art ne signifie pas le fait d’être simple spectateur mais plutôt prendre part à un acte festif, y être impliqué » (ARMELLINI : 2018, p. 264). La médiation, selon l’autrice, serait alors comme un rite de passage défini par la notion de « liminalité », « comme un endroit de construction de soi qui passe par l’hybridation, le métissage et le refus de formes imposées » (Ibid., p. 265). La médiation culturelle artistique soulève ainsi les enjeux esthétiques transmis par l’œuvre et les enjeux éthiques relatifs à toute rencontre, espérée consentie, avec un objet artistique.
Lorsque la technique mise en jeu dans la médiation est d’ordre technologique, et non plus artistique ou philosophique, nous pouvons douter de la marge de manœuvre de l’engagement dans la « construction de soi » qu’elle vise. Edmond Couchot montrait ainsi combien notre perception était modelée par les techniques de représentation, mais aussi par celles qui, automatisées, prennent leur autonomie par rapport à l’intervention de l’opérateur. L’auteur indique ainsi que la subjectivité, que met en jeu chaque œuvre en la faisant dialoguer avec la technicité choisie, doit être repensée avec les effets « technesthésiques » qui modifient notre vision du monde, notamment ceux dont le substrat est le calcul (COUCHOT : 1998). Les technologies du numérique, particulièrement sollicitées en ces périodes de distance sanitaire, ont aussi apporté leur aide à la médiation d’œuvres artistiques traditionnelles par de nouveaux outils, qui ont aussi bien orienté leurs formes que leurs contenus. S’agirait-il de traduire celles-ci par celles-là ? De leur offrir de nouvelles voies d’expression ? Jusqu’à quel point la médiation peut-elle travailler la dimension individuelle et sociale, lorsqu’elle recourt à des formats numériques susceptibles de déterminer nos perceptions de façon prévalente par rapport aux subjectivités en jeu dans les œuvres qu’elles visent à restituer ?
Les institutions muséales n’ont pas attendu la crise de la Covid-19 pour faire de la médiation avec les technologies du numérique, mais celles-ci prennent un nouvel essor, au goût amer d’ultime recours, lorsque les espaces physiques sont fermés. Depuis 2011, le dispositif Google Art Project permet de visiter virtuellement un musée, de visualiser les œuvres numérisées en haute définition, de constituer sa propre galerie… Dans un article de 2013, Marie-Julie Catoir-Brisson souligne les limites de l’« appropriabilité » de ce « dispositif de médiation culturelle numérique » qui « s’inscrit lui-même dans l’univers de Google qui conditionne l’accès aux œuvres d’art numérisées » (CATOIR-BRISSON : 2013, p. 276). Comme le montre l’autrice, la relation à l’œuvre est « médiatisée », « transformée […] par l’interface et les outils numériques », en particulier lorsqu’il s’agit de regarder de plus près les œuvres grâce au zoom : c’est le « détail du pixel » que le spectateur-navigateur rencontre, et non le « détail pictural ». Et Marie-Julie Catoir-Brisson cite alors Gérard Wajcman dans L’Œil absolu : « On croit nous faire voir de l’art, et en vérité on nous donne à voir une vision “scientifique”10 » (Ibid., p. 276). C’est ainsi que « l’œuvre d’art numérisée dans Google Art Project se transforme en images numériques manipulables » (Ibid., p. 261). Lui ferait défaut, si l’on suit la pensée de Gérard Wajcman, la « présence visible » de l’œuvre, sa « visibilité », celle qui nous regarde (WAJCMAN : 1985, p. 104-105).
Il semble ici que l’impact de la technologie dans le dispositif de médiation prévale sur la réception de son objet supposé (l’œuvre d’art) et manque quelque chose d’essentiel dans l’appropriation de la part du public, tant dans sa dimension individuelle que dans sa dimension sociale. Celle-ci, avec les mesures sanitaires liées à la crise pandémique, devient contrainte : la communication prend la voie privilégiée des outils numériques, en particulier pour la médiation des œuvres soustraites à la présence physique du public, lorsque les lieux de culture sont fermés. Tout se passe comme s’il ne restait plus à la médiation que les technologies numériques, appuyant les contraintes d’échanges sociaux autorisés et bientôt, certainement, les modalités du penser et de l’agir. Or, au contraire de l’enthousiasme attendu face à ces technologies salvatrices, la recherche de liens d’une autre nature a vu le jour. Sans doute à cause de l’écœurement dû à la quasi-exclusivité du virtuel dans nos relations, des médiations ont été inventées pour réinsérer de l’humain dans l’intervalle ouvert entre l’œuvre, dont la présence physique était subtilisée, et le public à distance. Le médiateur ou la médiatrice reprend sa place parmi les œuvres, faisant office de guide de façon assez traditionnelle, in situ, pour un public cependant à distance, comme si l’on recouvrait la fonction de technologies médiatiques plus anciennes11.
Ailleurs, la médiation semble profiter des voies ouvertes par une réappropriation ludique par le public, comme le montre Xavier Dauvillaire dans son article « Tussen Kunst & Quarantaine : quand le confinement instaure un nouveau rapport aux œuvres » (DAUVILLAIRE : 2021), mais on peut se demander s’il s’agit bien de médiation culturelle artistique ou d’une médiation sauvage, qui travaille plutôt avec de l’intermédiation et de la désintermédiation12, en ce qu’elle s’instaure entre de nombreux pôles, sur des nœuds de transmissions où s’évanouit la position prévalente du médiateur, d’une part, et qui, d’autre part, réduisent peut-être aussi l’œuvre à une image numérique manipulable, utilisée ici comme objet de jeu… Bien sûr, au contraire, un tel détournement peut être artistique et révéler l’œuvre : la parodie sera alors elle-même œuvre-médiation (au sens de médiation culturelle de pratique artistique). Ces remarques conduisent à douter de la possibilité de transformations sociales hors de ce qu’autorisent les dispositifs cadrés par le numérique. Un retour à l’œuvre sur le terrain, bien entendu, pourrait se révéler une solution apte à redonner à l’objet de ce jeu la profondeur de l’art et de la dimension esthétique qu’il ouvre. Pour réinstaurer entre celle-ci et le public un regard et non un voir ; mieux : une vision au lieu des vues.
Le cœur de la médiation culturelle artistique demeure son objet, complexe, ambivalent, bouleversant, énigmatique, nouveau, subjectif : l’œuvre d’art, en son devenir esthétique, comme le suggérait Christian Maurel. Lorsque les lieux culturels sont fermés, le médiateur ou la médiatrice a l’immense tâche de transmettre ce cœur vif. La tâche, cependant, devient insurmontable lorsque l’objet lui-même est rendu inaccessible au médiateur, parce que le lieu lui est aussi fermé ; parce que l’exposition ne peut pas avoir lieu.
2. En l’absence de l’œuvre
Les mesures sanitaires, face à la pandémie, laissaient planer une épée de Damoclès au-dessus du projet : celle de ne pas pouvoir ouvrir le lieu d’exposition au public. Ce fut pire encore : l’espace Saint-Rémi ne fut pas ouvert du tout, ni pour les médiateurs et médiatrices, ni pour les organisatrices, ni pour les œuvres. La décision fut annoncée très tard, le 12 février 2021. Bien que fondée sur des raisons autres que celles des mesures sanitaires13, elle va tout à fait dans le sens de ces dernières : combien d’événements culturels artistiques n’ont pu avoir lieu en cette période pandémique ? L’annonce des espaces culturels municipaux stipulait un report de l’exposition de trois mois (en mai 2021).
Le problème était posé : plus de public, plus d’exposition. Comment pourrait-il y avoir de la médiation ? Cette question, d’apparence absurde, ne l’est pas tant que cela. Pour au moins trois raisons.
Tout d’abord, l’exposition « Moi, nous, elles. Les nouvelles chimères » n’était que reportée : elle devrait théoriquement avoir lieu quelques mois plus tard ; la préparation de sa médiation à destination du public restait donc d’actualité. Puis le travail avait été bien commencé : les rencontres effectuées avec les artistes avaient permis d’entrer dans le réseau tissé par Connectif Plateforme Créative. Après la menace de fermeture pour mesures sanitaires et la déception consécutive à l’annonce officielle de celle-ci, rester actif dans cette création permettait de continuer à croire en l’événement : la médiation a alors une fonction de remédiation14. Enfin, l’équipe de médiateurs et de médiatrices avait déjà collecté des matériaux en vue de la médiation ; ce qui devait changer en était la forme, forcément. La qualité d’adaptabilité des médiateurs et médiatrices pouvait être mise à l’épreuve. Les trois questions relatives à la médiation (« pour qui ? », « pourquoi ? » et « avec quoi ? ») trouvaient donc encore des réponses (respectivement : pour le public futur, pour faire remédiation, à partir de ce qui a été déjà moissonné). Seul l’objet de cette médiation, l’événement culturel, était absent. Pour le moment. On sait que l’exposition dont les œuvres sont arrêtées dans leur transfert en direction de la France ou bien conservées dans une réserve – une exposition, donc, dont les œuvres n’ont pas encore rencontré leur lieu et ne se sont pas encore confrontées à l’espace qu’elles auraient interrogé, ensemble, en leur dialogue les unes avec les autres – n’existe pas (pas encore). Alors, si elle n’existe pas, que reste-t-il à médiatiser ? Ce qui est en amont de l’œuvre : l’artiste, la création, d’autres œuvres… à questionner, non plus en fonction du thème de l’exposition, puisqu’aucun corps d’événement ne s’y confronte, mais dans la perspective de l’œuvre, des œuvres exposées, et de l’exposition à venir. Comme un « acte festif » auquel il faudrait se préparer, avant d’y aller, et convier le public, mais aussi bien les artistes, les médiateurs et médiatrices, et toutes les actrices et acteurs de l’événement. La dimension de cocréation de celui-ci pourrait y reprendre sens. En effet, comme nous allons le voir, la médiation peut continuer, peut avoir lieu, peut soutenir l’événement et peut-être même jouer un rôle dans sa réalisation ; la médiation influe encore et toujours sur la forme de son objet, sans doute en lui en inventant une nouvelle.
Bien sûr, notre exemple montre la nécessaire adaptation aux nouvelles conditions et l’invention d’une nouvelle médiation. La réorientation du projet dessine quelques solutions. Celle qui fut choisie par les médiatrices et médiateurs en Arts, cultures et médiations prend la forme d’une mosaïque de 24 vidéos de trois minutes, une pour chaque artiste, répondant à deux questions personnalisées, puis commentant de façon assez libre l’œuvre envisagée pour l’exposition ou des créations proches ; elle offre au public la possibilité de cliquer sur l’une ou l’autre vidéo pour l’activer15. Cette forme n’est pas neutre : elle évoque le vécu des médiateurs et médiatrices pendant la collecte d’informations pour leur médiation sur le terrain, la mosaïque rappelant l’affichage par Zoom des rencontres avec les artistes – un rappel qui, dans le contexte actuel, n’est en rien anecdotique, mais qui est devenu le quotidien de beaucoup. La mosaïque renvoie également à la diversité culturelle en jeu dans ce projet : plusieurs artistes, dans les vidéos, s’expriment en portugais, espagnol, anglais… Toutes les vidéos respectent les langues et les modalités de présentation des artistes, toutes sont sous-titrées. Cette réalisation est également fondée sur la poursuite des échanges avec les artistes, entre demandes (questions) et réponses (enregistrements des réponses), demandes à nouveau (de compléments d’images) et réponses (leurs envois), demandes encore (de validation de chaque vidéo) avant la diffusion de l’ensemble… Ce matériau, somme toute relativement hétérogène16, a été respecté autant que faire se peut, les minividéos sortant donc peu ou prou de la modélisation initiale. Le cadre, pour toutes, repose sur la trame des questions-réponses, l’entrée par la mosaïque, la musique de début et de fin, le générique, la courte durée et le sous-titrage. Ce qui change entre les vidéos consiste en la quantité d’images, la présentation des affichages des écrits et l’esthétique étayée sur les rencontres des sensibilités entre étudiant-e et artiste.
Au lieu d’une médiation culturelle artistique, ce fut une médiation culturelle de pratiques artistiques qui s’est engagée, tentant cependant d’atteindre l’univers artistique de son objet : l’œuvre d’art, les œuvres d’art, telles que créées, élaborées, envisagées, projetées en exposition collective, commentées par chaque artiste, retrouvées dans leur contexte d’atelier… Si le travail des médiateurs et médiatrices consiste, pour nourrir le contenu de la médiation, à interroger les objets en contexte, ces derniers ne sont pas ici référés à l’exposition, ni à son lieu, ni à son quartier, etc., mais ils sont devinés depuis l’atelier et le processus de création, au sein des engagements des artistes et de leur univers, habité d’autres œuvres. C’est que l’objet de la médiation a bougé. Les médiateurs et médiatrices sont allé-e-s à la rencontre non pas du contexte de l’œuvre-exposition (absente), mais des contextes des actrices de l’exposition, à savoir les œuvres, et les ont mises en relation dans l’espace de leur mosaïque, formant ainsi la rencontre même, en amont du temps de l’exposition. La mosaïque, composée de 24 univers, selon les rencontres, échanges, relations tissées avec les artistes, en donnant au public les bases d’un projet en cours, espère ainsi le faire participer à la co-construction même de la médiation, sans que le support soit inachevé. Les vidéos restituent ainsi un peu de l’aspect spontané de la rencontre en visio par des questions, comme soumises en live, par les matériaux, assez peu retravaillés, envoyés par les artistes. Elles offrent l’impression d’interviews, respectent les ambiances des rencontres particulières et évitent les répétitions entre elles, source d’ennui. Finalement, la disparité des matériaux envoyés se révélait donc une aubaine. Surtout, elles ménagent de la place pour la variété de ce qui tisse les cultures : cultures créatives, locales, rattachées beaucoup plus à leur géographie et à leur contexte de création qu’à leur haute culture artistique déjà posée.
Réciproquement, cette expérience invite à repenser la médiation comme constitutive du projet. En mettant l’accent sur le fait que l’exposition n’est pas un donné établi mais un projet, elle a aussi permis d’étendre le sens de la notion de médiation aux mises en relation nécessaires entre les acteurs du projet. La médiation devient alors une actrice parmi les autres.
La médiation pourrait ainsi se définir comme tout ce qui rend possible le projet et ce qui fait circuler, échanger, co-construire les conditions de sa réalisation. Elle évite qu’il ne soit parachuté dans un lieu inadapté, qu’il ne manque son public ou, au contraire, qu’il ne soit imposé à un public non préparé (dans le cas, par exemple, de la mise en place d’une sculpture dans l’espace public)17. La notion de médiation pourrait alors se rapprocher de celle de communication, à ceci près que la communication conserve une dimension informative, voire publicitaire, tandis que la médiation travaille les négociations entre les actrices et acteurs du projet afin de le réaliser. La médiation est partie prenante de la naissance du projet et de son déroulement. À ce titre, elle travaille l’événement, le module, influe sur sa forme.
Tout événement artistique (exposition, concert, festival, performance, représentation théâtrale, etc.) se pense avec sa médiation. Cette affirmation ne semble excessive que si l’on restreint la notion de médiation à quelque méthode cadrée prototypique. Au contraire, si l’on pense la médiation au sens élargi de tout ce qui prépare et accompagne l’événement artistique, tout ce qui permet de faire le lien entre ses acteurs : commanditaires, techniciens, artistes, publics, partenaires…, non seulement cette affirmation est recevable, mais elle permet de travailler la médiation en direction de la compréhension de l’œuvre18.
Constitutive du projet, la médiation pourrait alors étendre, à travers lui, ses effets jusqu’à la dimension esthétique, telle que l’envisage Yves Michaud. Lorsque l’auteur s’interroge sur ce qui pourrait bien définir des critères d’appréciation de l’œuvre d’art dans l’« hyperempirisme postmoderne », il alerte sur le danger d’opter pour une position « pluraliste, tolérante, ouverte, passablement souple et, il faut bien le dire, passablement inarticulée aussi », qui reviendrait à universaliser une représentation fondée sur des récits partiels et aveugle à nos propres critères qui « envisagent le monde de cette façon » (MICHAUD : 1989, p. 98)19. « Je voudrais montrer que les œuvres sont indissociables des discours ou des paradigmes qui nous les rendent perceptibles et en font des objets d’appréciation » (Ibid., p. 15). Or, ces discours et paradigmes se fondent sur ce qui constitue l’œuvre ; les commissaires d’exposition en sont partie prenante. Certes, leur pouvoir peut parfois être critiqué, si l’on « envisage les expositions comme moyen de faire voir, de faire savoir et, de plus en plus, de ne plus faire ni voir ni savoir mais valoir – de préférence, le commissaire lui-même » (Ibid., p. 21), mais leur action peut ouvrir le public aux « valeurs esthétiques » que l’auteur considère comme diverses, surdéterminées et à articuler avec les intentions artistiques, en revenant, par exemple, à la nécessité de la création en jeu. Ce qui détermine les qualités d’une œuvre, ce sont des conventions : « Ce qui ne définit pas une objectivité sans condition mais ne constitue pas pour autant un pur arbitraire puisque, si arbitraire il y a, il est celui de conventions partagées » (MICHAUD : 1999, p. 31). La médiation, entendue comme ce qui travaille les liens entre les partenaires d’un projet artistique, comme une exposition, est ainsi constitutive de l’élaboration de ce qui articulera le projet en question dans le monde de l’art, avec l’ensemble des conventions inhérentes à sa réception. À l’instar de l’action du commissaire d’exposition, mais sans doute de façon bien plus souterraine, elle est ce qui fait accepter un événement artistique et ce qui fait même fonction d’art. Elle peut aussi échouer au sens du navire qui n’arrive pas au port, mais s’échoue sur quelque plage avoisinante : elle peut conduire sur d’autres chemins, engloutir quelques objectifs du projet, rater quelques « cibles ». Mais nous retenons pour elle ce qu’Yves Michaud pointait pour les choix des commissaires à propos, en particulier, de « Magiciens de la terre » (et, pensons-nous, touchant aussi bien sa médiation) : l’importance de l’attention au local, à la nécessité qui « nous provoque une énigme » (MICHAUD : 1989, p. 100) et, plus généralement, au respect des « valeurs esthétiques ».
Conclusion
La médiation culturelle recouvre des fonctions et des actions différentes, que Bruno Nassim Aboudrar et François Mairesse identifient selon quatre axes « stratégiques » qui sont autant de « modalités de rapport au monde », selon qu’elle vise à transmettre des connaissances (de l’information à la compréhension), qu’elle travaille le rapport au sens des œuvres (et la dimension esthétique, en articulation avec la sensibilité du médiateur ou de la médiatrice), qu’elle privilégie le rapport à l’autre (et le lien social) ou qu’elle met l’accent sur tel ou tel modèle économique (ABOUDRAR, MAIRESSE : 2018, p. 38-47). Cette grille d’appréhension de la médiation culturelle n’étant pas exclusive des différences inhérentes à ses finalités politiques.
Dans notre exemple, sur les quatre axes de la médiation culturelle dégagés par Bruno Nassim Aboudrar et François Mairesse, il semble que le deuxième, celui de l’esthétique, fondé sur l’échange sensible, avec pour horizon la circulation du sens à l’œuvre, ait pris le pas sur la transmission de connaissances (dont l’objet a bougé), l’axe du rapport à l’argent ayant quelque peu disparu dans le projet au profit du rapport au temps de travail. La problématique de la prévalence de la technique sur l’artistique dans les médiations culturelles de pratiques numériques a trouvé, avec cette nouvelle médiation, une issue : il semble en effet que le meilleur de l’outil numérique ait été convoqué : rendre co-présentes les créations en laissant à l’usager le « choix du clic20 ».
Le rapport à l’autre, dans la finalité d’accompagnement respectueux du public, perdait son objet en même temps que l’événement perdait son public. En lui offrant un outil numérique (une mosaïque d’images animées renvoyant à une exposition possible), la médiation ne pouvait plus travailler le lien social in situ (sinon à imaginer élaborer un accompagnement de cet outil auprès d’un public donné, ce qui serait un autre projet). Pourtant, la création de cet outil a réellement fait médiation entre les artistes et celles et ceux qui, potentiellement, s’intéressent à leurs productions (le futur public) par l’intermédiaire de l’écoute attentive des médiateurs et médiatrices. Mieux : il a établi une connexion entre les œuvres dans leur contexte de création, avant même l’exposition, gardant ouvert son projet. L’esthétique portée par cette mosaïque est celle du lien, de la co-présence, mais aussi de la différence, des voix plurielles, de la diversité.
La contemporanéité d’une exposition avec son temps de médiation peut ne plus être de mise en temps de fermeture des lieux culturels. Pour autant, la médiation peut avoir lieu ; seulement, son objet n’est plus le même. La médiation remonte à la genèse de l’objet initial (l’exposition initialement prévue), travaille la rencontre avec ce qui la constitue : dans notre exemple, les actrices de l’exposition que sont les œuvres en contexte de création21. C’est donc le cœur substitué (absent, déplacé, écarté, indécis) de l’événement artistique qui est accompagné et entendu comme potentialité créatrice du nouveau support de médiation et de rencontre. Celui-ci, en l’occurrence la mosaïque des vidéos, pourrait sembler avoir un effet d’annonce, car on ne peut pas prendre comme base ce qui n’existe pas. Mais il n’annonce rien, au mieux, il suppose l’autre rencontre, celle de Saint-Rémi.
L’incertitude du futur a été le fil conducteur de ce projet. Celui-ci a existé au rythme des temps orchestrés par la médiation, il a été en perpétuel remaniement, presque « à la carte », au fil des échanges et ajustements. On peut supposer que la chance du médiateur ou de la médiatrice serait, pour éviter de sombrer dans le côté anxiogène de tel projet, de se confier au présent des instants, plus précieux encore que le projet, tourné vers une exposition possible, qui nous regarde, une exposition qui sera alors une surprise. L’œuvre est bien au présent, puisque c’est une œuvre en devenir. Comprenons que la médiation ne se penche pas sur l’absence de présence de l’événement initialement programmé, mais tente d’en restituer la présence d’absence en remontant à son cœur énigmatique, travaillé par des sensibilités croisées. Cette présence d’absence ne serait-elle pas une autre façon de qualifier ce qui motive la médiation, comme répétition en avant de l’événement non encore advenu ? Au temps de l’instant s’ajouterait le temps de la tenue du projet, de l’engagement profond envers la mission de passeur, de liant éthique infusé entre les acteurs et actrices.
S’emparant du territoire esthétique du projet, la médiation élargit son sens et sa portée et permet de comprendre que le retour au terrain n’est plus garant d’une référence immuable, car tel retour demeure forcément modifié par nos perceptions fondées sur des codifications travaillées (en travail) par elle. Ainsi, toute tournée vers une exposition au futur, la mosaïque trouvera une place d’honneur à l’intérieur de l’exposition, qui aura finalement ouvert ses portes du 19 au 31 mai 2021, à l’espace Saint-Rémi, bénéficiant à son tour d’une transformation opérée par celle-là même qu’elle a souhaité soutenir, dont elle a travaillé performativement la représentation. Nous nous demandons alors si cette imbrication serrée entre la médiatisation du média numérique, relevé dans sa portée artistique, et l’œuvre faisant événement (ayant lieu sur le terrain ou non) ne serait pas un trait de l’esthétique de l’exposition du futur.
Notice biographique
Enseignante-chercheuse en esthétique et sciences de l’art à l’université Bordeaux-Montaigne, Cécile Croce exerce en Arts plastiques, en Carrières sociales et en Métiers du livre. Fortement engagée dans les formations et dans la recherche, elle a des responsabilités éditoriales, administratives et scientifiques dans son laboratoire de recherche, le MICA. Depuis de nombreuses années, elle est également responsable de la filière Arts, cultures et médiations en Carrières sociales, pour laquelle elle déploie des projets de médiation en partenariat avec des manifestations culturelles artistiques. Cécile Croce est également l’auteure de plusieurs communications et articles relatifs à la médiation culturelle (notamment par ses participations au forum « Humanités et cultures à l’épreuve du tournant numérique » à l’université de Sfax, en Tunisie ; aux colloques de l’Isiat (éditions CSE) ; au colloque transversal du MICA).