Table des matières
Introduction
Il faut une maîtrise certaine des systèmes constructifs pour qu’un balcon reste solidement arrimé à une façade. Ni plus ni moins, le balcon se pense comme on fixe une étagère, en veillant à articuler deux plans opposés, l’un horizontal et l’autre vertical. Autant de matériaux – pierre ou béton – et de poids d’un côté que de l’autre pour maîtriser le porte-à-faux, sauf à doter le balcon de supports, telles des consoles ou des trompes. L’équilibre obtenu n’est cependant pas synonyme d’égalité : l’évidente dépendance du balcon par rapport au bâtiment induit un rapport de subordination qui, au-delà de l’argument strictement technique, influe sur la manière de s’y tenir et de s’y mouvoir, bref, d’exploiter ce qui est plus qu’un simple détail d’architecture.
Or, le balcon est dépendant de l’espace urbain (au sens large) dans lequel il s’inscrit. Il accueille un certain tissage de rapports sociaux qu’il orchestre par le lieu particulier qu’il présente, par l’espace qu’il permet, mais aussi en raison des conditions culturelles qui le contextualisent. Une situation en particulier retiendra ici notre attention : celle de l’obligation de confinement pour des raisons sanitaires liées à la pandémie de Covid-19, en France, entre mars 2020 et mars 2021. Cette période a connu l’amplification des usages du numérique, sollicités jusqu’à se substituer aux pratiques sociales amicales, familiales, culturelles… Dans le même temps, on a vu se déployer des activités au balcon : pour communiquer avec le voisinage, partager des moments de convivialité, assister à des concerts de rue1. L’art ne s’est pas contenté des potentialités immenses des écrans qui pouvaient le diffuser et le réinventer, tandis que ses lieux traditionnels étaient fermés et le public, confiné chez lui. L’art est venu au balcon ou a appelé son public des balcons2. Notre hypothèse est que cette solution n’est pas une trouvaille pour investir l’espace public, qu’elle n’est pas qu’un acte de résistance face à la prévalence des écrans, mais qu’elle témoigne d’un changement de paradigme dans notre appréhension du monde – ce dont l’art rend compte. Lorsque l’œuvre instaure un dispositif conduisant à convertir les gens en QR codes constituant la ville (NeORIZON, Maurice Benayoun, Shanghai, 2008), elle répond à un tout autre paradigme de l’art que ceux de la représentation (à la Renaissance), de l’objet (à la modernité) ou des citations postmodernes (JIMENEZ : 2005). Nous posons ici l’hypothèse que ce nouveau paradigme de l’art est celui qui a été mis en avant avec la crise du Covid-19, bien qu’il lui ait préexiste : il est fondé sur nos rapports sociaux intriqués avec les technologies numériques, à l’aune d’une pensée écranique. Nous le reconnaissons dans la figure du balcon, dernier bastion de nos libertés, et cependant, comme nous tenterons de le montrer, en résonance avec nos usages numériques amplifiés en temps de confinement. Assignés à résidence, les individus s’échappent sur un double balcon : celui de leurs bâtisses et celui de leurs espaces définis par les écrans. À la façon dont la fenêtre (au sens moderne) inaugurait la naissance du monde comme représentation à la Renaissance (WAJCMAN : 2004), le balcon métaphoriserait une façon actuelle de vivre le monde, révélée et pensée par l’art. Dans cet article, nous passerons par le repérage des naissances et des fonctions du balcon architectural et urbanistique pour ouvrir sur ses dimensions représentationnelles psychiques et artistiques actuelles.
Fenêtre
La fenêtre, montre Gérard Wajcman, n’est pas un objet architectural construit pour voir à l’extérieur de l’immeuble dans lequel elle s’insère. Sa présence sur les plus grandes hauteurs des murs, hors de portée de vue des habitants, en atteste. La fenêtre a d’abord pour fonction d’apporter de la lumière dans les habitations ou d’offrir à un regard céleste, divin, une visibilité. La fenêtre ne sert pas à regarder mais à voir (en ce qu’elle éclaire l’intérieur) et à être vu (par Dieu). « L’architecture avait conçu une fenêtre qui répondait aux besoins du corps vivant des hommes. L’architecture avait encore conçu une fenêtre répondant aux occupations des hommes, agissant dans la cité. L’architecture enfin avait conçu une fenêtre conforme à leur élévation spirituelle, soit une fenêtre qui ouvrait très au-dessus du monde, sur le ciel où rien ne risquait de distraire l’œil de l’homme dans son ascension vers les plus hauts sommets de l’esprit » (WAJCMAN : 2004, p. 229). C’est la peinture qui aurait inventé la fenêtre comme moyen de regard – la peinture telle qu’Alberti en conçoit la fonction dans son De pictura, dans son geste inaugural : « Je trace d’abord sur la surface à peindre un quadrilatère de la grandeur que je veux, fait d’angles droits, et qui est pour moi une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire3. » La peinture est, selon Gérard Wajcman, l’espace qui fait advenir le visible et « qu’on nomme tableau ». Elle inaugure le regard en créant pour lui un instrument, le cadre, et en ménageant une distance entre l’œil et l’objet, focalisée au point de séparation et de reliance qu’est le trou dans le mur. « La fenêtre pour voir n’est pas un objet d’architecture », écrit encore Gérard Wajcman, elle est inventée par Alberti, car « le regard est objet de peinture » (WAJCMAN : 2004, p. 40). Ainsi, l’auteur déjoue l’opinion commune et la renverse : « Il y aurait plus de vérité à dire que les fenêtres ont copié la fenêtre du tableau, que de dire que la fenêtre du tableau s’est modelée sur la fenêtre d’architecture » (Ibid., p. 60). De cette invention de la fenêtre à la Renaissance s’ensuit la naissance du monde comme représentation et artialisation ; la naissance du paysage comme spectacle offert à un regardeur et à la césure d’un regard « autre » ; la naissance, enfin, d’un objet de jouissance, de délices et de pouvoir. C’est dire que la Renaissance opère un changement dans l’appréhension du monde : « Le fait de regarder enfin le monde – le regarder et non plus le lire » (Ibid., p. 236).
Dans la lignée de Daniel Arasse, Gérard Wajcman nous a appris qu’il faut se méfier des raccourcis de traduction de l’appréhension du monde ancien en termes et en façons de penser actuels. De tels raccourcis, en effet, conduiraient à gommer toute la nouveauté de la découverte de ce qui nous apparaît aujourd’hui comme une évidence, à savoir, en l’occurrence, que la fenêtre est faite pour jouir d’une jolie vue vers l’extérieur. Au contraire, se fondant sur la réalité matérielle contextuelle (l’architecture avant la Renaissance), on peut désamorcer ces lieux communs et revenir à la naissance même du regard, à celle de la fenêtre au sens moderne – moderne, mais pas de la modernité qui a, comme l’évoque l’auteur, basculé vers un nouveau paradigme de l’art. Dans son ouvrage Fenêtre, Gérard Wajcman nous apprend aussi à revenir à ce qui fait le fondement de l’architecture : non pas la construction technique, ni sa fonction pour le bâtiment, mais la transformation de notre être-au-monde qu’elle opère comme si, sismographe de son temps, elle rendait compte d’une pensée que la rencontre avec le philosophe (Alberti) éclaire. Pour le dire autrement, il y a bien un moment où la fenêtre est descendue à hauteur d’homme et où elle lui a offert le spectacle du monde. Gérard Wajcman repère ce moment dans la théorie d’Alberti.
Dans le nouveau contexte sanitaire et social issu de la gestion de la crise de la pandémie de Covid-19, une dimension des mesures prescrites a été mise en avant, celle dite de la « distanciation sociale », rebaptisée dans les discours « distanciation physique », fondée sur la distanciation spatiale – distanciation qui est très encadrée lors des confinements et qui se poursuit, aux déconfinements, jusqu’à une durée indéterminée. Elle est peut-être envisagée pour faire face à de nouveaux virus. La notion de « distanciation sociale » ressemble à un lapsus pertinent : elle suggère que derrière la distance physique se cache (mal) une reconstruction, à distance, du rapport social. Elle impliquerait une nouvelle façon de vivre ensemble, de nouvelles habitudes culturelles. Parmi celles-ci, l’une en particulier a émergé pendant la période de confinement, liée à l’impossibilité de sortir de chez soi (sauf raisons de nécessité vitale) et au besoin de sociabilité : participer au monde du dehors depuis son balcon (applaudir le personnel soignant) – comme une façon de revenir dans la rue, d’avoir gardé contact avec les autres. Ainsi, en toute protection sanitaire, des spectacles ont-ils pu être offerts dans l’espace public, qui ont trouvé leur public parmi les personnes confinées chez elles et desquels bénéficier depuis les balcons. La possibilité de sortir s’accompagne de la condition de rester chez soi ou de se protéger en demeurant dans un espace intermédiaire. Ailleurs, c’est plutôt l’usage des nouvelles technologies, dites de distance, qui a été encouragé : télétravail, apérozoom, commandes par Internet. Ces usages ont sans doute accéléré les recours au numérique, déjà très présents, les ont systématisés (quand rien d’autre n’était possible pour travailler, s’alimenter ou tout simplement mener une vie sociale sans sortir de chez soi), ont développé leurs potentialités et amplifié les pistes de créativité à leur égard. Loin d’opposer ces usages à la pratique nouvelle des balcons, il nous semble que les deux lieux ont plus d’un point commun. Mieux, le balcon trahit une nouvelle pensée du monde, virtuel, écranique, à distance (CROCE : 2015, p. 169). Il est comme le symptôme visible, physique, de ce qui se joue dans les foyers confinés ou, peut-être, le témoin de notre rapport au monde, alimenté par les technologies du numérique, que la crise du Covid-19 a rendu plus tangible, plus encore qu’une salutaire échappatoire dans le retour à la « vraie vie », à la rue.
Pour étayer cette hypothèse étrange, revenons sur le balcon dans son histoire passée, objet architectural, mais peut-être plus encore, jusqu’à son présent immédiat, où il devient un lieu sécure, lorsque l’espace public est interdit ; un lieu de communication directe, lorsque l’on ne rencontre plus les gens, sinon au moyen des technologies médiatiques ; un lieu d’occupation qui n’est finalement ni celui de la vue (la fenêtre), ni celui du passage (la porte), ni celui de l’habitation. Entre-deux, sas, lieu en suspens. Mais gardons-nous de le définir uniquement de notre point de vue contemporain, si l’on souhaite, justement, dégager ses spécificités contemporaines.
Définitions d’architecture
Emprunté à l’italien balcone, lui-même issu du lombard balko signifiant « poutre » et désignant ainsi l’élément venant supporter une plate-forme de bois ou de pierre, le mot « balcon » s’emploie depuis le XIVe siècle. Il est défini comme une « saillie construite sur la façade d’un bâtiment et entourée d’une balustrade » (CNRTL : 2012)4. Par extension, il devient la balustrade qui sert d’appui à la fenêtre, permettant ainsi la distinction entre le grand balcon qui porte en saillie et le petit balcon appuyé sur le rebord même des ouvertures (De Marsy : 1746, p. 50). Au XVIIIe siècle, le terme « balcon » intègre le vocabulaire théâtral pour désigner cette première galerie qui se prolonge au-dessus de l’orchestre dans les salles de spectacle. D’ailleurs, la vue avantageuse offerte sur la scène en contrebas a sans doute motivé la locution populaire « il y a du monde au balcon », employée au XIXe siècle pour qualifier l’opulente poitrine d’une dame (CNRTL : 2012)5.
Défendre ou proclamer
S’il est aujourd’hui essentiellement perçu comme un agrément en architecture, le balcon semble néanmoins devoir son existence à des fins militaires, sa présence dans les forteresses médiévales étant mentionnée par Viollet-le-Duc dans son Dictionnaire raisonné de l’architecture française (VIOLLET-LE-DUC : 1867, p. 244). L’auteur renvoie le terme « balcon » à l’occurrence « bretèche », elle-même associée au hourd, en distinguant toutefois les deux, le hourd étant « une galerie continue qui couronne une muraille ou une tour, tandis que la bretèche est un appentis isolé, saillant, adossé à l’édifice, fermé de trois côtés, crénelé, couvert et percé de mâchicoulis » (Ibid., p. 246). Cette fonction militaire d’attaque ou de défense est déjà repérée chez Quatremère de Quincy, qui s’appuie, en plus de la source italienne, sur une potentielle étymologie grecque avancée par un certain Covarruvias, auteur d’un rapprochement entre le balcon et le lancer, permettant de conclure que « les balcons étaient de petites tourelles élevées sur les principales portes des forteresses, du haut desquelles on lançoit [sic] des dards sur les ennemis » (QUATREMÈRE DE QUINCY : 1832, p. 148). Le déplacement du militaire vers le civil, du rural vers la cité, sous des auspices moins belliqueux, s’opère, pour Quatremère de Quincy comme pour Viollet-le-Duc, au XIVe siècle. Les mœurs évoluant, le balcon devient un accessoire urbain qui prolonge de façon quasiment naturelle l’élargissement des baies, ajoutant au surplus de lumière le plaisir de la vue (Ibid., p. 148). Fort de cet horizon, le balcon devient le lieu d’où l’on contemple, en dominant son sujet, la ville et ses habitants. Un lieu où l’on se sent autorisé à produire des annonces solennelles. Les maisons de ville se dotent « sur la façade du côté de la place publique d’une bretèche en bois ou maçonnerie, sorte de balcon d’où l’on faisait les criées, où on lisait les actes publics, les proclamations et condamnations militaires. On disait bretéquer pour proclamer » (VIOLLET-LE-DUC : 1867, p. 250). Instrument de légitimation du pouvoir, « qui s’identifie en premier lieu au bâtiment qui le soutient » (LETEURÉ : 2000, p. 27), le balcon peut se transformer en arme de célébration de l’autorité, exposée à « l’appétit d’une foule préalablement endoctrinée » (Ibid.). De la bretèche militaire à la tribune politique, de l’ouvrage défensif à l’ouvrage d’exposition, du repli à la conquête, le balcon semble avoir poussé en se retournant, tel un gant.
L’histoire du balcon met ainsi en avant sa fonction militaire ou politique : dans le premier cas, il s’agira donc d’y être et de voir à l’extérieur (pour agir) – sans pour autant être vu de l’ennemi ; dans le second cas, il s’agira d’y être vu ou plutôt entendu, puisque la déclamation est aussi instrument de pouvoir (un acte encore). Nous devons distinguer la visibilité (extérieure) du balcon, ses fonctions, des actions qu’il permet. À la différence de la fenêtre, qui n’est qu’un « trou dans le mur », le balcon dessine un espace où, potentiellement, se déploient des actions belliqueuses, et plus ou moins unilatérales, ou des échanges (voir et être vu, déclamer, être regardé et entendu). Le balcon n’est pas le tableau qui marque la distance tracée entre un dedans et un dehors ; il est l’entre-deux-mondes, le sas de traduction ou de transformation entre eux.
Pour poser le décor…
Quatremère de Quincy met en garde contre la prolifération des balcons, prétendument « accessoires de nécessité à un bâtiment », alors qu’ils servent seulement à démontrer une « puérile hardiesse » (QUATREMÈRE DE QUINCY : 1832, p. 149) dans l’art de construire. De sensibilité classique, l’auteur se voit heurté par « ces objets étrangers à la bonne architecture » en ce que leur forme même et l’ornementation supplémentaire qu’ils imposent trahissent une façade dont l’arme la plus puissante reste la sobriété et l’unité. « Le bon goût proscrira sans doute un jour » ces saillies disgracieuses, conclut Quatremère de Quincy. Vaine prière au sortir d’un XVIIIe siècle si friand de mises en scène démonstratives, jamais contredites malgré la Révolution et la naissance d’un monde aux formes rationalisées par l’industrie. Dans le Paris du XIXe siècle, l’exubérance s’exprime aussi, elle devient quasiment la signature des rues bourgeoises. Viollet-le-Duc a sonné la révolte, déplorant la monotonie des longues files de façades uniformes (VIOLLET-LE-DUC : 1863-1872). Le tournant du siècle le voit récompensé par la révision de décrets, giflant au passage les interminables perspectives haussmanniennes bordées de bâtiments alignés sans style et sans panache. En autorisant la multiplication des formes proéminentes et des empilements audacieux, touchant balcons, oriels, corniches et combles, « chaque façade devient œuvre d’art faite pour être regardée de près, du trottoir, par en dessous […]. La perception de la voie en perspective n’est plus évoquée : elle est même contredite » (LAISNEY, KOLTIRINE : 1988, p. 52)6.
Critiqué ou accepté, lorsque le balcon se pose comme ornementation, il se présente comme exposition, apparat, et devient très vite une affaire d’agencement urbain, de décor. Ce changement de perception de l’espace public, dont fait partie le balcon, s’écrit sans les habitants, comme une donnée de l’urbanisme ou de l’esthétique des villes. Lorsque l’humain y trouve sa place, en particulier dans les représentations picturales, il y est renvoyé à sa dimension plastique et sociale. Chez Goya, le balcon trahit les mœurs madrilènes, il peut accueillir les Majas, certes bien nées, mais occupées à séduire le chaland, comme si c’était leur métier, tandis que les hommes veillent, tels des souteneurs tapis dans l’ombre (Les Majas au balcon, 1808-1814, huile sur toile, 162 x 107 cm, Suisse, collection particulière). Chez Manet, le balcon est l’occasion d’articuler une vision renouvelée de la peinture avec une vision sociale du monde, déterminée par son propre roman familial : ainsi, Le Balcon de 1868-1869 (huile sur toile, 170 x 124,5 cm, Paris, musée d’Orsay). Dans ce portrait de groupe, les trois personnages principaux s’ignorent tous : ils ne sont capables que de petits gestes, sans vraiment tisser un récit entre eux. Sauf que telle solitude semble renforcer la conscience d’être là, de poser face à nous, en sujets se sachant vus. L’œuvre situe au balcon un groupe d’individus recelant quelques relations cachées, insoupçonnables, indicibles, des secrets que seule l’enquête saurait lever7.
À la fois tourné vers l’espace public et ancré dans l’espace privé, le balcon est un lieu où s’exposer, mais également d’où l’on peut se retirer. Manet ne dit rien de moins : son Balcon est cette cellule sociale au bord de l’intime, où « le sujet nous est dans le même temps donné et retiré » (BATAILLE : 1983, p. 85).
Ce double mouvement ouvre la problématique de l’intimité, que Serge Tisseron articule à celle de l’extimité, laquelle repose sur « le fait de déposer certains éléments de notre vie intime dans le domaine public afin d’avoir un retour sur leur valeur » (TISSERON : 2011, p. 91). Mais Tisseron n’évoque pas ici le balcon, encore moins l’œuvre de Manet : il reconnaît le jeu de l’extimité chez les usagers dans leur pratique d’Internet, qui doublerait le voir et l’être vu d’un se montrer dans l’attente d’un effet en retour qui renforcerait l’estime de soi. Mais pas d’extimité sans intimité : « Pour que les gens aient envie de se montrer, il faut qu’ils puissent se cacher aussi souvent qu’ils le souhaitent » (Ibid., p. 88). Si l’intimité n’est pas exactement l’intime (qui ne se partage pas si facilement), elle se distingue également du privé, qui se réfère à la sphère familiale, la cellule déjà constituée et instituée, donc. Le balcon de Manet n’est pas celui d’Internet. Pourtant, le premier a créé une faille du privé mis en dialectique avec le public – une faille qui laisse circuler de l’intime.
Lieu versus espace du balcon
Le balcon suggère un partage de l’espace entre habitant, passant et regardeur, mais il produit aussi le resserrement sur un lieu. Le lieu est toujours situé du côté de l’habiter, « structuré par les liens complexes, sans cesse renouvelés, entre le sujet et l’espace » (MAURY : 2012, p. 9). Il a cette faculté de repli, cette science du regard en moins qui préserve l’intimité. L’espace ouvre le champ de l’action, quand le lieu se clôt sur une habitabilité. Le balcon singularise le battement entre espace et lieu, il relie et sépare. En tant qu’espace, le balcon s’entend comme un endroit où se déploie une activité, soit en direction de l’extérieur (lieu de communication avec l’extérieur, d’échanges sociaux avec la rue), soit plutôt vers l’intérieur : le balcon pour y vivre, y habiter (plus ou moins temporairement), y jouer (comme une cour ou un jardin annexé au bâtiment). Il apparaît parallèle à un autre lieu devenu espace fortement investi cette dernière année : celui défini par l’écran de l’ordinateur ou du téléphone, utilisés à l’intérieur des habitations pour communiquer avec l’extérieur, mais aussi pour exercer son activité professionnelle ou de loisir, pour retrouver ses amis. Cette place assignée devant le champ de l’écran (où se trouve ce qu’il y a à voir) est déterminée par celui de la caméra (pour ce que l’on donne à voir), là où se rencontrent le voir et l’être vu, où se croisent l’extérieur (images et sons de provenance extérieure) et l’intérieur (la portion de pièce où l’on se trouve, visible par la caméra). Cela donne à l’utilisateur un sentiment de double appartenance au sein d’un espace virtuel mixte et issu des deux provenances, mais où se tissent les enjeux de l’estime de soi, de la reconnaissance, du narcissisme appuyé de façon plus ou moins profonde sur l’autre regard. Investir l’entre-deux offert par les écrans serait ainsi, pour les sujets, si l’on suit la pensée de Joel Birman, à laquelle se réfère Serge Tisseron, devenir « acteurs de la construction de leur propre prison spéculaire et panoptique », selon un processus augmenté cependant d’une économie de l’intimité partagée plus ou moins librement, une négociation de l’identité, multiple, un tissage relationnel plus ou moins empathique (TISSERON : 2011). Avec le confinement à domicile, la place assignée devant les écrans a élargi son espace à l’activité plus ou moins créative, à partager : espace de la cuisine pour une mise en œuvre d’une recette ou pour un clip vidéo maison ; espace du salon pour un concert ou pour l’exposition d’une collection, etc. Sur plus d’un plan, cet espace s’est rapproché de l’extimité entrée sur le terrain de l’intime (du lieu d’habitation), à l’instar du balcon.
Certes, les différences entre cet espace d’Internet et le balcon de nos maisons sont nombreuses. Tandis que, dans les deux cas, on peut y déployer une activité telle que cet espace devienne un véritable lieu de vie (on y pratique différentes activités, on y mange, etc.), le champ de l’écran est mobile (déplacement de l’ordinateur ou du portable). Or, la mobilité que l’ordinateur permet devient moins prégnante en contexte de confinement que l’attraction exercée par l’écran et ses potentialités. Lors d’un apérozoom, le jardin où l’on déplace l’ordinateur peut être relégué au rang de décor : tout se passe dans l’espace numérique virtuel commun défini.
Si, dans les deux cas, le direct de la rencontre peut avoir lieu, les temporalités engagées dans l’espace de l’entre-deux numérique sont complexes : par exemple, des musiciens qui jouent sur le Net une même partition, donnant par écrans multiples un effet de collectif et le sentiment du direct (simultanéité du jeu), tandis qu’il s’agit d’un montage de leurs vidéos individuelles (écrans multiples).
Ni ici ni ailleurs, ni en direct ni en différé, l’espace défini par le champ virtuel se distingue des propriétés concrètes du balcon architectural, mais se rapproche très fortement de ce que portent l’idée du balcon et ses fonctions, où se croisent les activités contraires, les échanges à la marge des mondes identifiés (du bâtiment et de la rue, de l’espace privé et de l’espace public, où circule l’économie de l’intimité).
À la différence du balcon, on peut utiliser des filtres (fonds d’écran) pour masquer l’espace physique propre (l’intérieur de la maison). Comme si, en filant la métaphore du balcon, on ne percevait que les individus qui s’y postent (sans la profondeur du balcon, sans référence à la maison) : des balcons sans invitation chez soi, uniquement pour s’y tenir au bord… Mais tel espace écranique peut aussi se révéler comme tiers et nous situer dans une autre pièce virtuelle : un autre balcon. Identités multiples, espaces multiples, Internet invite à parler des modalités de déclinaison du balcon au pluriel, en balcons.
Le balcon, enfin, questionne ce qu’il advient du public concerné, repose la question de l’individu ou de la foule. En effet, un public assistant depuis les balcons à un concert de rue ne fait plus foule, à proprement parler : il constitue l’addition de multiples regards orchestrés en cellules architecturales, en groupes. La scène de l’art a sans doute également changé de camp en devenant non plus ce qui est mis sur un piédestal ou sur la sellette, mais dans l’arène, retrouvant ainsi la tradition des gradins des théâtres classiques avec désormais l’identification propre des cabines individuelles8. À nouveau, le balcon renvoie à l’accès individualisé au tout-monde commun depuis son écran. L’installation interactive NeORIZON de Maurice Benayoun transforme le visage du passant curieux, posté à l’extrémité de la structure, en QR code affiché sur l’écran géant à l’autre extrémité ; puis elle le laisse filer, devenu IDcode, rejoindre d’autres IDcodes, se transformer en volumes et coconstruire une ville9. Singuliers mais codés, les individus ne font foule qu’à l’aboutissement du processus de transformation numérique. L’espace public où se joue cette opération est l’espace immense de transition – balcon géant, tandis que la représentation du public devient virtuelle.
Conclusion (ouverture)
La pensée du champ virtuel d’échange comme balcon n’est peut-être pas propre à l’art : cette mise en parallèle s’est opérée progressivement par les techniques du numérique et elle a été rendue plus visible sans doute par l’accélération des usages. Avec aussi ce recours étonnant à des usages du balcon, pas seulement par l’art – mais beaucoup par lui, révélant ainsi l’importance de ce qui s’y jouait : des activités culturelles, mieux, constitutives de nos cultures.
Gérard Wajcman a référé le nouveau paradigme de l’art à l’écrit d’Alberti et au geste artistique qu’il inventait, donnant naissance à la fenêtre. Mais rien ne dit que la mutation se soit opérée subitement avec ce texte. Rien ne dit non plus si Alberti l’a écrit en tant que philosophe, scientifique ou peintre. Ce qu’il a inventé est bien un geste de peinture, appuyé par la science (perspectiviste). Comprenons que l’art (à l’instar de la philosophie) permet de penser la science (qui, elle, « ne pense pas », comme l’énonçait Martin Heidegger dans Qu’appelle-t-on penser ?). L’art en temps de pandémie n’a pas fabriqué l’espace entre-deux du virtuel, qui ressemble à celui du balcon : il a permis de prendre conscience de cette ressemblance, il a renvoyé au balcon. Il l’a souligné comme espace possible… Avant que nous n’y soyons aveugles et que nous croyions habiter le monde, indistinctement, du dedans et du dehors.
Notice biographique
Auteure de plusieurs ouvrages à la croisée de la philosophie et de la psychanalyse, Cécile Croce s’intéresse aux modalités d’appréhension du monde mis en avant par les œuvres, selon une approche d’esthétique psychanalytique. Cofondatrice de l’association culturelle et patrimoniale Pétronille, Corinne de Thoury examine les données architecturales urbaines. Enseignantes-chercheures en esthétique et en sciences de l’art à l’université Bordeaux-Montaigne, elles tissent ici leurs approches complémentaires d’esthétique psychanalytique de l’art et d’histoire de l’art et du patrimoine.