Marie-Laure Desjardins. – Avant même de vous engager sur le chemin de la création, vous étiez intéressé par tout ce qui pouvait vous permettre de percevoir le monde et son au-delà. Votre adolescence a été riche en découvertes perceptives. Pourriez-vous raconter comment vous avez été amené à vous intéresser aux états modifiés de conscience et à l’expression artistique ?
Antoine Renard. – Je dessine, peins, depuis l’enfance et j’ai commencé la vidéo au collège. Mon père était ingénieur et peintre à ses moments perdus. Il s’intéressait essentiellement à la peinture classique et à la photographie. Cela m’a mis la puce à l’oreille. Dès mes premiers dessins, ma pratique a été considérée et, rapidement, l’idée que je puisse faire les Beaux-Arts est née. Très tôt, j’ai eu le goût du voyage et de la bohème, assortis d’un questionnement récurrent sur le monde. Je n’ai eu ni éducation religieuse ni enseignement spirituel, mais j’étais en recherche. À 16 ans, j’ai pris des champignons et découvert pour la première fois ce que pouvait être un état modifié de conscience. À cette période, je fréquentais des réseaux de contre-culture liés aux milieux techno et punk. J’étais un grand fan de Jodorowsky, Druillet, Moebius… Je lisais Métal hurlant, me passionnais pour la musique électronique et la SF. Je n’étais pas vraiment dans mon temps, mais plutôt dans celui, psychédélique, de la génération de mes parents. J’ai obtenu un bac L grâce à l’option « Arts plastiques » et mon entrée aux Beaux-Arts de Dijon grâce à la peinture : une série de portraits des présentateurs de télévision de l’époque. Ces « icônes » amusaient tout le monde. Ce qui m’intéressait était de manipuler matière et matériaux. Le sujet n’était pas très important, même s’il y avait toujours une forme de figuration. Je me souviens, par exemple, de pseudo-peintures rupestres avec les présences animales. La question du récit a été présente jusqu’à ce que je parte en Angleterre, en deuxième année.
Là-bas, vous intégrez l’atelier de Marc-Camille Chaimowicz, qui devient votre mentor. Le voyage d’études dure six mois et transforme votre pratique.
Je m’entendais très bien avec lui. Je ne comprenais pas vraiment son travail, mais sa présence me fascinait, et nos discussions étaient toujours très intéressantes. À son contact, je me suis ouvert à la sculpture et mon travail est devenu plus processuel. J’ai commencé à m’intéresser au mécanisme de production, de création. À la suite de ce séjour outre-Manche vont émerger de nombreuses formes. Mon diplôme ne se passe pas très bien… En quête de propositions plastiques, je ne m’intéressais pas au développement d’un propos particulier. J’étais désarçonné par les questions posées. Au moyen de la matière, de l’argile par exemple, je rejouais des rapports de forces, mais je n’arrivais pas à en parler. Je n’étais pas encore suffisamment armé sociologiquement pour imposer mon travail comme une lutte de classes à l’instar de ce qu’avaient pu faire certains artistes de l’Arte Povera. J’obtiens néanmoins mon diplôme, mais décide de mettre de la distance. Je pars alors trois mois en stop pour l’Europe de l’Est. Finalement, il m’en faudra six pour atteindre la Turquie, en passant par Prague, Sarajevo, Venise, notamment. À ce moment-là, je ne produisais plus, mais j’apprenais l’Europe, mon histoire. Suite à cela, je suis allé à Barcelone, où j’ai été scotché par une double exposition de Bruce Nauman et de John Baldessari. Heureusement, l’un de mes professeurs avait pris sur lui de m’inscrire en quatrième année. Je me suis alors mis à travailler la vidéo et des actions. L’humour est devenu un vecteur important de création. Je réalisais des sculptures-événements, des installations vidéo, son, multimédia.
Après l’obtention de votre diplôme en 2008, vous vous installez à Berlin. La ville est en pleine effervescence créatrice. Certains quartiers « cultivent » des friches à la vie underground intense. Vous retrouvez là-bas les plantes de votre adolescence. Vous vous penchez particulièrement sur certaines d’entre elles, comme la datura. Comment décidez-vous de les intégrer à votre travail d’artiste ?
Ce sont les plantes qui poussent à côté de mon atelier qui, les premières, attirent mon attention. Je décide de les cultiver et de m’intéresser à leurs origines ainsi qu’aux mythologies qui leur sont attachées. J’apprends que certaines d’entre elles, comme la datura, ont des utilisations dans des territoires très éloignés les uns des autres, en Asie, en Afrique et en Amérique centrale. Toutes ont en commun d’être utiles sur le plan pharmacologique. Je m’intéresse alors aux récits des psychonautes, consommateurs de ces plantes, pour leur statut entre réalité et fiction. Les témoins parlent de ce qu’ils ont vécu, tout en sachant qu’ils étaient en pleine hallucination. L’ambiguïté de l’expérience me passionne. À cette époque, je ne consomme pas. À Berlin, le milieu artistique est très connecté : il est donc très facile de collecter des témoignages, sans avoir à aller sur le terrain. Parallèlement, les daturas poussent et je les intègre dans mes installations. J’entreprends de photographier les plantes et leurs fleurs, mais les prises de vue ne me satisfont pas, ce qui me pousse à réaliser des dessins pour restituer certains organes ou angles, comme les botanistes l’ont fait durant des siècles pour les herbiers de plantes médicinales. Je réinterprète alors tout ou partie des récits des psychonautes, qui viennent prendre place dans une publication avec des textes théoriques sur mon travail et des images ou des dessins.
Ce travail est mené comme une recherche de fond, mais en parallèle d’autres projets. En effet, vous développez des installations aux sujets forts et parfois dérangeants. Ainsi, vous parlez des traumas de l’adolescence, de faits divers, des problématiques liées au numérique, aux réseaux propagandistes, à la pornographie, aux jeux vidéo, à l’univers du Web en général. Vous décortiquez les récits alternatifs qui agissent comme des substances aliénantes et induisent des comportements plus ou moins préjudiciables pour les acteurs comme pour leur entourage. Dans vos installations, le choix et l’agencement des matériaux rejouent des états psychologiques ou le contexte de leur développement. Pour cela, vous utilisez souvent des matières olfactives.
Mon intention était de rendre compte de différents états. Je suis allé puiser dans des faits divers terribles, comme ce jeune qui mettait en scène sur Facebook son cannibalisme mêlé de pornographie ou ces gens qui s’amusaient à imaginer des scénarios de Troisième Guerre mondiale à partir de la situation politique du moment. Mes installations d’alors mettent effectivement en avant beaucoup de matières olfactives, de matériaux bruts de l’ordre du sensitif, à travers lesquels les visiteurs se déplacent. Je réalise des parcours assez labyrinthiques que je découpe et qui questionnent les dissonances entre des espaces réels et des espaces virtuels, des espaces physiques et des espaces psychiques. Leur matière principale peut être du goudron comme du café. Il m’arrive aussi d’utiliser de la graisse de moteur ou de travailler avec le feu. À ce moment-là, je ne parle pas de matières olfactives mais plutôt de matériaux instables, qui se dégradent et évoluent. Le visiteur se déplace à l’intérieur de mes installations un peu comme dans des ruines ou comme dans un corps en décomposition. J’essaie de développer des univers qui ne sont pas atemporels et figés, mais qui sont au contraire en constante transformation. Ce temps berlinois est riche en expérimentations incroyables, en recherche de nouveaux processus de travail, de nouveaux types de matérialités. C’est aussi une période d’intenses travaux collaboratifs, où les idées se développent souvent à plusieurs.
La période est aussi au questionnement personnel.
Effectivement. À force de toujours m’intéresser à des phénomènes durs, violents, je me questionne sur moi-même et commence à avoir envie de changer certaines habitudes, notamment liées au tabac, à l’alcool, au virtuel, à la drogue et au sexe. Je rencontre alors deux guérisseurs argentins, qui dirigent des cérémonies durant lesquelles les participants entrent en transe après avoir ingéré de l’ayahuasca. L’ayahuasca est utilisée par diverses communautés indigènes amazoniennes dans un but divinatoire ou thérapeutique, lors de rituels de guérison, mais, à l’époque, je ne connais pas vraiment le but de telles cérémonies. Je les aborde comme une expérience un peu mythique de l’univers artistique et hipster de la scène berlinoise, une pratique quasi new age relevant du fantasme du troisième œil, une volonté de mieux se connaître, voire de s’émanciper par le psychédélique. La première séance est un moment extrêmement dense mais très confus. Les nombreuses visions n’apportent aucune réponse, mais je me pique au jeu. Je vis plusieurs mois en roue libre, complètement déboussolé, jusqu’au moment où je comprends le danger et décide de suivre une cure avec une thérapeute en France qui travaille avec le tabac. La cérémonie de purge me plaît, je me sens encadré. Le traitement va durer deux ans, à raison de trois jours par mois. Artistiquement, je fais une pause, mais travaille comme assistant de Tomás Saraceno, à Berlin, et aussi pour une archive Fluxus.
En 2018, la cure se termine. Mais le chemin débuté en thérapie va se poursuivre en recherche.
J’ai rapidement senti que cette thérapie avait à voir avec mes projets artistiques, mais j’ai mis du temps à comprendre comment l’intégrer dans mon travail. Au fil des mois, elle m’apparaissait presque comme une résidence, même si j’avais du mal à l’exprimer. Quand la cure s’est arrêtée, j’ai décidé de poursuivre au Pérou, au centre Takiwasi. Alors que je n’avais plus touché à l’ayahuasca depuis deux ans, j’ai repris l’expérience à la racine, si je puis dire. Les visions sont alors beaucoup plus structurées et émerge un intérêt très fort pour les odeurs. J’ai eu l’impression qu’elles prenaient la place de certaines choses toxiques, qu’elles comblaient certains vides. J’ai eu un ressenti physiologique de la manière dont les odeurs me transformaient, me recadraient, me permettaient de générer des cercles psychiques vertueux. J’ai commencé à poser des tas de questions sur celles-ci. Tous mes interlocuteurs s’accordaient sur leur importance, mais personne n’était en mesure de m’expliquer comment elles agissaient.
Suite à ce premier séjour, vous retournez au centre Takiwasi en tant qu’observateur pour creuser cette question de la puissance des odeurs. Dans la foulée, vous écrivez un projet pour la Cité des sciences, obtenez une résidence à la Cité internationale des arts ainsi que le Prix de la région Occitanie. Trois opportunités qui vont vous permettre de développer votre recherche sur les pratiques ritualisées du parfum et d’en explorer les « matérialités », comme vous l’exprimez aujourd’hui.
Nous sommes au début de l’année 2019, quand je décide de faire de ce travail sur les odeurs une recherche artistique. L’idée était d’acquérir une culture olfactive et de développer un projet à partir de mes observations, sans dire encore quelle forme il prendrait. Je décide de cibler en premier lieu les cultures antiques, chrétiennes et amérindiennes, tout en explorant quelques ramifications orientales, laissant de côté le Japon et l’Inde, notamment. J’ai commencé par me rendre dans des lieux de culte, temples et églises, avoir des discussions avec des prêtres, visiter des musées archéologiques, étudier de nombreux ouvrages… Mais beaucoup de choses se passent par le seul fait d’être en contact avec des objets ou d’arpenter des espaces liés au parfum. Les pratiques sont diverses. Dans la médecine traditionnelle amazonienne, par exemple, les odeurs ne sont pas forcément directement liées à une spiritualité. Les bains de plantes aromatiques ont pour but de se protéger des mauvais esprits. C’est très différent de l’encens qui intercède auprès d’un dieu pour les humains. Quand je suis retourné au Pérou pour la troisième fois, c’était avec une casquette officielle de chercheur. Matteo Politi, le directeur de la recherche du centre Takiwasi, a été sensible à mes préoccupations artistiques. J’ai pu ainsi accéder à toutes les ressources de l’institution et discuter avec ses chercheurs. Si le centre a pour fonction principale de soigner les toxicomanes, il est aussi un laboratoire international de production de plantes médicinales et de recherche en biologie, en biologie moléculaire et en psychologie. Malheureusement, mon séjour a été écourté par la pandémie de Covid-19. Il m’a fallu rentrer en France, où j’ai profité du temps donné pour transformer mon projet artistique en projet de thèse.
Lauréat du programme SACRe 2020 de l’université PSL (Paris Sciences & Lettres), vous entamez votre troisième année sous la direction de Pascal Rousseau, historien de l’art à l’INHA et enseignant à l’École des beaux-arts de Paris, très intéressé par l’hypnose, la métaphysique et la synesthésie. Quels sont les changements qui se sont opérés depuis que votre recherche est devenue universitaire ?
Il a fallu reformuler mon projet de départ, l’adapter au contexte doctoral, dans un secteur scientifique et artistique et aussi redéployer mon travail avec des outils académiques. J’ai collaboré avec des parfumeurs et des chimistes. J’ai de nouveau expérimenté des états modifiés de conscience, mais, cette fois, grâce à un hypnothérapeute et je travaille avec Anne-Lise Saive, qui est chercheuse en neurosciences cognitives & intelligence artificielle (Centre de recherche en neurosciences de Lyon – CRNL), actuellement à l’institut Paul-Bocuse, à Lyon. Durant les deux ans qui viennent de s’écouler, je me suis familiarisé avec des techniques contemporaines, comme les IRM, pour tenter de comprendre comment le cerveau réagit aux odeurs. Je me plie au protocole scientifique et j’essaie de comprendre les méthodologies de travail. Je parle désormais de « matérialité du parfum ». Ma recherche doctorale est une exploration de la manière dont les odeurs produisent du savoir et de l’identité. Je travaille sur le processus de transformation d’une matière chimique en impulsion neurologique qui conduit à des changements de comportements ou à une esthétique. Ma thèse s’intitule L’Olfaction comme champ étendu de la sculpture, en référence au concept établi par Rosalind Krauss. Je vais y développer l’idée que les odeurs façonnent les corps et les espaces. La thèse sera sûrement soutenue au printemps 2024.
Votre recherche est émaillée de réalisations plastiques. Il y a un va-et-vient permanent entre vos observations et vos installations. Psychobotania, qui est actuellement visible à la Cité des sciences et de l’industrie, à Paris, est la troisième d’une série. Pouvez-vous les détailler ?
La première a été réalisée pour le Palais de Tokyo, en 2019, juste après mon deuxième séjour au Pérou, et à l’occasion de l’exposition Futur, ancien, fugitif, consacrée à la scène française. Impression (après Degas) traite de mémoire émotionnelle et olfactive. Je suis parti d’une version digitalisée d’un des modèles de la célèbre danseuse du peintre pour réaliser, à l’aide d’une imprimante 3D, une série de douze céramiques. Chaque danseuse présente des caractéristiques légèrement différentes de celles des autres ainsi qu’un parfum spécifique. J’ai travaillé à partir des observations faites auprès des guérisseurs au Pérou. Les compositions ont été réalisées à Paris grâce aux connaissances acquises là-bas. Elles sont à base de diverses essences comme celles du tabac, de la ruda, de la cannelle ou du cacao. L’objectif de chaque composition est de stimuler des rencontres intimes entre les spectateurs et l’œuvre. Je mets en place des injonctions visuelles et des injonctions olfactives pour que le parfum vienne, à certains moments, troubler la lecture de l’œuvre et, à d’autres, la clarifier. Certaines odeurs vont déranger, d’autres réconforter. Cette installation a été également présentée, en 2020, à la galerie Nathalie Obadia, dans une version augmentée. Il y avait alors 27 danseuses.
Offrir au parfum une danseuse en céramique comme support, c’est conditionner la perception du regardeur. Votre intention est-elle de jouer plus facilement avec ses sentiments ?
C’est avec mes sentiments que je joue ! Quand je travaille les odeurs, je me replonge dans les expériences vécues au cours de mes recherches et je compose avec. Les sculptures n’ont pas de noms, seulement des numéros. Le visiteur est seul avec l’œuvre. Et ce sont ses propres expériences qui ressurgissent ou qu’il peut convoquer. J’aime beaucoup utiliser le tabac. J’ai passé des années à arrêter de fumer, avec succès d’ailleurs. Mais j’ai conservé une relation très intime avec lui. J’en consomme sous forme de purge, en minidécoctions de tabac noir péruvien. Si son odeur est, pour moi, synonyme de la première partie de ma thérapie, elle évoquera tout autre chose pour vous ou le visiteur qui viendra après vous. C’est le principe de la « madeleine de Proust ». Il y a autant de sentiments qu’il y a d’individus qui respirent. Par ailleurs, le tabac est aussi la plus importante plante médicinale de la pharmacopée amazonienne. Il est très utilisé par les chamanes pour entrer en contact avec leurs patients. Mon travail d’artiste réinterprète les vertus des plantes à son compte. Je m’intéresse aux pratiques culturelles de l’olfaction, parce qu’elles sont directement liées aux ontologies de pensée des cultures qui les ont initiées. Notre héritage olfactif est lié à notre rapport au monde.
Parlez-nous du parfum des œuvres. Comment travaillez-vous ?
Les pièces n’ont pas de diffuseurs mécaniques. Elles sont vaporisées régulièrement et émanent plus ou moins. En général, il y a environ 1,50 m entre elles pour faciliter la découverte de chaque univers olfactif. S’il y a moins, ce n’est pas grave, j’aime aussi les mélanges. La céramique étant cuite en biscuit, elle reste poreuse et absorbe donc très bien les odeurs. Si on met le nez dessus comme on sentirait des fleurs, les pièces dégagent aisément le parfum. Tout dépend aussi de la sensibilité des gens. Les compositions ne sont pas secrètes. D’ailleurs, chaque pièce est vendue avec sa « formule olfactive », de manière à en permettre la fabrication ultérieure. Certaines compositions utilisent une base existante, comme la danseuse avec un cordon ombilical qui sort de son nombril et repose sur son épaule. Pour elle, j’ai utilisé une crème pour bébé avec une note de persil qui vient déjouer le côté littéral de la proposition. Cette pièce a clairement un lien avec la gestation, l’accouchement, la naissance. Visuellement, elle possède d’emblée une direction. C’est l’œuvre dont les mères me parlent le plus. Même si certaines intentions sont plus marquées que d’autres, le résultat est toujours subjectif.
Venons-en à Cryptopharmacopée, réalisée à l’occasion de Pharmakon, au Centre régional d’art contemporain (CRAC) de Sète, et à Psychobotania, actuellement exposée à la Cité des sciences et de l’industrie, à Paris, les deux installations les plus récentes de la série qui accompagne votre recherche doctorale. Les deux sont vidéo, olfactives et sonores.
Elles ont été réalisées selon le même principe, à partir de prises de vue et de sons enregistrés quand je suis en voyage de recherche. Toutes les deux possèdent plusieurs écrans LED avec une bande-son réalisée à part et une diffusion olfactive. Pour Cryptopharmacopée, l’odeur est diffusée par des encens placés sur des sculptures en aluminium ; pour Psychobotania, les diffuseurs sont dans les murs. La technique évolue, mais les intentions demeurent. Lors de mon séjour au Pérou le plus récent, j’ai cherché à identifier ce que les odeurs transportent. De quoi sont-elles les vecteurs ? Qu’est-ce qui fait qu’un parfum soigne ? Les guérisseurs expliquent que les parfums sont les intermédiaires des fleurs, qui elles-mêmes sont habitées par des esprits. Ces derniers s’invitent dans le corps des patients par le biais des odeurs et les soignent. Ce sont les esprits qui soignent, et non les parfums ou les plantes. Je me suis alors demandé : comment débusquer un esprit ? À quoi ressemble-t-il ?
L’art peut répondre à des questions, là où la science reste impuissante ! Comment avez-vous procédé pour concocter vos réponses plastiques ?
J’ai commencé par filmer des plantes médicinales, comme la coca et le tabac, avec une lentille macro. Les images réalisées sont venues alimenter une archive, sorte d’herbier digital. Mais il y a une limite technique infranchissable qui empêche de voir d’encore plus près. Alors, en postproduction, j’ai utilisé des locigiels pour « gratter » dans les images et réaliser des jeux de transparence. L’objectif est de pénétrer de plus en plus profondément dans l’image pour aller débusquer les esprits des plantes. Mes vidéos témoignent de cette « chasse ». Elles aboutissent à des visions finalement assez proches des expériences que l’on peut faire quand on consomme certaines plantes, des visions très psychédéliques. Les plantes sont les véhicules de l’esprit, mais elles l’incarnent aussi. La pensée végétaliste ne fait pas de séparation entre le corps et l’esprit.
Il était donc impossible de montrer les plantes sans diffuser leur parfum. Si vous vouliez mettre le spectateur en contact avec les esprits, vous deviez leur fournir un véhicule. La fiction que vous mettez en place suit la logique de la culture du parfum que vous avez découverte en Amazonie. Vous proposez de vivre l’expérience de la cure de manière douce, mais aussi sans risque. Le concept de l’installation permet au visiteur, allongé à l’intérieur, de se laisser porter, voire de flotter, grâce à la sollicitation intentionnelle de trois de ses cinq sens. Il accède à un état de conscience légèrement modifié, sorte d’enivrement.
Faire appel de concert à la vue, à l’ouïe et à l’odorat permet de provoquer une perception de l’œuvre plus intense. J’essaie effectivement de traiter de l’enivrement. Au CRAC, les odeurs ont été réalisées à partir de plantes médicinales rapportées de mes déplacements et transformées en encens. Pour cela, elles ont été séchées, broyées et mélangées à des résines. Je voulais explorer cette voie plus occidentale de la diffusion des odeurs. Quelque temps auparavant, j’avais été en résidence à la Villa Médicis, à Rome, ce qui m’avait permis de visiter de nombreux lieux de culte et d’interroger des prêtres. Pour Cryptopharmacopée, j’ai rapproché le rituel chrétien de l’encens et la pratique des guérisseurs amazoniens. Il faut préciser que ceux-ci travaillent majoritairement avec des parfums liquides obtenus par macération dans l’alcool. Quand ils brûlent des matières, elles sont brutes. Copal ou palo santo, par exemple. Pour Psychobotania, le parfum a été composé grâce à des relevés chimiques, des chromatographies de fleurs de plantes médicinales, comme celle du tabac. Ces relevés m’ont permis de lister les molécules à partir desquelles je souhaitais développer le parfum de l’installation. Ce que j’ai pu faire en collaboration avec Samuele Faccio, un ami chimiste et parfumeur fraîchement diplômé de l’École Supérieure du Parfums (ESP), à Paris. Je voulais retrouver une odeur éprouvée lors d’une cérémonie avec l’ayahuasca, positionnant l’installation entre rituel et hallucination olfactive.
Mais Psychobotania ne se contente pas de nous plonger dans l’univers des cérémonies chamaniques. Elle est aussi une réflexion sur le rapport nature-culture, qui parcourt votre recherche doctorale.
En effet, Psychobotania convoque un ensemble de documents visuels, sonores et olfactifs, que j’ai « remasterisés » et hybridés à l’aide d’algorithmes nourris par des éléments de culture populaire, tels que des images issues du film d’animation Akira, réalisé par Katsuhiro Ōtomo en 1988, ou la musique électronique underground de mon adolescence. Il s’agit d’une dérive dans une intériorité, d’une expérience propice à l’exploration et à l’infiltration de mon inconscient en suivant les méandres du savoir des plantes. Comme un rêve où les corps végétal et animal s’entrecroisent dans une danse psychédélique et où sons, images et parfums créent un biotope psychique fait de synesthésies numériques et moléculaires.
*Psychobotania, du 18 octobre 2022 au 12 février 2023, à la Cité des sciences et de l’industrie, à Paris.
Notice biographique
Né en 1984 à Paris, Antoine Renard vit et travaille entre Paris et Lourdes (France). Diplômé des Beaux-Arts de Dijon en 2008 (DNSEP), il est lauréat de nombreux prix et résidences : Inkubator Innovator Fellowship (Allemagne 2015), Goethe Institut Residency Prague (République tchèque, 2017), Résidence Cheval Noir (with Komplot), Bruxelles (Belgique, 2018). En 2019, il est lauréat du prix Occitanie de la Villa Médicis et bénéficie, la même année, de la bourse de soutien au projet artistique du Centre national des arts plastiques (CNAP) ainsi que d’une résidence à la Cité internationale des arts de Paris. Il est également le lauréat du programme doctoral SACRe 2020 de l’Université PSL. Antoine Renard a déjà présenté son travail lors d’expositions personnelles d’envergure, notamment : Pharmakon, Centre régional d’art contemporain, Sète (France, 2021), Geometries of -l-o-v-e, Very, Berlin (Allemagne, 2019), Cats in the city, Komplot, Bruxelles (Belgique, 2018) 1999, Marsèlleria, Milan (Italie, 2017), Resource Operation (part II), In-Extenso, Clermont-Ferrand (France, 2017), Resource Operation (Part I). The monk’s corridor, Tlön, Nevers (France, 2017), I spell it Nature at Diesel, Liège (Belgique, 2016), Peripheral Healing, Komplot, Bruxelles (Belgique, 2016). Antoine Renard est représenté par la Galerie Nathalie Obadia Paris/Bruxelles depuis 2021.