De l’horreur lovecraftienne à la ville dévorante : Thibault Messac et le corps virtuel

Thibault Messac, Étrange. Série en cours, impressions photographiques, format divers. ©Thibault Messac
Thibault Messac, Étrange. Série en cours, impressions photographiques, format divers. ©Thibault Messac

Résumé

Composé d’œuvres numériques s’insérant dans le monde réel, le travail de Thibault Messac n’est pas sans rappeler l’inquiétante étrangeté, sur laquelle Freud a écrit. À la fois reconnaissables par leurs parties, mais incompréhensibles dans leur ensemble, les œuvres de Thibault Messac font écho aux écrits de Lovecraft et à son mythos en renvoyant à des codes mis en place par la culture populaire. Les monstres se cachent dans la ville, qui, elle-même, devient monstrueuse.

Mots-clés : horreur lovecraftienne, inquiétante étrangeté, corps urbain, corps virtuel.

Abstract

Digital artwork inserting itself into the actual world, Thibaut Messac’s work reminds us of the “uncanny” Freud was writing about. Both recognizable by its parts but incomprehensible as a whole, Messac echoes Lovecraft’s writing and his mythos by conjuring up established codes that can be found all throughout popular culture. Monsters are hiding in the city that becomes monstrous itself.

Keywords: Lovecraftian horror, uncanny, urban body, virtual body

De l’horreur lovecraftienne à la ville dévorante : Thibault Messac et le corps virtuel

From Lovecraftian horror to devouring city: Thibault Messac and the virtual body

« La cité aux corps-morts, la cité de cauchemar, R’lyeh, bâtie depuis des éons infinis, avant que toute histoire ne commence, par les formes immenses et repoussantes venues de sombres étoiles qui s’étaient infiltrées sur la terre1. »

H.P. Lovecraft, L’Appel de Cthulhu, 1928, trad. de Claude Gilbert.

Les nouvelles technologies offrent la possibilité de modifier le corps numériquement. Si les logiciels de traitement d’image sont désormais monnaie courante, ils servent généralement à lisser les défauts d’un corps soumis à de strictes normes de beauté. Ils offrent cependant la possibilité de découper, modifier et coller des parties de corps morcelés pour en générer de nouveaux, aux formes méconnaissables et à l’aspect si éloigné d’un corps qu’on en vient à se demander si c’est bien un corps que l’on regarde. C’est dans cette approche que s’inscrit le travail de Thibault Messac. « Mes travaux provoquent un choc esthétique qui naît de la richesse des compositions, de leur complexité (accentuée par leur monumentalité dans le cas de l’œuvre elle-même), brouillant leur lisibilité immédiate2 », déclare-t-il sur son site. L’inquiétante étrangeté de Freud trouve, dans ces œuvres, un écho lovecraftien en raison du dégoût premier qu’elles provoquent.

Corps virtuel et horreur lovecraftienne

Corps virtuels de chair ou de bitume, l’œuvre de Thibault Messac fait appel à un imaginaire horrifique qui n’est pas sans rappeler les horreurs cosmiques lovecraftiennes, qui sommeillent dans les profondeurs marines ou qui errent parmi les étoiles. Il suffit de jeter un œil à sa série de photographies Étrange pour se voir confronté à un Yog-Sothoth, un amas d’yeux perpétuellement changeants, ou encore à sa fresque numérique Morula, qui présente un Azathoth s’entre-dévorant. La culture populaire est jalonnée de représentations de ces entités cosmiques dont l’horreur était dite non représentable. « Pourtant, une iconographie tentaculaire et ichthyenne s’est imposée via la production de couvertures de livres, de bandes dessinées, d’illustrations de jeux de rôle, etc. » (BAYCHELIER : 2021) Si Lovecraft décrit des créatures incommensurables, Thibault Messac les représente.

Illustration 1 : Thibault Messac, Morula, fresque numérique, 2015, image numérique, format natif, 3 x 4 m. ©Thibault Messac
Thibault Messac, Morula, fresque numérique, 2015, image numérique, format natif, 3 x 4 m. ©Thibault Messac

La technique employée est une forme de collage, lent et méthodique, qui aligne des pixels pour retracer les contours d’un corps virtuel qui s’est fait manipuler et torturer. Écorchés aux yeux multiples, les créatures que nous donne à voir Thibault Messac sont d’autant plus présentes qu’elles sont imprimées en grand format, prenant la taille de géants qui s’insèrent dans l’espace public (Morula, fresque présentée lors de la 4e édition de la biennale Organo, « Seconde Peau », les 20 et 21 mai 2017, a un format natif de 3 x 4 m). Englobant le spectateur par ses dimensions, l’œuvre de Thibault Messac nous confronte à un corps dont les parties font sens, à l’inverse du tout. Un œil se borde de dents, une langue s’échappe d’une narine : chaque partie est identifiable et, pourtant, la sphère organique ne renvoie qu’à l’image de corps repliés sur eux-mêmes, se dévorant ou se régurgitant. Dans la série photographique Étrange, la bête semble s’effondrer et se reconstruire en roulant le long d’une colline, telle L’Abomination de Dunwich dévastant la campagne sur son passage, tout en se cachant dans la brume.

C’est au moyen de ces créatures que l’artiste figure un corps dégoûtant le spectateur par son apparence monstrueuse et répugnante, tout en l’invitant à le recevoir non pour part, mais pour entier. « Le plaisir pris à la représentation de la laideur et de l’horrible porte plus sur la forme que sur l’objet ou l’événement représenté », nous indique Édouard Aujaleu (AUJALEU : 2015). Les formes que présente l’artiste se plaisent à imiter une sphère, une structure proche des racines d’un arbre ou le symbole d’une ville, jouant toujours à la frontière entre l’identifiable et le méconnaissable.

Illustration 2 : Thibault Messac, Étrange, série en cours, impressions photographiques, formats divers. ©Thibault Messac
Thibault Messac, Étrange, série en cours, impressions photographiques, formats divers. ©Thibault Messac

Corps et ville

Ce bestiaire lovecraftien est d’autant plus diversifié qu’il se confronte à la réalité de paysages coutumiers de la région, comme les Blockhaus abandonnés, sur la côte Atlantique, qui se retrouvent habités par des horreurs tentaculaires de langues et de chairs à vif. L’artiste déclare sur son site : « Cette série me permet de confronter mes travaux organiques à ces vestiges de béton – extrêmement minéral, froid – et à leur histoire lourde de sens3. » Cette juxtaposition de l’organique et du minéral se retrouve dans ses collages en ville, où ses dessins et fresques numériques viennent s’insérer momentanément dans l’espace urbain, recouvrant le béton anguleux de formes organiques et arrondies qui demandent l’attention du passant par leur taille et leurs couleurs si reconnaissables.

Illustration 3 : Thibault Messac, Blockhaus, série de 15 photographies, impressions photographiques, formats divers. ©Thibault Messac
Thibault Messac, Blockhaus, série de 15 photographies, impressions photographiques, formats divers. ©Thibault Messac

À l’inverse d’un graffiti qui, lui, se répète « par réitération d’un même motif sur une même surface ou selon une trajectoire » (GENIN : 2016, p. 261), les collages de Thibault Messac sont uniques et c’est au détour d’une rue que ses monstres nous attendent, tel du street art carnivore qui jaillirait du mur pour nous dévorer. Le collage subit alors le passage du temps et, naturellement, il s’effrite et se délite, comme la matière organique, qui en forme le contenu, l’aurait fait dans ces conditions. Cette nature éphémère de l’œuvre affichée s’oppose à l’immortalité de l’œuvre numérique, qui peut se dupliquer à l’infini. Et l’informe représenté se retrouve également dans l’informe de la représentation. La dualité ponctue le travail de l’artiste, qui ne s’en cache pas, et, par juxtaposition de l’organique et de l’artificiel, il nous offre à voir une fiction monstrueuse qui se terre dans la ville et qui, petit à petit, la gagnera.

Illustration 4 : Thibault Messac, Collages, collage papier, 2014-2021, grand format, 6 x 3 m. ©Thibault Messac
Thibault Messac, Collages, collage papier, 2014-2021, grand format, 6 x 3 m. ©Thibault Messac

Corps de la ville et géométrie non euclidienne

Dans les dernières fresques numériques, la ville se déforme sous les clics répétés de l’artiste et prend des aspects organiques. Qu’il s’agisse de Paris, New York ou Bordeaux, la ville se fait monstre. Elle se distord et se transforme. Un passant sera interpellé, mais un habitant de la ville saura la reconnaître. À la manière des autres corps représentés par Thibault Messac, qui ne s’identifient pas comme un tout, c’est par ses parties que la ville se reconnaîtra malgré sa géométrie atypique.

Illustration 5: Thibault Messac, La Fin de leur monde², fresque numérique, 2020, format natif, 13 x 19 m. ©Thibault Messac
Thibault Messac, La Fin de leur monde², fresque numérique, 2020, format natif, 13 x 19 m. ©Thibault Messac

Sous ses apparences inextricables, la ville guide pourtant l’œil, l’amenant à se promener le long des rails de tramway, des gaines d’aération et des différents détails qui tracent des chemins courbes qui font passer le spectateur d’un lieu reconnaissable à l’autre pour mieux le perdre dans les méandres d’un labyrinthe. Par des représentations de prime abord panoptiques, Thibault Messac donne forme au corps d’une ville qui, d’habitude, se cache à nous par ses dimensions massives et par ses lacis de rues s’entremêlant les unes aux autres. Figurations d’un impossible fictif, ces fresques numériques se déclinent selon une géométrie non euclidienne, pour reprendre le terme de Lovecraft. Julien Schuh écrit : « L’image chez Lovecraft, qu’elle soit indicielle, scientifique ou artistique, remplace ainsi systématiquement une présence impossible, une incarnation problématique, permettant de penser un au-delà de la représentation » (SCHUH : 2017). Les dimensions de nos villes contemporaines en font des jungles de béton sans horizon. En leur donnant corps, Thibault Messac les ramène à une échelle accessible à nos perceptions, tout en nous en montrant l’aspect protéiforme et engloutissant. Il parvient ainsi à les rendre représentables dans leur intégralité et leur complexité.

Le travail de Thibault Messac nous présente ainsi des corps informes et horrifiques, qui provoquent un malaise chez le spectateur, car ils sont à la fois reconnaissables et méconnaissables. En les insérant dans l’espace public, il cache ses monstres au détour d’une rue, puis fait de la ville un monstre, un organisme gigantesque et dévorant. Follow Alice, sa fresque murale à New York, nous fait entrer dans une ville par une bouche de métro, puis celle-ci se met à pousser depuis son centre, dans une version animée accompagnée d’un crissement et d’un battement lent et répétitif. La ville prend corps et se déploie autour du seul personnage, pour l’engloutir dans un fourmillement de détails, dévorant la pauvre Alice.

Illustration 6 : Thibault Messac, Follow Alice, fresque numérique, 2018-2019, format natif, 7 x 15 m. ©Thibault Messac
Thibault Messac, Follow Alice, fresque numérique, 2018-2019, format natif, 7 x 15 m. ©Thibault Messac

Notice biographique

Thomas Brunel de Montméjan est chercheur associé au laboratoire MICA, axe ADS (Arts, design, scénographie : figures de l’urbanité). Ses recherches se concentrent sur les représentations corporelles, particulièrement dans la fiction et la culture populaire, ainsi que sur l’intelligence artificielle et les nouvelles technologies.

Notes de bas de page
  1. H.P. Lovecraft, L’Appel de Cthulhu, 1928, traduction de Claude Gilbert, publié pour la première fois dans la revue Weird Tales, vol. 11, n° 2. « The nightmare corpse-city of R’lyeh was built in measureless eons behind history by the vast, loathsome shapes that seeped down from the dark stars. There lay great Chtulu and his hordes, hidden in green slimy vault. »
  2. Propos extraits du site de l’artiste : www.messac-thibault.com/bio.html (consulté le 25/09/2022)
  3. Propos extraits du site de l’artiste : www.messac-thibault.com/photographieblockhaus.html (consulté le 25/09/2022) 
Bibliographie
  • AUJALEU : 2015. Édouard Aujaleu, « La beauté de l’horreur ou la question de l’esthétisation du négatif », dans L’Enseignement philosophique, 65e année, 2015/2. [En ligne] : https://doi.org/10.3917/eph.652.0039
  • BAYCHELIER : 2021. Guillaume Baychelier, « Représenter l’irreprésentable : l’adaptation vidéoludique de l’œuvre d’H.P. Lovecraft confrontée à la question de figurabilité », dans Katarzyna Gadomska et Philippe Charles Met (dir.), Litteraria Copernicana, vol. 40, n° 4, Lovecraftiana, 2021. [En ligne] : https://dx.doi.org/10.12775/LC.2021.041 
  • GENIN : 2016. Christophe Genin, « Des griffes dans le décor urbain », dans Cécile Croce (dir.), Figures de l’art, n° 31, « L’art des villes », PUPPA, 2016.
  • SCHUH : 2017. Julien Schuh, « L’image chez Lovecraft », dans Christophe Gelly et Gilles Ménégaldo (dir.), Lovecraft au prisme de l’image. Littérature, cinéma et arts graphiques, Cadillon, Le Visage vert, 2017, p. 116-130. [En ligne] : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01900784

Sitographie