Des corps urbains
La Fin de leur monde2

Thibault Messac, La fin de leur monde². Fresque numérique, 2020, format natif 13m x 19m. © Thibault Messac
Thibault Messac, La fin de leur monde². Fresque numérique, 2020, format natif 13m x 19m. © Thibault Messac

Résumé

Thibault Messac, artiste plasticien exposé à la biennale « corps et arts visuels » Organo à Bordeaux, commente son œuvre : ses questionnements, ses choix plastiques, ses thématiques. Une vie très étrange s’y déploie, organique, photographique, puis en animation numérique, qui bientôt construit la ville – ou plutôt le corps urbain. Il revient en particulier sur l’œuvre La Fin de leur monde2, qui fait écho de façon dérangeante à la réalité sociale urbanistique. Dans le cadre de la rencontre soutenue par la Maison des sciences de l’homme de Bordeaux et l’unité de recherche MICA et accueillie par le Forum des arts et de la culture de Talence le 29 novembre 2022, Nathalie Canals et Aurélie Martinez présentent la biennale Organo et l’œuvre de Thibault Messac.

Mots-clés : arts visuels, corps urbains, ville organique, étrangeté. 

Abstract

Thibault Messac, visual artist exhibited at the Bordeaux Biennial Organo Corps and Visual Arts, comments on his work: his questions, his plastic choices, his themes. A very strange life unfolds there, organic, photographic then in digital animation which soon builds the city – or rather the urban body. He returns in particular to the work The End of Their World which echoes, in a disturbing way, the urban social reality.

As part of the meeting supported by La Maison des Sciences de l’Homme de Bordeaux and the MICA Research Unit and hosted by the Forum des Arts et de la Culture de Talence on November 29, 2022, Nathalie Canals and Aurélie Martinez present the Biennial Organo and the work of Thibault Messac.

Keywords: visual arts, urban bodies, organic city, strangeness. 

Des corps urbains
La Fin de leur monde2

Urban Bodies
The End of Their World2

Des corps urbains. La Fin de leur monde2

Par Thibault Messac

L’axe de recherche qui traverse l’ensemble de ma pratique, c’est l’organique.

En premier lieu, cela se réfère au corps : aux organes, aux tissus vivants, à la chair. Le dessin – qui reste la base de mon travail, quel que soit le médium, après dix ans de pratique en atelier – a fait émerger un questionnement sur ce sujet classique. D’abord, des interrogations d’ordre esthétique, puis, à la suite de ma formation aux Beaux-Arts, j’ai mis en relation ces questions avec des problématiques sociétales modernes et contemporaines (évolution de la représentation du corps dans l’art, corps comme sujet, comme œuvre ou en action, etc.). Pour en arriver à me demander comment réinvestir aujourd’hui ce sujet éculé. C’est la collision entre ma pratique du dessin et la découverte de la photographie (comme pratique) qui va me pousser à entrevoir ce corps-chair différemment. L’action de décontextualisation de l’image, la perte de vue du sujet, permettent d’opérer un « déclassement » de l’objet en lui faisant perdre sa fonction. Ce déclassement amène à l’informe, tel que le définit Georges Bataille : un processus qui abolit les dualités (le beau/le laid, le noble/l’ignoble, le réel/le fictif, etc.). 

En second lieu, le terme « organique » renvoie à une structure, à un agencement, composant un organisme. Mais l’organique s’oppose sémantiquement au fonctionnel et renvoie, chez Gilles Deleuze et Félix Guattari, au corps sans organes (CsO). Le CsO se différencie de l’organisme ; il réfute toute notion d’organisation. Ce concept, appliqué au corps-chair, est extensible au corps social, à la porosité entre réel et fiction. 

Enfin, le terme « organique » sous-entend les idées de vivant, d’autonomie, de développement, de propagation, d’étalement, d’envahissement… Or, toutes ces notions sont contenues dans mes travaux : de manière formelle, dans la composition même des œuvres, dans les éléments ou les textures utilisées. Mais, surtout, dans la structuration de ma pratique : j’alterne les techniques ; mes œuvres se répondent entre elles, quel que soit le médium ; les thèmes abordés se recoupent, tout est intrinsèquement lié.

L’organique, cet élément prépondérant et fédérateur, agit comme une sorte d’entité biologique indéfinissable qui s’éparpille et contamine l’ensemble de mes travaux. L’informe émerge, accapare mon travail, s’intègre et s’insinue dans le réel ou, du moins, ce qu’il en reste. De la sorte, mon travail revêt un aspect étrange et inquiétant qui découle de cette réflexion autour de l’idée d’informe, de déformation, d’altération, et qui s’incarne dans sa mise en œuvre (relation entre la représentation et le support ou sa présentation). Cela fait écho au concept d’inquiétante étrangeté, mis en pratique par Hans Bellmer, auparavant formalisé par Freud sous le terme d’Unheimliche, que l’on pourrait résumer de la manière suivante : le fait de ressentir une sensation étrange, dérangeante, voire effrayante, face à quelque chose de familier « quand la frontière entre fantaisie et réalité se trouve effacée, quand se présente à nous comme réel quelque chose que nous avions considéré jusque-là comme fantastique, quand un symbole revêt toute l’efficience et toute la signification du symbolisé, et d’autres choses du même genre » (FREUD : 1985, p. 261). 

La Fin de leur monde² est une version réactualisée, réalisée en 2020, de La Fin de leur monde, créée en 2012. L’œuvre de 2012 s’ancrait dans la culture populaire et avait pour point de départ un morceau éponyme de deux membres du groupe IAM, Akhénaton et Shurik’n. À travers ce titre, ils dressaient, en 2006, un bilan sociétal amer, plus que jamais d’actualité en 2012. À ce moment, il était intéressant de tisser un lien entre cette culture populaire, l’art contemporain et l’histoire de l’art. Dans cette œuvre initiale, je posais les bases de mes futures réalisations, j’élaborais un protocole de réalisation rigoureux et j’affirmais ma démarche artistique autour du médium numérique.

Fin 2020, entre les deux confinements, avec le développement de mes moyens techniques, je décide de réactualiser ce travail autour de la ville de Bordeaux. Profondément influencé par le contexte mondial, la situation environnementale et l’évolution récente de ma ville, j’entrevois de concevoir La Fin de leur monde² comme un prolongement de l’œuvre initiale, mais huit ans plus tard. Les enjeux ont peu évolué malgré les années, le constat s’en trouve aggravé et le sentiment de pessimisme renforcé. Un mois après la réalisation de ce travail, Akhénaton, le chanteur d’IAM, sort un titre (« La faim de leur monde ») en résonance avec la chanson de 2006, dans laquelle il fait le même constat aussi sombre.

Cette œuvre se veut comme un hommage à la ville de Bordeaux ; elle met en avant la capitale girondine, son histoire et son évolution, au prisme de son architecture. Cette réalisation monumentale est composée de plusieurs milliers de photographies de la ville. Du faste des hôtels particuliers, des vestiges du passé négrier de la ville de Bordeaux aux édifices modernes, en passant par les traces d’un passé industriel qui s’efface déjà… Le spectateur est invité à parcourir minutieusement l’œuvre pour en découvrir les moindres détails afin d’identifier des éléments qui lui sont familiers.

Ce visuel met en exergue l’évolution récente de la métropole bordelaise ; sa composition reprend le logo de la ville, constitué de trois croissants de lune entrelacés, renvoyant aux trois courbes de la Garonne dans l’agglomération et à la situation géographique de la ville. Ces trois éléments sont ici constitués des différents quartiers, précisément choisis. Celui du centre se rapporte aux parties historiques de la ville et à l’architecture de la fin du XXe siècle (et reprend des éléments de l’œuvre initiale de 2012). En opposition, les deux autres croissants sont entièrement composés des quartiers Bacalan et Euratlantique aux infrastructures récemment sorties de terre. Ces constructions donnent l’impression d’envahir la partie centrale comme une image de l’évolution et de l’urbanisme contemporain de la ville. Cette sensation d’envahissement brusque et irrésistible renvoie de manière analogue à la situation mondiale présente.

La biennale Organo #7 « Body_building, des corps urbains » 

Par Nathalie Canals

La biennale Organo est un événement artistique qui présente une exposition d’art contemporain et des performances sur la thématique du corps. Véritable laboratoire de découvertes et d’échanges, elle soutient les formes artistiques et les expérimentations innovantes ou numériques et met en lumière des artistes dont les propositions explorent de nouvelles techniques et posent de nouveaux regards sur l’art. Chaque édition met en scène une vingtaine d’artistes plasticiens et de performeurs (artistes émergents, créateurs en marge comme artistes confirmés, locaux, nationaux et internationaux) autour de sujets singuliers : « Corps mutants » (2011) / « Avatars & corps numériques » (2013) / « Sexe du futur & cybersexe » (2015) / « Seconde peau » (2017) / « Carnation végétale » (2019) / « Couleur augmentée » (2021). La programmation, audacieuse, rencontre un succès grandissant au fil des éditions. 

Résolument engagé, cet événement s’inscrit dans une démarche inclusive : visites commentées ouvertes à toutes et à tous ; visites et ateliers d’arts visuels pour personnes en situation de handicap ou encore workshops enfants, jeunes et adultes.

Organisée par l’association Totoche Prod et implantée dans le quartier Bordeaux Maritime depuis sa création en 2011, la biennale a su fidéliser ses partenaires (Mollat, Labogravure, Boesner, MICA, D’éco Solidaire…) ainsi que les acteurs du quartier, tels que les Vivres de l’art, qui mettent leur galerie à la disposition de la manifestation. 

La biennale Organo, dans sa version 2023, a choisi d’interroger les artistes sur le thème « Body_building, des corps urbains » : ceux-ci sont invités à proposer des œuvres qui entremêlent l’organique et l’urbanisme et qui font « corps avec l’architecture ».

Les organismes urbains de Thibault Messac 

Par Aurélie Martinez

D’abord centrées sur le corps, les images de Thibault Messac – qui suscitent souvent chez le spectateur un sentiment d’inquiétante étrangeté – représentaient des amalgames de bouches, de langues, de dents ou d’yeux. Peu à peu, cette matière charnelle est devenue urbaine ; urbaine mais toujours composée de formes curieusement et familièrement organiques en béton, en ferraille et en pierre. À la manière d’un graffeur, Thibault Messac écrit de nouveaux messages visuels. Grâce à l’outil numérique, il a la capacité de tordre, de démultiplier les formes, d’en faire surgir certaines ou, au contraire, d’en dissimuler. Il prend un malin plaisir à manipuler l’œil du spectateur, qui, s’il joue le jeu, est contraint de scruter, parfois pendant des heures, les moindres et très nombreux détails présents dans chacune de ses œuvres. Ces villes organiques, curieusement flottantes, disposées dans des ciels aux lumières et aux états changeant selon la dramaturgie que l’artiste souhaite leur attribuer, sont désormais animées. Ces organismes mécaniques, monstrueux, font penser à certaines caractéristiques physiques des crabes, dont les pattes, les pinces et les antennes s’agitent et se rétractent. Au milieu de ces ensembles architecturés, l’humain n’est plus ou presque. Très rarement, Thibault Messac s’y met furtivement en scène ; on peut également y croiser une Alice au pays des merveilles égarée à la sortie d’une bouche de métro. L’être humain y disparaît au profit d’une ville qui prend vie et qui semble avoir acquis une indépendance organique. Comme dans certaines scènes du film Inception de Christopher Nolan (2010), les formes et les structures de ce nouvel espace urbain sont en constante reconfiguration. Au fil des villes qu’il visite, Thibault Messac photographie les monuments et, ensuite, tel que Pierre Molinier pouvait le faire en découpant les corps pour réinventer l’anatomie humaine au gré de ses fantasmes, il en détoure, réagence et démultiplie certaines parties pour créer une totale réorganisation urbaine, interrogeant le spectateur sur le statut de l’image manipulable et en constante évolution.

La ville organique de l’artiste Thibault Messac 

Par Nathalie Canals

La Fin de leur monde de l’artiste bordelais Thibault Messac répond parfaitement à cette nouvelle thématique. Cette œuvre part d’une image numérique fixe, composée d’une multitude de prises de vue de la ville de Bordeaux, photographiée par l’artiste lui-même. Pour l’événement, Thibault Messac réalise l’animation de ce photomontage et crée une vidéo de très haute définition (4K et 8K) : les bâtiments historiques et actuels de la ville prennent vie, se transforment, s’entremêlent et donnent à voir un urbanisme organique monumental.

Réalisée en coproduction avec Totoche Prod, cette animation numérique est destinée à une projection extérieure monumentale (6 x 4 m) pour l’inauguration de la biennale ainsi qu’à une présentation en boucle au sein de l’exposition, sous forme d’installation immersive.

Ce travail réinvente la ville de Bordeaux sous une forme inédite ; il crée une expérience esthétique surprenante qui questionne les spectateurs sur l’architecture, l’urbanisme et l’évolution des villes… Et, d’une certaine manière, il rend bien sûr hommage à Bordeaux, à son histoire et à son devenir.

Biennale Organo

Biennale Organo « Body_building, des corps urbains », du 3 au 11 juin 2023, aux Vivres de l’art, 4, rue Achard 33300 Bordeaux Maritime. Contact : Nathalie Canals par e-mail : totocheprod@free.fr ou par tél. : 06 64 91 23 82.

Notices biographiques

Thibault Messac est diplômé de l’École des beaux-arts de Bordeaux en 2009 (DNAP), ville où il mène, en parallèle, une activité de plasticien et d’enseignant. Il conçoit des œuvres qui vont répondre à des problématiques artistiques contemporaines (statut des œuvres à l’ère numérique, notion d’esthétique, diffusion de l’art, etc.), tout en portant un regard sur des questions sociétales (répercussions des actions humaines, questions environnementales, relation au vivant, lien à la culture, etc.).

Il a exposé son travail à Bordeaux, Toulouse, Marseille, Nancy ou Paris, aussi bien dans la rue que dans des milieux institutionnels (Institut culturel Bernard-Magrez, musée Saint-Raymond, espace Chailloux, FRAC Nouvelle-Aquitaine, Mairie de Bordeaux). Ses œuvres de commande ont intégré des collections publiques et privées. Il crée une œuvre protéiforme et déroutante, où l’organique sert de fil rouge pour donner à voir une hybridité.

Site Internet de l’artiste
Instagram : messacthibault

Nathalie Canals est la directrice artistiquede la biennale « corps et arts visuels » Organo et de l’association Totoche Prod à Bordeaux (France). Diplômée en communication, en conception de projets & médiation culturelle et en technologie du multimédia, elle a aussi été auditrice libre pendant quatre années à l’École des beaux-arts de Bordeaux (en design graphique et en art contemporain). Après avoir exercé le métier de chargée de communication dans le milieu artistique, elle travaille aujourd’hui à l’Éducation nationale. En parallèle de ses activités professionnelles, elle a fondé l’association Totoche Prod, avec laquelle elle crée des événements visant à promouvoir une scène artistique émergente et novatrice, dont la biennale Organo.

Aurélie Martinez est docteure en arts (histoire, théorie, pratique), diplômée de l’université Bordeaux-Montaigne et qualifiée maîtresse de conférences section 18. Depuis 2020, elle est rattachée  au laboratoire de recherche MICA dans l’axe Figures de l’urbanité (ADS). Ses recherches s’orientent sur les mutations physiques et sexuées du corps. Avant ses études universitaires, Aurélie Martinez a passé quatre ans à l’École des beaux-arts de Bordeaux, où elle a développé une pratique plastique essentiellement centrée sur l’étude anatomique du corps humain. Désormais, sa pratique se lie à la manipulation numérique de ses propres images, qu’elle remodèle en fonction de sa participation à diverses expositions ou dans le cadre des éditions de la biennale Organo, où elle est également en charge de la médiation culturelle.

Site Internet d’Aurélie Martinez

Notes de bas de page
Bibliographie
  • ANCET : 2006. Pierre Ancet, Phénoménologie des corps monstrueux, Paris, PUF, 2006.
  • ANDRIEU : 2008. Bernard ANDRIEU, Devenir hybride, Nancy, PU de Nancy, 2008.
  • AKHÉNATON ET SHURIK’N : 2006. Akhénaton et Shurik’n, « La fin de leur monde », Soldats de fortune, 2006.
  • AKHÉNATON : 2021. Akhénaton, La Faim de leur monde, 2021.
  • BALANDIER : 1988. Georges Balandier, Le Désordre. Éloge du mouvement, Paris, Fayard, 1988.
  • CATTANT : 2016. Julie Cattant, « Le corps dans l’espace architectural. Le Corbusier, Claude Parent et Henri Gaudin », Synergies Europe, n° 11, 2016, p. 31-48.
  • CHRISTY, ANMA : 2016. Hugo Christy, Anma, L’Urbanisme négocié. Bordeaux, les bassins à flot, Paris, La Découverte, 2016.
  • DELEUZE, GUATTARI : 1972. Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972.
  • DELEUZE, GUATTARI : 1980. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980.
  • DORNER : 2014. Willi Dorner, Bodies in Urban Spaces, Berlin, Hatje Cantz, 2014. 
  • FREUD : 1985. Sigmund Freud, L’Inquiétante Étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1985. 
  • GAUDIN : 2003. Henri Gaudin, Considérations sur l’espace, Monaco, Le Rocher, 2003. 
  • KLANTEN, FEIREISS : 2009. Robert Klanten et Lukas Feireiss, Villes imaginaires et constructions fictives. Quand l’art s’empare de l’architecture, Londres, Thames & Hudson, 2009.
  • LDV STUDIO URBAIN : 2018. LDV Studio Urbain, « Et si les villes étaient la reproduction de notre corps humain », 16 janvier 2018. [En ligne] : https://www.demainlaville.com/ville-organique
  • MERLEAU-PONTY : 1945. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.
  • OVIDE : 1994. Ovide, Les Métamorphoses, t. I, livre IV, Paris, Les Belles Lettres, 1994.
    Perelman : 2015. Marc Perelman, Voir et incarner. Une phénoménologie de l’espace. Corps, architecture, ville, La Versanne, Encre marine, 2015.
  • Rocío Peñalta Catalán, « La ville en tant que corps : métaphores corporelles de l’espace urbain », Trans-. Revue de littérature générale et comparée, n° 11, 2011. [En ligne] : https://journals.openedition.org/trans/454