Table des matières
- 1 Introduction
- 2 Les propriétés sensorielles non visuelles d’œuvres visuelles et leur pertinence du point de vue esthétique
- 3 Les sens autres que celui de la vue dans l’expérience spectatorielle des arts visuels
- 4 La multisensorialité des arts face à l’histoire des arts visuels contemporains
- 5 Conclusion
- 6 Notice biographique
Introduction
Continuant l’entreprise de dé-définition de l’art (ROSENBERG : 1998) et selon la récente analyse sur les différentes façons dont il est aujourd’hui possible de faire de « l’art autrement qu’art » (CHATEAU : 2022), de nombreuses œuvres contemporaines proposent des expériences de moins en moins visuelles ou auditives, mais davantage tactiles, gustatives ou olfactives1. Il ne s’agit plus nécessairement d’ajouter des dimensions sensorielles pour se rapprocher de l’idée d’un art total ; il ne s’agit pas non plus de dispositifs liés à l’industrie des parfums ou de la gastronomie, mais davantage d’une forme d’art contemporain qui exploite des voies sensorielles peu mises en avant2. À défaut de nouvelles structures, ces œuvres sont le plus souvent exposées dans des lieux jusque-là tacitement destinés aux arts visuels. Elles sont, de ce fait, expérimentées par un public avant tout habitué aux arts visuels. Le présent texte discute des relations entre les œuvres qui mobilisent presque exclusivement le sens de la vue et celles qui font la part belle aux autres sensations en se demandant notamment si un art dit « olfactif », « gustatif » ou « tactile » est ou non autonome face aux arts dits « visuels ». Les sens du goût et de l’odorat sont souvent pris en exemple, mais les conclusions formulées peuvent probablement – aussi bien que mal – s’étendre aux autres sens, y compris aux sens qui échappent aux traditionnels cinq sens, comme le sens du mouvement (BERTHOZ : 1997).
Pour cerner l’étendue de la question, encore faut-il préciser que l’appellation « art visuel » ne va pas de soi. De nombreuses œuvres visuelles mobilisent en effet d’autres sens que la vue, aussi bien pour produire les œuvres que pour en faire l’expérience en tant que spectateur. Ce constat prend toute sa valeur lorsqu’il est mis en relation avec le fait que le paradigme de l’art visuel – notamment en dehors des arts vivants – semble avoir du mal à se défaire de sa relation à un objet. L’œuvre d’art serait, dans ce paradigme, trop hâtivement définie comme objet sur lequel se porte une attention spécifique, afin de l’apprécier en tant que tel, pour ce qu’il est et comme il se donne à voir. Ces différentes modalités d’appréciation de l’art visuel peuvent être regroupées sous une critique du chef-d’œuvre comme objet offert au jugement dans son achèvement et son autonomie. La plus radicale et récente théorie du chef-d’œuvre est peut-être celle proposée par Michael Fried, lorsqu’il défend l’anti-théâtralité comme critère de certaines formes d’art, donnant ainsi sa préférence à l’objet qui se suffit pour être œuvre, sans notamment avoir besoin de la présence du public (FRIED : 1990 ; FRIED : 2007). On devine, dans cette théorie, l’héritage de la tradition platonicienne, qui a décrit les sens de la vue et de l’ouïe comme étant les sens de la distance et de l’intellect, et l’on se doute que le recours à d’autres sens peut impacter cette histoire (BARRÉ : 2021) et, notamment, fragiliser la place de l’objet et du chef-d’œuvre en art. L’enjeu de ce texte est précisément de défendre l’hypothèse selon laquelle le recours à d’autres sens que la vue est une stratégie, parmi d’autres, visant à déconstruire encore et autrement le paradigme du chef-d’œuvre, dont les arts dits « visuels » peinent à se défaire.
Afin de montrer la porosité entre les arts dits « visuels » et d’autres formes d’art, la première partie de cet article discute des propriétés sensorielles non visuelles d’œuvres principalement visuelles et de leur pertinence du point de vue esthétique. La deuxième partie, vouée à interroger davantage le bien-fondé de l’appellation « arts visuels », discute de l’accessibilité des arts visuels aux personnes aveugles et, parallèlement, de l’accessibilité des œuvres olfactives aux personnes anosmiques : il en ressort, du fait de la complexité sensorielle des arts contemporains, qu’il est difficile de définir les conditions minimales pour dire qu’une personne a été ou non spectatrice d’une œuvre. Au lieu de conclure sur cette aporie, la troisième partie met en avant l’importance de comprendre les œuvres au regard de leur portée critique, notamment en ce qui concerne les postures spectatorielles façonnées par le paradigme du chef-d’œuvre à voir à distance. L’attention portée à cette dimension critique permet en effet d’éviter tout risque de récupération des arts non strictement visuels – et des arts autrement qu’art en général – par les industries culturelles.
Les propriétés sensorielles non visuelles d’œuvres visuelles et leur pertinence du point de vue esthétique
« Untitled » (Portrait of Ross in L.A.) de Félix González-Torres est une œuvre que l’on peut goûter : pourtant, personne ne parle du goût des bonbons exposés. S’il est vrai que la masse que constituent les bonbons est importante en ce qu’elle correspond à celle de Ross, l’ami de l’artiste atteint du sida, le goût des bonbons semble en revanche bel et bien accessoire. Il ne s’agit pas là d’une remarque pour amoindrir la portée du sens du goût par rapport à celui de la vue dans le champ des arts visuels : la palette de couleurs des bonbons est tout aussi accessoire3. Sans doute, si les bonbons avaient été totalement insipides, cela aurait semblé signifiant et les textes sur cette œuvre auraient parlé de cette absence de saveur ; en ce sens, le fait que les bonbons aient un goût n’est pas totalement accessoire, du moins en creux, en comparaison de l’œuvre fictive aux bonbons insipides, mais les questions de savoir quel bonbon a quel goût, s’ils ont tous le même goût et, si oui, quel goût, ne semblent pas importantes. Comme le faisait remarquer Nelson Goodman, avec son vocabulaire décrivant l’œuvre d’art comme un symbole, un symbole n’exemplifie pas toutes ses propriétés (GOODMAN : 2006, p. 87-105). Lorsque le tas de bonbons fonctionne comme art, il n’exemplifie ni la saveur des bonbons ni la couleur des emballages. Le critère de l’exemplification goodmanien est une bonne manière de sélectionner un corpus pertinent dans une réflexion sur les propriétés précises des œuvres.
Par conséquent, si l’on souhaite discuter d’œuvres notablement odorantes, autant restreindre l’étude à celles dont l’odeur – ou du moins le fait qu’elles soient notablement odorantes – est exemplifiée par l’œuvre, lorsqu’elle fonctionne comme art. Par exemple, l’odeur qui se dégage des quelques boîtes qui fuient, parmi les Merda d’artista de Piero Manzoni, tient aujourd’hui davantage le rôle de certificat d’authenticité que de propriété exemplifiée par l’objet, une fois qu’il fonctionne comme art : en effet, qu’elles fuient ou non, les boîtes sont des exemplaires de la même œuvre. Tout au plus peut-on considérer comme dégradées celles qui fuient, et c’est précisément l’une des manifestations du fait que leur odeur n’est pas exemplifiée – contrairement à l’odeur semblable qui se dégage par exemple de Cloaca de Wim Delvoye, dont le dispositif digère des aliments.
Il y a sans doute des cas difficiles à classer, mais sans s’accorder tacitement sur une ligne, il est impossible de discuter des modalités par lesquelles les sens, dont l’odorat, sont à l’œuvre. Toutefois, la même remarque est à formuler sur les propriétés visuelles des œuvres : toutes ne sont pas signifiantes, toutes ne sont pas exemplifiées ; probablement, même, peu le sont. L’installation La Joconde est dans les escaliers de Robert Filliou – composée d’un écriteau, semblable à celui que peuvent laisser les concierges devant leur loge, disposé près d’une serpillière, d’un balai et d’un seau – fonctionne quelles que soient les couleurs du seau et de la serpillière. La taille de ces éléments importe également peu, tant qu’elle correspond à celle des objets dédiés aux tâches ménagères. Au-delà du champ de l’art conceptuel, un constat semblable peut être fait : l’endroit où la peinture est déposée, sur une toile pliée de Simon Hantaï, change certes l’apparence de l’objet, mais peut-on réellement défendre la thèse selon laquelle l’œuvre aurait été différente si un autre pli avait changé la rencontre entre la peinture et la toile ? De même, le Jugement dernier de Michel-Ange aurait-il été une autre œuvre si la teinte d’un habit avait été autre4 ?
Il ressort des cas précédents l’idée que certaines propriétés d’une œuvre peuvent changer sans que l’œuvre change. Ceci est-il vrai pour toutes les propriétés prises isolément ? Il semblerait que non : par exemple, comme nous l’avons précisé, changer la masse initiale du tas de bonbon de l’œuvre de Félix González-Torres changerait l’œuvre. Autrement dit, la masse est une propriété qui agit sur l’expérience esthétique de cette œuvre. La masse serait-elle une propriété esthétiquement importante ? De toute évidence, non : il faudrait pour cela qu’elle joue tout le temps un rôle esthétique ; or, ce n’est guère le cas, uniquement pour cette œuvre et quelques autres, et ce n’est nullement généralisable. C’est par ce genre de considérations que Bence Nanay invite à réfléchir non plus aux propriétés esthétiques, qui ne sont pas censées dépendre de cas particuliers, mais aux « propriétés pertinentes du point de vue esthétique » (NANAY : 2021, p. 84-96). Ces dernières peuvent en effet être circonstancielles. Un programme de recherche en esthétique qui porte sur les propriétés pertinentes du point de vue esthétique – et non plus sur les propriétés esthétiques – met ainsi l’accent sur le fait que l’expérience esthétique est plus difficilement descriptible par une approche sensualiste que par une approche intégrative, réfléchissante et métacognitive. De ce fait, il n’y a aucune raison de réserver un traitement de faveur aux propriétés saisies par la vue plutôt qu’à celles saisies par d’autres sens.
Dans ce cadre épistémique, les propriétés perçues par l’odorat peuvent jouer un rôle important dans la constitution de l’expérience esthétique, en ce qu’elles peuvent affecter fortement l’individu. En effet, autant l’être humain non entraîné discrimine bien plus mal les odeurs que les teintes, les formes ou les sons, autant quelques odeurs simples ont bien plus d’impact sur son expérience que des couleurs, des formes ou des notes de musique5. Autrement dit, il y a un déterminisme relatif dans l’odorat : bien sûr, la relation aux odeurs est modulée par la culture, mais l’histoire évolutive des êtres humains, notamment en tant que mammifères qui ne résistent pas à l’action de certaines bactéries, conduit la plupart à éprouver une forte aversion en présence de quelques odeurs précises. Citant John Locke, Chantal Jaquet insiste à juste titre sur le fait que l’usage a tendance à classer les odeurs en « deux catégories manichéennes du bon et du mauvais » (JAQUET : 2010, p. 130). D’ailleurs, comme le montre Aurel Kolnai (1997), autant la culture permet de recalibrer la réaction émotionnelle de l’être humain et de le faire saliver devant les odeurs de fromages très affinés, de tripes ou d’œufs de cent ans, autant cette modification des associations ne conduit pas les personnes qui apprécient ces premiers mets à saliver devant, respectivement, des odeurs de pourriture, d’excréments ou d’ammoniac. Les recalibrages sont d’ailleurs rendus possibles par le fort couplage des différents sens entre eux, qui change au cours de la vie et des expériences des individus.
Dans le champ de l’art contemporain, la charge physiologique et émotionnelle des odeurs est présente par exemple dans l’installation de Tania Bruguera intitulée 10.142.926. Une des salles qui composent l’œuvre diffuse une substance fortement mentholée et, de ce fait, lacrymogène. L’œuvre, consacrée à la situation des migrants, permet ainsi de redoubler au niveau physiologique, en l’occurrence celui des larmes, l’état émotionnel du public confronté à l’actualité de la crise migratoire. S’il est vrai que ce type de dispositif ne vise en aucun cas à recalibrer les sensations – cela n’est possible que par de nombreuses répétitions sur un temps long –, il déjoue cependant les associations entre les sensations, les émotions et leur expression : ici, alors que la crise migratoire attriste la plupart du public, ses larmes ne sont souvent pas liées à sa tristesse mais à la substance mentholée. De telles stratégies artistiques peuvent également concerner le sens de la vue : par exemple, l’œuvre de cinéma expérimental Capitalism: Slavery de Ken Jacobs utilise les propriétés des images stroboscopiques pour altérer et déranger l’expérience spectatorielle et, de ce fait, redoubler le malaise qui advient au niveau intéroceptif, lorsqu’on se remémore la traite négrière en général et les conditions de travail des esclaves dans les champs de coton, en particulier. Ces deux exemples sont intéressants dans la mesure où il est clair que ce n’est pas pour leur propriété mentholée ou stroboscopique que ces deux œuvres fonctionnent, mais pour l’ensemble du dispositif qui, d’ailleurs, met au jour les couplages physiologiques entre sensations et émotions6. De toute évidence, les sens semblent donc à l’œuvre en ce qu’ils prennent pleinement part au processus de l’expérience spectatorielle.
Les sens autres que celui de la vue dans l’expérience spectatorielle des arts visuels
Comme la partie précédente l’a exemplifié, la notion d’art visuel est une étiquette qui désigne des objets ou des situations qui fonctionnent comme art, souvent au-delà du seul sens de la vue. Pourquoi parle-t-on alors d’« arts visuels » ? Ce n’est sans doute pas pour des raisons poïétiques : le processus artistique intègre très souvent des modalités qui dépassent le seul sens de la vue. Même la réalisation d’une peinture à l’huile ou d’une sculpture en glaise requiert un rapport à la matière non strictement visuel. De ce fait, serait-ce alors du côté de l’expérience du public que la dimension visuelle s’imposerait ? Historiquement, il est certain que le terme de « spectateur » renvoie frontalement au sens de la vue. Parler d’expérience de réception d’œuvres d’art en utilisant le syntagme d’« expérience spectatorielle » – du latin specto signifiant « regarder » – semble mettre en avant le sens de la vue et légitimer l’appellation « arts visuels ». Même si l’usage ne repose pas toujours sur l’étymologie, il est intéressant d’avoir en tête que, en latin, le verbe specto a de nombreux usages non strictement visuels. Parmi d’autres figurent en effet, à l’entrée specto du dictionnaire latin-français édité par Félix Gaffiot, les significations suivantes : « considérer, faire attention à » ; « éprouver, faire l’essai de » ; « apprécier, juger » (GAFFIOT : 1934, p. 1464). S’en tenir à l’étymologie ne suffit donc pas ; il faudrait savoir à quel point le sens de la vue importe dans l’expérience des arts visuels et dans quelle mesure les autres sens peuvent aussi intervenir, tout en sachant faire la part des choses. Ainsi, défendre l’idée selon laquelle, lors de l’expérience spectatorielle des arts visuels, tous les sens sont à l’œuvre sonne paradoxalement autant comme un poncif que comme une généralisation abusive.
C’est un poncif pour au moins deux raisons principales.
D’une part, le sens de la vue n’est pas totalement indépendant des autres sens, mais se construit, à différentes échelles, en synergie avec les autres modalités sensorielles – en suivant notamment le principe de l’association des sensations, telle que théorisée par l’empirisme, mais aussi le principe des processus descendants, décrits par la psychologie de la perception. Sans ces couplages sensoriels, et notamment ce qu’on appelle communément la « dimension haptique du regard », Denis Diderot n’aurait par exemple pas été capable d’apprécier la texture visqueuse du poisson représentée dans La Raie de Jean Siméon Chardin (DIDEROT : 1876, p. 219).
D’autre part, l’expérience spectatorielle n’est pas une expérience qui relève strictement et uniquement de la perception – à supposer que la perception soit un tout monolithique –, mais qui intègre souvent des modalités émotionnelles, motrices, voire éthiques, politiques, etc. Sans la complexité des processus cognitifs, l’expérience spectatorielle des photographies de Philippe Ramette, qui malmènent l’impression d’équilibre du sujet photographié, serait banale.
Dire que tous les sens sont à l’œuvre est un poncif, parce que l’énoncé peut s’appliquer à de très nombreuses œuvres, y compris non contemporaines, du seul fait que la vision n’est ni totalement indépendante ni totalement autonome des autres sens et processus cognitifs. Toutefois, cela ne peut pas non plus tendre à mettre le sens de la vue au même niveau que les autres sens, en ce que les modalités d’accès aux œuvres relevant du champ des arts visuels, du moins des arts plastiques, ne peuvent pas faire abstraction de ce sens.
Par exemple, soit une interprétation multisensorielle de l’installation Lanas de Juan Hidalgo : cette œuvre, composée de grelots suspendus au plafond par des fils de laine, tire son atmosphère solennelle du silence qui règne dans la pièce, pourtant remplie de grelots, et de l’odeur de la poussière accrochée aux fils de laine, qui évoque des lieux pesants où rien ne bouge jamais brusquement. Toutefois, même à considérer cette interprétation qui mobilise inexorablement d’autres sens que celui de la vue, l’odeur de poussière de Lanas ne suffit pas, à elle seule, à faire saisir en quoi elle fonctionne comme œuvre ; ne pas voir les grelots ne permet pas de projeter mentalement une possible expérience sonore. Lanas a beau mobiliser d’autres sens, il n’est apparemment pas possible de l’adapter pour que le sens de la vue importe autant que ceux de l’ouïe ou de l’odorat. Vouloir par exemple rendre l’installation accessible aux personnes aveugles pourrait amener l’institution à autoriser que l’on touche l’œuvre et fasse ainsi sonner les grelots, mais cela la changerait totalement : il ne s’agirait plus de Lanas7. Reste à savoir si cette modification permettrait de retrouver une unité de l’expérience : celle que des personnes aveugles auraient de cette œuvre, devenue interactive, serait sans doute très différente de celle des personnes voyantes face à l’œuvre non interactive. Soit, mais ce raisonnement n’est pas pleinement satisfaisant : conclure quoi que ce soit sur les œuvres en se fondant sur cette différence pose de nombreux problèmes. En effet, même en évacuant la singularité des expériences due aux différences idiosyncrasiques et en supposant que la discussion ne porte que sur des accessibilités sensorielles, faut-il, par souci de consistance, déduire des considérations précédentes que les personnes sourdes ou anosmiques, donc moins sensibles à la dimension solennelle de l’œuvre, n’ont pas accès à Lanas ? Ce serait cohérent avec l’hypothèse que d’autres sens que la vue sont à l’œuvre, mais ce serait peut-être trop rapidement défendre une accessibilité aux arts très restreinte.
Accepter cette restriction entraîne encore d’autres problèmes de cohérence : y a-t-il des conditions à remplir pour être spectateur d’une œuvre ? Par exemple, suffit-il de voir l’installation Léviathan d’Anish Kapoor de l’intérieur et/ou de l’extérieur ? De l’expérimenter sans le moindre bruit ? Faut-il au contraire y avoir entendu du bruit, y avoir marché, y avoir croisé des regards, avoir eu chaud ou avoir surpris l’ombre des nuages passant devant le soleil, à travers la verrière du Grand Palais ? De toute évidence, il serait difficile de définir, au sein d’un spectre d’expériences sensorielles variées, qui a été ou n’a pas été spectateur d’une œuvre. Malgré tout résiste l’idée qu’une personne aveugle n’est pas spectatrice de Lanas, encore moins de La Joconde, au même titre qu’une personne voyante. Sans doute, à l’inverse, des œuvres davantage gustatives ou olfactives que visuelles permettraient-elles de défendre une certaine autonomie des arts gustatifs ou olfactifs.
La multisensorialité des arts face à l’histoire des arts visuels contemporains
L’expérimentation de Lanas par une personne aveugle, sur la base de l’éventuelle pertinence de l’atmosphère pesante et pleine de poussière retenue par les fils de laine, n’est sans doute pas un bon exemple pour réfléchir sur la légitimité d’arts que l’on pourrait nommer par exemple « olfactifs », au même titre que l’on parle d’« arts visuels ». Il y a en effet des œuvres bien plus olfactives que celle-là et, d’ailleurs, plus olfactives que visuelles.
C’est le cas de l’installation The Smell of Fear de Sissel Tolaas, exposée en 20058 : celle-ci est composée de substances odorantes mimant la sueur de personnes phobiques soumises à des situations de stress ; les substances sont contenues dans de microréceptacles qui tapissent les murs de la salle d’exposition et qui explosent au moindre contact avec le public, le laissant ainsi se représenter l’idée de l’« odeur de la peur », comme l’indique le titre. Autrement dit, il n’y a rien à voir, il n’y a qu’à sentir puis à imaginer9. L’œuvre étant ainsi décrite, il n’y a aucune raison de penser qu’elle ne soit pas accessible aux personnes aveugles de la même manière qu’aux personnes voyantes. Il n’est pas nécessaire de voir pour, au cours des multiples explosions de sueur, s’imaginer en train de traverser une foule de personnes stressées ou pour éprouver peut-être, par empathie, un stress semblable à celui des gens suivis par l’artiste. Sans doute les personnes qui établissent une relation empathique peuvent-elles à leur tour sentir naître, chez elles, des réponses au stress comme de la sueur qui perle, un pouls qui s’accélère ou une raideur musculaire accrue. Le sens de la vue ne semble rien apporter ici ; du moins, il ne semble pas apporter beaucoup plus à The Smell of Fear que le sens de l’odorat à Lanas. Par conséquent, s’il fallait absolument classer l’installation de Sissel Tolaas dans une catégorie prédéfinie, il serait pertinent que cette œuvre fasse partie des arts olfactifs et non pas des arts visuels. Pourtant, il semble que, historiquement et du point de vue spectatoriel, la filiation avec les arts visuels soit incontournable. Pour défendre cette idée, il est plus judicieux de mobiliser la notion d’arts plastiques.
Au sens propre, et si l’on écarte leur filiation avec les beaux-arts, les arts plastiques ne sont pas par essence des arts visuels : comme l’adjectif l’indique, les arts plastiques sont très plastiques. Il pourrait exister des arts plastiques visuels, sonores et olfactifs. Prendre la précaution d’ajouter une dimension sensorielle permet de distinguer les arts sonores et les arts plastiques sonores (qui diffèrent tous les deux de la musique) : les non-bombes de David Ter-Oganyan – qui, cachées dans une exposition, sont perceptibles par le bruit imitant le compte à rebours d’une bombe – seraient un exemple d’arts plastiques sonores, tout comme l’installation Invisible Cube de Jeppe Hein, qui consiste en une alarme qui se déclenche dès qu’une personne du public s’éloigne des murs blancs et vierges de la salle d’exposition. Dans le même élan et suivant peu ou prou la distinction établie par Chantal Jaquet (2010, p. 223-310) entre le parfum et le kôdô, d’une part, et l’art contemporain olfactif et les installations olfactives, d’autre part, se distinguent les arts olfactifs et les arts plastiques olfactifs. Par déclinaison, on pourrait encore parler d’« arts plastiques tactiles », en convoquant par exemple l’installation Let Me Show You the World de Jeppe Hein, qui souffle de l’air à travers un petit trou foré sur une cimaise.
Ces œuvres donnent envie de réfléchir sur une éventuelle histoire des arts plastiques non strictement visuels, voire non visuels, qui reste à écrire. Toutefois, il n’est pas sûr que cette histoire soit indépendante de celle(s) des arts visuels : The Smell of Fear comme Let Me Show You the World s’inscrivent en fait sans ambiguïté dans une histoire des arts plastiques visuels. Les salles blanches, entièrement vides, qui hébergent ces deux œuvres évoquent l’exposition d’Yves Klein. Elles s’inscrivent dans une réflexion critique du point de vue des arts plastiques sur leurs conditions d’exposition. En ce sens, elles sont proches de certaines œuvres, pourtant très visuelles, de Roman Ondák, lorsqu’il met en avant les rares singularités de l’espace soi-disant neutre du white cube en sortant, par exemple dans Shared Floor, les prises électriques de quelques centimètres du mur où elles sont encastrées. Autrement dit, le recours à l’olfactif de l’installation The Smell of Fear peut être interprété comme une stratégie visant à déconstruire le paradigme du chef-d’œuvre, complémentaire de celles utilisées par Klein et Ondák. D’ailleurs, ces trois œuvres évoquent fortement de tels questionnements, propres aux arts plastiques visuels, du fait de leur relation au white cube, théorisé par Brian O’Doherty (O’DOHERTY : 1976). Les œuvres olfactives, dans lesquelles il n’y a plus rien à voir, tirent ainsi parfois leur principal intérêt de ce qu’elles désamorcent une relation strictement visuelle. Autrement dit, ce n’est qu’en considérant l’entreprise de déconstruction d’une posture spectatorielle fondée sur le visible que de telles propositions fonctionnent comme art. Partant, parler d’« arts plastiques olfactifs », comme s’il y avait une rupture, du moins une démarcation, avec les arts plastiques visuels, ne va pas de soi.
Comme le précise le neuroscientifique Thierry Pozzo (2022) :
Tout ce qui est lié à la perception est une reconstruction, liée à un savoir. Quand je regarde une œuvre d’art, ce n’est pas neutre. J’ai déjà un tas d’images constituées, anciennement ou fraîchement : celles d’autres expositions déjà vues, de livres déjà lus ou d’histoires qui m’ont été racontées. Nous projetons sur chaque œuvre d’anciennes expériences sensorielles.
En l’occurrence, c’est relativement à une histoire des arts visuels que les œuvres fonctionnent comme art et, notamment, dans leur dimension prompte à déconstruire le paradigme du chef-d’œuvre, issu de la tradition des beaux-arts, et à mettre en avant la non-neutralité du white cube. Le constat est encore plus probant au sujet de l’œuvre de Maurice Benayoun, White Cube. L’essence de l’art contemporain. Réalisée en 2011 avec l’aide d’un nez, celle-ci consiste en un flacon renfermant un véritable parfum qui rappelle l’odeur des peintures glycérophtaliques, souvent utilisées pour repeindre les murs d’une salle d’exposition ainsi que les cimaises, et celle des vernissages d’art contemporain. Détournant aussi bien le flacon de parfum, du registre du luxe, que le ready-made de Marcel Duchamp Air de Paris, le flacon de Maurice Benayoun se joue à la fois du paradigme du chef-d’œuvre et de l’espace d’exposition qui est censé l’accueillir. À l’instar de nombreuses propositions de l’art conceptuel, il peut d’ailleurs probablement paraître secondaire de dévisser le flacon pour sentir l’œuvre. On le voit, les entreprises de déconstruction du chef-d’œuvre rendent bel et bien difficile la question de savoir à quelles conditions on a été, ou non, spectateur des œuvres.
Conclusion
Le recours à l’olfactif, dans les arts contemporains, ne relève pas tant – du moins pas toujours – d’une recherche de multisensorialité pour elle-même que d’une démarche cherchant à dé-visualiser les arts plastiques contemporains : cela peut sembler une question de langage, mais l’enjeu n’est pas le même entre affaiblir tout ce que charrie l’appellation « arts visuels » en termes de posture spectatorielle et avoir « simplement » recours à l’olfactif pour faire œuvre. Il serait dommage de ne pas inclure des œuvres comme The Smell of Fear de Sissel Tolaas ou White Cube. L’essence de l’art contemporain de Maurice Benayoun dans l’entreprise de déconstruction déjà commencée par certaines propositions des arts interactifs, participatifs, relationnels, et par les œuvres sans objet en général10. L’enjeu est important : c’est cette filiation qui permet aux œuvres olfactives de ne pas être perçues comme une émanation du divertissement et une nouvelle forme d’industries culturelles ; c’est cette filiation qui garantit une portée critique à ces œuvres. Le paradigme du chef-d’œuvre assurait en effet aux beaux-arts de ne jamais être confondus avec le divertissement : il y avait toujours quelque chose de sérieux et de grave dans la manière dont on devait apprécier une œuvre. Or, une fois abandonné le paradigme du chef-d’œuvre et, de ce fait, celui de la posture spectatorielle distanciée et solennelle que Pierre Bourdieu tournait en dérision dans La Distinction (BOURDIEU : 1979), rien ne semble plus garantir, en amont de l’expérience des œuvres, l’appartenance des objets aux mondes des industries culturelles ou aux mondes des pratiques critiques. Il ne faut toutefois pas se méprendre : c’est sans doute une bonne chose de ne plus compter sur la gravité de la posture spectatorielle pour apprécier une œuvre, d’autant que cette posture est souvent adoptée avant toute expérience, mais ce n’est pas une raison suffisante pour prendre le risque de dissoudre toute frontière entre arts et industries culturelles.
Il reste à savoir si, à l’avenir et une fois totalement déconstruit le paradigme du chef-d’œuvre, la voie vers un art essentiellement olfactif ou gustatif, indépendant des arts visuels, sera possible ou s’il est plus sage de se passer, dès à présent, d’adjectifs sensoriels pour qualifier les arts.
Notice biographique
Bruno Trentini est maître de conférences à l’université de Lorraine, où il enseigne la philosophie de l’art. Ses recherches, au laboratoire Écritures, portent sur l’expérience esthétique, en mettant l’accent aussi bien sur la dimension incarnée, physiologique et écologique de celle-ci que sur la manière dont elle est issue d’une construction culturelle historiquement située. Ce travail se concentre notamment sur l’expérience de l’immersion, du sublime et de l’empathie dans l’art contemporain. Son HDR, soutenue en 2023, vise à repenser le sujet spectatoriel et l’expérience esthétique au regard des théories de l’évolution non nécessairement sélectionnistes. Il est également directeur de publication de la revue Proteus. Cahiers des théories de l’art.