Corps urbains puissance 4 (1)

Delphine Autef, Pilliculture urbaine-Eternity, technique mixte, 2 x 2,60 m, 2023. ©Delphine Autef
Delphine Autef, Pilliculture urbaine-Eternity, technique mixte, 2 x 2,60 m, 2023. ©Delphine Autef

Résumé

Comment l’art nous éveille-t-il à une pensée contemporaine de nos corps articulés à la ville et à ses bâtiments, ses contraintes, ses symboles, ses mythologies, les angoisses qu’elle draine, les violences qui s’y jouent, ses tissages du vivant ? Quatre artistes de l’exposition Body_Building, des corps urbains (7e édition de la biennale bordelaise « Corps et arts visuels » Organo) répondent aux questions de Cécile Croce en s’appuyant sur des créations inédites.

Mots-clés : construction, mythologie, hybridation, critique, violence, humour. 

Abstract

How does art awaken a contemporary thought of our bodies worked within the city and its buildings, its constraints, its symbolisms, its mythologies, the anxieties that it drains, the violence that takes place there, its weavings of the living?

Four artists from the exhibition Body_Building, urban bodies (7th edition of the Bordeaux biennial “Body and visual arts” Organo) answer Cécile Croce’s questions based on their original creation.

Keywords: construction, mythology, hybridization, criticism, violence, humor.

Corps urbains puissance 4 (1)

Urban bodies power 4 (1)

Introduction

Pour la 7e édition de la biennale bordelaise « Corps et arts visuels » Organo, Totoche Prod a sélectionné une vingtaine d’artistes sur la thématique Body_Building, des corps urbains. En partenariat aveccette association artistique, nous1 avons organisé une journée d’étude pendant la biennale, afin de questionner, depuis les sciences humaines et sociales, les « corps urbains » au prisme des regards artistiques. Quatre artistes, exposant à Body_Building, des corps urbains, ont été invités à une table ronde lors de cette journée d’étude, avec pour mission de présenter leur travail. Notre entretien se concentre particulièrement sur les œuvres exposées à la biennale. Il se construit comme un jeu étrange et décalé, associant les artistes deux à deux sous des questions communes et invitant, à chaque fois, l’un des deux artistes à décrire l’œuvre exposée. Étrange, parce qu’il est impossible qu’une même question convienne à deux créations et à deux créateurs différents, à moins, justement, de l’interpréter différemment. Décalé, parce qu’un seul des deux artistes est appelé, à chaque fois, à développer sa pensée autour de son œuvre, sans qu’il soit assuré que le lieu de cette demande s’avère le plus pertinent. Mais ce jeu est équitable : quatre questions pour quatre couples d’artistes permettent finalement à chaque artiste de répondre à deux questions et de décrire son œuvre comme il le souhaite.

En remarquant, d’une part, que deux des quatre artistes avaient mixé la figure humaine avec un élément de bâti et, d’autre part, que le titre de la biennale pouvait être entendu à la fois comme association du corps et de la ville (« corps urbain ») et comme construction ou destruction (« body-building »), nous avons tourné notre première question de façon qu’Aurélie Martinez puisse la prolonger en présentant son œuvre Gorgone. Deux œuvres de l’exposition nous semblaient particulièrement déployer des imaginaires humoristiques ou catastrophiques, mais terriblement profonds, mythologiques ; Kali Melancholy de Christophe Chelabi y aura toute sa place. Puis le devenir du processus de création, suscité dans une « commande » sur une thématique particulière, a piqué notre curiosité : comment l’œuvre s’élabore-t-elle lorsqu’il est question de corps urbain, particulièrement lorsque le corps, à proprement parler, y signe son absence dans Structures de réminiscences d’Elissar Kanso ? Enfin, de façon peut-être un peu provocatrice, nous avons attaqué le questionnement de l’œuvre par une notion connexe, celle de design, dont Pillicuture urbaine-Eternity de Delphine Autef pouvait se jouer. L’entretien propose de terminer sur un bonus, en demandant à chaque artiste quelle autre œuvre de la biennale se rapproche le plus de la sienne : de quoi nous permettre de rêver à d’autres couples inattendus…

Cécile Croce. – Le « corps urbain » peut-il s’entendre comme une rencontre entre deux existants, le vivant du corps et le bâtiment construit (par l’humain) ?

Christophe Chelabi. – À mes yeux, c’est là que se situe l’intérêt de la formulation. Dans ma pratique, je cherche justement à mettre en tension des univers différents. Dans ce cas, le corps est, selon moi, à entendre comme un existant au-delà de l’organisme, car il est cette image que nous avons de cet organisme. Cette image est multiple, polysémique et ancrée dans un jeu de représentations propre à notre culture. Il en va de même pour le bâti. Il me semble intéressant, en tant que plasticien dont le rôle est de créer des représentations, de mettre en contact ces deux univers qui sont à première vue si dissemblables : le corps humain (petit, fragile, périssable, vivant) avec le bâtiment construit (grand, solide, durable, inerte). Cette mise en contact peut nous permettre d’envisager des liens inédits, peut-être parfois refoulés, entre ces deux éléments.

De cette rencontre naissent de nouvelles représentations qui interrogent nos représentations initiales. Le bâti est-il aussi solide et durable qu’on le croit ? Le corps peut-il être conçu comme un bâtiment ? 

Aurélie Martinez. – Dans l’image que j’ai produite pour l’œuvre Gorgone2, il n’est pas question d’un corps évoluant dans un environnement architecturé. Il s’agit d’une incorporation entre le corps et l’architecture ; d’une réunion anatomique. Dans ce processus d’hybridation, le vivant du corps est en train de s’étioler, de lâcher prise en transmettant son dernier souffle de vie à la partie architecturée. Posée sur le sol et même ancrée dans celui-ci, la tête renversée, inversée, sert de fondation à l’édifice. Ce tronçon corporel a pris une teinte cimentée, tandis que la partie architecturée revêt une couleur chair. Cette partie ne semble plus avoir besoin de l’homme bâtisseur pour croître.

Aurélie Martinez, Gorgone, juin 2023, impression numérique sur dibond, 120 x 45 cm.  ©Aurélie Martinez

Une tête, pourquoi une tête ? Pourquoi ai-je sélectionné seulement une tête et non pas un corps entier ? Parce qu’il me fallait choisir un morceau d’où allait croître une architecture anthropomorphique. D’habitude, l’homme crée des architectures qui lui servent d’habitat, des environnements où son corps évolue. Ici, il n’est pas question de ce rapport : il s’agit d’une hybridation anatomique entre un tronçon de corps et une architecture inventée. Cette tête se joue de sa position habituelle, et de fait, elle devient le pilier d’une poussée architecturée. Posée sur le haut du crâne, elle est renversée comme dans certaines poses de la danse butô, où les corps s’inversent, les jambes en l’air, immobiles, dans un état de latence. Curieusement et paradoxalement, la partie architecturée semble prendre vie en s’humanisant, alors que la partie corporelle se fait ciment par un échange des teintes. Concernant la tête, les yeux se sont voilés, la bouche est entrouverte, étouffant peut-être un cri ou une dernière expiration en reprenant à nouveau des expressions du butô, où les cris et les sons sont étouffés. On ne sait pas si ce morceau de chair est encore investi par un souffle de vie ou s’il s’est tout simplement pétrifié lors de l’hybridation. La forme architecturée semble désormais évoluer seule. Le fond de l’image d’un blanc laiteux, sans ombre, ne permet pas de situer cet ensemble. Avec cette tête inversée, la composition générale peut faire allusion à celle des figures des jeux de cartes, avec un personnage dirigé vers le haut tandis que l’autre, à l’identique, est vers le bas, selon un jeu de symétrie. Mais ici, il n’y a pas d’équilibre, pas de symétrie ; la tête pétrifiée semble lourde, comme un poids mort, tandis que la pousse architecturée s’élève, rosissant avec légèreté.

C. C. – Le « prétexte » de la thématique des « corps urbains » peut-il être l’occasion de déployer des récits, des histoires fantastiques, des mythologies réactualisées ? 

Delphine Autef. – Le thème des « corps urbains » est une source sans fin pour créer des mondes via des mythologies et des histoires fantasmées. En ce sens, donné à tous, l’environnement urbain est le moyen de confondre le corps humain avec sa finitude, son caractère d’être éphémère. A contrario de promouvoir le vivre-ensemble dans un lieu commun du monde réel. Dans Mythologies, Roland Barthes indique : « La fonction du mythe, c’est d’évacuer le réel : il est, à la lettre, un écoulement incessant, une hémorragie, […] une évacuation, […] une absence sensible3. » En ce sens, il ne s’agit pas de dépeindre une communauté organisée soucieuse de la vie sociale, mais plutôt de découvrir la fragilité de l’existence par-delà la production d’espaces et d’objets. C’est en suivant ce raisonnement que la question de l’immortalité a produit une nouvelle mythologie, la pilliculture, observable par la métamorphose du design des luminaires de la ville du futur. Là où l’humanité se charge de fantasmer sur l’absence même de l’idée de la mort en exhibant le poil comme valeur ajoutée au concept de vie éternelle. 

Christophe Chelabi. – « Corps urbains » n’est pas uniquement un prétexte. L’accolade des deux mots est déjà un récit en soi. Ce récit nous ramène aux mythologies de notre société. Le mythe étant un récit poétique sur le monde, ce sont nos mythologies sur le corps et sur le bâtiment et la ville qui sont dépeintes dans cette thématique. En tant que plasticien, il me semble intéressant de reprendre ces mythes et de les interroger : quelle est leur valeur ? Sont-ils en rapport avec le réel ? Que disent-ils de nous ? Sont-ils des illusions dont nous nous berçons ? Le corps est, dans notre société, le support de nombreux mythes : corps devant être parfait, infaillible, fonctionnel, toujours en bonne santé, présentable voire vendable, immortel… Nos bâtiments sont également construits dans la même optique d’éternité, d’efficacité, de fonctionnalité et de rentabilité. « Corps urbains » invite à repenser nos bâtiments, nos villes, comme des corps, avec des fonctions organiques, mais également une dimension imaginaire, c’est-à-dire relevant de l’image qu’on se fait d’eux. De la même manière, « Corps urbains » engage un récit autour de la manière dont nous rapportons nos corps à l’idée d’une architecture à construire.

Christophe Chelabi, Kali Melancholy4, 2023. ©Christophe Chelabi, photo Thibault Messac

Depuis l’enfance, je suis fasciné par la mythologie. Les dieux et les déesses, les créatures et les histoires qui fondent les mythologies de toutes les cultures, sont une source de fascination qui nourrit mon imaginaire. Quand je conçois une pièce, j’isole d’abord les éléments signifiants du personnage mythologique : sa parure, ses objets fétiches… Je cherche alors quels matériaux du quotidien, de notre époque, possèdent une similarité et une résonance, autant en termes de forme que de sens, avec ces éléments signifiants. À ce moment, je conçois la manière dont ces matériaux s’organisent : la façon dont ils s’imbriquent, la forme que je veux leur faire prendre… Je modifie, si nécessaire, leur aspect en les découpant ou en les peignant, mais je tente le plus possible de ne pas perdre ce qui fait leur spécificité, car c’est cela qui leur donne leur capacité d’évocation.

Kali est la déesse hindoue de la mort, du temps et du changement5. Sa danse puissante détruit ses opposants, qu’elle piétine dans son ivresse de batailles. Elle est traditionnellement représentée avec un pagne fait de bras coupés et tenant une tête tranchée ou des morceaux de corps au bout de ses multiples bras. Elle lutte contre les illusions (la maya), sa guerre et son combat permettent aux humains d’accepter leur condition de mortels. Kali Melancholy évoque et réinterprète les symboles de cette déesse au travers d’une installation prenant la forme d’un mur de parpaings en ruine, d’où émergent des morceaux de mannequins : visages, bras et jambes morcelés, qui sont autant de corps brisés mêlés à ce reste de building fait de matériaux contemporains. La posture de ces membres rappelle la danse de destruction de la déesse, tout comme les visages scellés dans le ciment suggèrent les têtes coupées qu’elle porte en parure. L’installation interroge la vanité des constructions de notre époque face au temps, au changement, à la violence et aux tourments. Refusant la fragilité tant de son corps que des bâtiments qu’il construit, l’être humain n’est-il pas détruit par une illusion mélancolique d’éternité ?

Suite des entretiens « Corps urbains puissance 4 (2) »

Notices biographiques

Biographies des artistes

Delphine Autef : née en 1970, Delphine Autef, titulaire d’un master Recherches Arts Plastiques, travaille et vit à Bordeaux. Elle porte un intérêt particulier aux directions que prennent les sociétés humaines, et ses œuvres sont des mises en scène accessoirisées de la vie des hommes. Cette artiste, par ses productions qui oscillent entre réalisme et subjectivité, s’interroge sur la valeur que nous portons aux choses.

Christophe Chelabi : né en 1982, titulaire d’une maîtrise en arts plastiques et en linguistique, Christophe Chelabi est un plasticien vivant et travaillant à Bordeaux. En assemblant des matériaux divers issus de la vie courante, il crée des installations allégoriques, où les objets sont détournés de leurs fonctions premières pour devenir symboles d’une mythologie réinventée. Au carrefour de différentes techniques, entre assemblage, stylisme et performance, le travail de Christophe Chelabi propose au spectateur des visions décalées et oniriques, où le mythe évoque le réel afin d’interroger nos croyances et nos illusions.

Elissar Kanso : artiste peintre libanaise, commissaire d’exposition et docteure en arts plastiques, Elissar Kanso vit et travaille entre Bordeaux et Montpellier. En 2018, elle fonde Connectif Plateforme Créative pour promouvoir un échange artistique entre Beyrouth, Bordeaux et Lima. Les projets de Connectif sont lauréats de différents appels à projets, notamment la Semaine des droits des femmes, ASTRE /Région Nouvelle Aquitaine 2019 et la Fondation Swiss Life 2020, 2021 et 2022. Elle s’intéresse à l’idée de distance, de déplacement, de changement de la place du corps de l’œuvre, de l’artiste et du spectateur, sur laquelle se fonde et se construit sa démarche créative dans une perspective critique. Elle conçoit la recherche-création comme processus de métaphorisation et comme engagement pour produire une pratique et une théorie contextualisée, tout en devenant consciente de ses gestes et des raisons qui les sous-tendent. Son œuvre est également finaliste de différents appels à projets – notamment Breakfast in Beirut (Italie), Grand Prix Bernard-Magrez (Bordeaux, France), biennale Organo (Bordeaux, France) – et lauréate de l’AIC 2020 (aide individuelle à la création) DRAC Nouvelle Aquitaine. Elle est actuellement enseignante contractuelle à l’université Paul-Valéry et chercheuse associée au laboratoire RIRRA21 (Montpellier).

Aurélie Martinez : chercheuse associée au laboratoire MICA (axe ADS) de l’université Bordeaux-Montaigne, Aurélie Martinez est aussi artiste plasticienne et médiatrice culturelle pour la biennale Organo. Ses recherches théoriques et plastiques sur les différentes perceptions du corps dit hors norme s’articulent autour d’un rapport étroit entre art, science et société.

Biographie de l’autrice des quatre entretiens

Cécile Croce : professeure des universités en esthétique et en sciences de l’art à l’université Bordeaux-Montaigne, enseignante en théories et en pratiques artistiques, directrice d’équipe (codirectrice de l’unité de recherche MICA UR 4426 et coresponsable de son axe ADS), Cécile Croce s’intéresse particulièrement aux passerelles entre approches en sciences humaines et sociales et créations artistiques contemporaines  – passerelles susceptibles d’éclairer nos façons de voir le monde ou d’y entretenir des aveuglements. Très investie dans l’édition scientifique, elle fonde Astasa en 2020, avec Marie-Laure Desjardins, outil de partage de la recherche, dont le fonctionnement et les thématiques s’articulent aux questionnements posés par les modalités technoscientifiques de production artistique et de diffusion.

Notes de bas de page
  1. Le « nous » renvoie à l’autrice du présent entretien réalisé pour Astasa, Cécile Croce (notée ici C. C.), qui a organisé, pour l’axe de recherche Arts, Design, Scénographie (ADS) dont elle est coresponsable, cette journée d’étude de concert avec Nathalie Canals, directrice artistique de la biennale, et Aurélie Martinez, docteure en arts, membre associé du MICA et membre actif de Totoche Prod.
  2. Aurélie Martinez, Gorgone, impression numérique sur dibond, 120 × 45 cm, juin 2023, exposé à la biennale Organo Body_Building, des corps urbains, du 3 au 11 juin 2023.
  3. BARTHES : 1957, p. 253.
  4. Christophe Chelabi, Kali Melancholy, techniques mixtes, parpaings, métal, mannequins, dimensions variables, 2023, exposé à la biennale Organo Body_Building, des corps urbains, du 3 au 11 juin 2023.
Bibliographie

Bibliographie

  • BARTHES Roland (1957), Mythologies, Paris, Seuil, coll. « Points essais ».
  • BROCKINGTON John L. (1999), « L’Inde », in Mythologies du monde entier, Roy Willis (dir.), Paris, Larousse.
  • CORM Georges (1986), Géopolitique du conflit libanais, Paris, La Découverte.
  • JARRIGE François (2016), Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, Paris, La Découverte.
  • KANSO Elissar (2019), Peindre aujourd’hui : l’acte de peindre comme processus de métaphorisation, thèse de doctorat en arts (Histoire Théorie Pratique) soutenue en 2019, à l’université de Pau, École doctorale sciences sociales et humanités (Pau, Pyrénées-Atlantiques), sous la direction de Sabine Forero Mendoza, 323 p. [En ligne] < https://www.theses.fr/2019PAUU1064 >
  • STIEGLER Bernard (2004), Mécréance et discrédit, t. 2, Paris, Galilée. 
  • THIBAUD Robert-Jacques (2005), Dictionnaire des religions, La Seine. 
  • VIAL Stéphane (2013), « Design et création : esquisse d’une philosophie de la modélisation », Wikicréation : l’encyclopédie de la création et de ses usages, Institut ACTE UMR 8218 / LabEx CAP. [En ligne] < https://hal.science/hal-01169095 >

Sitographie