Table des matières
Introduction
En 2019, nous avons hacké plusieurs institutions culturelles dans le monde1, virtuellement, en implantant sur Internet et sans accord préalable nos Jocondes générées par IA. Celles-ci ont été importées par nos soins sur Google Earth, sur Google Maps ainsi qu’en réalité augmentée à l’emplacement de Monna Lisa au Louvre, sur les cartels de l’œuvre et, à l’extérieur, sur la pyramide de Ieoh Ming Pei.
Dans les années 2010, nous avons commencé un travail plastique autour de la figure de La Joconde de Léonard de Vinci. Dans un premier temps, nous avons réalisé des dessins de Monna Lisa glitchée2 : en d’autres termes, nous avons imaginé et créé des Jocondes comme s’il s’agissait d’une image numérique ayant subi des bugs informatiques ou des défaillances techniques. L’altération de cette image iconique par ces troubles supposés s’apparente à une esthétique née dans les années 2000 sous le nom de glitch art, que l’on peut définir par des effets graphiques déformant l’image par pixélisation aléatoire, alignements irréguliers de pixels, colorisation surprenante et saturée, asymétrie des formes, etc. L’intérêt de l’image ainsi déformée réside précisément dans l’ensemble des imperfections dont on la dote, notamment dans un contexte où, à l’aide de logiciels comme Photoshop, nous sommes abreuvés de représentations à l’esthétique parfaite, lisse et presque irréelle de l’humain. Détruire le portrait iconique pour le reconstruire avec des anomalies invite à apprécier une beauté différente de la norme, largement issue de la culture geek du jeu vidéo, de l’informatique et du Web. Cette démarche d’appropriation et de redéfinition de l’image porte en elle la rébellion contre un ordre esthétique établi du bon goût, optant pour la possibilité d’une nostalgie pour le psychédélique et le vintage, tout en assumant la technologisation du monde. La démarche que nous adoptons n’est pas celle d’insérer une erreur dans le système informatique ou d’apprécier une errance électronique, mais de la simuler. Une sorte de connivence humain-machine s’installe alors, puisque ce n’est pas la machine qui imite l’humain contrairement aux usages, mais l’artiste qui invente à partir des productions informatiques possibles.
Avec l’arrivée de nouveaux modes de création – dont les IA hybridant et générant des images –, nous avons souhaité poursuivre l’expérimentation artistique humain-machine sur cette célèbre figure et avons généré des Jocondes hybridées avec nos travaux. Puis une partie du corpus obtenu a servi à parasiter les institutions d’art dans le monde en détournant des fonctionnalités de l’un des big five : Google. Un hacking s’apparentant à une désobéissance artistique que nous analyserons.
Nous entendons le terme de « hacking » dans une acception proche de celle des premiers hackers ayant contribué à l’avènement de l’ordinateur personnel et pour qui « “to hack” […] désigne le fait de parvenir au résultat désiré par des manipulations originales, nouvelles, voire encore largement inexpliquées » (DAGIRAL : 2008, p. 480-495). Helen Nissenbaum, professeuse agrégée de culture, de communication et d’informatique et chercheuse principale à l’ILI (Information Law Institute) de l’Université de New York, rappelle que « hacker consiste à trouver un moyen, n’importe quel moyen qui marche, pour faire se produire quelque chose, pour résoudre un problème, pour créer le prochain frisson » (NISSENBAUM : 2004, p. 197). Cette même quête de trouver un moyen permettant le parasitage et le questionnement d’un système que nous estimons inique anime notre démarche et celle des artistes dont nous mentionnerons les travaux.
Le hacking institutionnel – à travers des actes artistiques subversifs et des interventions technologiques – ouvre de nouvelles perspectives sur la manière dont l’art est créé, présenté et consommé. Il remet en question les normes établies et encourage une exploration continue de l’art contemporain au-delà des frontières traditionnelles, contribuant ainsi à définir de nouveaux paradigmes artistiques pour notre époque.
Après la présentation de notre hacking jocondien, nous considérerons d’autres performances similaires, contextualisant ainsi notre action artistique dans la création contemporaine. Nous interrogerons in fine les enjeux de l’ensemble de ces pratiques, tout en analysant par ce prisme nos dispositifs invasifs de Jocondes en réalité augmentée et sur les plates-formes géographiques de Google. L’action visant à détourner ou à parasiter un système s’apparente à une attitude combative dont la visée porte sur la volonté de changer les paradigmes en jeu, ce que nous tâcherons de souligner dans notre analyse.
Nous verrons comment l’émergence d’installations artistiques in virtualis sans autorisation remet en question les notions traditionnelles de présence artistique menées jusqu’ici par une « élite » décisionnaire. Et nous étudierons comment le hacking institutionnel redéfinit les paradigmes de la présentation artistique, de la légitimité culturelle et de l’autorité curatoriale dans le contexte de l’art contemporain.
Récit d’un « hacking in virtualis » de « Jocondes » réalisées avec l’IA
Le choix de la figure jocondienne n’est pas anodin. Une longue tradition d’artistes s’est emparée de cette figure devenue symbolique, et ce depuis sa création même. Portrait révolutionnaire de la peinture du début du XVIe siècle dû à Léonard de Vinci, Monna Lisa rompt avec la tradition, apportant un élan de modernité dans la représentation humaine et inspire, quand elle n’est pas simplement copiée, les contemporains et les successeurs du maestro italien, inventeur du sfumato (contours estompés). Par la suite, dans l’histoire de l’art, de nombreux artistes vont proposer leur propre interprétation picturale et plastique de La Joconde, considérée comme une véritable icône. Le tableau le plus connu au monde devient une référence et une étape par laquelle il est courant de passer dans son parcours artistique afin de poser son empreinte dans le monde de l’art et de marquer un tournant moderne avec des innovations techniques, conceptuelles ou de nouveaux gestes picturaux. Devenant la plus célèbre des muses, Monna Lisa se voit portraiturer pêle-mêle par Jean-Michel Basquiat, Fernando Botero, Salvador Dalí, Marcel Duchamp, Fernand Léger, Andy Warhol et d’autres encore…
À l’ère contemporaine, son attrait ne tarit pas. Récemment encore, Banksy nous en livrait sa version au pochoir, lance-roquettes sur l’épaule : une Joconde combative condamnant la guerre. Et chaque jour, des centaines de Jocondes fleurissent sur les réseaux sociaux des mains d’artistes en tous genres. Puisque la réputation de ce tableau traverse les frontières temporelles et spatiales ; puisque les artistes s’en emparent pour le détourner et questionner-révéler leur époque, il nous semblait logique de nous en emparer à notre tour.
En sus, La Joconde étant célèbre, nous partions du principe que la majeure partie du public connaissait son apparence. Ce choix permettait alors de montrer les différents rendus possibles qu’offre l’IA en termes d’images générées. Et de percevoir l’hybridation des images produites avec nos propres créations. Entre 2014 et 2019, quelques années avant la révolution de la génération de visuels text-to-image (DANGUY, SCHUH : 2023, p. 55-69)3 via l’utilisation de prompts4 depuis le début de la décennie actuelle, peu de gens avaient connaissance de ce type de créations ou se figuraient leurs particularités dans les représentations produites. Les cent Jocondes générées par nos soins saisissaient cette innovation en la rendant accessible aux visiteurs-spectateurs pour les laisser appréhender et ressentir ces particularités.
Nous avons donc décidé d’hybrider la figure de Monna Lisa avec nos travaux artistiques, majoritairement des peintures pigmentaires, mais aussi quelques photographies, à l’aide de l’IA afin de générer de nouvelles « images jocondiennes ». Utilisées comme outils technologiques, les IA génératrices d’images ont servi à produire de nombreux visuels à partir de travaux artistiques (peintures, photos) que nous avions créés durant les années précédant cette expérimentation. Pour inventer de nouvelles Jocondes, nous avons par exemple utilisé des dessins pixélisés à la main, des photographies de tags ou de graffitis ABK5 ainsi que certaines toiles comme celles de la série des Planètes Terre, dont une a été reprise pour l’affiche des Journées d’étude de la peinture au IIIe millénaire,que nous avons organisées les 28 et 29 avril 2021 avec l’université Bordeaux-Montaigne et le soutien de l’université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne. La variété des œuvres préexistantes a permis de nourrir différentes IA afin de produire une certaine quantité de nouvelles Jocondes et d’en choisir cent.
Dans le cadre d’un dialogue créatif humain-machine, la sélection des Jocondes une fois générées par les IA ayant servi d’outils a été conçue avec l’exigence de montrer la variété de l’interprétation possible de l’expression jocondienne par la machine. Nous avons retenu des images reflétant le mystère de la figure de Mona Lisa, s’épaississant avec la multiplicité des propositions : tantôt la machine interprète son sourire comme une grimace, un rictus, tantôt comme un vrai sourire. Par moments, l’IA efface les traits de la Joconde qu’elle ne perçoit pas suffisamment pour pouvoir les restaurer ; d’autres fois, les traits de la jeune femme sont si accentués qu’elle crée une sorte de malaise chez celui qui la regarde. Quant à sa peau, elle se colore, se décolore, se fonce, etc.
Bien que l’on reconnaisse systématiquement le modèle portraituré, son visage prend des formes bien surprenantes : humaines, robotiques, joyeuses, étranges, angoissantes, cunéiformes, surnaturelles ou même irréelles. Autant de déformations intéressantes rendant la figure universelle plurielle. Une façon de rendre compte de la diversité du monde et de sa perception ?
Hacker virtuellement les institutions d’art a été envisagé à partir d’outils Web et d’applications. « Vous recherchez vos propres avis et photos ? Vous aussi pouvez apporter votre contribution sur Google Maps ! » Avec cette accroche, Google Earth et Google Maps permettent aux usagers de pouvoir implanter des visuels afin d’illustrer les lieux du monde où ils placent le curseur par des photographies. Pour hacker les musées du monde, nous avons décidé de détourner la fonctionnalité d’illustration d’un lieu, en l’occurrence un lieu culturel, en implantant nos œuvres d’art, qui ne sont pas exposées sur place ni archivées dans les collections. Ainsi, nous avons implanté certaines de nos Jocondes à l’endroit où étaient signifiées les institutions que nous voulions hacker sur le plan d’une ville dans Google Maps ou sur la carte géographique du monde dans Google Earth. Les internautes qui cliquaient ensuite sur ces lieux tombaient, parmi les premières photographies illustrant ces musées, sur quelques Jocondes et sur un texte explicatif rédigé en français par nos soins pour les pays francophones et en anglais pour le reste du monde. L’idée de cette démarche invasive n’était pas tant d’inonder les musées de manière exhaustive mais de parasiter symboliquement des lieux d’art partout sur la planète. Ces visuels imposés aux musées constituaient une forme d’exposition virtuelle non sollicitée par ceux-ci. Reliant institutions et internautes, ces images venaient ainsi parasiter la programmation et la communication des musées auprès du public intéressé par leur découverte sur Internet, ce qui leur a certainement posé problème. Le compteur de vues les a vraisemblablement alertés, de sorte que, une à une, les créations jocondiennes imposées ont été effacées au bout de quelques jours de Google Earth et de Google Maps, sans que nous en soyons averties ni que nous sachions si elles avaient été retirées simplement parce qu’elles entravaient la politique muséale du lieu ou parce que le public demandait à voir ces Jocondes d’un nouveau cru physiquement dans ces institutions, après les avoir croisées sur Internet par exemple.
Parallèlement, nous avons également convoqué une application permettant d’implanter nos Jocondes en réalité augmentée au Louvre, à l’intérieur des salles du célèbre musée et à l’extérieur de celui-ci.
Nous avons sélectionné un grand nombre d’institutions, de musées et quelques salles de vente aux enchères dans le monde, dont voici la liste : le musée du Louvre, le ministère de la Culture à Paris, le Centre Pompidou, la maison Artcurial, la maison Christie’s, le musée Guggenheim de Bilbao, le musée Solomon R. Guggenheim de New York, la Tate Modern de Londres, le musée d’Art contemporain de Montréal, le Mori Art Center de Tokyo, le musée du Louvre d’Abu Dhabi, le MoCA de Miami, Art Basel Miami Beach, le musée d’Art contemporain de Hiroshima, le musée d’Art moderne de San Francisco, le musée d’Art de Reykjavik, le MACBA de Buenos Aires, le musée d’Art contemporain de Barcelone, le musée d’Art contemporain de Bogota, le Moderna Museet de Stockholm, le musée de Goa, le Gibbs Farm d’Auckland, l’UCCA (Centre Ullens pour l’art contemporain) de Pékin, le musée d’Art du XXe siècle de Kanazawa, le MCA (musée d’Art contemporain) de Sydney – soit un tour du monde des grandes institutions d’art.
En cette vingtaine de lieux culturels, nous avons implanté quelques-unes des Jocondes générées par IA sur Google Maps et sur Google Earth, à l’exception du Louvre, où nous avons également implanté plusieurs Jocondes en réalité augmentée devant la pyramide en verre de leoh Ming Pei et en lieu et place de la vraie Monna Lisa ainsi que de ses cartels.
Les Jocondes implantées sur Google Earth et Google Maps ont été vues par des milliers d’usagers en quelques jours. Nous avons stoppé les compteurs à 10 000 vues, bien que l’expérience ait continué un temps sur les réseaux. Les Jocondes ont fini par disparaître de la majorité des institutions et nul ne sait si la censure vient de celles-ci ou de l’outil ayant permis le hacking ou bien des deux. Soulignons ici la propriété du NetArt, similaire à celle de l’art urbain, d’être éphémère : un jour, un site Internet ou un logiciel existe, le jour d’après il n’est plus, ce qui rend les créations « mobiles » et « transitoires » (VIDAL : 2008)6.
Nous inscrivons notre happening in virtualis dans un contexte de désobéissance numérique prisé par certains artistes n’hésitant pas à remettre en question les dogmes institutionnels ou capitalistes via le piratage.
Contexte : comment les artistes hackent-ils les institutions et les « big five » ?
Le hacking in virtualis d’institutions et de gigaentreprises est devenu une option que choisissent des artistes soucieux de nos libertés et de défier le pouvoir décisionnaire afin de questionner la technologie ou le système.
La désobéissance artistique (ALONSO GÓMEZ : 2019, p. 143-156) technologique ou le hacking artistique illustrent l’émergence de nouvelles œuvres et de nouveaux modes d’exposition, faisant fi des autorisations institutionnelles et des règles d’utilisation imposées par les Gafam. Joachim Blank7, l’un des initiateurs de projets du NetArt, écrit : « Internet, miroir du capitalisme néolibéral, est un dispositif expérimental extrêmement intéressant, plein de sources d’inspiration pour les artistes, les hackers et autres chercheurs sur le terrain8. » Même si cette déclaration date des années 1990, l’hacktivisme a toujours cours dans un esprit contestataire. Parasitage, intrusion, invasion, détournement… en reprenant le contrôle de la technologie, les artistes activistes la questionnent et la détournent (MORTAZAVI : 2022, p. 270-274).
À la suite de notre propre hacking, nous apprenions l’existence d’une exposition hors norme datant de 2018, Hello, We’re from the Internet, consistant dans la prise d’assaut de la salle des Jackson Pollock au MoMA de New York, en réalité augmentée, par un groupe d’artistes.
Avec Hello, We’re from the Internet, lorsque le public téléchargeait une application nommée MoMAR Gallery (Museum of Modern Art Augmented Reality9) sur son smartphone ou sa tablette, il pouvait voir apparaître, en scannant les toiles du maître de l’action painting, des contenus originaux sans rapport avec lui, à savoir des œuvres des huit membres du collectif. Avec un message explicite – « Bonjour, nous venons d’Internet » – pour lutter contre « l’élitisme et l’exclusivité dans le monde de l’art ». Le collectif indique précisément l’intention de sa démarche sur son site : « Un concept de galerie non autorisée visant à démocratiser les espaces d’exposition physiques, les musées et la conservation de l’art en leur sein. Le MoMAR est à but non lucratif, n’appartient pas à la société et existe en l’absence de toute structure privatisée10. »
Le groupe d’artistes dénonce ainsi des valeurs institutionnelles opposées aux leurs : « Si nous voulons comprendre que l’art est la grande mesure de notre culture, nous devons également reconnaître qu’il appartient, est valorisé et défini par “l’élite”. »
Les actions du MoMAR visent donc à démocratiser les espaces d’exposition en contrant cette minorité décisionnaire de ce qui fait art au musée. La proposition tend à orienter l’art selon une horizontalité plutôt que selon une hiérarchisation des œuvres. Ce principe d’horizontalité si chère aux débuts de l’Internet !
La similitude avec notre démarche de hacking numérique nous permettait de constater que les récents outils technologiques donnaient aux artistes de nouveaux moyens de parasiter le système afin de l’ébranler et de le remettre en question, notamment grâce à l’apparition d’outils permettant d’enrichir une œuvre ou un lieu précis par un contenu ajouté via la réalité augmentée.
L’action subversive vise à questionner et à renverser la puissance institutionnelle avec une certaine note d’humour ou, du moins, de décalage, que l’on retrouve également chez Christophe Bruno, un artiste hackant le système et s’emparant des codes des Gafam d’une autre manière que la nôtre, pour les détourner et les questionner. Précédant les nôtres, ses travaux de détournement des fonctions proposées par Google cherchent à en déterminer les effets pervers.
En 2002, avec son Google Adwords Happening, performance sur le Web de vingt-quatre heures, Christophe Bruno a parasité le géant américain et, plus précisément, l’outil Google Adwords, à savoir la plate-forme publicitaire du moteur de recherche devenue ensuite Google Ads11. Ayant loué des mots-clés, démarche habituellement entreprise pour générer des profits, l’artiste les avait ensuite reliés à des poèmes sur lesquels pouvaient tomber les internautes qui tapaient l’un des termes acquis dans le moteur de recherche. À l’instar du mot « symptôme », l’artiste avait alors lancé quatre mots-clés, dont « rêve », « Marie » et « argent ». Les poèmes en forme de haïkus s’affichaient ainsi sur le côté droit de la page Google, en lieu et place de l’encart publicitaire habituel. Le surfeur cliquant sur le poème était amené sur le site de l’artiste. Ses poèmes générant peu de clics ont été vus et lus par 12 000 personnes en une journée, avant que le moniteur de performances automatisé de Google ne mette le processus hors d’usage, a priori par sanction économique, le petit nombre de clics ne générant pas assez de valeur marchande. Cette démarche artistique a permis à Christophe Bruno de souligner le prix des mots en 2002 (quelques exemples donnés par l’artiste : « symptôme » 6,83 $, « art » 409,67 $, « capitalisme » 2,74 $ et « libre » 7 569, 23 $). Ces tarifs fluctuent selon les lois du marché, soulignait l’artiste, précisant que « le mot le plus cher est “gratuit” » (FOURMENTRAUX : 2021) (ou « libre », qui se dit « free » en anglais et qui revêt ce double sens).
Jean-Paul Fourmentraux choisit d’analyser l’œuvre de Christophe Bruno, qui, selon lui, « à l’heure du “Web 2.0”, incarne le renouveau de la figure de l’artiste “hacker” qui révèle et questionne les outils et les rituels du Web » et interpelle « la résistance et la crédulité du public internaute » (FOURMENTRAUX : 2020, p. 100).
Par ses détournements parodiques, l’artiste propose une critique du système ayant permis à Google d’entrer en Bourse et qui transforme le langage en bien de consommation. « Il dénonce le désir de Google de mécaniser le langage et la pensée par une sorte de taylorisme invisible du discours à des fins mercantiles et capitalistes » (MORTAZAVI : 2022, p. 270-274). L’artiste considère la sanction économique de Google comme « le symptôme d’un nouveau capitalisme, sémantique, instauré par la firme Google qui s’approprie et transforme le langage en marchandise » (FOURMENTRAUX : 2020, p. 106). Un système où, à chaque mot, correspond une valeur marchande en fonction de son succès et qui illustre l’« évolution mercantile de l’Internet » (Ibid.) et où les choix effectués par les internautes accentuent la connaissance de chaque utilisateur. Ce processus de rentabilité langagière mènerait également à un appauvrissement du langage dû à l’affaiblissement de certaines occurrences au profit des plus populaires. « Cet appauvrissement du langage, effet retors du capitalisme sémantique instauré par Google, constitue le cœur des interrogations que permet la lecture des œuvres de l’artiste Christophe Bruno » (Ibid., p. 120). Cet appauvrissement va justement à l’encontre de la posture googlienne. Le géant américain de l’Internet – devenu à lui seul un verbe (on dit « googler » pour « rechercher sur Internet ») – se revendique en effet comme un outil au service de la culture et de la démocratie, « mais sans culture et sans démocratie », précise la philosophe Barbara Cassin (CASSIN : 2007). Ce que tendent à prouver les travaux de Christophe Bruno.
À la différence de l’artiste détournant le système mis en place par l’entreprise américaine pour en critiquer le fonctionnement, notre démarche a été d’utiliser les outils mis à disposition par le géant américain non pour servir ses intentions, mais les nôtres, à savoir propager nos œuvres avec un message et des intentions claires : inviter les artistes issus des minorités à prendre la place qu’ils souhaitent occuper dans les institutions du monde, comme nous l’avons fait virtuellement ; mettre les institutions face à leurs choix élitistes ; contraindre un Gafam à nous aider à accomplir un acte de désobéissance civile par la voie de l’art et du hacking.
« L’enjeu sera d’éclairer ce que les œuvres d’art nous disent de notre ère post-numérique », indique Jean-Paul Fourmentraux (FOURMENTRAUX : 2020, p. 31). Dans cette veine, cherchons à donner des pistes de redéfinition des paradigmes en jeu.
Enjeux et redéfinition des paradigmes
Pourquoi considérons-nous qu’il faille hacker les institutions et parasiter les big five ? Dans Art et Internet, l’artiste Fred Forest rappelle que les hackers « ont transposé ces luttes sur le Web, utilisant leur maîtrise des techniques d’Internet pour combattre leurs adversaires sur le média lui-même (capture et détournement d’informations, changement des contenus de leur communication, intrusions sauvages dans des sites, attaques virales, etc.) » (FOREST : 2008, p. 126). Et de préciser que « le réseau constitu[e] en soi un excellent outil de communication, de propagande, de mobilisation en temps réel, et par conséquent de lutte ».
Revenons sur L’Éthique hacker avec le philosophe finlandais Pekka Himanen (JOLLIVET : 2002, p. 161-170). Celui-ci considère les hackers comme les « phares » de l’ère de l’information, des guides animés non par l’argent, mais par des valeurs louables propres à modifier profondément la société.
Notre action artistique porte en elle-même la volonté explicite – commencée par les Guerrilla Girls (ERNOULT : 2013)12 – de rappeler à l’ordre les institutions laissant peu de place aux artistes femmes et faisant preuve de racisme. Des institutions par trop habituées à représenter les femmes plutôt qu’à présenter leurs œuvres.
« Toute désobéissance implique un rapport critique à l’égard de la règle. En désobéissant, on marque son désaccord, son refus de souscrire à une certaine organisation des choses, à un certain ordonnancement de ce qui peut être pensé, dit et fait » (ALONSO GÓMEZ : 2019, p. 145). Dans un texte récent sur la contestation, Sara Alonso Gómez, maîtresse de conférences en histoire et théorie de l’art à l’université d’Aix-Marseille, insiste sur la puissance de la négation : « Contester, d’une façon très générale, c’est être en désaccord, dire non à un ordre donné, refuser un état de choses » (Ibid.). Elle rappelle les mots du philosophe Alain : « Penser, c’est dire non » (ALAIN : 1985, p. 351). Puis, prenant l’exemple du refus de servir son maître du valet Leporello dans Don Giovanni de Mozart, elle analyse son acte comme remettant « en question un certain rapport de pouvoir, une dialectique du maître et de l’esclave. Potentiellement, son acte de refus ne se limite donc plus à son cas singulier, mais peut faire figure d’exemple pour d’autres, qu’il inspirera » (ALONSO GÓMEZ : 2019, p. 145). La propriété inspirationnelle est le reflet de la puissance de la désobéissance civile dont nous nous sommes fait l’écho à travers notre démarche de hacking artistique. Dans le texte joint à nos Jocondes implantées, nous invitions la communauté artistique à prendre la place qu’elle revendique, sans attendre que les institutions la leur cèdent. Le paradigme de l’attente d’être choisi par une élite, également soulevé par MoMAR, étant ici clairement bafoué, dans la mesure où nous considérons que ce groupe de personnes ayant le pouvoir de choisir a éludé (ou élude encore) les créations de minorités.
L’autrice convoque l’idée, développée par le philosophe allemand Jürgen Habermas, suivant laquelle l’acte contestataire « a une fonction symbolique ou exemplaire, puisqu’il vise à entraîner d’autres individus à faire preuve de la même attitude13 » (Ibid., p. 147).
Ce type d’actions – pirater les musées en utilisant la technologie ou détourner les fonctions d’une technologie pour critiquer un ordre établi – ouvre la voie à la remise en question de normes traditionnelles visant à légitimer l’art. Ces actions, remettant en cause l’autorité institutionnelle, amènent à considérer avec sérieux les formes d’art non conventionnelles en démontrant que l’art peut exister hors ou dans les institutions sans passer par leurs dogmes. Mettant en exergue les inégalités et les contraintes existant dans le monde de l’art, elles appellent à une réflexion sur la manière dont les institutions déterminent ce qui est considéré comme de l’art légitime.
Ne négligeons pas, dans ce type de démarche, la part essentielle de l’interaction et de la participation du public, un public imprévu découvrant de manière inopinée l’action engagée par l’artiste. Sans l’intervention d’un public non averti, l’action de parasitage n’a pas d’effet. Les visiteurs deviennent dès lors des acteurs indispensables de l’expérience artistique, de l’acte de désobéissance, notamment concernant les œuvres d’art en réalité augmentée invitant le public à interagir activement avec elles et créant ainsi une nouvelle dimension de participation.
Nous avons conscience que d’autres paradigmes peuvent être modifiés par ces actions, mais n’avons pas vocation à en dresser une liste exhaustive. Il s’agit surtout, par l’analyse de la contestation, de montrer qu’elle est une force subversive capable de faire bouger les lignes.
En outre, ce dialogue humain-machine est une autre piste de cette expérience à analyser. Il nous a permis à la fois d’inventer de nouvelles œuvres, de faire connaître un langage pictural innovant – celui des créations avec l’intelligence artificielle (soulignons ici le fait d’appréhender l’IA comme un outil créatif) – et de se questionner sur le présent et l’avenir de la poïétique. Il permet aussi de s’interroger sur l’empreinte de l’artiste sur l’œuvre dans le cas d’une co-création à quatre mains et à une machine14.
Les dispositifs mis en place dans notre expérience plastique de peinture augmentée ont certaines limites : celle de l’obsolescence et celle de la censure. Ce qui mène invariablement à la disparition des œuvres implantées in virtualis.
En outre, soulignons que le public n’avait accès aux pièces implantées que par hasard, concernant les œuvres sur Google Earth et Google Maps, et, pour la partie en réalité augmentée, uniquement en ayant connaissance de l’application pouvant lire la véritable Joconde du Louvre et la pyramide du Louvre afin de dévoiler les Jocondes générées par IA en réalité augmentée. Il reste tout de même de cette expérience une série de photos et de captures d’écran ainsi qu’un petit film témoignant de nos passage et démarche.
Ces présences numériques restaient toutes virtuelles, puisque non accrochées sur les murs des institutions hackées. Des présences-absences faisant écho à l’existence de femmes artistes absentes de la majorité des institutions (ou la non-équité de leur présence ainsi que de celle des minorités). Cette mise en exergue souligne ici la culture patriarcale de l’amnésie face aux artistes femmes, massivement tombées dans l’oubli au fil de l’histoire de l’art ou dont le rôle a été largement minimisé en raison de leur genre, et prend, comme nous l’avons montré, une posture hacktiviste pour mettre en relief cette partialité. Dans son ouvrage abordant la désobéissance numérique, Jean-Paul Fourmentraux avance que l’art hacktiviste forme « un contrepoint de l’innovation technique, non pas au sens d’une critique unilatérale du développement des machines, mais davantage de la mise en perspective réflexive et active de la portée de leurs usages, et au-delà, de leurs effets et impacts sociaux » (FOURMENTRAUX : 2020, p. 78).
Conclusion
Bien que certaines démarches activistes « dans certains contextes » puissent « amplifier des structures inégalitaires de pouvoir » ou même abîmer les institutions démocratiques15, la désobéissance numérique demeure une façon de « dégager des voix d’émancipation » (FOURMENTRAUX : 2020, p. 21)16, dans la mesure où les processus expérimentaux des artistes hacktivistes, du moins ceux cités dans l’ouvrage de Jean-Paul Fourmentraux AntiDATA, s’inscrivent dans le respect de l’intérêt général et amènent le public à engager une réflexion autour des technologies numériques (MORTAZAVI : 2022, p. 270-274) pour ne pas laisser ce pouvoir aux Gafam ou aux gouvernements. La même exigence a animé notre hacking jocondien.
L’idée de hacker le système virtuellement ou dans la vie réelle (briser la frontière institutionnelle), entamée par plusieurs artistes dont les Guerrilla Girls, le groupe MoMAR et Christophe Bruno pour contribuer à son changement, nous semble être une bonne piste à suivre.
Pour finir, rappelons que « [l’]art ne peut jamais se laisser enfermer dans un message univoque, dans un vouloir-dire, dans une cause. En vertu de sa nature foncièrement polysémique et plurielle, l’œuvre d’art délimite une sphère d’incertitude, une zone de non-affirmation. Voilà pourquoi, dit Adorno, l’art consiste à “faire des choses dont nous ne savons pas ce qu’elles sont” » (ALONSO GÓMEZ : 2019, p. 153).
Notice biographique
Alexandra Boucherifi-Kornmann est plasticienne et doctorante en art et science (MICA UR 4426, université de Bordeaux-Montaigne et Institut ACTE EA 7539, université de Paris 1 – Panthéon-Sorbonne). Elle prépare une thèse sur la peinture augmentée – aussi appelée « augmentisme » –, un courant pictural à l’origine duquel elle est et qui est fondé sur l’hybridation du pigment et du pixel via les nouvelles technologies. Curieuse des avancées en technosciences, elle interroge le devenir de l’art ainsi que celui de l’humain et du vivant, notamment à l’aune des nanotechnologies, biotechnologies, de l’informatique et des sciences cognitives.