Table des matières
Introduction
Le développement exponentiel de l’intelligence artificielle (IA) ces derniers mois questionne le potentiel de cette technologie dans le domaine créatif. Hollywood s’est mis en grève en 2023 pour protester contre la concurrence annoncée des acteurs virtuels et des IA génératives, menaçant de baisser drastiquement les salaires, voire de mettre au chômage les scénaristes et l’ensemble de l’écosystème de l’industrie cinématographique. Le discours le plus communément répandu consistait à affirmer que dans un avenir plus ou moins proche, l’IA remplacerait les auteurs, serait capable d’écrire des nouvelles, des scénarios et des livres dans la plupart des genres existants. Très rapidement, la plateforme d’auto-publication d’Amazon Kindle Direct Publishing s’est trouvée submergée par des livres écrits par des IA, au point que les gestionnaires du site ont été obligés de limiter les publications à trois par jour et par auteur. De même, en février 2023, Clarkesworld, un magazine américain spécialisé dans les nouvelles de science-fiction, a annoncé qu’elle cessait de réceptionner des manuscrits. En effet, un trop grand nombre de textes reçus étaient rédigés par des IA, ce qu’il était quasiment impossible de détecter, tant leur ressemblance avec des textes écrits par des êtres humains était étonnante.
Face à ces quelques exemples d’incursions de l’IA dans le domaine des nouvelles et romans de science-fiction, une question apparaît : les auteurs seront-ils bientôt obsolètes, remplacés par cette technologie au potentiel phénoménal ? Au contraire, l’art, selon Adorno, est chargé d’une dimension critique, expression de la liberté humaine face à l’oppression de la société et de la technostructure. Ainsi, quelle sera la place des humains dans la création d’œuvres d’art, et plus précisément de romans de science-fiction ? L’imaginaire humain sera-t-il concurrencé par un imaginaire artificiel ? Les récits produits par l’IA peuvent-ils être qualifiés d’œuvres d’art ? Darko Suvin a expliqué que la spécificité d’un récit de science-fiction reposait dans l’expression d’un novum, ou technologie imaginaire, créant un estrangement cognitif chez le lecteur ou le spectateur (SUVIN : 1977). Ainsi, si les IA sont capables de reproduire des technologies imaginaires préconçues par des auteurs de science-fiction depuis la naissance du genre au XIXe siècle, pourront-elles imaginer de nouveaux novums ?
Cet article questionnera la faculté des IA à produire des récits de science-fiction pertinents et originaux. Dans un premier temps, il étudiera une uchronie créée à l’aide de ces machines. L’analyse de cette œuvre, reposant sur un résumé et sur le questionnement de la méthodologie de l’auteur, soulignera notamment l’intérêt d’une telle pratique pour la recherche en histoire. Cet article se focalisera particulièrement sur le lexique utilisé par l’IA pour décrire les technologies, mais aussi aux machines imaginaires conçues artificiellement. La focalisation sur les novums de cette uchronie vise à ouvrir le lecteur à la question de l’imaginaire technique dans la science-fiction.
Par la suite, la faculté des IA à générer un nouvel imaginaire technique sera testée. Nous avons interrogé ChatGPT en lui demandant de faire preuve de prospective et d’agir comme un auteur de science-fiction célèbre cherchant à rédiger un ouvrage se caractérisant par un novum particulièrement original, s’inscrivant dans le prolongement de l’imaginaire du virtuel existant. En effet, nous avons publié un ouvrage intitulé La Réalité virtuelle. De la science-fiction à l’innovation (MICHAUD : 2018) dans lequel nous étudiions cet imaginaire. À la suite de cette recherche, il apparaissait intéressant de tester l’IA et d’extraire de ses multiples propositions les novums prospectifs les plus pertinents. Les constats dégagés au cours de ces deux premières parties nous mèneront à suggérer une utilisation accrue de l’intelligence artificielle dans les pratiques de design fiction dans un but de stimulation des processus d’innovation techno-scientifique. Si des études sur le sujet existent, nous questionnerons certaines de leurs conclusions.
Une uchronie créée par une IA
Dans Si Rome n’avait pas chuté (DOAN : 2023), Raphaël Doan s’est prêté à l’exercice de l’uchronie, c’est-à-dire un récit fictif reposant sur la réécriture de l’Histoire en raison de modifications des faits avérés par les historiens. Doan la définit comme « l’art d’imaginer ce qui se serait passé dans l’histoire si quelque chose était ou n’était pas arrivé » (DOAN : 2023, p. 18). Ce genre, souvent assimilé à une branche de la science-fiction, permet toutes sortes d’extrapolations sur le déroulement du cours de l’Histoire. En l’occurrence, Doan se demande ce qui serait arrivé si l’Empire romain avait inventé la machine à vapeur et entamé une révolution industrielle il y a deux millénaires, au lieu de décliner puis d’être victime des invasions barbares. L’auteur imagine que les Romains développent des navires surpuissants, capables de conquérir l’Amérique du Sud. Mieux, les habitants sont équipés de tablettes, et une industrie spatiale est mise en place, avec des fusées allant sur la Lune. Le récit de Doan est original, car il a été écrit par une IA. Le livre est richement illustré par des images générées par des IA. Doan, énarque et normalien, spécialisé en histoire antique, s’est prêté à l’exercice des commentaires de la prose de son ordinateur. Chaque chapitre écrit par l’IA text-davinci-003 est suivi d’un paragraphe de l’auteur apportant son point de vue sur la crédibilité historique du scénario. Il explique que les Romains n’étaient pas loin de procéder à la découverte du moteur à vapeur et qu’ils travaillaient déjà sur l’électricité.
Le livre montre que l’IA est dotée de réelles qualités littéraires et d’un imaginaire très riche, notamment quand il s’agit d’imaginer les noms latins d’innovations qui n’ont réellement été développées qu’au XXe siècle.
Noms latins imaginés par l’IA | Technologie |
Lucernacircumvolans | Satellite |
Vaporis machina | Machine à vapeur |
Portus aereus aureus | Aéroport doré |
Agoraskopia | Réseaux sociaux (littéralement, « vision de la foule »). |
Servus Automatus | Robot électrique |
Abacus Mechanicus | Ordinateur |
Tabula calculans | Appareil portable en bronze capable d’effectuer un large éventail d’opérations mathématiques |
Aeronavis | Avion du début du IVe siècle capable de transporter jusqu’à dix passagers |
Toutefois, le récit ne fait pas apparaître de technologies imaginaires originales, qui auraient pu apporter au récit une impulsion créative susceptible d’orienter le processus historique vers d’autres perspectives. Il ne fait que supposer que la révolution industrielle imaginée dans l’Antiquité aurait connu une homologie structurelle avec celle entamée au XVIIIe siècle en Europe. Doan a donc montré l’intérêt pour le travail d’historien d’utiliser l’uchronie pour tester des hypothèses, mais aussi de les créer avec des IA. En effet, ces dernières peuvent compiler des milliers de textes et d’articles d’experts renommés en histoire antique pour proposer une vision certes artistique de l’empire romain, mais aussi très réaliste, rendant crédible un discours pourtant fictionnel. L’auteur affirme dans sa préface que « la puissance de cet outil est telle que ceux qui refuseront de l’utiliser seront condamnés à la lenteur, au manque de moyens, et à l’oubli. Ce n’est pas vraiment l’IA qui va remplacer les hommes ; ce sont les hommes qui utilisent l’IA qui remplaceront les autres » (DOAN : 2023, p. 11). L’auteur souligne que cet outil est capable non seulement d’inventer de nouveaux mythes, mais aussi d’imaginer ce que les néoplatoniciens auraient pensé de l’électricité. Si les Romains n’ont pas pu inventer la domestication de l’électricité dans l’Antiquité, c’est en raison des limites de ce que Paul Veyne nomme l’« imagination constituante » (cité par DOAN : 2023, p. 57). Doan affirme ainsi qu’« il y a des idées qu’un Romain ou un Grec ne pouvait pas avoir parce que les mentalités de son époque les rendaient impossibles, incompréhensibles, ou plutôt inimaginables » (DOAN : 2023, p. 57). Ainsi, l’IA a permis de créer un récit permettant à l’historien de mesurer l’écart de mentalités entre l’Antiquité et l’époque contemporaine, pouvant expliquer la différence de développement technologique entre les deux périodes. Il peut en effet paraître étonnant que les civilisations grecque et romaine aient fini par décliner et n’aient pas réussi à concevoir des innovations qui auraient pérennisé leur hégémonie. En montrant ce qu’aurait pu devenir l’Empire romain s’il avait réussi à développer des technologies révolutionnaires avec près de deux mille ans d’avance, l’uchronie permet un décalage spatio-temporel et conceptuel suscitant le questionnement chez le lecteur. Cet exercice a permis de tester l’IA et a démontré sa formidable faculté à produire des uchronies pertinentes et d’une complexité remarquable. Ce test se déroulant dans un passé fictionnel est donc concluant.
Un autre cas d’histoire de science-fiction rédigée par une IA retient ici notre attention. Le South China Morning Post rapportait, le 20 décembre 2023, que, pour la première fois, une nouvelle écrite par une IA était classée deuxième d’un concours littéraire en Chine. Le professeur de journalisme et de communication Shen Yang a créé un prompt demandant à une IA de rédiger un récit évoquant un métavers. Par la suite, il a annoncé qu’il allait publier une méthode pour expliquer aux auteurs amateurs comment utiliser l’IA pour écrire des histoires et des romans de science-fiction. Cette information nous mène vers la deuxième partie de l’article, qui reproduira et analysera quelques éléments fictionnels issus de prompts soumis à ChatGPT afin de tester son imaginaire technique relatif au virtuel.
ChatGPT et l’imaginaire du virtuel
La science-fiction a la réputation d’imaginer régulièrement des technologies utopiques qui inspirent par la suite les innovateurs. Nous avons pu établir que les auteurs étaient parfois de véritables visionnaires (MICHAUD : 2022), insufflant aux ingénieurs et aux scientifiques de leur époque, ou des générations suivantes, des idées révolutionnaires susceptibles de changer définitivement les modes de vie. Pensons à Jules Verne, qui a imaginé l’hélicoptère dans Robur-le-Conquérant (1886) ou le voyage vers la Lune dans De la Terre à la Lune (1865) avec des décennies d’avance. Kim Stanley Robinson a préfiguré la terraformation de la planète Mars dans La Trilogie martienne (Mars la rouge : 1992, Mars la verte : 1993, Mars la bleue : 1996). Iain Banks, inventeur du lacet neuronal dans Le Cycle de la Culture (1987-2012) est quant à lui au centre de l’imaginaire des neurotechnologies.
Une des inventions visionnaires les plus connues est le métavers, évoqué par Neal Stephenson dans le roman Le Samouraï virtuel en 1992 et qui constituait à l’époque une technologie purement imaginaire, très éloignée des capacités informatiques alors existantes. Il n’est pas certain que l’IA soit capable de concevoir une technologie aussi révolutionnaire. Nous avons donc demandé à ChatGPT d’imaginer une innovation aussi radicale que le métavers et qui lui succédera dans quarante ans, afin d’effectuer un test1. Il nous a répondu : « Peut-être quelque chose comme la “Sphère connectée” ? Imagine un univers virtuel où l’interaction va bien au-delà de l’expérience visuelle et auditive du métavers. La Sphère connectée serait une interface neuronale avancée, une fusion symbiotique entre la technologie et l’esprit humain. Elle permettrait aux individus de se connecter directement à un espace virtuel en utilisant leurs pensées, leurs émotions et leurs sens de manière plus immersive que jamais. Cette sphère serait une extension naturelle de notre propre conscience, un espace où la frontière entre le réel et le virtuel deviendrait pratiquement indiscernable. Les utilisateurs pourraient non seulement voir et entendre, mais aussi ressentir, toucher et même goûter les expériences virtuelles de manière authentique. »
L’IA a donc permis de proposer un novum pertinent. Il est alors possible de l’insérer dans une histoire de science-fiction, avec un univers diégétique spécifique, lui aussi conçu par la machine, dotée d’un imaginaire produit par l’interconnexion de milliards de mots issus de multiples œuvres écrites à l’origine par des humains (pour une meilleure connaissance du fonctionnement opérationnel de GPT-3.5, voir CHANG : 2023 et OUYANG et al. : 2022). Notons toutefois la similitude troublante des Sphères connectées de ChatGPT avec les safe spheres imaginées par les auteurs de science-fiction de la Red Team dans la saison 2. Pour rappel, ce projet lancé en 2020 par la ministre des Armées, Florence Parly, regroupe une dizaine d’écrivains de science-fiction pour les inviter à concevoir des scénarios sur les conflits qui pourraient menacer la France dans les trente prochaines années. Une safe sphere est définie de cette manière :
Dans la France des années 2050, des interfaces de « boost perceptif » voient le jour. Elles ont pour objectif d’ajouter des éléments de réalité augmentée dans le champ perceptif pour construire des réalités alternatives […]. Les « sphères de réalité alternative » ou safe spheres, englobant une communauté donnée, se développent partout, provoquant une véritable balkanisation du réel (RED TEAM : 2022, p. 120-121).
Mais la Sphère connectée de ChatGPT fait surtout penser à l’ONI, une technologie imaginée par Ernest Cline dans Ready Player Two :
Le dispositif que tu tiens désormais entre tes mains est une interface neuronale OASIS, ou ONI, a-t-il indiqué en épelant chaque lettre : O-N-I. C’est la première interface cerveau-machine non invasive au monde. Elle permet aux utilisateurs de l’OASIS de voir, entendre, goûter et sentir l’environnement virtuel de leur avatar grâce à des signaux directement transmis au cortex cérébral. La batterie de capteurs du casque suit et interprète l’activité cérébrale du porteur, en lui permettant de contrôler tout simplement par la pensée son avatar OASIS tout comme son corps physique […]. En d’autres termes, l’ONI te permet de revivre les instants vécus par d’autres. De voir le monde à travers leurs yeux, d’entendre ce qu’ils perçoivent, de sentir ce qu’ils sentent, de goûter avec leur langue et de toucher ce qu’ils touchent (CLINE : 2021, p. 12-13).
Le concept était lui-même inspiré de la SimStim de William Gibson, et des films Brainstorm et Strange Days. L’histoire des technologies du virtuel dans la science-fiction remonte aux années 1930 (MICHAUD : 2018). ChatGPT a utilisé ces novums comme sources d’apprentissage pour développer son concept de Sphère connectée, ainsi que bon nombre de technologies du virtuel imaginaires présentées dans le tableau suivant.
Technologie utopique | Description |
Sphère connectée | Interface neuronale avancée, fusion symbiotique entre la technologie et l’esprit humain. Permet aux individus de se connecter directement à un espace virtuel en utilisant leurs pensées, leurs émotions et leurs sens de manière plus immersive que jamais. |
QuantumRealms | Utilisation d’ordinateurs quantiques pour simuler des environnements virtuels : Holographie quantique tactile Neuro-interaction avancée : contrôle des avatars par la pensée Communication holographique instantanée. |
NeuroSynth | Technologie permettant une expérience virtuelle fondée sur la conscience et la manipulation directe des états mentaux des utilisateurs : Interaction neuronale directe Réalité virtuelle fondée sur l’état mental Exploration de la conscience collective par la connexion à une réalité virtuelle partagée. |
EtherialSense | Extension des frontières de la perception sensorielle et de la réalité augmentée en intégrant des capteurs quantiques et des champs éthériques pour créer une expérience immersive qui transcende les sens humains ordinaires : Capteurs quantiques multispectraux Champs éthériques interactifs Augmentation multisensorielle Interopérabilité universelle. |
QuantaSculpt | Repousse les limites de la création artistique et de la manipulation de la matière à l’échelle quantique : L’holographie tridimensionnelle sert de canevas virtuel pour la sculpture ; Collaboration holographique artistique à l’échelle mondiale. Les artistes peuvent travailler ensemble dans le même espace virtuel. |
DreamMesh | Permet aux utilisateurs de naviguer et d’interagir avec un réseau interconnecté de rêves virtuels partagés : Création d’univers oniriques interactifs Émotions et sensations virtuelles Intégration dans la réalité physique. |
Pour obtenir ces technologies utopiques, dont nous n’avons retenu que les exemples les plus significatifs, nous avons proposé le prompt suivant à ChatGPT : « Décris une technologie de réalité virtuelle futuriste et imaginaire. Ces machines utopiques pourront s’insérer dans une histoire de science-fiction ».
L’IA est donc capable d’imaginer des technologies qui n’existent pas, de faire œuvre de prospective en s’inscrivant dans une histoire de l’imaginaire technique. En se projetant dans un lointain futur, elle pourrait être une aide à l’innovation considérable en contribuant au renouvellement de la science-fiction. En effet, cet imaginaire technoscientifique a participé depuis sa création à alimenter les scientifiques et les innovateurs en nouveaux concepts qui furent matérialisés sous la forme d’innovations. Le design fiction est un courant qui propose d’utiliser la science-fiction pour imaginer l’avenir d’une entreprise, d’un secteur économique ou d’une société. David Kirby (2010) évoquait le concept de prototype diégétique pour désigner les technologies imaginaires présentes dans ces récits. L’idée fut reprise par Julian Bleecker (2009, 2022), qui a imaginé le buzzword design fiction.
Ainsi, si de plus en plus d’acteurs économiques, comme les entreprises, les associations, les think tanks, mais aussi les armées et les gouvernements utilisent la science-fiction comme un outil d’aide à l’innovation en raison de sa faculté prodigieuse à imaginer des prototypes fictionnels ou les conséquences de l’incursion d’une nouvelle technologie sur un marché ou dans un groupe, il convient de s’interroger sur l’utilité de l’IA dans le processus de design fiction. En effet, Neal Stephenson (2011) a souligné dans un article de presse célèbre que la science-fiction tendait à un excès de dystopie qui pouvait nuire à l’économie et à la société à moyen terme, dans la mesure où ces dernières étaient jusqu’alors alimentées par les concepts de la science-fiction utopique pour développer des nouveaux produits commercialisés et sources de progrès. Et si l’IA permettait de sortir la science-fiction de sa tendance pessimiste, consistant à imaginer la fin du monde, des régimes dictatoriaux et des catastrophes menant à la disparition de l’humanité, comme on le voit dans le courant de la collapsologie (SERVIGNE ET STEVENS : 2015) ? Une question de prospective émane de cette recherche : l’IA, associée au design fiction, permettrait de générer un nouvel imaginaire technique utopique, susceptible de trouver des solutions aux nombreuses difficultés et impasses apparentes dans lesquelles semble engagée l’humanité.
Intelligence artificielle et design fiction
Wu et al. (2022) ont montré l’intérêt d’utiliser l’IA dans les pratiques de design fiction. Des auteurs amateurs ont ainsi pu rédiger des scénarios originaux sur le concept du travail futur dans la société chinoise à horizon 2040. Ils expliquent aussi que les écrivains ont accru la richesse et la créativité du texte produit par l’IA en « initiant des interactions joyeuses et inspirantes ».
Les humains auraient donc pour rôle de fournir un regard critique sur la technologie et sur le devenir de la société, là où l’IA cultiverait une vision plus technophile. Notons toutefois que ChatGPT, lors de l’exercice qui lui a été demandé d’imaginer le futur du virtuel, a accompagné son propos de commentaires appelant à veiller à la dimension éthique des Sphères connectées. La machine est donc sensible à la technocritique conçue depuis des dizaines d’années par les philosophes de la technique. Cette recherche a permis de souligner le formidable potentiel de cette technologie pour imaginer de nouveaux concepts techniques, maillon fondamental du processus d’innovation. Les auteurs de design fiction pourront donc trouver dans l’intelligence artificielle un allié précieux, susceptible d’accroître leur créativité avec l’aide d’une machine dont les processus cognitifs sont censés imiter le cerveau humain (CARDON et al. : 2018). Ainsi, une des tâches du design fiction sera de cartographier l’imaginaire technique de l’IA. Grâce à des prompts bien pensés, il sera possible de générer des technologies imaginaires. Certaines seront certes déjà connues, inspirées par l’histoire de la science-fiction, mais d’autres seront originales, susceptibles d’alimenter la créativité des ingénieurs capables de les réaliser sous la forme d’innovations.
La cartographie de l’imaginaire technique des IA est une tâche importante, qui pourrait bien se révéler impossible dans la mesure où l’IA se développe chaque jour davantage. Cette démarche allie les approches du design fiction, des spécialistes de science-fiction, mais aussi d’artistes numériques testant les limites et le potentiel de ces nouvelles technologies. Ces dernières, bien utilisées, pourraient participer à la renaissance d’un imaginaire technique utopique, source de créativité et de réactivation du processus scientifique. Si l’IA a déjà permis de réaliser des découvertes prodigieuses dans certains domaines scientifiques, comme la médecine ou l’astrophysique, elle pourrait bien révolutionner la manière de créer de la science-fiction. Andersen et Holmqvist (1989) affirment même que l’intelligence artificielle est un phénomène esthétique. De même que l’imprimerie puis l’ordinateur ont modifié le rapport au texte et à la pensée, l’apparition de l’IA pourrait bien avoir des conséquences importantes sur l’imaginaire humain. Jusqu’alors, seuls les humains étaient dotés d’un imaginaire technique. Les technotypes (archétypes technologiques) de l’imaginaire humain se trouvent ainsi en amont d’une pensée technique qui a mené à l’élaboration d’une technosphère qui englobe désormais la planète.
Les IA ne procèdent certainement pas de la même manière qu’un humain pour imaginer une nouvelle technologie ou l’avenir de l’espèce. Toutefois, leurs connaissances et leur vitesse de calcul phénoménales pourraient permettre l’émergence d’un nouvel imaginaire technique. Ce dernier fait référence à l’ensemble des visions, des idées et des représentations que les sociétés se font des technologies et de leur évolution. Cela inclut les espoirs, les peurs, les attentes et les fantasmes que les individus et les collectivités projettent sur les technologies, influençant ainsi la manière dont elles sont conçues, utilisées, et intégrées dans la culture.
ChatGPT, en tant que modèle d’intelligence artificielle développé par OpenAI, ne possède pas de conscience, d’émotions ni de capacité à imaginer de manière autonome. Cependant, il peut générer du texte qui reflète, reproduit ou simule les imaginaires techniques présents dans les données sur lesquelles il a été entraîné. Ces productions peuvent donner l’impression que le modèle participe à l’imaginaire technique, mais elles sont en réalité le résultat de l’analyse des patterns dans les données d’entraînement, sans intentionnalité ni compréhension.
Il conviendra donc de veiller à un usage éthique de cette technologie, qui pourrait soit proposer des idées néfastes, accentuant le malheur sur Terre, soit des concepts plus positifs, susceptibles d’insuffler les idées d’engins idylliques, capables d’engendrer innovation et progrès technique. En effet, si de nombreux commentateurs ont vu dans l’IA un risque pour la survie même de l’humanité (GERACI : 2010), prolongeant un imaginaire catastrophiste inspiré par la science-fiction, notamment le syndrome Terminator, il est aussi possible d’y voir une source potentielle de bienfaits, l’IA pouvant selon certains auteurs provoquer l’avènement d’un techno-messie (REYNOLDS : 2023).
Conclusion : le rôle de l’artifte dans les processus d’innovation
La recherche sur l’imaginaire de l’intelligence artificielle prend donc deux directions complémentaires et pourtant très différentes.
La première dimension, classique, vise à étudier les représentations imaginaires de l’intelligence artificielle, notamment dans la science-fiction. Les recherches dans cette direction sont déjà multiples et le sujet est bien connu, notamment grâce à des publications comme celles de Pachulski (2020) ou d’Osawa et al. (2022). Les représentations de cette technologie contribuent à la construction de la vision collective de son devenir. Les lecteurs et spectateurs de récits de science-fiction sont bien souvent des leaders d’opinion véhiculant les idées qui deviendront dominantes dans l’imaginaire collectif, contribuant à formater la technophobie ou la technophilie des acteurs. Shiller (2019) a ainsi montré que les récits ont une influence importante sur l’élaboration des faits économiques majeurs, comme les bulles spéculatives ou les crises économiques. Il consacre d’ailleurs un chapitre de son ouvrage à l’influence de la science-fiction sur les représentations de l’intelligence artificielle de demain, notant que si les chefs d’œuvres jouaient un rôle important dans l’économie narrative, c’était nettement moins le cas des films de série B.
La deuxième approche, plus novatrice, consiste à étudier l’imaginaire produit par la machine elle-même. Aidée par un chercheur capable de la stimuler par des prompts pertinents, l’IA peut concevoir des milliers de technologies utopiques. Il convient toutefois de la tester davantage avant de tirer des conclusions définitives sur le renouveau qu’elle pourrait apporter à l’imaginaire technique.
En effet, il est toujours possible d’inscrire ses novums dans un historique fictionnel, laissant penser que peut-être, l’IA n’est capable de créer que des innovations narratives incrémentales, et qu’elle pourrait être beaucoup plus limitée pour apporter des innovations radicales, faculté qui demeurerait l’apanage du genre humain.
Ainsi, quelques questions d’ordre méthodologique et prospectif feront office de conclusion à cet article :
- L’étude de l’imaginaire des IA permettra-t-elle de mieux connaître le fonctionnement de l’imaginaire (notamment technique) humain ?
- À qui appartiendront ces imaginaires techniques à l’avenir ? L’idée de breveter les concepts imaginaires est-elle définitivement enterrée avec l’apparition des IA capables de créer des technologies utopiques à la demande ?
- Allons-nous assister à l’émergence d’un nouveau courant de la science-fiction, caractérisé par un imaginaire technique foisonnant issu des facultés prodigieuses de l’IA ?
- Le secteur de la littérature de science-fiction pourrait aussi connaître quelques désagréments, l’IA obligeant les romanciers et scénaristes à trouver une nouvelle identité, la notion d’auteur artiste étant concurrencée, mais certainement pas condamnée par l’innovation technologique.
- Les auteurs auront ainsi une nouvelle fonction, consistant à extraire et à rendre publiques les visions des technologies futuristes des IA. En effet, si ces dernières sont capables d’imaginer d’une manière abondante, il conviendra de diffuser ces récits auprès du grand public afin de les insérer dans une économie narrative. Le design fiction pourrait s’appuyer sur cette innovation pour orienter ses pratiques créatives. Nous nommerons les personnes pratiquant cette exploration artistique les « artiftes » (fusion des termes « artiste » et « artificiel »).
Notice biographique
Thomas Michaud est docteur en sciences de gestion et MBA. Il est chercheur associé au laboratoire ISI/Lab.RII de l’Université Littoral Côte d’Opale. Il s’intéresse au rôle de la science-fiction dans les processus d’innovation depuis une vingtaine d’années et a publié plusieurs livres sur le sujet, dont le dernier est La science-fiction institutionnelle (L’Harmattan, 2023). Il écrit aussi des romans de science-fiction, dont Les Exohumains, en 2024, chez Les Impliqués. Pour mieux le connaître, voir son site Internet : www.thomas-michaud.com. Il a aussi créé Futurofictions, qui propose aux entreprises et aux organisations de leur écrire des histoires de science-fiction afin de les aider à imaginer le futur de leur secteur d’activité et ainsi de pratiquer une nouvelle forme de prospective : www.futurofictions.com.