Table des matières
Introduction
La biodiversité, dans les environnements vidéoludiques, est rarement au centre, si ce n’est en tant que ressource à exploiter par le joueur pour sa survie. Cette nature pixelisée relègue la pensée écologique à une thématique d’arrière-plan, reposant parfois sur le retrait complet de l’humain pour permettre une régénération naturelle, comme c’est le cas pour Terra Nil (Free Lives/Devolver Digital, 2023). Lorsque nous nous concentrons sur le monde aquatique et sa biodiversité, nous faisons face à pléthore de jeux exploitant la peur de l’inconnu, la terreur des profondeurs, où sévit un monstre géant et dévorant. Dans de tels univers, on ménage de la place à la biologie spéculative, cet « exercice intellectuel visant à imaginer des formes de vie plausibles, soit ailleurs dans l’Univers, soit plus tard sur Terre » (STEYER : 2022).
Le médium du jeu vidéo se prête tout particulièrement à cette approche, offrant de grandes possibilités d’univers créés suivant des règles spécifiques. Ainsi, Rain World (Videocult, 2017) met en place un écosystème procédural. Chaque créature acquiert des données comportementales qui lui permettent d’interagir non seulement avec le joueur, mais également entre elles, le tout calculé en temps réel et non préprogrammé par les développeurs. Ces interactions inter- et intra-espèces permettent à l’univers fictif de prendre vie, en s’organisant non seulement autour du joueur et de ses actions, mais également par lui-même. Rappelant les Live Simulations d’Ian Cheng, le monde de Rain World s’anime sans que le joueur ait à interagir avec lui, le forçant uniquement à le traverser et à trouver sa route au travers d’un monde grouillant de vie. Les jeux de survie offrent souvent ce type d’expérience, proposant au joueur de découvrir les règles à mesure qu’il explore l’environnement et qu’il se confronte à ses habitants.
Après avoir défini le jeu de survie, nous nous focaliserons sur l’exemple de Subnautica (Unknown World Entertainment, 2014) afin d’examiner comment la complexité de l’environnement d’un jeu vidéo peut aider à la compréhension de la complexité du monde réel, reflétant partiellement ce dernier et aidant à l’immersion au sein d’une biodiversité foisonnante.
Jeux de survie
Le jeu de survie se situe au croisement entre le jeu de stratégie et le jeu de rôle. Les jeux de stratégie imitent le jeu d’échecs, où il est nécessaire de connaître les règles pour pouvoir gagner, mais surtout de savoir comment les exploiter afin de parvenir à déjouer son adversaire, lequel joue généralement avec les mêmes règles.
Dans les jeux de survie, le joueur est projeté, grâce à son avatar, dans un univers dont il devra exploiter les ressources afin d’assurer sa survie à plus ou moins long terme. Ces jeux se focalisent sur ladite exploitation, la protection contre l’environnement, la construction d’une base, parfois sur l’intégration d’autres joueurs (ou de personnages non joueurs [PNJ]) dans sa base. Le but est de survivre et, généralement, de quitter l’endroit inhospitalier dans lequel on commence le jeu ou bien de l’adapter à nos besoins. La plupart des jeux de survie reposent sur l’environnement pour raconter leur histoire, parfois accompagnée d’une narration dans le sens standard du terme, mais le joueur découvre l’univers au fur et à mesure qu’il l’explore, l’exploite et gagne des compétences, celles-ci lui permettant de pousser son exploration toujours plus loin. En ce sens, ils sont à cheval entre deux catégories de jeux :
- Les jeux de progression, visant à aller d’un point A à un point B, type « jeux d’aventure ».
- Les jeux d’émergence, qui reposent sur un modèle similaire, mais incluent une asymétrie entre « la relative simplicité des règles du jeu et la relative complexité de la réalité du jouer au jeu1 » (JUUL : 2005, p. 73-75).
C’est dans cette seconde catégorie qu’entrent les jeux de stratégie, car, s’il existe un but vague à atteindre (gagner), les moyens d’y parvenir sont nombreux (jouer aux échecs se gagne en faisant échec et mat, mais il existe de nombreux mouvements de pièces pour atteindre ce but).
Les jeux de survie n’enferment pas le joueur dans un couloir narratif dont il est impossible de sortir. Ils offrent en revanche des étapes, à atteindre dans un ordre plus ou moins strict, afin d’encourager l’exploration du monde environnant. Il s’agit cependant d’un seul des nombreux leviers sur lesquels ces jeux s’appuient pour encourager l’immersion du joueur. Mais focalisons-nous sur l’exemple de Subnautica, que nous allons évoquer maintenant.
« Subnautica » : jouer sous l’eau, expérience suffocante
Jeu de survie et d’aventure, Subnautica est développé et distribué par Unknown World Entertainment, studio indépendant. Ce détail a toute son importance, car, dans le monde du développement de jeux, les studios indépendants ont insufflé une nouvelle vie dans le marché des jeux vidéo, osant l’expérimentation, à l’instar des mouvements artistiques dits « révolutionnaires » qui ont ainsi su briser les conventions passées au profit d’une nouvelle approche. Loin de chercher à imiter le photoréalisme souvent cher aux grands studios, les jeux indépendants sont généralement issus de financements participatifs et leur direction artistique, assez souvent, est plus engagée sur le plan stylistique (on peut penser à Undertales [Toby Fox, 2015] ou à Iron Lung [David Szymanski, 2022] qui ont tous les deux été acclamés par le public pour leur gameplay original), allant pourtant à l’inverse de l’immersion anticipée en 2018 : « L’immersion dans les jeux vidéo est plus que jamais associée à l’illusion de réalisme et à la saturation des sens » (TRÉPANIER-JOBIN, COUTURIER : 2018).
Subnautica nous projette sur une planète océanique, à la suite de la destruction du vaisseau spatial de notre employeur. Abandonné dans une petite capsule flottant au milieu de l’océan, Ryley devra réunir des ressources et explorer les différents biomes qui entourent le site de l’Aurora, s’adapter aux conditions plus ou moins hospitalières de la planète et en percer les secrets afin de pouvoir la quitter. Une chose apparaît rapidement claire aux yeux du joueur : l’humain n’a jamais existé sur cette planète. C’est justement cette absence d’humain qui rend la planète à la fois terrifiante et envoûtante : d’un côté, la solitude renforce le sentiment de terreur qui saisit le joueur, mais en même temps cela évite les interruptions par d’autres protagonistes. Les interactions langagières sont ainsi limitées au Personal Digital Assistant (PDA), qui viendra ponctuer le silence afin de fournir quelques informations. Le joueur n’aura aucune interaction nécessitant l’usage de la parole, ses actions étant la seule option pour s’exprimer au sein du jeu. Ainsi, la relation au monde du jeu se limite à une rencontre muette.
Pour moi, il est intéressant d’avoir un monde où l’humanité est la proie. Nous vivons dans un monde qui est énormément construit par l’humain et nous avons modifié la Terre à notre image. Ce n’est pas vraiment effrayant ni primitif, donc je pense qu’en construisant un monde qui n’en a pas grand-chose à faire de vous, où vous n’avez pas beaucoup de pouvoir et où vous êtes une poussière en comparaison de ces créatures géantes qui ont vécu dans ce monde depuis très longtemps sans vous, ça fait monter votre adrénaline et ça remet l’humanité à sa place, en quelque sorte. Ça vous rend humble et je pense que c’était aussi motivant pour nous. L’intégralité de ce monde du jeu n’en a rien à faire du joueur (CLEVELAND : 2019).
Une narration avant tout environnementale
La planète 4546B est presque intégralement couverte d’eau, du moins aussi loin qu’il nous est possible de voir. Les rares îles qui existent sont maintenues en surface par de massifs flotteurs anciens, l’entrée dans la banque de données du jeu précisant que « les données biologiques suggèrent que ces vastes flotteurs ont grandi dans une symbiose ingénieuse avec les terrains auxquels ils se sont attachés ». Cependant, l’histoire nous cantonne à la zone d’un plateau volcanique. En sortir, c’est s’aventurer dans la zone morte, un biome totalement vide de forme de vie, à l’exception des fantômes léviathans adultes, qui nous attaqueront immédiatement à vue. Restreignant ainsi la zone de jeu sans pour autant forcer la mise en place d’un mur invisible, la mort certaine nous incite à rester sur le plateau par crainte de ce qui nage au-delà de ses limites.
La zone de jeu n’est cependant pas étroite ni étouffante, étant en réalité composée de 35 biomes peuplés par des coraux, des herbes marines et des créatures de toutes les tailles (plus d’une centaine d’espèces), qui participent à la génération d’un monde visuellement riche, mais surtout à la mise en narration d’une biodiversité foisonnante. Des vers de roche, petite espèce charognarde, aux léviathans Reefbacks, paisibles géants qui errent et dont le chant n’est pas sans rappeler celui de nos baleines, les créatures amènent le joueur à se faire absorber par l’univers de Subnautica, dans le sens d’une « attention générale dirigée vers un médium » (CALLEJA : 2007, p. 175). Cette volonté d’immersion environnementale n’est pas nécessairement compliquée, mais est pleinement assumée par l’équipe de développement.
La narration environnementale met en place des préconditions pour une expérience narrative immersive sous au moins quatre angles : les histoires spatialisées peuvent évoquer des associations narratives préexistantes ; elles peuvent amener un terrain de préparation où les événements narratifs sont institués ; elles peuvent intégrer l’information narrative dans leur mise en scène ; ou elles peuvent fournir des ressources pour des narrations émergentes (CLEVELAND : 2019).
Faisant écho à la nature, les créatures du jeu sont ainsi des versions fictionnelles d’animaux qui peuplent ou ont peuplé notre environnement : le Stalker et ses habitudes de charognard, attiré par ce qui brille, faisant écho au barracuda ; le Requin cuirassé et son désintérêt pour les chasses trop énergivores, à l’instar du requin, etc. Cet écho au réel se poursuit également dans le deuxième opus de la série, Subnautica: Below Zero (Unknown World Entertainment, 2021), notamment avec des créatures comme le Nénupharien, qui reprend l’esthétique de l’hippocampe feuille, ou le Pimpon, dont la technique de chasse n’est pas sans rappeler celle des Neoclinus blanchardi, dont la bouche s’ouvre quatre fois plus grand qu’elle n’est en réalité, ou encore le Brise-roche, dont les attaques menées à la vitesse du son rappellent la crevette-mante et sa frappe, la plus rapide du monde animal.
En quête de l’expérience esthétique
À en croire Jesper Juul, la simulation ouverte n’aurait aucune valorisation de sa finalité (JUUL : 2005, p. 43-44). Ainsi, un jeu comme SimCity (Maxi, 1989) n’offre pas de but spécifique à atteindre, mais laisse au joueur le choix de s’imposer des contraintes. Dans le cas de Subnautica, il ne s’agit ici que d’une des options de jeu. En effet, suivant le modèle de la plupart des jeux de survie, Subnautica offre une expérience esthétique pure. Dans ce mode de jeu, pas question de se faire attaquer par des créatures : elles sont toutes passives envers le joueur, qui n’a soudain plus besoin de respirer, de manger, de boire, de se réchauffer ou de se protéger des radiations. L’exploration et la narration deviennent alors les deux seuls appâts du jeu.
Éventuellement, vous atteignez le point où vous voulez juste dessiner la carte du monde entier, ou vous voulez juste descendre jusqu’à mille mètres de profondeur en utilisant le seaglide, ou vous voulez juste cataloguer toutes les créatures du monde, ou tuer toutes les créatures du monde. Ce sont des choses que vous mettez en place, qui vous enthousiasment. C’est une bonne raison de faire un jeu, parce que les joueurs vont y jouer, parce qu’ils prennent du plaisir et non parce que vous les avez contraints (CLEVELAND : 2019).
Il incombe alors au joueur de faire appel aux « imaginaires subsidiaires » (WALTON : 1990). Les recherches de Gordon Calleja l’ont amené à la même conclusion, lorsqu’il évoque la participation ergodique du joueur, « une forme de participation qui requiert un effort “non trivial” […] de la part du joueur pour jouer au jeu » (CALLEJA : 2007, p. 175).
La création de quêtes, internes au joueur et externes au gameplay, s’intègre dans l’expérience vidéoludique et aide le joueur dans son immersion à une échelle micro, venant ainsi construire l’immersion à l’échelle subjective et personnelle. Aucune expérience de jeu ne se ressemblera d’un joueur à l’autre, mais elles s’appuieront toutes sur une projection narrative à une échelle micro, la narration à l’échelle macro ne servant que d’introduction au monde et à ses règles. En nous présentant l’environnement, puis en nous laissant explorer les lieux, Subnautica ne force pas sa trame narrative à se dérouler par des actions diégétiques mais par des actions exploratrices. Il est possible de s’extraire de la trame narrative principale pour se focaliser sur nos quêtes, chose rendue possible par l’environnement.
Plusieurs éléments, diégétiques et extradiégétiques, viennent contribuer à cette expérience. Lorsque le joueur se retrouvera à nager, sa vue sera limitée par un masque de plongée dont les contours viendront cadrer l’environnement, renforçant ainsi une perception réduite de ce dernier. L’éclairage des lieux imitant celui du monde aquatique réel, la lumière de la surface ne pénètre plus, passé une certaine profondeur, et les conditions naturelles des différents biomes nous imposent une vision qui décroît avec la distance. S’y ajoute une impossibilité, pour le joueur, de passer en vue à la troisième personne, imbriquant notre point de vue dans celui de notre avatar. « Nous avons le sentiment d’être dans un lieu différent du lieu où se situent nos organes sensoriels – c’est-à-dire ailleurs que l’endroit où nous recevons la stimulation sensorielle » (AUVRAY, FUCHS : 2007, p. 45). L’ensemble de ces paramètres esthétiques forcent ainsi une boucle sensorimotrice entre le corps organique du joueur et le corps virtuel de l’avatar, jouant sur l’immersion sensorielle pour en renforcer l’expérience. S’y ajoute une immersion fictionnelle, dans le sens du « phénomène où le joueur devient absorbé par l’histoire ou le monde diégétique du jeu » (ARSENAULT, PICARD : 2008), appuyée tant par la narration environnementale que par la « conception illusionniste » (RYAN : 2001, p. 158) qui stimule l’imagination du joueur et l’amène à concevoir des réponses non données diégétiquement. Ces réponses proviennent particulièrement de l’environnement, qui n’est que partiellement renseigné par la trame narrative.
« Beaucoup de mots déterminent ce que nous pensons être environnement en fonction du sentiment de sédentarisation en ville. Pourtant, l’environnement est environ-nant, il tourne autour » (MORTON : 2021, p. 216). Fourmillant de vie et de secrets, la planète 4546B offre une biodiversité en mouvement qui attire l’œil et, à la manière des gravures d’Haeckel, se collectionne dans la banque de données.
Apprentissage et complexité
La présence d’une banque de données n’est bien sûr pas spécifique à Subnautica. La plupart des jeux de survie comprennent du crafting, c’est-à-dire de la fabrication de matériel à partir de matériaux récoltés. Il est souvent nécessaire d’apprendre un vaste panel de « recettes » permettant de créer tout ce qui est nécessaire à la survie, mais aussi à la décoration. En effet, si la plupart des objets de Subnautica ont une utilité, voire une nécessité (sans générateur d’énergie, il est impossible de respirer dans les bases sous-marines), les décorations sont nombreuses. Celles-ci n’ont pour but que de rendre l’espace plus esthétique et sont, en termes de gameplay, une perte de ressources. Un pot de fleurs contenant une espèce non comestible n’aura aucune utilité autre que décorative.
Ces éléments ont cependant une raison d’être, car ils participent à l’expérience esthétique du jeu, une démarche volontaire de l’équipe de développement. Non-violent, celui-ci ne met aucune arme traditionnelle à disposition du joueur, à l’exception d’un petit couteau, qui est utilisé pour récolter des ressources et chasser de petits poissons (même si, en pratique, il est possible de les attraper vivants, lorsqu’ils passent à portée de main), mais qui n’est d’aucune utilité face à la majorité de la faune agressive.
Nous ne voulions pas que les joueurs tuent les créatures. […] Donc, bien sûr, elles ne pouvaient pas vous donner de loot (butin). Si vous ne voulez pas que les joueurs fassent quelque chose, si vous les pénalisez, ce n’est pas assez pour les en dissuader. Si vous ne leur donnez pas de récompense, ce n’est pas assez pour les dissuader. Il faut faire en sorte qu’ils n’aient pas de retour. Donc, lorsque vous tuez une créature, elle ne fait rien. Si vous attendez, construisez un couteau et poignardez un Léviathan Faucheur un millier de fois afin de le tuer, il n’y aura pas de son. Il va simplement s’immobiliser et couler au fond de l’océan. C’est réellement décevant et je pense véritablement que c’est la raison pour laquelle les gens ne tuent pas beaucoup de créatures (CLEVELAND : 2019).
Cette absence d’arme modifie drastiquement les interactions avec la faune et neutralise l’approche combative inhérente à la plupart des jeux de survie. Comment alors amener cette interaction ? La solution a été apportée par le scanner, une manière de rétablir l’interaction entre le joueur et les créatures dans une démarche éducative et curieuse. L’intention n’était pas de maintenir la distance, mais bien de trouver le moyen d’établir un contact sans violence, une relation de fascination qui fait écho à l’univers des monstres, sans pour autant réellement les faire basculer dans ce domaine, oscillant ainsi entre fascination et angoisse.
Il a fallu que nous réfléchissions à la manière dont nous pensions à nos créatures ou à nos monstres. Dans la plupart des jeux, ce serait des monstres. Pour nous, c’était vraiment important que nous les pensions comme des créatures. […] Au lieu de penser à des moyens d’interagir avec les créatures, il s’agissait de trouver une manière de ressentir leur caractère imposant. Il s’agit moins de système de jeu et plus d’expérience esthétique, mais nous les avons rendues excitantes, belles, mignonnes, et amusantes, et effrayantes. Nous les avons en quelque sorte juste abordées émotionnellement plutôt que sous l’angle du système de jeu (CLEVELAND : 2019).
Un changement dans la représentation donc, mais aussi dans l’interaction du joueur avec le monde du jeu : pas de récompense pour le meurtre de l’animal, pas d’arme pour le tuer. Juste une curiosité et un émerveillement pour cet univers foisonnant. Là où Lovecraft va le plus souvent représenter la peur de l’inconnu ou le danger et où Abzû (Giant Squid et 505 Games, 2016) fait prévaloir une forme d’émerveillement et de tranquillité, Subnautica cherche à intégrer toutes les émotions dans son environnement. C’est pourquoi le jeu déploie une forme d’« effet de réel » (BARTHES : 1968), dont la visée est de renforcer l’immersion en complexifiant la représentation du monde sous-marin et en la rendant plus proche de celle à laquelle nous sommes habitués.
Charlie Cleveland parle de thrill, terme anglais dont le sens oscille entre l’« exaltation », l’« excitation » et le « frisson de terreur ou de joie ». C’est dans cet entre-deux que la complexité de Subnautica est magnifiée par sa volonté de mettre en place une hiérarchie dans laquelle le joueur sera amené à trouver sa place au sein de l’écosystème : que pouvons-nous approcher sans peur, de quoi devons-nous rester à distance, comment se déplacent les créatures que nous croisons et quelle est leur vitesse par rapport à la nôtre ? Des questions qui conduisent le joueur à préparer ses déplacements liés aux provisions à emporter pour sa mission d’exploration comme à son approche des créatures et des différents biomes, faisant ainsi appel au double sens de l’incorporation chez Calleja (incorporant et incorporé). « L’incorporation s’opère selon deux axes : le joueur incorpore (dans le sens d’assimiler ou d’internaliser) en même temps qu’il est incorporé (dans le sens de mise en corps) au travers de l’avatar dans l’environnement » (CALLEJA : 2007, p. 213). L’équilibre entre l’humain qui joue et la biosphère virtuelle qui existe sans lui est ainsi trouvé dans cette incorporation.
En comparaison, Terra Nil nous propose de réparer des environnements qui ont subi la présence de l’humain, puis de nous en extraire totalement pour laisser la nature se ressourcer, loin de toute interaction humaine et au-delà de la réparation de nos erreurs passées – un discours écologique qui voudrait que l’humain ne puisse exister avec la nature, co-exister. Cette séparation est certes dans la continuité de la pensée cartésienne que l’on retrouvait chez Haeckel : « Par œkologie, nous entendons la totalité de la science des relations de l’organisme avec l’environnement, comprenant au sens large toutes les conditions d’existence » (Haeckel cité par ROGER : 2017, p. 146).
Mais il faut tenir compte de ce que les conduites humaines façonnent l’environnement vivant, végétal et animal, d’une manière qui est sans équivalente. De nos jours, les espaces environnementaux peu modifiés par l’activité humaine sont très rares. La Terre est soumise à des contraintes économiques et techniques de plus en plus fortes, qui la transforment. L’homme ne vit pas dans la nature telle que l’évolution l’a formée mais dans un environnement naturel transformé et dans un environnement social et culturel qu’il a forgé (JUIGNET : 2021).
La culture informe ainsi la représentation de l’environnement naturel (dans le sens de « nature environnante »), une différence soulignée par Ducarme et Pautard. Leur rapport de 2021 insiste sur l’importance de l’anthropisation du territoire français par rapport au territoire américain ou australien, « où perdure un imaginaire colonial dans lequel s’opposent de courageux pionniers et une wilderness impitoyable » (DUCARME, PAUTARD : 2021, p. 21). Culture et imaginaire renseignent ainsi la construction du rapport entre l’humain et son environnement. Si les Français semblent ne pas concevoir la nature comme « altérité radicale ou menaçante », celle-ci reste cependant au cœur des discours comme un patrimoine à protéger impérativement. D’après ce même rapport, « [o]n voit ici que la problématique climatique semble plus appréhendée par le grand public que celle de l’érosion de la biodiversité » (Ibid., p. 19).
Les jeux vidéo comme Subnautica offrent une expérience esthétique visant à réenchanter l’imaginaire. L’appel à la déambulation, stimulée par la collectionnite qu’entraîne le scanner, force le joueur à se confronter à ce monde extérieur, la trame narrative servant à l’amener de lieu en lieu. En poussant ainsi à la curiosité, l’exploration du monde vidéoludique et l’apprentissage de ses règles deviennent parties intégrantes de l’expérience émotionnelle du jeu, car nécessaires à la découverte.
Prendre appui sur ces mécanismes pourrait aider à éduquer au réenchantement de la biodiversité réelle, tout particulièrement la biodiversité marine, qui souffre d’un manque de représentations, sauf effrayantes, dans l’imaginaire collectif. Par son caractère immersif, le médium du jeu vidéo offre ainsi de nouvelles approches pédagogiques qu’il serait intéressant d’exploiter afin d’attirer l’attention sur la problématique de la protection de la biodiversité marine. Si certains serious games mettent en scène des enjeux écologiques (comme Nowaterra [Natagora, 2016], qui propose différents scénarios visant à travailler sur la complexité des écosystèmes et des interactions entre espèces), ceux-ci souffrent du même biais que le grand public : ils sont le plus souvent centrés autour des problématiques climatiques et des impacts sur l’humain plutôt qu’autour de la biosphère à l’échelle planétaire, encore moins marine.
Conclusion
L’expérience esthétique de Subnautica repose intégralement sur la biodiversité, avec laquelle il est possible d’interagir. Si ce monde n’était pas foisonnant de vie, le joueur n’aurait qu’un engagement superficiel avec la narration principale ; or, c’est par des narrations émergentes que ressortent l’immersion et la cohérence du jeu, apportant une profondeur à un univers fictif qui, sinon, nous présenterait uniquement une piscine municipale alien, vide de sens et d’intérêt. À l’image de notre monde, c’est la biodiversité, dans toute sa variété et sa complexité, de ces univers de fiction qui leur donne du relief et qui travaille la matière même des océans : le vivant.
Notice biographique
Thomas Brunel de Montméjan est chercheur associé au laboratoire MICA, axe ADS (Arts, design, scénographie : figures de l’urbanité). Ses recherches se concentrent sur les représentations corporelles, particulièrement dans la fiction et la culture populaire, ainsi que sur l’intelligence artificielle et les nouvelles technologies.