Table des matières
Introduction : Que peut l’art face au déni ?
Le déni est peut-être la maladie du siècle, de nos sociétés, de notre passé proche de pandémie de Covid-19, ou il est peut-être simplement beaucoup mieux analysé et repéré, souvent cité dans les articles et les journaux. Lorsqu’en 2022 Serge Tisseron publie Le Déni ou la fabrique de l’aveuglement, largement exemplifié par la période de la pandémie, il cite aussi le déni climatique, qui « s’enracine dans trois dénis majeurs qui organisent nos existences à la fois sur le plan privé et sur le plan public » : le déni de notre fatigue et de notre impuissance ; le déni par rapport au vide que nous ressentons ; le déni de la mort (TISSERON : 2022, p. 173-176). « Le déni de notre propre mort est une pièce majeure du dispositif qui nous empêche de prendre au sérieux la mort de la planète. Car accepter notre propre mort, c’est nous confronter à une rupture majeure dans notre représentation du monde. C’est accepter qu’il soit mortel » (Ibid., p. 176). La sentence est sévère, d’autant plus que le déni, comme l’explique bien l’auteur, est vital, tant au niveau individuel qu’au niveau collectif, si l’on veut rendre notre existence acceptable.
« Mode de défense consistant en un refus par le sujet de reconnaître la réalité d’une perception traumatisante » (LAPLANCHE, PONTALIS : 1967, p. 115), le déni renvoie au manque et à la castration, au premier chef l’absence de pénis de la femme, mais aussi à la mort, en ce qu’elle nous prive de l’essentiel : la vie1. Fondé sur une « perception », le déni porterait sur une réalité extérieure ; ainsi le psychotique dénie la réalité et crée une autre réalité2 ; le fétichiste dénie, pour une part, la castration et, pour une autre part, la reconnaît, inventant entre les deux le substitut du fétiche. Renvoyant au trauma, afflux d’excitations trop important pour la mise en place de défenses, le déni propose une sorte de solution dans le refus de reconnaître la réalité, qui n’est, comme le rappelle Serge Tisseron, ni négation ni refoulement3. Avec Laplanche et Pontalis, demandons-nous alors quelle est la nature de cette perception traumatisante que le déni pourrait traiter : si elle correspond à un manque, celui-ci n’est pas perçu ; s’il s’agit de la castration, le déni renverrait à des théories explicatives. Comprenons que le déni pourrait renvoyer à deux niveaux différents : celui du savoir et de la reconnaissance ou celui des sens et de la perception4. Problème insoluble dans la définition du déni, s’il nous faut choisir entre ces deux niveaux. Le déni semble porter sur une réalité extérieure ; mais peut-être que cette réalité, que l’on ne parvient pas à reconnaître, est beaucoup plus intérieure et intime qu’on ne croit. Le déni (le fait de dénier – d’oublier momentanément la réalité de la mort) peut rendre vivable notre existence. Comme le note Serge Tisseron, le déni peut être provisoire ; il peut aussi n’être effectif qu’en partie, qu’à moitié (clivage du moi). Pendant de l’angoisse, une partie du moi dénie la perception inacceptable, inassimilable, une autre la reconnaît (dans l’angoisse). Peut-être que le déni est une question de survie, intimement intégré et activement reconnu en une donnée extérieure.
Or, ce déni peut avoir des côtés négatifs :
– le risque de s’y enfermer et de vivre comme si le danger n’existait pas, comme si nous étions immortels et ne risquions rien (rien de grave ni de définitif) ; et de faire n’importe quoi, d’aller même dans le danger (se mettre en danger) ;
– le risque de désigner d’autres coupables, extérieurs, à cette « mort », si elle survient (première conception de la mort selon Freud) : plutôt que de craindre la mort, on craint les « coupables » ou les responsables (une divinité, le mauvais œil, par exemple).
Au niveau de l’humanité, le déni peut porter sur des événements collectifs (pandémie, réchauffement climatique). Serge Tisseron note que les dénis s’appuient les uns sur les autres, les dénis collectifs sur les dénis individuels. Et si le déni, au niveau collectif, a les mêmes avantages (poursuivre notre existence de façon acceptable), il a aussi les mêmes dangers : continuer à considérer que rien ne peut nous atteindre ; nier le réchauffement climatique et continuer à produire des actions destructrices ; désigner d’autres coupables, extérieurs (autres que nous…)5. Si, au niveau de l’individu, le fétichisme offre un support au déni, le fétiche faisant plein contrepoids au manque et faisant office de protection contre l’angoisse, au niveau sociétal, les objets de consommation sont devenus nos fétiches, substituts de l’angoisse et du manque (et du manque-à-être), ou encore l’argent, ou nos écrans comme objets d’addiction collective.
Comment dépasser les versants obscurs du déni par ailleurs nécessaire à nos survies ? « Accepter nos faiblesses et apprendre à vivre avec l’idée de la mort : deux conditions majeures pour mettre fin au déni catastrophique du changement climatique », écrit Serge Tisseron (2022, p. 176). On connaît ce qu’il y a à faire… Mais comment ?
Impossible de contrer ces dénis, pour au moins trois raisons, liées à sa fonction, son mécanisme et ses bénéfices indirects : parce qu’il est vital, parce qu’il s’appuie sur des dénis personnels, parce qu’il est renforcé sociétalement. Psychiquement, lever les dénis entraînerait une mise en risque que la philosophie pourrait à peine (au double sens de si peu et de avec effort) appuyer. En renonçant, par exemple, aux repérages que, jusque-là, nous avons réalisés par nos représentations du monde et l’emprise que nous comptons garder sur lui. « Accepter que notre monde soit mortel, c’est accepter que la vie n’ait pas de sens sauf celui, éphémère, du soin que nous prenons à le construire dans un lien d’interdépendance réciproque avec la nature qui nous entoure et l’ensemble des créatures qui l’habitent » (Ibid.).
Comment renoncer au sens de la vie ? Comment intégrer la mort (propre et collective) ? Notre hypothèse est que l’art peut permettre de déjouer les dénis, de les déstabiliser en puisant à la réalité insupportable, la rendant acceptable par des œuvres fondamentalement ambivalentes et selon des mécanismes qu’il reste à étudier. L’art peut laisser remonter à la surface (hors de l’inconscient) le déni, sans laisser le sujet en proie à l’angoisse, sans ériger pour lui, entre les deux, un substitut (fétiche), en interprétant le déni à sa façon (plastiquement), tout en traitant l’angoisse. L’art éloigne-t-il de la réalité inacceptable ? Selon la psychanalyse, le principe de réalité, au service du principe de plaisir, permet une adaptation de l’homme à la réalité et en même temps la modification de la réalité pour l’homme, qui peut avoir une influence sur elle ; la modifier – notamment, de façon dérivée, par le savoir : maîtrise et emprise favorisent le développement du sujet avec un réel travaillé, parfois de façon très indirecte et complexe, en fonction de ses avantages propres. L’art, selon Freud, réconcilie principe de plaisir et principe de réalité (FREUD : 1984, p. 141). La réalité n’est pas évitée mais retrouvée sur un autre plan, dans les contraintes des réalités, dans les matériaux plastiques, ou encore prise elle-même comme matériau avec l’art contextuel ; le plaisir est trouvé par d’autres finalités que sexuelles, parfois par d’autres sensorialités, parfois détourné sur le niveau intellectuel – conceptuel lorsque l’art fait penser (au lieu de sentir) – ou plutôt penser pour sentir. Selon nous, dans une opération esthétique, l’art déréalise moins l’objet du déni qu’il ne nous prémunit (momentanément) du danger, ménageant sans doute un temps de latence à nos angoisses profondes, sans les faire disparaître.
Nonobstant les éclairages analytiques du processus de déni et l’approche par Freud de la fonction de l’art, nous ne parvenons à notre hypothèse sur l’opération esthétique qu’au terme de l’étude d’œuvres précises de Jason deCaires Taylor, Philippe Ramette, Romain Veillon, Bernard Paquet. Nous n’appliquons pas la théorie psychanalytique aux œuvres. Au contraire, choisies pour le thème du déni, qu’elles manifestent ou suggèrent, les œuvres président à leurs analyses et les guident, la réception esthétique demeurant étayée sur la poïétique6. C’est seulement après un long détour par leurs études attentives que nous espérons revenir à la théorie analytique, peut-être, et de façon neuve : le déni chez deCaires Taylor ne s’appliquera pas à ce qu’il semble au premier regard ; il ne succombe pas aux critiques manifestes des photographies de Veillon ; il se cache sous les délices de l’humour chez Ramette ou se renverse dans les jeux d’ambivalence chez Paquet. Au final, les œuvres opèrent chez le spectateur leur propre approche du déni, réorientant le mécanisme, tel que défini par la psychanalyse, dans le sensible de la réception esthétique.
Retournement – Jason deCaires Taylor
Pour le Museo Subacuático de Arte (MUSA), à Cancún au Mexique, Jason de Caires Taylor crée des sculptures immergées, permanentes, en ciment durable, destinées à accueillir le développement de la biodiversité marine et, notamment, les coraux. Ces sculptures ont forme humaine, grandeur nature, comme autant d’individus saisis dans un moment de leur vie quotidienne, seuls ou en foule7, de tous âges, parfois dans un petit décor sculpté (un homme affalé dans un canapé devant un poste de télévision, un enfant recroquevillé sur le capot d’une voiture). The Banker est un personnage agenouillé comme en prière, la tête enfouie dans le sable. The Bankers est un ensemble de six personnages dans la même position, des attachés-cases posés à côté de chacun d’eux, dont trois avec un portable8. Selon Jason deCaires,« [l]es banquiers symbolisent à quel point nous regardons peu vers l’avenir et à quel point nous nous concentrons sur le gain à court terme. Chaque sculpture est en position de prière pour montrer que les objets monétaires ont remplacé son Dieu. Chaque banquier a une cavité entre ses fesses pour la vie marine. Les crustacés et les anguilles ont élu domicile dans cet espace9. » L’artiste a choisi une figure du déni, celle de ladite position de l’autruche censée représenter un refus de voir la réalité10, à laquelle il ajoute la représentation de la dévotion à l’argent (à ce que nous avons reconnu comme le fétiche), qu’il condamne au ridicule et à la vengeance : les espèces marines coloniseront l’espace interfessier.
Au-delà de la représentation symbolique du déni, la position triviale de l’exposition de l’arrière-train du personnage évoquant à la fois la prière et le culte de l’argent, l’œuvre de Jason deCaires Taylor suit un processus artistique signifiant, à commencer par sa visée écologique, puisque les sculptures s’offrent comme support au repeuplement du monde marin. La poésie de l’immersion des sculptures, leur place étrange d’un monde l’autre 11, sont ici dépassées par un sens critique qui tourne en dérision l’humaine présence, gravé à même la matérialité de la sculpture et de ses modalités d’exposition. La sculpture est amenée à se modifier à mesure de sa colonisation : la figure humaine se déforme, se colore, s’hybride avec d’autres vies, devient monstrueuse, pour peu qu’on la reconnaisse encore et qu’on ne la résume pas à un rocher. Mais une œuvre n’existe que si quelqu’un la perçoit : des plongeurs photographes (de belles images des évolutions des sculptures sont publiées sur le site du musée ou sur celui de l’artiste) ou des touristes curieux. Les œuvres attirent un nombre impressionnant de visiteurs, qui perturbent et abîment en retour l’écosystème naturel 12. Comme si les plongeurs venaient voir le visage de l’humain déformé par la vie qu’eux-mêmes sont venus détruire un peu plus. Ce cycle infernal comprend un voir meurtrier, tant qu’il se pose selon un « droit princier de l’œil » à disposer de son objet (WAJCMAN : 1985, p. 99) 13. Si, dans un premier temps, on a pu croire que les œuvres de Jason deCaires Taylor visent la réparation de la disparition de la biodiversité sous-marine, il semble que tout le processus, jusqu’à son succès touristique, présente le déni de cette disparition en regard de l’humaine responsabilité, un déni inscrit dans la boucle de nos propositions et de leurs récupérations, de la persistance de nos regards. Le touriste plongeur sait-il qu’en entrant la tête sous l’eau il rentre sa tête dans le sable ?
Déplacements renversants – Philippe Ramette
Philippe Ramette photographie des situations inédites, impossibles à tenir, car elles défient les lois de la gravité. On le retrouve en costume noir, debout à l’horizontale, au milieu d’un gigantesque tronc de palmier ; vertical dans un paysage à l’envers (le ciel sous ses pieds et la montagne au-dessus de ses bras levés). La relation au milieu aquatique est ainsi réinventée dans la série Exploration rationnelle des fonds sous-marins (2006) : il est couché sur le sol marin (La Sieste) ou y vaquant tranquillement, consultant une carte (La Carte), ou encore juché sur une échelle, sous l’eau, et tendant le bras pour toucher la surface (Le Contact). On lit souvent que ses images sont drôles et oniriques14. Inattendues. Elles sont réalisées sans photomontage : tout est « réel » et l’artiste qualifie de « sculptures » ces mises en scène qu’il a orchestrées. Ainsi Le Balcon II (Hong-Kong) – photographie de 2001, série photographique de 2001 à 2006 – présenté au festival du French May, dont la réalisation est racontée dans un article de Courrier international15 : un balcon lesté de façon à pouvoir flotter à l’horizontale de la mer a été construit, transporté en camion, déposé sur l’eau à l’aide d’une grue (et en accord avec les autorisations portuaires délivrées), tandis que l’artiste s’y tenait à l’horizontale16. La photographie finale renverse le paysage à la verticale et présente l’artiste debout sur un balcon, comme sorti des eaux. Philippe Ramette passerait « de l’imaginaire au réel » : « Le balcon, dit-il, évoque une métaphore de la vie à travers l’image d’un personnage qui ferait l’expérience d’un temps suspendu très bref, le temps de sa résistance à la position en tension sur le balcon ; le moment passé sur le balcon étant un moment dévolu à la contemplation du ciel, avant la chute inévitable17. » La poétique, en effet, pourrait se fonder sur le défi lancé à l’espace (la gravité) et au temps (en tension) ; elle renvoie aussi bien au déni de certaines données de notre finitude, un peu comme un sportif (un performeur), mais ici dans le jeu. Philippe Ramette trompe le spectateur en lui faisant croire à des images truquées, à des jeux d’images, à l’espièglerie du photomonteur. Mais il ne donne pas seulement corps (celui de l’image) à un imaginaire (comme marcher sous l’eau ou se dresser sur le balcon de la mer) : il le vit, le performe, avec la mise en danger que cela suppose. Il y a plus de réel que l’on ne croit dans ces photographies. Telle négociation fragile avec le réel s’insère insidieusement dans notre lecture de l’œuvre, ménageant une seconde surprise dans sa réception qui engage à douter de nos repérages et à percer à jour les appuis sur lesquels nous avons fondé l’emprise sur le monde et ses dénis.
Réversibilité – Romain Veillon
Green Urbex est un ouvrage préfacé par Sylvain Tesson et présentant un ensemble de photographies de Romain Veillon. Il est sous-titré Le Monde sans nous et annonce le thème en quatrième de couverture : « À quoi ressemblerait la Terre si l’homme disparaissait subitement ? » Les photographies des lieux désertés – « hôtels, villes, usines, théâtres, écoles et chapelles abandonnés » dans de nombreux pays (Bali, le Japon, l’Angleterre, la Croatie, l’Italie, la Guyane, la France, la Belgique) –, où le règne végétal reprend le contrôle en trois étapes (I. l’abandon, II. Le pourrissement, III. Le retour de la nature), exposent comme un « scénario postapocalyptique » (TESSON : 2021, p. 4, 6). « C’est la vie qui recommence comme au temps des premières ramifications dans la soupe originelle. Une tige pointe dans une fissure. Elle fait levier » sur un temps long : « la marée verte remonte à la lumière pour engloutir la ville ». Il ne s’agit donc pas ici de la disparition en soi – mais seulement de l’homme, et seulement « [d]es formes de la nature telles que l’homme les a connues, mais sûrement pas [du] principe de la nature, cette matrice créatrice dont l’origine, l’énergie et la destination nous demeurent inconnues » (Ibid., p. 6). « Le bios n’a pas eu besoin de l’homme pour opérer ses rétractations ni ses retours en majesté. La vie est une marée. Quand elle se retire, elle laisse des fossiles sur les grèves découvertes. Puis elle revient, chargée d’autres fruits. L’homme, brave enfant, croit qu’il est l’éclusier de ces va-et-vient. Parce qu’il orchestre le ravage, il croit commander la réparation ! » (Ibid.) Le grand mouvement de puissance créatrice de la vie, par-delà l’effondrement, situe ce dernier à un niveau bien au-delà de la temporalité humaine. « Les spécialistes du cataclysme affirment qu’il faudra environ cent mille ans pour désagréger toute trace de dioxyde de carbone dans l’atmosphère. Cela nous paraît long. Cent mille ans, à l’échelle de la Terre, vus par un trilobite18 du précambrien (600 millions d’années), c’est une paille ! Un conseil pour l’équilibre mental : il faut penser en trilobite » (Ibid.).
Sylvain Tesson relève que les photos de Romain Veillon provoquent un effroi mêlé de soulagement, comme devant un cauchemar étrangement rassurant de la fin du monde (ou collapsologie) ; comme le spectacle des décombres qui nous consolerait de notre propre médiocrité et finitude ; ou comme la préparation à ce qui nous attend. Il y aurait aussi, selon nous, cette faculté de l’art de nous permettre, ici, de « penser en trilobite », de dépasser l’humaine pensée par le plaisir esthétique de la puissance créatrice sans l’homme (la terrible disparition de l’espèce humaine) : l’art rendrait visible l’impensable – une façon de « reconnaître la perception traumatisante » en la subsumant dans le temps long de la vie par-delà l’humain. Qu’il s’agisse de photographies de demeures ouvertes à tout vent, de piscines aux eaux marécageuses, de parcs d’attractions abandonnés aux ronces et non de milieux sous-marins ne change pas le récit : c’est la nature qui reprend ses espaces et immerge les traces humaines.
Présentant la puissance créatrice de la vie, ces images font l’économie du long temps intermédiaire comme de ses catastrophes (décrites pourtant par l’artiste en introduction de chacune des parties : surcharges, inondations, éboulements, explosions, consécutives au non-entretien des infrastructures humaines). En cela, elles ne correspondent pas exactement à un futur postapocalyptique, auquel elles sont censées renvoyer, mais à un « monde sans nous » par endroits, tandis qu’existe toujours par ailleurs l’homme (sans compter le photographe et le lecteur !) – comme si elles pouvaient tout donner à la fois (la mort et la vie, la disparition et la présence, sans nous et avec nous), en mettant en œuvre la réversibilité19 des significations et des émotions et leur ambivalence20.
Convergences et compossibilités – Bernard Paquet
Dans la série Mare Nostrum/Habiter la mer (acrylique sur toile, 102 × 76 cm), Bernard Paquet offre à voir un monde, fantasque et joyeux, de créatures marines : méduses, étoiles de mer, hippocampes, oursins, petits poissons, coraux, humanoïdes, crevettes, poulpes et tant d’autres aux couleurs vives, immergés dans une eau claire et mouvante dont on voit la surface en haut du tableau… Celles-ci évoluent dans un paysage marqué par l’humain : un balcon, des murets, des arbres. Les silhouettes humaines se mêlent aux autres créatures, plusieurs jaillissent de motifs architecturaux, comme les croisillons d’une rambarde, de façon que le spectateur ne soit pas vraiment sûr de ce qu’il peine à identifier. Elles sont parfois minuscules, proportionnellement aux autres animaux, parfois diaphanes, parfois partielles (des jambes), parfois très schématiques. Sont-ce vraiment des humains ou d’autres nouvelles créatures marines ou encore nos libres interprétations, comme on lirait des formes anthropomorphiques dans les nuages ? À y regarder de plus près, les créatures sont aussi très étranges : les méduses s’apparentent à des fleurs, une pieuvre à un corail. L’ensemble est chatoyant, jouant sur les complémentaires de l’orange et du bleu, mais virant au rose, au violet, au jaune, des bruns chauds, des blancs crémeux, quelques gris reposants. La distribution des formes semble très libre, irrégulière, mais sans répit, avec un jeu sur des répétitions. L’ensemble dégage une impression de légèreté et d’insouciance. L’œuvre de Bernard Paquet respire-t-elle le bonheur d’une autre vie, marine, les flots ayant submergé les humaines habitations ? Une vie harmonieuse de créatures hybrides ayant assimilé quelques formes humaines – à moins qu’il ne s’agisse que de projections ou de fantômes21 ? L’ambivalence de ces œuvres se fonde sur la convergence des significations sur les mêmes formes, qui sont à la fois algues, poulpes, jambes humaines, par exemple, et l’harmonie de ces créatures diverses dans un même monde (pictural). Du point de vue de l’anthropocène, les ébats joyeux des créatures nautiques désidentifiant l’humain pourraient bien prendre un sens cauchemardesque. Du point de vue de l’univers, comme du monde pictural proposé, ils sont féconds. Mare Nostrum/Habiter la mer s’inscrit dans l’écart entre deux réalités incompatibles – l’une inacceptable (notre propre disparition), l’autre étayée sur un déni (la persistance de l’humain au-delà des catastrophes) – et les rend compossibles.
Conclusion
Les quatre exemples cités ne travaillent pas de la même façon le déni de la disparition de la biodiversité, dont celle de l’humain, et du rôle de l’humain dans cette disparition. Les sculptures immergées de Jason deCaires Taylor et l’ensemble photographique Green Urbex de Romain Veillon soulèvent de façon directe le sujet, le premier en y rejouant activement la place de l’humain, le second en relevant ses traces. Si les photographies renversantes de Philippe Ramette et les peintures de la série Mare Nostrum/Habiter la mer de Bernard Paquet ne semblent pas au premier abord s’attaquer au déni – voire, au contraire, offrent des œuvres drôles ou joyeuses –, leurs espiègleries consistent à déstructurer nos repères et à nous subtiliser les appuis de notre emprise sur le monde, en s’y confrontant performativement pour l’un ou en brossant un monde inédit pour l’autre. L’art saurait ainsi puiser à la réalité inacceptable, en amont de la construction de nos adaptations selon le principe de réalité22. Il revient sur la question d’accepter nos faiblesses, quitte à avoir une place éphémère dans le monde en tant qu’humain (accepter l’idée de la mort), en proposant à la fois un rapport possible au monde et un démenti de notre droit d’usage de la planète23. Ainsi, deux œuvres se fondent sur un retournement et un renversement des points de vue (Jason deCaires Taylor, Philippe Ramette) ; deux œuvres mettent en jeu l’ambivalence (Romain Veillon, Bernard Paquet). Avec l’ambivalence, lorsque ce que propose l’œuvre est à la fois inquiétant et soulageant, le moteur de l’émotion du spectateur est aussi un questionnement (relancé par la non-résolution cognitive de ce qui est proposé). L’art ne comble pas, comme le fétiche : il garde les creux, le vide, l’écart. Cependant, pour s’articuler à l’émotion, la non-résolution cognitive remonte à une perception intime qui pourrait être l’affect sans représentation, porteur donc d’angoisse, que seule l’affirmation en présence d’absence peut renforcer en potentialité créative24. Les œuvres de Romain Veillon et de Bernard Paquet rendent l’épaisseur du réel, son opacité25, dans laquelle se ressource sans doute une perception intime de la mort, intrinsèquement articulée au vivant26. Ailleurs (avec les mécanismes de renversement et de retournement à l’œuvre), l’art peut s’approcher de ce qui serait un trou dans la réalité construite.
Les quatre œuvres choisies relatent une place de l’humain assez différente, excluant l’homme comme élément tiers inopportun restitué par des figures de ciment (Jason deCaires Taylor), sensible dans les traces mélancoliques de ses habitations artefactielles (Romain Veillon), potentiellement indifférencié d’autres créatures marines (Bernard Paquet), joueur incongru dans les images de paysage (Philippe Ramette). Cependant, la place la plus intéressante qu’elles ménagent à l’humain est celle du spectateur, pour lequel elles donnent lieu au déni. L’art permettrait de forger ces représentations pour y accrocher le réel (de la réalité) ou de reprendre à la base le processus, c’est-à-dire à partir de la perception impossible, et de ce creux de forger un devenir qui peut être dans l’action (pas forcément dans la représentation de choses ou de mots), sans négliger la portée angoissante de l’objet ni son indice de réel (à l’intérieur de la réalité), par exemple notre fondamentale impuissance. Puisse la création donner résistance et plasticité trilobite à notre pensée !
Notice biographique
Professeure des universités en esthétique et en sciences de l’art à l’université Bordeaux-Montaigne, enseignante en théories et en pratiques artistiques, directrice d’équipe (codirectrice de l’unité de recherche MICA UR 4426 et coresponsable de son axe ADS), Cécile Croce s’intéresse particulièrement aux passerelles entre approches en sciences humaines et sociales et créations artistiques contemporaines – passerelles susceptibles d’éclairer nos façons de voir le monde ou d’y entretenir des aveuglements. Très investie dans l’édition scientifique, elle fonde Astasa en 2020, avec Marie-Laure Desjardins, outil de partage de la recherche, dont le fonctionnement et les thématiques s’articulent aux questionnements posés par les modalités techno-scientifiques de production artistique et de diffusion.