Table des matières
Introduction
La proposition articulée dans le présent article rejoint celle de Stefanie Hessler (2018), qui invite à imaginer une vision du monde océanique au prisme de l’art et de la science. La rencontre de l’art et de la science peut en effet produire des espaces dialogiques autour de l’un des écosystèmes les plus vastes et méconnus de la planète : l’Océan. Comment créer, entre les disciplines artistiques et les domaines de recherche scientifique, la porosité nécessaire pour générer des espaces où les points de vue coexistent et s’enrichissent mutuellement ? Voilà l’un des principaux questionnements de l’installation médiatique Visions transatlantiques (2022) fondée sur l’exploration de l’infrastructure sous-marine d’Internet. Conçue dans le cadre du doctorat en études et pratiques des arts de Juliette Lusven (UQAM), avec le soutien du réseau de recherche-création Hexagram[1], l’œuvre résulte de plusieurs résidences de création, dont certaines ont été menées dans les laboratoires de géologie et micropaléontologie marine du Géotop[2] de l’UQAM, en collaboration avec la paléocéanographe Anne de Vernal. L’installation émane de notre rencontre, notamment de nos nombreux échanges sur la manière de percevoir le monde face à l’expansion technologique et aux changements climatiques. Sans présenter un dialogue explicite, cet article témoigne plutôt d’une co-écriture tissant des échos entre recherche-création, sciences marines et visualisation de l’Océan comme lieu de notre hyperconnectivité. En nous appuyant sur le processus de création de Visions transatlantiques, nous introduirons, dans un premier temps, les rapports entre l’infrastructure sous-marine d’Internet et l’écosystème océanique. Nous présenterons ensuite les procédés d’extraction et de circulation reliant les fonds marins au numérique, avant d’examiner plus en détail deux méthodes d’imagerie – la cartographie et la microscopie – pour étudier, à l’intersection de l’art, de la technologie et de la science, l’invisibilité de l’environnement sous-marin et son histoire.
Écosystèmes océaniques et installatifs
Comme le rappelait Bruno Latour en préface de l’ouvrage Prospecting Ocean de Stefanie Hessler :
Les océans sont un élément clé du nouveau régime climatique. Ils couvrent les deux tiers de la planète et fournissent la moitié de son oxygène. Ils absorbent la chaleur du soleil, la transfèrent dans l’atmosphère, la redistribuent dans les continents et contribuent ainsi à réguler les températures atmosphériques. Ils sont la clé du système terrestre et font donc partie intégrante de nos conditions d’existence (le « nous » se référant ici à une myriade d’êtres humains et de non-humains) (HESSLER : 2019, p. 11).
Représentant plus de 71 % de la surface de la Terre, l’Océan joue un rôle fondamental dans la biosphère, régissant l’équilibre climatique des environnements abritant la vie. La biologiste Rachel Carson le considérait déjà en 1951 comme « the thermostat of the earth » (CARSON : 2018). Néanmoins, on dit encore que nous connaissons mieux la surface de la Lune que le fond de l’Océan. Bien qu’il soit aussi essentiel pour le système terrestre et climatique, il reste majoritairement inexploré. D’abord en raison de son hostilité, due au froid, au manque d’oxygène, aux pressions colossales et aux profondeurs extrêmes (ROYER : 2021, p. 37), mais surtout du fait que ce milieu se trouve essentiellement dans l’obscurité. Il y a un manque considérable de visibilité et à peine 25 % des fonds marins seraient réellement connus à ce jour (NATIONAL OCEANOGRAPHY CENTER : 2024). Pourtant, l’ensemble de nos échanges numériques continue de traverser cette Terra Incognita avec un peu plus de 550 câbles[3] en fibre optique, soit environ 1,4 million de kilomètres parcourant le fond des océans. Cette infrastructure sous-marine représente l’épine dorsale de notre hyperconnectivité (STAROSIELSKI : 2015). « Un paysage caché qui recouvre le globe » (LIMA : 2013, p. 118), continuant d’ouvrir une réflexion plus large sur l’opacité du matérialisme numérique et sur notre méconnaissance des milieux océaniques profonds, essentiels à la vie sur Terre.
Dans l’installation Visions transatlantiques, les câbles de télécommunication apparaissent comme une trame d’exploration pour examiner plus précisément les phénomènes d’invisibilité et de circulation, de même que les relations techno-océaniques entre art et science. « Submergés sous des kilomètres d’eau […], les câbles sont en effet difficiles à relier à notre imagination des médias et de la communication » (STAROSIELSKI : 2015, p. 5). Avant d’atteindre le sédiment des fonds marins, il faut se représenter l’immensité et la densité de la colonne d’eau qu’ils ont traversée. Pour l’Atlantique, il faut penser aux 82 400 000 km2 de superficie, aux 323 600 000 km3 de volume d’eau ou encore aux distances qui varient entre 3 000 et 5 000 km entre l’Europe et l’Amérique du Nord (route principale des câbles transatlantiques) ou aux profondeurs moyennes de – 3 800 m (JEANDEL, DELECLUSE : 2017, p. 22). La taille d’un câble « équivaut à la dimension d’un poignet de personne adulte » (MOREL : 2023, p. 28). C’est pour dire s’ils apparaissent comme des entités fragiles, microscopiques et imperceptibles dans l’immensité de l’Océan.
Visions transatlantiques étudie justement ces relations en explorant le trajet d’une vingtaine de câbles transatlantiques reliant l’Europe à l’Amérique du Nord. Exposée durant l’hiver 2022 à la galerie Elektra[4] de Montréal, l’œuvre se déploie tel un écosystème installatif composé de projections vidéo, de câbles et d’écrans interconnectés (fig. 1). On y trouve une visualisation du tracé topographique des trajets des câbles transatlantiques, les vues satellitaires de leurs sites d’atterrissage sur le littoral en mouvement (fig. 3) ainsi que l’affichage des données géographiques qui les constituent en temps réel. Au milieu de cet environnement médiatique sont également présentées, sur de petits écrans au sol, des observations au microscope de matières et de spécimens provenant du sédiment des fonds marins, réalisées en laboratoire scientifique (fig. 4).
Les bassins océaniques comme celui de l’Atlantique sont aussi des réservoirs dans lesquels s’accumule une productivité biologique considérable. Dans la colonne d’eau, le plancton, qui est à la base de la chaîne alimentaire, comprend une multitude d’organismes microscopiques dont certains, après leur mort, livrent des exosquelettes qui s’accumulent sur le fond marin. Ces spécimens, collectés par carottage du sédiment en haute mer, sont ensuite observés au microscope par les scientifiques et analysés comme des bio-indicateurs pour retracer l’histoire du climat de la Terre (BARD : 2013). Les câbles de télécommunication s’intègrent à ces couches sédimentaires et biologiques majoritairement inaccessibles, dont l’extraction, la cartographie et la microscopie sont devenues des méthodes indispensables pour les visualiser.
Extractions, numérique et sédiment
La géologie et la micropaléontologie marine fondent leurs recherches sur les sédiments provenant de carottages ou de forages effectués dans les fonds marins. Ce type d’exploration a connu un essor considérable dans les années 1970, avec les débuts d’un programme international de forage, le Deep Sea Drilling Project (DSDP), et la mobilisation d’un bâtiment (navire) à vocation scientifique, le Glomar Challenger, qui a notamment sillonné la dorsale médio-atlantique jusqu’en 1983. Lui a succédé le Joides Resolution, accueillant depuis les opérations de l’Ocean Drilling Program (ODP) et, plus récemment, de l’International Ocean Discovery Program (IODP), auquel Anne de Vernal a participé à plusieurs reprises. Les nombreux prélèvements sédimentaires réalisés dans ce contexte ont été essentiels au développement de connaissances exhaustives en géologie marine, notamment pour démontrer l’expansion des fonds marins, déterminer l’âge de l’Atlantique, modéliser l’évolution de ses reliefs et sa cartographie ou encore mieux comprendre son rôle dans les changements climatiques. Lors de ces expéditions, le sédiment collecté est d’abord découpé et échantillonné, puis conservé dans des tubes, avant d’être analysé en laboratoire puis entreposé dans de gigantesques centres de stockage, comme au Marum, le Centre des sciences de l’environnement marin de l’Université de Brême en Allemagne.
Les recherches ayant mené à Visions transatlantiques mettent en relation les trajets des câbles sous-marins avec les sites de forage (fig. 5). Elles font aussi allusion à d’autres lieux de stockage actuellement en expansion et reliés par les câbles sur le littoral que sont les Data Centers. Ces « architectures de mémoire » (DALLET, GERVAIS : 2019), allant de nos ordinateurs et requêtes sur le Web jusqu’aux bases de données et à leurs infrastructures, prolongent ainsi ce système de mise en mémoire numérique du monde dans un processus sédimentaire. Leur prolifération, dont le volume ne cesse d’augmenter chaque année, répond ainsi à notre expansion technologique en alimentant le Big Data. Cette croissance phénoménale continue de multiplier considérablement les capacités de stockage et d’accélérer le développement des infrastructures, en plus de nous submerger.
Qu’il s’agisse des télécommunications ou des forages, l’évolution des technologies a également favorisé l’émergence de nouvelles méthodes d’extraction, comme le Data Mining, pour traiter et visualiser les grands ensembles de données ou encore le Deep Sea Mining, dont l’objectif est d’extraire des minerais rares des fonds marins. Il s’agit notamment de sites composés de nodules polymétalliques, soit une accumulation minérale sur le plancher océanique riche en manganèse, fer, silicium, nickel, cuivre ou encore cobalt, devenus essentiels pour la fabrication de nos technologies. C’est ce que Clémence Seurat décrit comme « une controverse à la fois scientifique, écologique, géopolitique et ontologique qui se déploie à propos de ces milieux peu explorés, dont les écosystèmes sont encore mal connus » (SEURAT : 2021, p. 8). Ainsi, le réseau sous-marin « relie l’évolution des systèmes de câbles à ces contextes matériels changeants, y compris les pratiques culturelles et les formations politiques, mais aussi les processus atmosphériques, géologiques et biologiques, pour exposer la complexité qui entre dans la distribution des médias numériques » (STAROSIELSKI : 2015, p. 14). L’approche de la géologie des médias (PARIKKA : 2015) est utile pour analyser ces couches relationnelles, à la fois environnementales et technologiques. Elle nous rappelle que nos objets technologiques sont produits à partir de matières issues de la Terre et des fonds marins. L’installation multimédia Visions transatlantiques explore ces phénomènes de circulation et d’invisibilité en articulant géologie des médias et géologie marine. Elle interroge l’espace océanique comme lieu d’échange entre extraction sédimentaire et déploiement infrastructurel, accélérant la transformation de la planète en terre numérique dont les câbles constituent l’épine dorsale.
Phénomènes d’invisibilité et de circulation
Plus de cent cinquante ans après la pose du premier câble télégraphique transatlantique, notre système d’interconnectivité n’a jamais cessé de se développer. Ce sont désormais des milliards de milliards de données et d’images qui circulent, chaque jour, via les réseaux numériques dans le monde. Loin de la légèreté de l’image du nuage (Cloud Computing), notre rapport aux données fait plutôt allusion à un sentiment d’excès, de démesure et de submersion (PATINO : 2023 ; SZENDY et al. : 2020) causé par une matière numérique que l’on associe aux forces océaniques. Le sociologue Marc Bernardot nous invite à l’explorer par une « plongée dans les métaphores et les représentations liquides de la société numérique » (BERNARDOT : 2018, p. 1), évoquant plus largement une « oceanization » (orthographiée en anglais). L’auteur emprunte cette terminologie à l’anthropologue des sciences marines Stefan Helmreich, faisant référence à son article « Nature/Culture/Seawater » (HELMREICH : 2011), dans lequel il examine l’eau de mer en tant que substance et symbole pour repenser les processus de mondialisation (technologiques), le plus souvent décrits en termes de courants, de flux et de circulations.
Le mot « océanisation » désigne également le processus de formation d’un océan, conduisant notamment à la composition d’une lithosphère océanique entre deux marges continentales par accrétion[5], grâce à la formation géologique d’une dorsale, comme c’est le cas avec l’Atlantique. Les transmissions numériques circulent à la vitesse de la lumière par les câbles en fibre optique « et tracent leurs interconnexions avec cet environnement dynamique et fluide » (STAROSIELSKI : 2015, p. 2), dont les données continuent de s’accumuler de manière analogue à un processus sédimentaire des fonds marins. Les circulations numériques s’intègrent alors à la circulation océanique – qui est une condition même d’existence des océans et du système climatique terrestre au sens large. Notamment, elle correspond à l’ensemble des mouvements et des déplacements de l’eau. À l’échelle de la planète, les courants marins – de surface et en profondeur – forment une immense boucle de circulation que l’on nomme « boucle thermohaline », permettant le transfert de la chaleur de l’équateur vers les pôles, régie par les variations de température et de salinité. La dynamique générale de la circulation est animée par les vents, les courants atmosphériques et la force de Coriolis sous l’effet de la rotation de la Terre et de la physiographie des fonds marins, contribuant ainsi à réguler les conditions climatiques globales.
L’Océan devient alors un espace relationnel et opératoire, à la fois métaphorique et physique, pour repenser notre rapport aux processus numériques et terrestres ainsi que la façon dont ils s’entrecroisent. La dimension sémantique que Bernardot associe également au fonctionnement du Web en lien avec l’eau, les éléments marins, les fluides et l’Océan définit un certain « géocyberespace ». Depuis son invention, nous avons ainsi pris l’habitude d’utiliser des analogies d’exploration marine pour naviguer ou surfer sur les flux d’informations. Aujourd’hui, cette dimension exploratoire s’étend jusqu’aux systèmes d’informations géographiques (SIG) comme Google Map et Google Earth, qui intègrent la navigation satellitaire, ce que le géographe Thierry Joliveau nomme le Géoweb (2011). À la manière dont l’artiste Gwenola Wagon explore le monde à l’ère de notre hyperconnectivité via le globe virtuel dans son film Globodrome (WAGON : 2012), nous ne cessons dorénavant de naviguer entre les données historiques et la reconstitution satellitaire. Notre rapport à l’environnement terrestre est régi par cette imagerie et par son géoréférencement, que ce soit dans la pratique en art ou en science.
L’artiste et géographe Trevor Paglen propose de considérer ces rapports selon un axe géographique vertical, allant du réseau des câbles sous-marins à celui des satellites en orbite (PAGLEN : 2016). Les données captées par les satellites circulent en effet via l’infrastructure sous-marine d’Internet pour transmettre les informations jusqu’à nos appareils connectés. Ces données sont principalement accessibles via le Géoweb dans une visualisation cartographique, générant l’image d’un monde hypervisible dans ses moindres détails. Pourtant, cette circulation infrastructurelle induit également une invisibilité, puisque les deux infrastructures numériques sont situées dans des territoires majoritairement inaccessibles et non visibles : les fonds marins et l’espace extra-atmosphérique. Explorer l’infrastructure sous-marine d’Internet, c’est donc interroger ce réseau complexe de relations, puisque le fond des océans est encore peu exploré et sa cartographie, majoritairement partielle. Par ailleurs, on y accède surtout par Internet, de même que pour la cartographie des câbles sous-marins, qui est accessible à partir de sites spécialisés tels que Telegeography. Le processus de création de l’installation Visions transatlantiques se fonde principalement sur ces données cartographiques en ligne, rejouant ainsi ce phénomène de circulation.
Télécommunications et cartographies des fonds marins
Aujourd’hui, il nous est presque impossible d’envisager les télécommunications et la cartographie sans l’apport des satellites. Les images de la Terre observée depuis l’espace ont transformé notre perception du monde et révolutionné les géosciences. Elles ont également révélé la nature océanique et climatique d’une planète qui ne cessera d’être surnommée « The Blue Marble » (« La Bille bleue »). Mais c’est surtout depuis le lancement du satellite altimétrique Topex-Poséidon dans les années 1990 que l’océanographie spatiale a pris son essor (CAZENAVE : 2013). L’altimétrie permet de cartographier la surface de l’Océan à l’aide d’un radar altimètre, en apportant des informations sur la topographie des fonds marins, majoritairement invisibles. Toutefois, la télédétection dans les océans est beaucoup plus difficile que sur la surface de la Terre, car la lumière du Soleil ne pénètre l’eau que sur une faible profondeur. Les résultats sont donc majoritairement approximatifs. L’imagerie de la surface de la Terre ou des fonds marins a par ailleurs évolué grâce au GPS[6], un système de navigation par satellite qui permet de déterminer la position géographique d’un point observé sur Terre selon les trois axes de représentation cartographique (latitude, longitude et altitude). Néanmoins, le GPS comme l’altimétrie spatiale sont toujours complétés avec de nombreuses mesures in situ réalisées sur Terre, au sol ou dans les océans.
La cartographie des fonds marins, c’est-à-dire la « bathymétrie », a commencé à se développer bien avant l’imagerie satellitaire. Cette discipline trouve son origine au XIXe siècle, au début de la télégraphie électrique. Le désir de connecter des territoires éloignés a incité les premières compagnies de télécommunication, comme l’Atlantic Telegraph Company, à entreprendre la visualisation des fonds marins dans l’optique d’y poser des câbles, en collaborant avec des scientifiques tels que Matthew Fontaine Maury. Les sciences marines, les télécommunications et l’imagerie des fonds marins ont ainsi émergé conjointement. À cette époque, les sondages bathymétriques étaient opérés avec la sonde de Brooke, un boulet de plomb attaché à l’extrémité d’une corde graduée. Une fois lâché depuis le navire, le dispositif descendait verticalement vers le fond de l’Océan pour mesurer la distance entre la surface et le plancher océanique. Les sondages s’effectuaient en moyenne tous les 100 à 200 km et permettaient de déterminer une série de points de coordonnées géographiques sur un trajet transatlantique, pour en interpréter une visualisation topographique spéculative. Il en découlait des schémas en coupe de l’Océan, révélant ainsi une topographie invisible constituée de nombreux reliefs – telles des montagnes sous-marines. Ces mesures permettaient d’estimer les meilleurs trajets pour la pose des câbles télégraphiques.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, les techniques acoustiques et les sonars se sont considérablement perfectionnés, notamment depuis l’apparition de l’échosondage. Cette technique repose sur un dispositif intégré à un bateau, émettant un signal acoustique à haute fréquence vers le fond marin et mesurant le temps de retour de son écho. En connaissant la vitesse de propagation de l’onde dans l’eau (environ 1 500 m/s), on peut alors calculer la profondeur (ESCARTIN : 2017, p. 120). C’est ainsi que la géologue et cartographe Marie Tharp a réalisé, à la main, la première carte des fonds de l’Atlantique à partir des données relevées par son partenaire de recherche[7], le scientifique Bruce C. Heezen, à bord du navire de recherche Vema[8]. En traitant une somme incalculable de points de coordonnées géographiques relevées grâce aux mesures acoustiques durant plusieurs années, Tharp a esquissé, en 1957, l’une des premières cartes bathymétriques de l’Atlantique en combinant dessin technique, intuition et interprétation. Vingt ans plus tard, elle a collaboré avec le peintre Heinrich C. Berann pour en créer une seconde, cette fois-ci à l’échelle mondiale, qui mettait de nouveau en évidence les dorsales océaniques en offrant un appui visuel déterminant pour la théorie de la tectonique des plaques. Toutefois, les recherches de Tharp étaient financées par les sociétés de télécommunications pour étudier les raisons de l’altération des câbles existants et améliorer la connaissance cartographique pour les futurs trajets. La bathymétrie a guidé l’expansion de notre hyperconnectivité, tout en révélant une meilleure compréhension de la formation géologique de notre planète et de son imaginaire. Ces études ont notamment montré que la croûte terrestre se compose de plaques tectoniques qui se sont déplacées au fil de l’histoire de notre planète, formant ainsi, il y a plus de 170 millions d’années, l’océan Atlantique, issu du fractionnement de la Pangée, le supercontinent qui regroupait auparavant l’ensemble des territoires émergés. Finalement, ces informations ont toujours été améliorées grâce aux extractions et aux observations du sédiment, renforçant ainsi la relation étroite que partagent les télécommunications avec la visualisation topographique et microscopique des fonds marins.
Recherche-création et micropaléontologie marine
En plus de ses nombreux reliefs, l’Océan est un immense réservoir d’eau comprenant une biodiversité considérable et dans lequel s’accumulent, dans le sédiment, une multitude d’organismes microscopiques. Les programmes scientifiques de forage sont essentiels pour étudier, en complément de la cartographie, le sédiment et la conservation de ces microfossiles. Les laboratoires de micropaléontologie marine du Géotop de l’UQAM disposent des infrastructures nécessaires pour traiter ces échantillons, comme ceux analysés dans le cadre de ce projet, issus en majorité de l’IODP dans l’Atlantique. Le sédiment fait ainsi l’objet de séparations chimiques et mécaniques permettant de concentrer et d’isoler les microfossiles afin de les regarder au microscope, d’identifier les espèces et de réaliser des comptages qui seront ensuite utilisés pour faire des reconstitutions.
La micropaléontologie marine représente une branche de la paléontologie dont l’objet est l’étude des microfossiles. Il s’agit principalement des squelettes d’organismes microscopiques à parois minérales issus du plancton, d’origine animale ou végétale, ou de débris d’organismes plus grands. Comme la microbiologie, cette discipline est apparue grâce à l’invention du microscope, permettant la découverte d’une multitude de formes du vivant jusque-là invisibles. Les microfossiles marins représentent des repères écologiques pour la science, mais sont aussi perçus comme des entités esthétiques du monde vivant et géologique invisible. Le géologue Patrick de Wever a justement consacré un ouvrage aux Merveilleux Microfossiles, dans lequel il décrit cet attrait depuis leur visualisation au microscope :
Le sédiment semble insignifiant, pourtant vu au microscope, cela devient impressionnant. Il révèle une quantité innombrable de minuscules squelettes qui ressemblent à des trompettes, des volants, des roues à aube, des flasques, des ballons, des tamis, des vaisseaux spatiaux […]. Ce monde esthétique des micro-organismes existe depuis la nuit des temps, des centaines de millions d’années. En outre, il est de première importance tant au niveau biologique, par sa diversité, ses interactions avec les autres organismes, qu’au niveau géologique (DE WEVER : 2016, p. 8).
En plus du milieu profond et inaccessible d’où provient le sédiment, le merveilleux micropaléontologique se manifeste par cette combinaison complexe entre l’échelle microscopique et invisible de ces micro-organismes, leur forme particulièrement esthétique et les informations précieuses au sujet des temps géologiques qu’ils transmettent à l’observateur. Cela rend compte de ce que Tania Vladova décrit aussi comme une région trouble entre usage scientifique et usage artistique de l’image en paléontologie :
Le trouble est déjà bien présent en raison de la matière même : la période extrêmement reculée de la nôtre, n’ayant jamais connu de présence ni de regard humain, et dont les traces sont extrêmement fragiles et uniques. La part invisible des temps reculés ne fait qu’amplifier la nécessité d’une approche prédictive et intuitive, qui laisse toute sa place à une réalité supposée ou fantasmée, cadrée par une méthode d’investigation (VLADOVA : 2021, p. 17).
L’étude des microfossiles dans le sédiment sert à le dater (en s’appuyant sur la biostratigraphie, soit la succession des espèces dans le temps) et à reconstituer les paléoenvironnements à partir des associations de ces espèces. La reconstitution environnementale rejoint cette méthode d’investigation entre art et science, dont l’intuition et l’imagination sont aussi essentielles que les méthodes d’analyse isotopiques ou quantitatives. Mais c’est aussi l’observation au microscope qui renforce cette expérience esthétique. Symbole de l’objectivité scientifique, le microscope apparaît en même temps comme un instrument puissant pour la découverte et l’imagination.
Pour concevoir l’installation Visions transatlantiques, plusieurs échantillons de sédiment provenant de l’Atlantique proches des trajets des câbles ont été observés, photographiés et filmés par Juliette Lusven à partir de différents procédés de microscopie optiques et non optiques, en polarisation et au microscope électronique à balayage (MEB). De plus, des échantillons supplémentaires ont été fabriqués en incorporant des résidus de matières technologiques, tels que de la fibre optique pour explorer les correspondances visuelles avec les microfossiles.
Les prélèvements examinés au microscope optique ont notamment révélé des radiolaires et des diatomées datant du Pléistocène de l’ère quaternaire, qui a débuté il y a 2,5 millions d’années. La plupart des objets fossiles ont une architecture organisée, souvent caractérisée par une symétrie et des ornements structurés non aléatoires. C’est ce qui permet de les différencier, de les identifier et de les classifier. Les diatomées sont des organismes unicellulaires possédant une structure composée de silice, comme le verre. Leurs détails visuels s’apparentent assez naturellement à ceux de la fibre optique, dont les propriétés conduisent la lumière, notamment pour transmettre nos données numériques au travers des câbles. Il en va de même des radiolaires, ces protozoaires au squelette minéral de silice opale, dont les structures particulièrement élaborées fascinent depuis longtemps les chercheurs à la croisée de l’art et de la science, comme l’a montré, dès le XIXe siècle, le naturaliste et dessinateur Ernst Haeckel, à qui l’on doit notamment le terme « écologie ».
Par ailleurs, la majorité des échantillons provenant de l’Atlantique ainsi que ceux étudiés au MEB ont surtout révélé une grande quantité d’espèces de foraminifères. Souvent abondants, ces micro-organismes ressemblant à de minuscules coquillages s’accumulent massivement sur les fonds marins pour former le sédiment. Ils ont été observés dès les premiers sondages bathymétriques dans l’Atlantique au XIXe siècle. Composés de carbonate de calcium (CaCO3), ils ont la particularité de conserver l’empreinte des propriétés physico-chimiques de l’eau de l’environnement dans lequel ils se sont développés. Ils représentent ainsi des archives naturelles des temps géologiques, dont on utilise la composition pour retracer l’histoire du climat de la Terre et la reconstitution géologique de l’Océan.
Conclusion
« Explorer le parcours des câbles de télécommunication, c’est étudier les géographies océaniques dont ils sont issus, mais aussi dont ils restent sédimentés » (STAROSIELSKI : 2015, p. 10). Ces câbles font désormais partie intégrante du processus géologique marin en tant qu’entité média-environnementale ; ils sont examinés dans l’installation Visions transatlantiques comme une trame pour explorer, expérimenter, visualiser notre rapport à l’expansion technologique et aux changements environnementaux depuis le milieu océanique. En nous appuyant sur le processus de création de l’installation médiatique, nous avons étudié la matérialité du réseau numérique au travers d’observations artistiques et de questions historiques, écologiques, géologiques et biologiques des fonds marins. L’œuvre agit comme un instrument exploratoire, reliant les sites de forage aux trajets des câbles et tissant des correspondances entre la cartographie et la microscopie, la reconstitution scientifique et l’esthétique spéculative des fonds marins. Visions transatlantiques et le présent article résultent de nombreux moments d’échanges entre Juliette Lusven et Anne de Vernal dans les laboratoires scientifiques, les ayant également menées à la réalisation d’une journée d’étude[9] sur les rencontres entre la recherche-création et les géosciences marines, dans le cadre des rencontres interdisciplinaires du réseau Hexagram à l’UQAM, en 2022. L’objectif au centre de ces initiatives étant toujours d’explorer cet espace dialogique transdisciplinaire entre l’art, la science et la technologie en considérant l’écosystème océanique qui est au cœur des transformations planétaires. Cet environnement, primordial pour l’équilibre de la biosphère, mais régissant aussi notre hyperconnectivité, reste encore largement méconnu en raison de son hostilité et de son obscurité. La question de sa visualisation restera donc longtemps un enjeu évoluant à la croisée des disciplines et des imaginaires.
Notices biographiques
Juliette Lusven est une artiste-chercheuse œuvrant à l’intersection des arts, des technologies, des sciences et des environnements dans une perspective collaborative et processuelle. Elle s’intéresse aux formes d’invisibilités et d’interconnexions entre des phénomènes naturels et technologiques pour en explorer leurs résonnances informationnelles, géophysiques et imaginaires dans une pratique de l’installation et de l’image en mouvement. Elle poursuit actuellement un doctorat en recherche-création à l’Université du Québec à Montréal dont le projet porte sur l’infrastructure sous-marine d’Internet en Atlantique. Depuis 2020, elle a réalisé plusieurs résidences art-science, notamment au Géotop de l’UQAM et à l’ISMER-UQAR. Son travail est soutenu par le réseau de recherche-création Hexagram et a été présenté récemment au festival Mutek et Nova (2021), à la Galerie Elektra (2022), ISEA et Ars Electronica (2023).
Anne de Vernal est chercheuse et professeure au département des sciences de la Terre et de l’atmosphère à l’Université du Québec à Montréal, ainsi qu’au Géotop, le Centre interuniversitaire de recherche sur la dynamique du système Terre, où elle dirige le laboratoire de micropaléontologie marine. Ses recherches portent sur les changements environnementaux marins. Elle est reconnue pour ses travaux en micropaléontologie ayant contribué à retracer les changements climatiques et océanographiques à l’échelle des derniers milliers et millions d’années dans les milieux de hautes altitudes de l’hémisphère nord. Elle est membre de l’Académie des Sciences de la Société Royale du Canada et a reçu de nombreuses distinctions pour ses travaux, notamment le prix Michel-Jurdant de l’ACFAS (2011), la médaille Willet G. Miller en 2016 ou encore le prix Marie-Victorin en 2020.