Table des matières
Introduction
La crise écologique de notre planète bleue intime de penser de nouvelles représentations du vivant. L’art recèle un formidable potentiel pour sensibiliser au péril du vivant des océans mais aussi à notre dépendance à la biodiversité marine, voire aux risques de non-action.
L’exposition du Centquatre-Paris intitulée La Grande Expédition. Tara, l’art et la science pour révéler l’océan (16 novembre 2024 – 2 mars 2025) a contribué à cette sensibilisation au croisement des arts et des sciences : efficience d’une vingtaine d’années de résidences d’artistes à bord de la goélette Tara, dessins, peintures, photographies, poèmes et vidéos évoquent la beauté et la fragilité du monde sous-marin et invitent à penser son rôle vital. Les dessins de Yann Bagot résultent d’une résidence au sein de l’expédition Tara Europa (2023-2024), qui étudiait les effets des pollutions et du changement climatique sur le littoral européen1. L’atmosphère sombre de ces dessins d’océan et la déstabilisation de la perception qu’ils engendrent incitent à questionner leur possible rapport au sentiment du sublime, et notamment à un sublime de l’obscur si l’on pense à la Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau (1757) d’Edmund Burke. Nous proposons de montrer, par une mise en rapport critique des dessins d’océan avec la notion philosophique de sublime, comment l’œuvre de Yann Bagot aiguise le regard sur notre place dans le monde.
Si Bruno Latour a affirmé l’impossibilité du sentiment du sublime à notre époque en raison du manque de sécurité de l’observateur (LATOUR : 2016a, p. 55), Céline Flécheux a au contraire évoqué, en mentionnant notamment l’exposition Sublime. Les tremblements du monde au Centre Pompidou-Metz en 2016, de nouvelles formes du sublime dans une proximité aux questions liées à l’Anthropocène (FLÉCHEUX : 2018, p. 15). Le fait d’être pris dans la tourmente de la crise environnementale nous empêcherait-il de vivre une expérience d’incitation au dépassement de soi ? Cependant, le sublime aujourd’hui est-il encore à appréhender en ces termes ? Un détour par les théories du sublime s’avérera nécessaire pour apprécier la manière dont les dessins de Yann Bagot convoquent la notion tout en incitant à la revisiter. Nous serons alors plus à même d’approcher ce que ces dessins d’océan nous font sentir, comprendre, de notre situation périlleuse.
Nous présenterons dans un premier temps le contexte de production des dessins d’océan de Yann Bagot et le sentiment paradoxal que ceux-ci éveillent en nous, mêlant émerveillement et gravité, par lequel ils incitent à un rapprochement avec le sublime historique tout en indiquant la possibilité d’un sublime autre. Un retour sur le contexte de la notion de distance nous amènera alors à considérer le déplacement du sujet dans l’expérience moderne du sublime et à envisager, par contraste, un mouvement autre du sujet dans le sublime des dessins de Yann Bagot, porté par une attention non hiérarchisée aux dynamiques du vivant. C’est ainsi une invitation à revoir globalement notre appréhension du vivant que proposent ces dessins d’océan, une inspiration pour la critique d’une approche anthropocentrée dans le sens où ils mettent en valeur l’interdépendance des vivants et font penser l’habitabilité du monde.
Émerveillement et gravité
C’est dans la nature que Yann Bagot trouve sa source d’inspiration. Les œuvres réalisées en plein air témoignent en effet d’un accueil des énergies naturelles. « Quand je cherche le lieu où je vais dessiner, j’essaie de ressentir là où l’attraction est la plus vive, le questionnement, ma nécessité de décrire une chose. […] J’essaie de comprendre comment je peux garder une empreinte sensorielle d’un lieu » (BAGOT a). L’artiste aspire à faire corps avec le lieu et à vivre intensément l’instant présent. C’est dans une sorte d’« urgence intérieure » provoquée par l’instabilité des situations (pluie, vent, nuit…) que s’effectue le travail2. Rapidité et fluidité du geste, que permettent pinceaux et encre de Chine, accompagnent et témoignent de cette instabilité. La nature n’est pas seulement le sujet de ses œuvres mais intervient aussi en tant que médium. De cette rencontre émergent en effet des œuvres auxquelles ont participé les éléments naturels en présence. L’eau d’une cascade peut ainsi réinvestir le tracé, en insinuant un jeu entre les gestes et les énergies environnantes accueillies. « Je ne veux pas que l’on sente l’action de ma main sur le dessin. En revanche, j’aime quand les éléments – le sel, la pluie, le flot des vagues – imprègnent le dessin. Confronter mes dessins aux éléments naturels, qui sont un moteur dans mon travail et non une contrainte, c’est aller au-delà de moi-même, se mettre dans une situation périlleuse pour ouvrir des voies » (BAGOT a)3. Depuis 2011, Yann Bagot utilise du sel qui agit comme révélateur de l’encre à différents degrés de concentration.
Le processus artistique des dessins réalisés à bord de la goélette Tara en juillet 2023 intégrait l’eau de mer prélevée chaque jour. Certaines de ces œuvres furent montrées dans l’exposition organisée tout récemment par le Centquatre-Paris et la Fondation Tara Océan, « La grande expédition. Tara, l’art et la science pour révéler l’océan ». L’expérience de cette résidence d’artiste renvoie ainsi tout à la fois au mouvement de la mer et aux paysages traversés par la goélette, aux recherches scientifiques menées à bord dont Yann Bagot est témoin et aux expérimentations artistiques que l’ensemble du vécu sur le voilier lui inspire4. Dans son journal de bord, l’artiste relate une promenade sur la petite île d’Askö, dotée de « merveilleux lichens » (BAGOT : 2023). Il évoque aussi la surprise devant la couleur verte de la mer Baltique, effet visible de l’eutrophisation, et précise : « Dans les échantillons marins, la masse des cyanobactéries toxiques était visible à l’œil nu, ce qui empêchait une analyse plus approfondie de la diversité du microbiome. Autour de nous, aucun bateau de pêche n’était présent, les masses de poissons s’étaient effondrées » (ibid.). Visant à garder trace des paysages océaniques traversés le long des côtes suédoises, les séries Flots, mer Baltique et Horizon, mer Baltique manifestent une certaine noirceur. Cette tonalité globale ne provient pas seulement du médium de l’encre de Chine. La série des Flots a retenu notre attention car le mouvement incertain de l’océan, même s’il laisse parfois émaner des éléments se rapprochant de ce que l’on connaît (comme l’écume dans l’agitation des vagues), produit une noirceur dynamique qui désarçonne, qui déstabilise par sa dimension d’abstraction. Dans ces deux séries de dessins, mouvements et noirceur s’allient pour diffuser une atmosphère sombre, possiblement inquiétante. L’intensité des dessins d’océan de Yann Bagot nous fait plonger dans un sentiment paradoxal d’émerveillement et de gravité.
Ces dessins d’océan peuvent-ils pour autant être rapprochés du sublime de l’obscur théorisé par Edmund Burke dans sa Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau (1757) ? L’expérience du sublime selon Burke est un plaisir mêlé qui naît de la relation à la douleur ou au danger : « une sorte d’horreur délicieuse, une sorte de tranquillité teintée de terreur » (BURKE : 2009, p. 227), appelée « délice » (delight) (ibid., p. 93). Et « tout ce qui est terrible pour la vue » est sublime (ibid., p. 120). Le caractère infini associé à certaines « privations générales » – l’obscurité, le silence, la solitude (ibid., p. 141) – fait alors de l’océan un lieu privilégié du sublime. Les œuvres emblématiques du sublime au XVIIIe siècle représentaient des catastrophes naturelles, comme les scènes de tempêtes et de naufrage de Loutherbourg ou de Vernet dont témoignent les Salons de Diderot5. Dans les dessins de Yann Bagot, point de tempête ou d’océan déchaîné soumettant des êtres humains minuscules, pas de primauté de l’effroi. Simplement et intensément, une obscurité des eaux qui peut renvoyer à certains imaginaires des abysses et/ou mobiliser des interrogations liées aux multiples pollutions qui mettent en danger la biodiversité sous-marine. Pouvons-nous alors parler de sublime à propos de ces œuvres, et si oui, en quels termes précisément ?
Distance et déplacement du sujet dans le sublime
Le sublime moderne s’expérimente lorsque le danger ou la douleur ne sont pas trop près. Selon Mathilde Ramadier, dans le sublime burkien, l’horreur ne nous submerge pas, et ce, grâce à « une mise à distance, par le regard » (RAMADIER : 2025, p. 66). Certes, les études sur le sublime s’accordent sur le fait que Burke et Kant « insistent sur l’importance de la distance : très près, on subit la terreur brutalement, mais à distance, avec certaines modifications, on est capable d’éprouver l’éloignement du terrible » (FLÉCHEUX : 2018, p. 13). Cependant, ce qui importe surtout chez les deux penseurs, c’est ce qui se passe chez le sujet saisi par l’expérience du sublime en tant que celle-ci le désarçonne. Cette distance est donc toute relative puisque le sublime permet de « sentir naître en soi une dimension encore insoupçonnée » (ibid.). En effet, alors que le sentiment du beau relève de la calme contemplation, celui du sublime se produit indirectement car l’esprit est tour à tour attiré et repoussé par l’objet : le plaisir éprouvé est un « plaisir négatif » (KANT : 2000, p. 119). Si le beau semble prédéterminé pour notre faculté de juger, le sublime, lui, est inapproprié et fait violence à notre imagination6.
Certains mettent en question l’opportunité de l’idée de sublime pour notre époque : cette idée pouvait convenir pour le spectateur des Lumières, non confronté directement au danger ; elle ne serait plus adéquate dans un monde aux prises avec les menaces multiples qui pèsent sur les écosystèmes. Dans un chapitre intitulé « Partager les responsabilités. Dire adieu au sublime » de l’anthologie Reset Modernity!, Bruno Latour pointe en effet la difficulté pour un sujet dans la situation de l’Anthropocène d’éprouver le sentiment du sublime, en soulignant de celui-ci la dimension de spectacle : « Pour ressentir le sublime, il vous fallait maintenir une “distance” par rapport à ce qui restait un spectacle ; infiniment “inférieur” en forces physiques à ce à quoi vous assistiez ; infiniment “supérieur” en grandeur morale. Ce n’est qu’à ce moment-là que vous pouviez tester l’incommensurabilité entre ces deux formes d’infini » (LATOUR : 2016b, p. 169, cité dans LUND : 2021, p. 194)7. Latour continue : « Malheureusement pour vous, vous ne pouvez plus vous cacher nulle part ; vous êtes à présent entièrement “commensurable” avec les forces physiques que vous avez libérées ; quant à la supériorité morale, vous l’avez également perdue ! » (ibid.). Latour écrit également dans Face à Gaïa : « […] désormais, il n’y a plus de spectateur, parce qu’il n’y a plus de rivage qui n’ait été mobilisé dans le drame de la géohistoire. Comme il n’y a plus de touriste, le sentiment du sublime a disparu avec la sécurité de celui qui regarde » (LATOUR : 2016a, p. 55). Dans son texte introductif à l’ouvrage collectif Le Sublime, « Embarquement pour le sublime. Sens et fonctions d’un concept », Céline Flécheux remarque : « “On est embarqué”, dit ailleurs Latour, et le fait de se trouver dans la barque empêche l’avènement du sublime, qui suppose une position extérieure en sûreté » (FLÉCHEUX : 2018, p. 15). Mais elle prend le contre-pied de ce jugement de fin du sublime : notre situation d’urgence n’inciterait-elle pas à penser que nous sommes, « au contraire, plongé[s] en son cœur » (ibid., p. 16) ? Ainsi, demande-t-elle, une exposition comme Sublime. Les tremblements du monde, présentée au Centre Pompidou-Metz en 20168, ne serait-elle pas le signe d’un sublime renouvelé (ibid., p. 15) ? Cela, étant entendu que ce sublime ne désigne pas la qualité de certaines œuvres mais renvoie aux rapports que celles-ci instaurent entre le sublime et « des questions actuelles liées à l’Anthropocène ou à l’écologie » (ibid., p. 16).
Réfléchir sur le sentiment du sublime au XVIIIe siècle consistait déjà à envisager un rapport au monde, un déplacement subjectif. L’image de la barque prise dans un naufrage renvoyait à « la manière dont l’homme découvrait une force qui lui était supérieure à laquelle il se devait de résister » (ibid., p. 17). C’est bien d’un mouvement du sujet dans sa pensée qu’il est question dans l’expérience du sublime. Kant a souligné qu’un objet de la nature ne devrait pas être qualifié de sublime. « Tout ce que nous pouvons dire, c’est que l’objet est propre à la présentation d’une sublimité qui peut être rencontrée dans l’esprit » (KANT : 2000, p. 120). Si pour Kant le sublime ne renvoie pas forcément à une terreur sérieuse (même si la nature est susceptible de nous faire peur), c’est sérieusement que le sujet est aux prises avec un conflit entre son imagination et sa raison9. Instrument de la raison, l’imagination devient une force aidant le sujet à affirmer sa supériorité morale et son indépendance par rapport au sublime naturel. C’est cette destination spirituelle absolument puissante que théorise le « sublime dynamique » (voir ibid., p. 123-140). Les théoriciens s’accordent ainsi sur l’idée d’une « profonde remise en cause du sujet au cours de cette épreuve » (FLÉCHEUX : 2018, p. 21).
Aujourd’hui, certes, la terreur est sérieuse. L’effondrement des conditions du vivant auquel nous sommes confrontés implique-t-il pour autant l’impossibilité de faire l’expérience du sublime ou plutôt d’un sublime ? Ne peut-on pas, tout en éprouvant un sentiment d’insécurité, expérimenter des forces de vie ? Ne peut-on pas être « embarqué » dans la crise écologique et connaître encore des enchantements ?
À propos du spectateur, Céline Flécheux souligne qu’il « ne peut se contenter d’un bord de rivage paisible depuis lequel assister à l’humiliation de son imagination. La grandeur exige de lui une participation ; elle l’oblige à exercer sa faculté de juger, à trouver la place à partir de laquelle il pourra éprouver de la façon la plus dynamique qui soit l’émotion du sublime. Que cette recherche de place fasse partie de l’expérience, c’est à n’en pas douter : le sublime n’est pas là, déposé dans l’objet ou le monument, prêt à s’imposer au spectateur attentif ; le sublime surprend, déroute, dessaisit le sujet en sécurité en le confrontant à ses limites et en l’obligeant à trouver une place par rapport à lui. Moins spectateur que “témoin”, celui qui vit le sublime est nécessairement embarqué dans l’émotion, l’expérience, l’épreuve » (ibid., p. 18). La distance est celle que le sujet parcourt en lui-même dans le processus complexe de la rencontre. Quel déplacement du sujet serait à l’œuvre dans l’expérience du sublime proposée par Yann Bagot ?
Loin d’un sublime romantique, identifié comme la manifestation spectaculaire des forces de la nature observables à une certaine distance et auxquelles l’être humain est tenté de se mesurer, les dessins embarqués de Yann Bagot témoignent d’une attention au continu des énergies du vivant. La série des Flots obscurs et incertains en appelle tout à la fois à l’immensité de l’océan par l’évocation d’une dynamique ondulante de surface, à l’infinité des tendances, orientations, courants qui en animent la profondeur, à la diversité des vivants, soupçonnés et insoupçonnés, qui l’habitent, et même à des matières naturelles autres que celles des océans (écorces d’arbres, surfaces rocheuses, mousses ou lichens) ou encore non naturelles (tels des polluants), toutes ces matières et textures étant évoquées par les réactions de l’encre avec les cristaux de sel. Ce corps obscur de l’océan est lié à la notion d’infini. Nous nous souvenons de ce court passage du traité de Pseudo-Longin sur le sublime des forces naturelles qui produisent l’enthousiasme par leur échelle démesurée, dont celles de l’océan10. Burke avait repris l’idée d’immensité mais accordé également le sublime à l’infiniment petit (BURKE : 2009, p. 143). Dans ses dessins, Yann Bagot explorerait-il à sa manière les deux versants de l’infini ? Ou devrait-on dire plutôt qu’il nous embarque pour un infini autre… ? Les dessins d’océan qui nous convient à nous émerveiller devant l’incommensurabilité de l’océan résonnent avec le sublime naturel – « sublime mathématique » ou de grandeur, « sublime dynamique » ou de puissance (voir KANT : 2000, p. 123-140) – en tant que confrontation à ce qui nous dépasse, mais ils s’en écartent par la modalité de déplacement du sujet dans l’expérience. Ils contribuent en effet à une prise de conscience de la complexité des relations qui animent le vivant au sens large du terme et à une critique de l’idée de nature telle que nous l’avons héritée de la société industrielle, la nature comme ressource infiniment exploitable. Ils incitent ainsi à penser le mépris de la terre dont fait preuve l’humain installé dans sa sublimité, pour reprendre l’expression de Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra11. Si l’eau de mer est médium dans les œuvres de Bagot, elle n’est pas tant utilisée qu’accueillie en termes de force participative. C’est dans l’enjeu de l’accueil et de la synergie que les dessins adviennent. Ce travail « en vibration avec les forces du terrain » (BAGOT a) témoigne d’un « désir d’œuvrer avec le vivant » (BAGOT b)12. La position d’accueil de Yann Bagot relève d’un certain dessaisissement de soi pour se laisser surprendre. Baldine Saint Girons a souligné dans l’expérience du sublime une « destitution du moi, submergé par une altérité, dont le foyer lui demeure inaccessible » (SAINT GIRONS : 1993, p. 299, cité dans RAMADIER : 2025, p. 95-96). Dans cette expérience autre du sublime, il s’agit d’expérimenter la capacité à se dessaisir de soi pour accueillir et faire corps avec les dynamiques du vivant.
Infini, interdépendance du vivant et habitabilité du monde
Un dessin apparaît comme une ligne qui n’en finit pas de se promener sur la goélette, décrivant avec souplesse circonvolutions, boucles et méandres multiples des cordages, et qui se prolonge dans la mer jusqu’à la ligne d’horizon. Toutefois, même s’il y a une ligne d’horizon, il n’y a pas d’au-delà du voilier. Le jeu de contrastes global du trait mêle les noirs et blancs du pont du bateau avec les noirs et blancs de la surface de l’océan. Ce travail du trait de pinceau intègre pleinement la goélette dans la mer, et même construit l’espace-temps de leur alliance. Le discontinu du trait de pinceau fait un rythme continu13 : il manifeste un continuum goélette-mer. Ce n’est pas le point de vue d’un individu devant un paysage ni même embrassant l’océan, c’est une avancée avec la mer, un mouvement avec la mer et un accueil vibrant de l’océan. Un tel dessin, point d’ancrage avec l’océan, nous invite dans un monde d’obscurité, d’incertitude, en tant qu’il est celui de la non-séparation de l’humain et du non-humain. Il rappelle ou fait prendre conscience de cette circulation énergétique soulignée par Achille Mbembe dans La Communauté terrestre : « Nous ne sommes ni les seuls habitants de la Terre ni placés au-dessus des autres êtres. Nous sommes horizontalement traversés par des interactions fondamentales avec eux » (MBEMBE : 2023, p. 153). Le dessin de Yann Bagot donne à penser une horizontalité de l’interdépendance des vivants.
Un autre dessin témoigne de la vie à bord du voilier, cette fois sans montrer la mer, ou plus exactement sans la représenter mais en intégrant certaines qualités des océans, cela grâce à la diversité du jeu de l’encre permise par l’intégration de l’eau de mer dans le travail du lavis. Il est titré Goélette Tara (2023). Les cordes et autres éléments du matériel technique de navigation sont évoqués cette fois en une transparence parsemée çà et là d’infimes corps en suspension. Ces corps flottants aux formes inouïes, qui teintent discrètement les cordes semblables à des fils fragiles, diffusent des taches de modalités variables allant de légers voiles ou de zones faiblement nuageuses jusqu’à de petites concentrations d’un noir dense, en passant par des colonies de mouchetis, des processus subtils d’agglutination ou d’agrégation. Tout en maintenant une structure, le dessin contredit le caractère solide du bateau. Cette liquidité confère à la goélette une dynamique qui est celle du vivant des océans, dynamique de ces êtres parfois infiniment petits, flottant et dérivant tout en se localisant à différentes profondeurs, que sont les organismes de plancton (du grec planktós, « errant »)14. L’ensemble acquiert une présence étrange qui peut évoquer un être de science-fiction, et qui ferait de la goélette Tara une espèce de plancton géant. Cette sensation résonne d’une part avec un dessin qui témoigne d’un même flottement d’éléments et évoque un échantillon de prélèvement, intitulé Planctons #02 (2023), et d’autre part avec une réflexion des chercheurs à bord de la goélette portant sur la frontière poreuse entre science et science-fiction, un propos que nous pouvions entendre dans le film Mission Microbiomes de Giulia Grossmann (2022), montré également dans l’exposition du Centquatre15. Ces deux dessins évoquant le plancton s’inspirent des protocoles d’analyse de la composition de l’eau de mer qui fournissent des indices de l’équilibre entre le microbiome et les molécules polluantes. En même temps qu’ils constituent des résonances avec la vie du microbiome, les dessins explorent « une propriété étonnante de l’encre de Chine : mêlée à l’eau de mer, elle perd son unité, se multiplie en divisions infimes » (BAGOT b). Réflexion sur le médium et conscience environnementale participent d’un même geste. L’artiste dit souhaiter que ses œuvres « puissent transmettre émerveillement et prise de conscience devant l’existence et la fragilité de ces mondes infimes, clés de voûte de notre monde » (ibid.).
Goélette Tara ne viendrait-il pas témoigner de ce que relève Achille Mbembe ? « Ces autres êtres (les microbes, les virus, les forces végétales, minérales et organiques) nous composent. Mais ils nous décomposent et nous recomposent aussi. Ils nous font et nous défont, à commencer par nos corps, nos habitats et nos manières d’exister » (MBEMBE : 2023, p. 153). Si le dessin inscrit la goélette dans le milieu qu’elle explore, on peut dire aussi que le microbiome est en quelque sorte passé dans l’habitat comme s’il venait acter l’attention que nous lui portons.
Les représentations du voilier au sein de l’océan comportent une dimension fictionnelle qui met en scène les relations de l’humain et du non-humain. Comme l’a souligné Latour, le domaine de la fiction permet « chaque fois une nouvelle compréhension de l’altérité » et constitue « un principe de vérité d’une force extraordinaire » (LATOUR : 2024, p. 154).
Une telle œuvre nourrit un imaginaire du plancton, de la biodiversité sous-marine, mais aussi des passages entre nos corps, nos habitats et le corps de l’océan. L’impression de fragilité produite par ce dessin donne à penser la vulnérabilité de la biodiversité sous-marine mais aussi la nôtre, et finalement ce que Baptiste Morizot appelle notre « vulnérabilité mutuelle » : « C’est cette interdépendance et cette vulnérabilité mutuelle qui empêchent de poser le problème en termes de hiérarchisation des intérêts entre “nature” et “humains”. Voilà le magnifique paradoxe qui fonde l’identité d’un écosystème : l’habitat de chaque vivant, c’est le tissage de tous les autres vivants » (MORIZOT : 2020a, p. 87). Les dessins de Yann Bagot soulignent non seulement la fragilité du vivant mais aussi la nécessité d’une attention au tissage des vivants auquel nous appartenons. La démarche artistique de Yann Bagot s’accorde ainsi à l’idée d’un cosmos élargi à un non-humain qui participe aux actions de l’humain.
Ajoutons que les dessins témoignent d’une dynamique d’ensemble, non seulement par les liens tissés par l’artiste avec la matière et le mouvement de l’océan, mais aussi par l’imprégnation plus globale de champs de forces hybrides, humains et non humains – souffle dans les voiles, mouvement des vagues, activités des marins, des scientifiques, pluie, lumière, nuit, température, etc. Ils nous convient à une expérience de l’altérité s’orientant vers une « nouvelle compréhension des coévolutions » car tenant compte du jeu de la vulnérabilité mutuelle (ibid., p. 117). Les dessins d’océan résonnent avec l’idée de faire confiance aux dynamiques du vivant tout en les favorisant, idée révélatrice d’un nécessaire changement d’épistémê dont Baptiste Morizot a montré une efficience pour le champ de l’agroécologie (ibid., p. 135).
L’ampleur des phénomènes climatiques et des pollutions multiples est telle que les stratégies pour protéger notre planète et donc nous-mêmes semblent souvent dérisoires. Cependant, certains estiment que « les lieux infinis […] stimulent notre imagination, nous font rêver d’un monde dont on pourrait pousser les limites, et que l’on pourrait habiter autrement […] à condition de changer de paradigme » (RAMADIER : 2025, p. 88). Ainsi : « Habiter ces mondes, mais sans les piller. Cohabiter avec la nature sublime à une saine distance, sans la fragiliser » (ibid.)16. Or, certaines œuvres comme celles de Yann Bagot incitent à passer de « ces mondes » à un monde que d’autres habitent tout aussi légitimement que nous. Il ne s’agirait pas tant de respecter une saine distance vis-à-vis d’une nature sublime et fragile que de repenser globalement les rapports au sein du vivant.
L’infini rapporté à l’univers de l’ancienne cosmologie, au sein duquel les humains sont négligeables, est une notion obsolète pour Latour. Aujourd’hui, le système Terre est « entré à l’intérieur de notre régime d’action », alors qu’auparavant nous transformions « l’environnement au sens du paysage, mais pas le système Terre ni nos conditions de vie dans l’univers » (LATOUR : 2024, p. 64). Désormais, dans ce monde qui est peu de chose du point de vue de l’univers, « la capacité des humains industrialisés à modifier l’habitabilité est considérable. Cela fait de cette question de l’habitabilité le concept fondamental » (ibid., p. 65). Il s’agit donc, selon Latour, de passer de la cosmologie de l’infini à une cosmologie qui tienne compte des conditions d’habitabilité au sein de notre monde devenu une zone minuscule d’une grande complexité. Cependant, Latour souligne également que les arts peuvent apporter à cette réflexion, grâce à la production d’« affects capables de métaboliser la situation écologique » (ibid., p. 98). Le passage de moderniser à écologiser nécessite ainsi de se tenir « dans les limites de l’habitabilité de la Terre tout en préservant à la fois l’abondance et la liberté » (ibid., p. 100).
Nous entendons une résonance avec une parole sur l’infini de l’artiste sud-coréen Lee Ufan que cite Yann Bagot : « Il me semble que ce n’est pas l’univers qui est infini, mais plutôt l’infini qui est l’univers » (LEE : 2022, cité dans BAGOT b)17. De son côté, Jean-Luc Nancy fait du sublime un infini du commencement dans le sens où tout moment peut devenir surgissement du sublime (NANCY : 1988, p. 71-73). Cet infini autre du sublime contemporain ne pourrait-il pas être relié, dans le champ de l’art, à un potentiel d’émerveillement dans la pleine conscience du problème de l’habitabilité de la planète ? Dans notre crise écologique supposant une « crise de la sensibilité » (MORIZOT : 2020b, p. 17) et un effondrement de l’émerveillement (RAMOUCHE : 2021), l’idée de se séparer de l’infini ancien pour travailler la question de la limite n’apparaît pas incompatible avec un infini d’émerveillement ou de réenchantement des rapports entre humains et non-humains. Les dessins d’océan de Yann Bagot ouvrent justement à un infini de potentiels de représentation du vivre dans et avec notre écosystème et en particulier à un vivant de l’océan comme unité composée d’interdépendances à laquelle nous appartenons.
Conclusion
En cette époque d’effondrement de la biodiversité, l’accompagnement artistique d’une démarche scientifique étudiant les océans, tel qu’il est permis au sein de Tara Europa, fait apparaître tout le potentiel des alliances entre les arts et les sciences en termes de représentations du vivant susceptibles de complexifier notre sensibilité. Peut ainsi survenir un sublime contemporain dans la capacité double de mobiliser le potentiel d’émerveillement et de contribuer à une prise de conscience environnementale. Être « embarqué » dans cette situation périlleuse de crise écologique, n’est-ce pas appréhender ce qu’elle requiert en termes de déplacement du sujet, sur les plans individuel et collectif, dans la question de notre place dans le monde ?
L’œuvre de Yann Bagot sensibilise à la biodiversité marine dans une considération des dépendances multiples que chacun de nous, vivant, concentre. Elle souligne que « nous habitons les effets de la vie des autres » (MORIZOT : 2020a, p. 189). Les dessins d’océan de cet artiste proposent ainsi un embarquement sublime, dans le sens où ils appellent un changement de paradigme qui fait la critique d’une approche anthropocentrée du monde et ouvre sur une habitabilité dont les humains ne sont pas les artisans, une habitabilité tissée des interdépendances des vivants et de leurs vulnérabilités mutuelles : comment, d’un dessin d’océan, sentir que l’océan et nous « sommes le vivant qui se défend » (ibid., p. 187).
Notice biographique
Docteur qualifié aux fonctions de maître de conférences, Isabelle Davy a enseigné l’esthétique à l’université Paris-8 et la sémiologie à l’École de Condé (arts graphiques). Elle enseigne depuis 2023 la philosophie de l’art à l’EAS de l’université Paris-1. Copilote de LangArts (Langages artistiques – Asie-Occident), équipe de recherche interdisciplinaire et interculturelle fonctionnant en partenariat interuniversitaire. A dirigé avec Patrick Otto La Perception du rythme selon les arts et les cultures. Fondements culturels et démarches artistiques, Paris, L’Harmattan, coll. « L’Univers esthétique », 2025. Publications dans les revues Proteus, Histoire Épistémologie Langage, Écrans, Interfaces. Parmi les dernières publications : « Chen Zhen : un corps de l’œuvre comme “vibration immunitaire” », in Paul Dirkx (dir.), Corps et correspondances, Lormont, Le Bord de l’eau, 2025 ; « De la grâce chez Gabriel Orozco », Déméter (CEAC-Lille), no 9, 2023 <https://www.peren-revues.fr/demeter/1102> ; « Le geste “Tu” de Thierry Kuntzel », Astasa, 2022 <https://www.astasa.org/2022/09/30/le-geste-tu-de-thierry-kuntzel/>.







