“Matière constante”, une réalisation artistique de sensibilité scientifique

Matière constante, 2025 ©Tatiana Drozd

Résumé

À l’occasion de la présentation de Matière constante pour VIV’Océan 2025, Tatiana Drozd nous invite à partager sa quête plasticienne au cœur de la vie des océans : l’eau et le mouvement des corps ou des formes, l’apparition de la vie, l’invisible. En particulier, l’artiste précise son intérêt pour l’approche scientifique (biologie, physique, chimie) et raconte sa collaboration avec des chercheurs, mais aussi son projet artistique collectif et protéiforme, Milky Way. Quels rapports entretiennent les arts et les sciences dans son processus de création ?

Abstract

On the occasion of the presentation of her work exhibited for VIV’Océan 2025, Tatiana Drozd invites us to share her visual quest for the question of ocean life: water and the movement of bodies or forms, the appearance of life, the invisible. In particular, she clarifies her interest in scientific theories (biology, physic, chemistry) and her collaboration with scientists, but also her collective and protean artistic work, Milky Way. What are the relationships between arts and sciences in the creative process?

“Matière constante”, une réalisation artistique de sensibilité scientifique. Entretien avec Tatiana Drozd

“Constant Matter”, an artistic achievement of scientific sensitivity. Interview with Tatiana Drozd

Table des matières

Introduction

Dans l’exposition VIV’Océan au centre culturel François-Mauriac de Bouliac, Tatiana Drozd présente Matière constante1. D’un lent mouvement, le volume pâle, fin et dentelé, semblable à celui de ces minuscules squelettes de radiolaires tant admirés et merveilleusement restitués par le biologiste allemand Ernst Haeckel dans Formes artistiques de la nature, dont l’édition originale a été publiée en 1899 (HAECKEL : 1998), se délite dans l’eau claire. Devant la vidéo, un artefact de ces spécimens, immensément plus grand que les originaux, soit d’une quinzaine de centimètres de diamètre, repose dans un modeste aquarium sans eau. Avec cette œuvre, l’artiste n’a pas seulement produit une vidéo hypnotique et une installation étrange : elle propose une réflexion sur le rapport entre arts et sciences. Comment la mise en œuvre de ce rapport interdisciplinaire a-t-elle été possible ? Quel processus préside à son élaboration et à sa réussite ? Rencontre avec Tatiana Drozd.

Cécile Croce  Comment la question de la vie des océans touche-t-elle votre travail d’artiste plasticienne ? Est-ce une thématique qui traverse vos créations ? Le message d’un art que l’on pourrait dire engagé ? Ou bien considérez-vous que cette question ouvre une dimension (philosophique, esthétique) plus vaste ? 

Tatiana Drozd  La vie et son mouvement me fascinent depuis toujours. En premier lieu, je m’intéresse à l’eau dans son rapport au corps et à la représentation. Rappelons que le liquide entre dans la composition du corps humain (constitué de 60 % d’eau). L’eau peut aussi, dans la représentation, faire support, en infinies gouttelettes, et être restituée par un dégradé de couleurs, comme dans certains tableaux, afin de rendre la perspective aérienne (ou la perspective atmosphérique), comme dans Le voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David Friedrich (v. 1818), ou encore d’exprimer le mouvement et la vie dans un corps. Par exemple, dans La Grande Odalisque de Jean Auguste Dominique Ingres (1814), où il est possible de percevoir une vague qui traverse tout le tableau ; dans Le Nègre Scipion de Paul Cézanne (v. 1866), où chaque muscle du personnage coule comme un ruisseau ; dans Le Sweater jaune (1918-1919) d’Amedeo Modigliani, où le visage semble ruisseler et les yeux vides figurer deux minuscules plages bleues. L’anatomie et l’architecture du corps, sublimé depuis la Grèce antique, laissent place à une métamorphose où le squelette disparaît. Et l’eau, élément régénérable, comme s’il était fragile et vivant, prend forme et circule en ces corps. 

Constatant que, sans l’eau, la Terre ne serait qu’un caillou et que la vie est sortie de l’océan, j’ai commencé à m’intéresser à l’anthropologie, à la paléoanthropologie et, rapidement, aux théories de l’évolution. Tomonori Totani, enseignant-chercheur du département d’astronomie de l’université de Tokyo, étudie la façon dont les éléments constitutifs de la vie peuvent et ont pu se former spontanément dans l’univers, un processus connu sous le nom d’« abiogenèse » (TOMONORI : 2020). Ainsi, l’abiogenèse vise à déterminer comment les réactions chimiques auraient pu donner naissance à la vie dans des conditions radicalement différentes de celles qui règnent sur Terre aujourd’hui. Prendre connaissance de ces informations m’a conduite à m’intéresser aux lois de la chimie et de la physique, puis, logiquement, aux événements climatiques du passé et au dérèglement actuel. 

J’ai été singulièrement sensibilisée au rôle de l’océan et à ses problématiques contemporaines par la création du club de plongée ADE Méditerranée, qui œuvre pour la protection de la biodiversité marine. Régulièrement, les plongeurs de cette association divulguent une foule d’informations alarmantes qui m’obligent à réagir en créant. Je ne sais pas si ma démarche peut être qualifiée d’« art engagé »… Disons simplement que je souhaite partager avec les spectateurs ce que je découvre et ce que je ressens. De manière générale, il me semble que toute œuvre artistique possède une dimension tant esthétique que philosophique. 

Matière constante, 2025. Exposition Viv’Océan. ©Tatiana Drozd

C. C.  Comment en êtes-vous arrivée à cultiver les rapports entre arts et sciences dans votre processus de création ? 

T. D.  J’aime transmettre le savoir-faire et le savoir-regarder, appris à l’académie des beaux-arts. J’ai reçu une excellente formation fondée sur un travail à partir de l’ensemble. Selon ce principe, le résultat final doit être envisagé avant de commencer. Prenons l’exemple d’un sculpteur sur marbre. Il choisira toujours en premier la qualité, la couleur et la taille de son bloc de pierre. Puis il fera nombre d’esquisses, avant de s’en prendre physiquement à la matière. Le résultat imaginé guidera ses mains vers la vision finale de l’œuvre. On suit ici un processus semblable à une déduction – enlever de la matière pour en arriver à un résultat souhaité. J’ai toujours senti que cette méthode donnait une certaine liberté. Même si elle évite les grandes surprises, elle peut laisser passer de l’inattendu par petites touches. En m’opposant aux chemins connus, j’ai pris le contresens, choisissant une méthode en induction plutôt qu’en déduction, en assemblant des éléments distincts pour arriver à un résultat peut-être imaginé avant mais approximatif. Je cultive le hasard et les probabilités. Deux concepts développés dans La Logique de la découverte scientifique de Karl R. Popper2. Un livre qui m’a permis de tisser un lien entre procédé artistique et procédé scientifique. Cela a lancé mon intérêt pour des scientifiques de tous horizons. Citons notamment Carlo Rovelli et son livre L’Ordre du temps3, Jacques Livage et sa « chimie douce » (LIVAGE : 2011). 

C. C.  Vous avez accepté de participer au projet Arts et PréserVatIon de la Vie des Océans (VIV’O) mis en œuvre dans les trois volets de VIV’Océan4. Il s’agissait alors non seulement de suivre l’avancée du projet en co-construction pendant plus d’une année, mais aussi de réaliser une œuvre qui serait exposée avec celles d’autres artistes, que vous ne connaissiez pas forcément, dans un lieu commun et en « terre inconnue » (dans la métropole bordelaise). Une telle aventure colle mal avec l’image que l’on se fait parfois de l’artiste confiné dans sa bulle de création et offrant une production individuelle, difficilement accordée à d’autres. Une image, donc, que vous ne donnez pas. Comment travaillez-vous dans un tel contexte collectif ? 

T. D.  À vrai dire, je travaille volontiers avec d’autres artistes. Le cinéma me l’a appris. Pendant mes études à l’École Moukhina5, j’ai fait des stages au studio d’État Lenfilm, où j’ai participé à la réalisation du film Quand les saints marchent de Vladimir Vorobyov, mais aussi à Dukhov den de Sergey Selyaniov en 1990 et à Mon meilleur ami Vasiliy Stalin de Viktor Sadovsky en 1991. La création d’un film nécessite un travail d’équipe et l’intervention de nombreux corps de métier. Bien sûr, chacun œuvre pour le projet du metteur en scène, mais ce dernier attend aussi de nous des propositions innovantes, capables d’enrichir sa vision. C’est ensemble que nous parvenons au résultat final.

Plus tard, j’ai eu la chance d’intégrer un collectif d’artistes plasticiennes, créé avec Taisiya Polishchuk et Olga Kisseleva. Nous sommes trois femmes – russe, biélorusse et ukrainienne – qui partageons de nombreux points communs liés à notre passé. Nous avons les mêmes préoccupations pour les enjeux sociaux, environnementaux, artistiques et éducatifs. Taisiya, curatrice, artiste, dirige une fondation qui soutient et impulse des projets en faveur de la recherche contre le cancer. Avec Olga, nous avons été formées dans la même académie d’art, sans pour autant avoir développé un parcours identique. C’est justement cette diversité qui nous a plu et nous a réunies. Toutes les trois, nous travaillons à la frontière de l’art et de la science, à la recherche d’une pratique artistique capable de sensibiliser l’être humain aux difficultés du monde. Ainsi est né le projet La Voie Lactée. Pourquoi ce choix ? Le lait est une ressource essentielle, la base de notre alimentation et de notre civilisation. Plus largement, il représente la boisson de la connaissance ou la nourriture spirituelle. Sa couleur en fait un symbole de pureté. 

Même si chacune de nos créations est estampillée « La Voie Lactée », sa naissance reste personnelle. L’inspiration première germe, comme une graine, chez l’une d’entre nous, puis est enrichie par nos discussions. Des expérimentations peuvent ensuite être menées collectivement ou individuellement. Il y a quelques jours, un poète m’avouait la présence douloureuse du doute dans sa pratique, qui souvent agit comme un poison paralysant. Vous ne pouvez pas imaginer combien il est réconfortant d’avoir des échanges constructifs et sincères pour vaincre un tel doute. La Voie Lactée est un moteur pour moi.

Sous ce titre générique, nous avons réalisé de nombreuses œuvres, signées collectivement ou individuellement : un film vidéo avec des danseurs des Ballets de Monte-Carlo, qui a été présenté pendant la 59e Biennale de Venise, dans le pavillon San Marino, au Palazzo Donà dalle Rose, en 2022 ; l’installation River of Milk on the Banks of Kissel à la Bakery Art Gallery de Bordeaux, en décembre 2021 ; La Rivière du lait, installation de 50 drapeaux blancs sur le pont Saint-Esprit à Bayonne, en 2024, dans le cadre du festival Point de vue ; un décor pour l’opéra déambulatoire Stalker de Thierry Pécou, à la cathédrale Notre-Dame de Rouen, en mai 2024, à l’occasion des festivals Normandie impressionniste et Curieux Printemps ; une conférence au Palais de Tokyo, à Paris, le 4 mai 20236.

Les performances ont sans doute une place particulière dans nos réalisations : Femmes Guerrières à Béthune (centre de production et de diffusion d’art contemporain Labanque), en février 2023 ; La Voie Lactée à l’initiative de l’Unesco pour l’Année internationale du son, à Nice, en janvier 2022. Ces performances ont en commun la volonté de porter une image féminine collective, à la fois fragile et résistante, capable de durer. En constante évolution, elles sont dynamisées par des participants de diverses nationalités. Les danseurs Chiara Taviani, Victoria Ananyan, Simone Tribuna, Virginie Baroux, sont impliqués dans La Voie Lactée ; leur participation met le pouvoir du mouvement au service de préoccupations communes : l’augmentation de la violence et les problèmes environnementaux. 

C. C.  Parlez-nous des apports scientifiques à l’origine de La Voie Lactée. 

T. D.  Dans le cadre de notre recherche plastique, nous nous sommes intéressées aux travaux du professeur Frédéric Prochazka, enseignant-chercheur en ingénierie des matériaux et des polymères à l’université Jean-Monnet de Saint-Étienne et directeur scientifique de l’entreprise Lactips7. Dans son laboratoire, il a créé une technologie qui s’appuie uniquement sur les composantes naturelles et n’utilise pas de traitement chimique pour produire un matériau biodégradable et hydrosoluble. Ce « plastique », à base de protéines du lait, ne laisse aucun résidu dans la nature et se dissout complètement dans l’eau. Cette recherche a abouti à la création de l’entreprise Lactips (sise à Saint-Paul-en-Jarez), qui participe à la plupart de nos projets. La vidéo-performance La Voie Lactée et l’installation River of Milk on the Banks of Kissel en témoignent. C’est aussi Lactips qui nous a permis de réaliser notre projet pour VIV’O. 

C. C.  Dans le cadre du projet VIV’O, nous avons souhaité mettre en relation des artistes et des scientifiques afin de former des duos qui permettraient peut-être à des œuvres arts & sciences de voir le jour – ceci, bien entendu, sans obligation, mais aussi sans garantie aucune d’aboutissement. Il s’agissait d’un pari un peu audacieux. Mais vous avez joué le jeu. Que fut, pour vous, cette expérience ?

T. D.  Quelle magnifique proposition ! Je vous remercie d’avoir permis cette rencontre avec Laurent Londeix, géologue et climatopaléontologue. Il m’a fait découvrir le monde des organismes unicellulaires : les Foraminifères, microfossiles calcaires qui construisent leurs coquilles en formes arrondies ; les radiolaires, plancton siliceux marin, qui fabriquent des squelettes de silice en forme d’aiguilles ou de boucliers. Laurent m’a fait découvrir un monde invisible d’une beauté inégalée, un monde vivant ou riche de fossiles. Plus que la découverte, cette rencontre m’a apporté information et inspiration, tant Laurent Londeix est passionné par ses sujets d’étude, les dinokystes ou kystes de dinoflagellés. Pour lui, ces kystes représentent d’excellentes sources d’information sur les conditions environnementales et climatiques. Il m’a communiqué sa passion. Dans un livre conseillé par Laurent, Merveilleux Microfossiles de Patrick de Wever (Biotope, 2016), Clarice Lispector écrit : « L’un des moyens indirects de comprendre est de trouver beau. » Je ne comprends sans doute pas toute la complexité de sa recherche, mais je trouve le sujet extrêmement beau… Et j’ai voulu faire quelque chose de beau.

Durant nos conversations, j’ai compris que nos processus de recherche étaient proches. Beaucoup d’observation, puis une analyse poussée débouchant sur des énoncés ou des conclusions. Observer fut donc le point de départ de la recherche créative. J’ai mis mes pas dans ceux du chercheur, pris connaissance des origines de ce qu’il étudie, compris ses problématiques, pour offrir un témoignage sensible et artistique. Je me suis attachée à l’acidification de l’eau et à son impact critique sur nos océans. Océans dont il faut rappeler qu’ils absorbent 30 % de dioxyde de carbone, ce qui réduit considérablement le pH et transforme rapidement la matière. 

Pour mettre en exergue ce problème, j’ai créé l’installation interactive et évolutive Matière constante sur les radiolaires. Ces organismes, parmi les plus anciens de la Terre, possèdent une architecture incroyable, construite à partir de la silice qui se trouve dans l’eau. Grâce à Laurent Londeix, j’ai eu accès au livre intitulé Merveilleux Microfossiles, véritable encyclopédie illustrée de ce monde microscopique et fascinant. 

C. C.  Pourquoi les radiolaires ?

T. D. Parce qu’ils ne sont pas visibles à l’œil nu et que je cherche depuis toujours à représenter l’invisible. Avec les radiolaires, j’ai sauté sur l’occasion de montrer ce qui ne peut être vu ! Plaisanterie à part, j’ai compris que ces derniers, bien qu’invisibles, sont néanmoins réels et que leur présence sur Terre est très antérieure à la nôtre. Tout d’abord, je les ai beaucoup dessinés : en les imaginant en 3D, je devinais leurs intérieurs invisibles, j’essayais de comprendre la géométrie qui les habite. Pendant tout ce temps, je m’interrogeais : pourquoi la nature crée-t-elle des objets aussi parfaits ? L’explication des scientifiques sur la nécessité de se protéger n’était pas suffisante pour moi. Quelle est la raison de cette harmonie ? Pour qui la nature crée-t-elle ces chefs-d’œuvre ? Certainement pas pour les humains (excepté peut-être les scientifiques qui peuvent les admirer au microscope…). Ces créatures existaient bien avant Homo sapiens. Alors, forcément, je me dis que ce n’est pas pour lui que la beauté existe dans ce monde.

Matière constante, objet 3D, 2025 ©Tatiana Drozd

C. C.  Racontez-nous le processus de création qui a abouti à la vidéo Matière constante. Avez-vous eu des hésitations, rencontré des difficultés, dû faire des choix décisifs ? 

T. D.  Mon processus a suivi trois grandes étapes : imaginer, expérimenter et choisir. Dans un premier temps, la fragilité de ces organismes monocellulaires et la problématique de l’acidification des océans suggéraient la réalisation d’une œuvre éphémère. Je ne souhaitais pas créer un objet, en tant que tel, dans le but unique de montrer cette beauté aux autres. Au contraire, j’imaginais la disparition d’un objet magnifique, très élégant et esthétique, qui laisserait un profond regret. Je comptais vivre cette disparition et la filmer. 

Vint le moment des premiers tests. J’utilisais comme modèles des radiolaires piégés dans des sédiments. Cette métamorphose appelait une création dont l’état évoluerait. Ainsi, j’ai commencé à sculpter des radiolaires en porcelaine liquide. Sans cuisson (biscuitage), j’ai placé la sculpture dans un aquarium d’eau claire et à température ambiante. Dans ces conditions, elle se délitait en une vingtaine de secondes, trop rapidement à mon goût. J’ai donc décidé de reprendre la matière hydrosoluble à base de caséine utilisée pour La Voie Lactée, dont nous avions testé longuement la décomposition en milieu marin. J’ai fabriqué des moules pour faire des tirages avec la caséine en masse tiède. Cependant, je ne réussissais qu’à faire des bas-reliefs, difficiles à filmer dans l’aquarium. Progressivement, je suis parvenue à l’idée de sculpter mes objets avec un stylo 3D diffusant un filament hydrosoluble. Résultat : des radiolaires en 3D prêts à disparaître ! 

Matière constante, capture vidéo, 2025. ©Tatiana Drozd

C. C.  Seriez-vous d’accord pour dire que Matière constante sollicite la science sur (au moins) trois niveaux : lors des échanges, inspirants, avec un géologue spécialiste de paléontologie sous-marine ; lors de la mise en œuvre concrète, matérielle et expérientielle de l’objet (afin de déterminer le bon matériau à utiliser) ; de façon analogique – pour ne pas dire biomimétique –, lorsque vous reprenez le processus de dissolution de la matière soumise à différentes acidités de l’eau ? 

T. D. Tout à fait. Laurent Londeix a apporté les données scientifiques et permis l’inspiration. En choisissant le matériau hydrosoluble, j’étais obligée de m’informer sur les moyens d’impression et les types de filaments, il n’en existe qu’un seul hydrosoluble. J’ai réalisé mon premier modèle en trois dimensions, mais j’ai rencontré des difficultés pour imprimer en 3D avec cette matière. Personne ne voulait utiliser ce filament pour imprimer mon modèle, car il n’est habituellement employé que comme un moyen de soutien pour des pièces très complexes. C’est pour cette raison que je me suis tournée vers le stylo 3D, qui permet de sculpter des objets en trois dimensions. La réalisation de chacune des pièces, qui ne dépassait pas 15 cm, prenait des heures et, parfois, des jours. J’en ai réalisé au moins quarante ! Plusieurs étaient destinées uniquement aux tests dans les aquariums et dans différents lieux aquatiques. Ces formes ont été plongées dans trois aquariums différents : un premier aquarium d’eau à température proche de la température de la mer ; un autre d’eau réchauffée ; enfin, un dernier avec de l’acide carbonique (l’eau pétillante faisait bien l’affaire).

Le terme « biomimétique » me convient tout à fait. J’ai imité les conditions de dérèglement climatique et l’acidification des océans par le CO2. Mais je considère que la recherche créative est toujours en cours et j’espère pouvoir approfondir mes expérimentations pour trouver au projet d’autres formes visuelles que celle de la vidéo. 

Vue de l’exposition Viv’Océan. Matière constante, 2025 ©Tatiana Drozd

C. C.  Pourquoi avoir choisi de placer un de ces artefacts de radiolaires dans un aquarium vide, dans l’espace de projection de la vidéo ?

T. D. – Dans le studio de tournage, le moment le plus inquiétant était celui où je devais placer l’objet dans l’aquarium. Nous déclenchions la caméra en avance pour ne rien manquer de la décomposition. Opération somme toute assez rapide, qui ne laissait pas suffisamment de temps au spectateur pour saisir la dégradation de l’objet dans son ensemble. J’ai pensé aux paléontologues qui peuvent observer plus facilement ces formes de vie une fois fossilisées. Ainsi, j’ai placé l’objet dans un aquarium vide, comme un fossile. 

C. C.  Œuvre art & science, Matière constante dégage également une certaine poésie : ses couleurs claires, la finesse des motifs, la lenteur des mouvements, leur aspect cyclique, la discrète bande sonore… Quels ont été vos choix plastiques pour la vidéo ? 

T. D.  La bande sonore a été modifiée à plusieurs reprises. La première vidéo était accompagnée d’une musique contemporaine. Les étapes de déconstruction étaient pointées par des accords et un son bien choisi. Pour mieux voir les objets laiteux, nous avons choisi un fond noir. En visualisant le résultat, nous avons constaté que la vidéo ressemblait à une animation, non à une réalité. Alors, nous avons repris le tournage à zéro, avec le fond bleu, qui correspond mieux au milieu marin, et troqué la musique pour un chant de baleines.

C. C.  Cette poésie s’appuie également sur la portée philosophique de l’œuvre. Comment concevez-vous le cycle de désagrégation de ces objets créés par vous avec tant de soin ? 

T. D. La dissolution des objets dépend essentiellement de la qualité de l’eau dans chacun des aquariums. Et vous observez qu’une matière blanche se dépose au fond de l’aquarium, sans disparaître complètement. Elle se transforme en une autre matière. Certaines parties vont rester, tels des témoignages de l’existence de l’objet initial. La scène illustre bien la célèbre phrase attribuée à Lavoisier : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme8. » Cela renforce l’idée selon laquelle toute la matière présente sur Terre demeure en quantité identique, tout en changeant d’apparence. Matière constante relève de l’écologie, mais aussi de l’archéologie, car cette matière a été formée il y a plus de 4 milliards d’années. Les océans étant le berceau de toutes les métamorphoses.

C. C  Un mot qui innerve votre processus de création ?  

T. D.  La transmission de mon savoir-faire est importante pour moi, mais je choisis toujours des alternatives aux voies apprises à l’académie. J’aime expérimenter de nouveaux outils et de nouvelles méthodes. C’est la découverte de l’inconnu qui guide mon travail. Ce n’est pas le résultat mais l’expérimentation qui m’émerveille. 


Biographies

Tatiana Drozd est née en 1959 en Russie. Diplômée de l’École supérieure d’art et d’industrie Moukhina de Léningrad en 1990, elle travaille au cinéma d’État en Russie. Puis, installée en France à partir de 1992, elle se tourne vers l’enseignement artistique. Tatiana Drozd explore les synergies entre techniques traditionnelles et innovations modernes, telles que l’infographie et l’impression 3D. Elle travaille avec divers matériaux, notamment l’argile, le métal, le plexiglas et même des matières biodégradables, cherchant toujours à repousser les limites de la créativité. Dans ses œuvres, elle engage une réflexion profonde sur les déplacements entre les frontières, tant géographiques que disciplinaires. En 2021, avec Olga Kisseleva et Taisiya Polishchuk, elle crée le collectif d’artistes La Voie Lactée . Ensemble, elles réalisent des installations, des vidéos, des live-performances, des ateliers et des conférences. 

Cécile Croce est professeure des universités en esthétique et sciences de l’art à l’université Bordeaux-Montaigne, codirectrice du MICA UR 4426 et coresponsable de l’axe ADS/ATIIA du MICA. Depuis l’été 2023, elle monte deux projets de recherche, au croisement des arts, des sciences et de la société, sur la biodiversité sous-marine, en partenariat avec ADE Méditerranée et une équipe de collègues de l’université Bordeaux-Montaigne (MICA) et de l’université de Bordeaux (EPOC) : Répertoire précieux des formes (RPF, Menton, 2024) et Arts et PréserVatIon de la Vie des Océans (VIV’O et sa réalisation de terrain VIV’Océan, Bordeaux, 2025). Elle s’intéresse en particulier à ce qui, au croisement des arts et des sciences, dans une recherche-création, peut inaugurer une innovation sociétale.

 

Notes de bas de page
  1. Cécile Croce, « Dans le sillage de l’Océan Art », ArtsHebdoMédias, 2025.
  2. Dans son ouvrage La Logique de la découverte scientifique (Payot & Rivages, 2017), Karl Popper fait l’analyse des sciences empiriques, de leurs méthodes dites « inductives » (p. 23) et du procédé déductif de mise à l’épreuve des théories scientifiques (p. 28).
  3. Voir aussi, de Carlo Rovelli, Sept Brèves Leçons de physique, Odile Jacob, 2015.
  4. Alexandra Boucherifi et al. (Denis Allemand, Almurena Arellano, Thomas Brunel, Pierre Cabrol, Francesca Caruana, Cécile Croce, Iba Diaw, Tatiana Drozd, Sylvain Guyot, Olga Kisseleva, Laurent Londeix, Stéphanie Sagot Guillaume Theulière), « Des formes pour que vive le précieux océan », ArtsHebdoMédias, 2024.
  5. Actuelle Académie d’art et d’industrie Stieglitz de Saint-Pétersbourg.
  6. Pour les références sur Milky Way, voir : www.milkywayart.org et le détail dans la bibliographie du présent article.
  7. Voir : www.lactips.com
  8. Antoine Laurent Lavoisier (1743-1794), philosophe et économiste français, père de la chimie moderne.
Bibliographie

Bibliographie

  • BŒUF Gilles (2022), « Biomimétisme et bio-inspiration », Bulletin de l’Académie nationale de médecine, vol. 206, n° 3, mars 2022, p. 365-369.
  • BOUCHERIFI Alexandra et al. (2024), « Des formes pour que vive le précieux océan », ArtsHebdoMédias. [En ligne] <https://www.artshebdomedias.com/article/des-formes-pour-que-vive-le-precieux-ocean/>
  • BOUCHERIFI Alexandra et al. (2025), « ViV’Ocean : art et science plongent au cœur de la biodiversité sous-marine », ArtsHebdoMédias. [En ligne] <https://www.artshebdomedias.com/article/vivocean-art-science-plongent-au-coeur-de-la-biodiversite-marine/>
  • COCCIA Emanuele (2020), Métamorphoses, Paris, Payot & Rivages.
  • CROCE Cécile (2025a), « Dans le sillage de l’Océan Art », ArtsHebdoMédias. [En ligne] <https://www.artshebdomedias.com/article/dans-le-sillage-de-locean-art/>
  • CROCE Cécile (2025b), « ASAPS : arts & sciences en écologie sous-marine », Astasa, saison 2, 2024-2025. [En ligne] <https://www.astasa.org/2025/03/31/asaps-arts-et-sciences-en-ecologie-sous-marine/>
  • DE WEVER Patrick (2016), Merveilleux Microfossiles. Bâtisseurs, chronomètres, architectes, Mèze, Biotope.
  • HAECKEL Ernst (1998), Art Forms in Nature, Londres, Prestel.
  • PARISI Giorgio (2022), Comme un vol d’étourneaux, Paris, Flammarion.
  • POPPER Karl R. (2017), La Logique de la découverte scientifique, Paris, Payot & Rivages.
  • LIVAGE Jacques (2011), « Vers une chimie douce bio-inspirée », L’Actualité chimique, nos 348-349, janvier-février 2011.
  • ROVELLI Carlo (2015), Sept Brèves Leçons de physique, Paris, Odile Jacob.
  • ROVELLI Carlo (2019), L’Ordre du temps, Paris, Flammarion.
  • SAUVAGE Jean-Pierre et RAISSE Thibault (2022), L’Élégance des molécules, HumenSciences/Humensis.
  • TOMONORI Totani (2020), « Emergence of life in an inflationary universe », Scientific Report, n° 10. [En ligne] <https://doi.org/10.1038/s41598-020-58060-0>

    Références sur Milky Way :
  • The Milky Way: How Art Can Fix the World, presented at Venice Biennale, San Marino Pavillon, 2022.
  • DESJARDINS Marie-Laure et al. (2022), « La Voie lactée à la Biennale de Venise », ArtsHebdoMédias. [En ligne] <https://www.artshebdomedias.com/article/la-voie-lactee-a-la-biennale-de-venise/>

    Et sur www.milkywayart.org :

  • « In the Face of Natural Disasters, War, and Pandemics: What is the Therapeutic Potential of Art ? », conference with the screening of performance videos by the Milky Way project, Palais de Tokyo, Paris, May 4th2023.
  • Live performance Femmes guerrières (performer : Virginie Baroux, choreographer : Chiara Taviani), The Labanque Contemporary Art Center, Béthune, February 2023.
  • Live performance (performer : Chiara Taviani) and installation with video The Milky Way, Venice Biennale, Italy, San Marino Pavillon, spring 2022.
  • Live performance The Milky Way: Dele Yaman (performer : Victoria Ananyan), Venice Biennale, San Marino Pavillon, 2022.
  • Live performance The Milky Way (performer : Chiara Taviani), global initiative « The International Year of Sound », Unesco, January 27th 2022.
  • Video performance The Milky Way (performers : Victoria Ananyan, Simone Tribuna, Ballets de Monte-Carlo, composer and singer : Catherine Braslavsky), Monaco, January 24th 2022.
  • Installation and video performance River of Milk on the Banks of Kissel, Bakery Art Gallery (BAG), Bordeaux, France, December 2021.

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