Table des matières

Introduction
Go(au)ss est une œuvre réalisée en duo avec Alexandre Arbouin, à la fin de l’année 2019. Elle se présente sous la forme d’un bracelet électronique pour artistes. Ce bracelet de cheville capte des données de l’environnement de l’artiste (température, taux d’humidité dans l’air, position satellite, etc.) et les envoie à un ordinateur. Les données sont ensuite mises en forme grâce à deux logiciels de visualisation de datas : le premier détermine des formes et tracés, couplé au second, notre propre prototype de logiciel, qui détermine des ensembles de couleurs selon les données récoltées. Les images produites changent ainsi en fonction des variations des données captées.
Le prototype du bracelet électronique est testé une première fois en janvier 2020, sur une durée de quinze jours consécutifs. Je m’auto-assigne à résidence afin de restreindre le champ de l’expérience et d’établir une sorte de prétest, une première expérience témoin, en vue, notamment, de comparer plus tard les résultats avec ceux obtenus lors d’une résidence artistique temporaire sise loin de mon domicile. Mais le confinement généralisé qui s’ensuit annule ce projet et me contraint, une nouvelle fois, à l’assignation à résidence à mon domicile. Je réitère alors l’expérience pour une même durée, malgré un confinement pourtant beaucoup plus long. Cependant, cette nouvelle expérience produit des résultats particulièrement différents des premiers. Si les données relatives au climat (température, taux d’humidité, etc.) justifient en partie des résultats différents entre les deux saisons d’assignation, il devient plus difficile d’expliquer la variation des tracés générés par les déplacements au sein de la résidence et, en particulier, ceux liés au nombre de pas effectués dans la journée.


Comment penser ces différences ? Comment l’assignation à résidence d’une population peut-elle avoir un si fort impact sur une assignation individuelle ? Comment le confinement se distingue-t-il ainsi de l’auto-assignation, voire de l’ermitage ? Créé à l’origine pour engendrer des images par la simple présence de l’artiste dans un environnement, le dispositif Go(au)ss devient le témoin d’une situation nouvelle. Il révèle un lien qui unit l’artiste à son environnement et, plus généralement, l’individu à son habitat. Si de nombreux mots désignent différentes attitudes face au déplacement (errance, voyage, exil, flânerie, itinéraire, etc.), comment penser une pluralité de termes pour une pratique du « rester chez soi » ? Par ailleurs, quels liens peuvent être établis entre cette expérience et celle de la résidence artistique temporaire, censée conférer également des résultats différents de l’expérience témoin ?
Nous verrons que la question de la définition de l’« habiter » – qui a connu un certain regain dans les années 2000 en intégrant, notamment, une psychosociologie et une phénoménologie de l’espace – aide à la compréhension des impacts du confinement sur une assignation artistique individuelle à résidence. Il sera, tout d’abord, question de revenir sur le dispositif Go(au)ss, avant de s’intéresser aux résidences artistiques temporaires, notamment au regard des libertés et des contraintes qu’elles convoquent. Nous pourrons ensuite confronter ces éléments à la pratique de l’auto-assignation à résidence en temps de confinement et questionner les liens qui unissent les résidences artistiques temporaires à ce type d’expériences. Nous verrons ainsi comment, malgré un protocole identique, notre seconde expérience d’assignation à résidence peut être pensée comme une celle d’une résidence artistique temporaire à domicile grâce à la situation particulière du confinement généralisé.
Go(au)ss
Le bracelet électronique Go(au)ss tient son nom d’une conjonction des patronymes de Michael Goss et Carl Friedrich Gauss. Le premier est l’inventeur du bracelet électronique de surveillance, préconisé par le système judiciaire pour la surveillance de condamnés à l’assignation à résidence1 (BENGHOZI : 1990, p. 64). Carl Friedrich Gauss, plus célèbre que le premier, est un mathématicien et physicien allemand des XVIIIe et XIXe siècles, qui a, parmi ses nombreuses contributions, créé et théorisé la fonction gaussienne, qui produit une courbe en cloche et permet d’illustrer des résultats issus de la loi normale de probabilité. Cette conjonction des noms reflète ainsi notre dispositif : Michael Goss réfère au matériel embarqué et à la captation des données, et Carl Gauss, à la visualisation de ces données, bien que les théories engagées soient ici différentes.
La contraction des deux noms dans la formule « Go(au)ss » renvoie, quant à elle, aux marqueurs langagiers anglais et allemand du déplacement : go, en anglais, pour « aller » et aus, la préposition allemande pour le dehors, le mouvement vers l’extérieur. Lu « go-aus », le titre donne également, et dans un franglais approximatif, l’idée de « go-house », un aller vers la maison, mal formulé. Il renvoie ainsi, cette fois-ci, à nos expériences d’activation du dispositif à notre propre domicile.
Ce bracelet électronique est composé de différents capteurs : un thermomètre électronique qui capte la température ambiante ; un capteur du taux d’humidité dans l’air ; un capteur du taux d’oxygène dans l’air ; un autre pour la luminosité dans l’environnement ; un pour le niveau sonore ; un podomètre ou compteur de pas ainsi qu’un capteur de position géolocalisée par satellite (dit GPS).
Malgré la scientificité affichée du dispositif, Go(au)ss ‒ dont le titre désigne à la fois le bracelet, les affichages de résultats et la performance de l’auto-assignation à résidence ‒ reste une œuvre artistique au penchant scientifique insuffisamment rigoureux. Les capteurs sont imbriqués et non pas isolés les uns des autres, ce qui peut entraîner des risques d’interférences ou de parasitage. Le bracelet est cintré à ma cheville, ce qui influence peut-être les capteurs, en particulier, en ce qui concerne les capteurs de température et d’humidité dans l’air, où le contact avec le corps peut influer. Par ailleurs, le bracelet n’est ni particulièrement solide ni sécurisé comme ceux qui sont voués à la surveillance judiciaire. Ainsi, le dispositif non étanche est retiré pour la toilette et il n’est pas porté pendant le sommeil. Cela évite son dysfonctionnement et prévient d’éventuelles surchauffes.


Du côté de la mise en forme des résultats, certains écueils vis-à-vis d’une science juste et précise sont également à mentionner. Tout d’abord, les résultats – bien que rendus visibles par des diagrammes et une grille en arrière-plan qui pourraient donner quelques indications – ne délivrent pas toutes les clés d’interprétation scientifique. C’est dû en partie à la simplification de notre processus, notre logiciel de mise en forme de données étant très basique. La grille est masquée sous le tracé de la courbe, ce qui contraint la lecture. Les échelles ne sont pas indiquées, les abscisses et ordonnées non signalées. Le tracé épais de la croix centrale, située au repère zéro, ainsi que celui de la courbe sont imprécis. De cette mise en forme des résultats, la clarté et la lisibilité sont ainsi éconduites. Les éléments sont gardés par abstraction, selon des choix plastiques et non plus scientifiques. Ces mises en forme unifiées invitent aux comparaisons et aux interprétations esthétiques plus qu’aux analyses scientifiques.
Ainsi, ce bracelet électronique se présente comme une œuvre expérimentale qui ne se réclame ni du dispositif de surveillance ni de l’expérience scientifique fiable, avec des résultats vérifiables. Il nous permet de jouer avec la perception du réel, en se fiant non plus à notre propre perception, humaine et artistique, mais à la captation de données par une machine embarquée. Le bracelet devient un outil, une sorte de « kit mains libres » pour l’artiste, qui peut créer en même temps qu’il s’affaire à autre chose, bien qu’il soit, dans ces deux expériences particulières, tout de même contraint à une assignation à résidence.
Les résidences artistiques temporaires : entre liberté et contrainte
Les résidences artistiques temporaires se déclinent sous plusieurs formats, mais nombre d’entre elles, notamment consacrées aux arts plastiques, se présentent comme des résidences dites de « création-recherche ». Des lieux d’art accueillent des artistes pendant une période définie, avec des modalités précises. Ces structures mettent ainsi à leur disposition un atelier ou un espace de travail, parfois également un logement, ainsi que des moyens matériels ou financiers pour permettre à l’artiste d’avancer dans sa démarche. De nombreuses structures éloignées des grandes villes organisent ces résidences artistiques temporaires afin d’accueillir, non plus seulement des œuvres d’art, mais des artistes, et de proposer ainsi des liens culturels plus forts grâce à des rencontres avec le public local, dans des espaces où l’accès à la culture peut être restreint.
Cependant, si beaucoup de résidences artistiques se présentent comme des eldorados, en particulier pour la jeune création qui ne dispose pas toujours des conditions matérielles et financières adéquates pour la poursuite d’un travail, nous pouvons tout de même nous questionner sur une assignation à résidence, même provisoire, que certaines de ces résidences entraînent, ainsi que sur les effets de telles assignations. En créant un bracelet électronique pour artistes en résidence, nous détournons le regard porté sur ce type de dispositif, souvent très intéressant mais également très contraignant pour les artistes.
En effet, de plus en plus de structures proposant des résidences artistiques temporaires de création-recherche demandent aux artistes des contreparties de plus en plus contraingnantes. La plupart requièrent ainsi des temps de rencontre, de médiation avec le public local, des workshops ou ateliers pour enfants et adultes, voire des cours récurrents qui, une fois cumulés, accaparent tout le temps disponible de l’artiste. Si les rencontres sont enrichissantes et profitables aux différentes parties, elles prennent souvent le pas sur le projet original de création-recherche, l’artiste troquant son travail artistique pour devenir un médiateur culturel, voire social, souvent peu rémunéré et engagé selon d’autres modalités.
Le site des arts en résidence2 (Arts en résidence – Réseau national : 2021) a établi une charte et un contrat-type à destination des structures pour aider à la mise en place de résidences artistiques, notamment de création-recherche, fructueuses pour tous. Mais cette charte est rarement respectée. C’est également renforcé par les structures qui subventionnent les résidences. Ainsi, un rapport sur les résidences artistiques en France de la Direction générale de la création artistique (DGCA) et, plus précisément, du service de l’inspection de la création artistique, conçoit, dans son titre même, la « résidence artistique » comme « un outil au service des politiques publiques » (Direction générale de la création artistique : 2019). Ce titre particulier se retrouve tout au long du rapport. Celui-ci soulève l’utilisation du dispositif « souple » (Ibid., p. 6) des résidences par les directions régionales d’art contemporain (DRAC), comme une « marge de réactivité » (Ibid.) pour adapter rapidement de nouvelles décisions ministérielles, mais également comme une « marge de rééquilibrage » (Ibid.), dans la mesure où les résidences « peuvent contribuer à corriger des inégalités territoriales d’accès à la culture et de présence artistique […]. La résidence est alors utilisée comme un outil de développement culturel » (Ibid.). Cette approche de la résidence artistique engendre parfois des déséquilibres entre les missions d’aide à la création contemporaine et le développement culturel régional, que les structures doivent combiner. Si les résidences artistiques peuvent satisfaire plusieurs besoins, l’équilibre des objectifs est primordial, et l’outil n’est plus à penser seulement comme « au service des politiques publiques », mais avant tout au service des intéressés, à savoir les artistes, les structures et les publics, plus que des élus.
Le dispositif Go(au)ss renvoie ainsi à une assignation à résidence (artistique) et au travail contraint qui en découle dans certains cas, parfois au service de l’État. Cependant, il est sans commune mesure avec l’usage habituel des bracelets électroniques pour la surveillance d’assignations à résidence. D’une part, parce qu’il est l’outil du porteur, et non pas d’une personne extérieure au porteur ; d’autre part, parce qu’il n’est pas voué à la surveillance mais à la création-recherche. Le point de différence fondamental se retrouve également au niveau de la contrainte : les artistes ne sont pas contraints de faire des résidences artistiques, ils ne sont pas non plus contraints de porter un tel dispositif, contrairement aux assignés à résidence par voie judiciaire.
Cette distinction fondamentale soulève l’un des enjeux positifs des résidences artistiques temporaires : le choix des artistes d’y participer se porte sur le changement provisoire de leurs conditions de travail. Ces résidences permettent en effet aux artistes de travailler selon d’autres modalités et de s’isoler de leur environnement habituel pour se concentrer sur un projet spécifique. C’est dans cette optique que le dispositif Go(au)ss devait être porté afin de créer de nouvelles images, avec un environnement sensiblement différent du premier : celui de l’habitat.
Cette pratique rappelle celle de l’artiste isolé « dans sa tour d’ivoire » ou la figure de l’artiste en ermite. Mais le personnage biblique de l’ermite (qui se retire en effet de la vie de ses contemporains pour méditer et se repentir) se retire plus généralement de l’écoumène, des zones habitées par l’humain, un ascétisme que l’artiste en résidence n’adopte pas jusque-là, en particulier lorsqu’il rencontre les agents et publics locaux. Mais ces considérations à propos des artistes en résidence, ou dans leur tour d’ivoire, pratiques pourtant différentes, prennent en compte l’impact de l’environnement sur leur travail, qu’il s’agisse des moyens matériels, de l’isolement, ou, au contraire, de la stimulation collective, que le dispositif Go(au)ss tente de souligner.
Habitat et habitudes
L’acception actuelle des termes d’« habitat » et d’« habitation » est assez récente, puisque ce n’est qu’au cours du XIXe siècle que l’« habitat » a commencé à être le synonyme du « logement ». Le mot est construit sur le terme latin habitatio, qui désigne le « fait d’habiter ». Le terme d’« habiter », quant à lui, vient, à l’origine, du mot latin habitare qui signifie « avoir souvent ». Ainsi, l’habitare engendre à la fois l’« habiter » et l’« habitude » (avec le dérivé habitudo) ou l’« habitus », à savoir une « manière d’être » puis une certaine disposition sociale, très utilisée en sociologie. Les habits marquent cette manière d’être et permettent le maintien d’un rang social, comme le laisse entendre le terme d’habituari (qui signifie « maintien »). L’habitat est alors le lieu habituel d’une ou de plusieurs personnes. Il est, étymologiquement parlant, relié aux habitudes.
En ce sens, vouloir créer hors de son habitat peut être vu comme une volonté de créer loin de ses habitudes. L’expérience du déplacement serait alors celle du voyage, qui change provisoirement nos habitudes, notre mode de vie. Cependant, la création n’a pas toujours lieu dans l’habitat mais à l’atelier, qui peut être distinct de l’habitat. Les résidences artistiques temporaires, en proposant de nouveaux ateliers, et en particulier celles qui proposent également un logement, offriraient un espace propice au renouvellement de la création aux artistes qui entreprennent de telles démarches de recherche de dépaysement pour ce type d’objectif.
La psychosociologie de l’espace, qui émerge dans les années 2000, offre une approche intéressante de notre rapport à l’espace. De ce point de vue, les individus agissent sur les espaces autant que ces derniers agissent sur eux. Ainsi, l’espace serait au cœur d’une pluralité d’actions. Selon Florent Herouard (HEROUARD : 2007), les pratiques des individus agissent sur les espaces de vie, qui agissent ensuite sur les perceptions et représentations que les individus s’en font, conditionnant ainsi, en partie, leur être social et entraînant d’autres pratiques de l’espace, qui conduiront également à changer, encore une fois, les perceptions et représentations des individus. Cette boucle, retranscrite dans « Habiter et espace vécu : une approche transversale pour une géographie de l’habiter » (HEROUARD : 2007, p. 170), fait état d’un rapport marquant de l’environnement sur les pratiques des individus. Les artistes également, en tant qu’individus, verraient leurs pratiques marquées par leur environnement, autant qu’ils influeraient également sur leurs environnements.
Le théoricien Kurt Lewin, pionnier d’une vision psychosociale de l’espace, bien qu’elle ne soit pas déjà mentionnée comme telle à cette période, conçoit l’espace vital de l’individu dans une interdépendance de l’individu à son environnement (LEWIN : 1936). Abraham Moles reprendra plus tard cette interdépendance pour concevoir l’espace vital ou, plutôt, l’espace personnel comme une succession de couches enveloppantes de l’individu sur un format péricorporel (FISCHER, MOLES : 1981). Chaque couche aurait ainsi un degré d’intimité de plus en plus important, selon qu’elle se rapproche du corps. Selon cette conception, l’habitat deviendrait un refuge protecteur contre un environnement extérieur moins familier. Il serait le lieu d’une certaine intimité de l’individu, une sorte de coquille. Il n’est alors, ici, plus seulement question d’habitude, mais d’une réelle projection de certaines caractéristiques sur l’habitat, qui représente ainsi beaucoup plus qu’un simple lieu de vie, en se positionnant comme un espace impactant véritablement l’individu et ses pratiques.
Gaston Bachelard va même plus loin dans cette conception de l’habitat comme révélateur du comportement incorporé de l’individu, lorsqu’il propose une topo-analyse (BACHELARD : 2012, p. 27). Cette analyse est celle de la psychologie individuelle sur la base du rapport que chacun entretient à son espace habituel, le plus souvent son habitat. Si la topo-analyse se présente comme pertinente, c’est surtout pour la mise en lumière des habitudes qu’elle engendre. Changer de lieu de vie et de lieu de travail aurait alors un fort impact sur la vie et sur la psychologie des individus, qu’une nouvelle topo-analyse permettrait de souligner.
Dans cette vision également, si, pour changer d’habitudes de création, il faut changer d’environnement, alors changer nos habitudes à l’égard de notre environnement pourrait permettre de changer nos habitudes de création, sans même avoir besoin de changer véritablement d’environnement. Il suffirait de modifier notre rapport à l’environnement pour que cela impacte fortement notre création. Ainsi, se sentir comme en résidence artistique temporaire, avec ses caractéristiques de voyage, de temps consacré à un projet de création-recherche spécifique, dans un environnement propice et différent, serait possible au sein de sa propre résidence. Le dispositif Go(au)ss ne fait pas tant une analyse d’un point de vue psychosocial ou phénoménologique, ni même une topo-analyse introspective au sens où Gaston Bachelard l’entend, mais il permet de rendre compte des différences de pratiques d’un même espace par un même individu. Cela apparaît par le biais de données physiques qui traduisent, somme toute, un changement de comportement, notamment psychosocial, par rapport à l’environnement, comme, par exemple, avec le nombre de pas qui augmente significativement lors de la seconde expérience.
Habiter en confinement
Si l’étymologie permet de soulever des relations intéressantes entre les notions d’habitat et d’habitudes, elle ne saurait se substituer à une réalité plus diverse. La mondialisation a étendu, et parfois disloqué, nos habitats : nous pouvons vivre et travailler dans plusieurs villes éloignées, voire dans différents pays. L’appellation même de « résidence principale » et de « résidence secondaire » renvoie à une pluralité de lieux de vie, dont la primauté de l’un sur l’autre n’est contingente qu’à un état fiscal. Le domicile se distingue ainsi de la résidence ou du logement par son statut administratif ; le logement se distingue de l’habitat dans son renvoi à des formes architecturales, tandis que l’habitat peut se constituer d’un simple carton, les sans-domicile-fixe n’étant pas nécessairement sans habitat. Par ailleurs, la pratique artistique elle-même est de plus en plus partagée entre différents ateliers, plusieurs lieux de résidence plus ou moins éloignés et plus ou moins temporaires. Certains artistes conçoivent même leur travail dans l’itinérance.
De plus, selon Thierry Paquot (2007, p. 14), ce que l’on considère comme habitat s’élargit également :
Dorénavant, l’habitat dans le sens commun comprend l’habitation et tous les itinéraires du quotidien urbain. Une solide enquête (ALLEN : 1998) montre à quel point la surface du logement n’est pas seule identifiée à l’habitat. Celui-ci déborde l’appartement. Certes, je réside bien dans ces trois pièces de cet immeuble, mais mon habitat véritable embrasse plus large, il intègre la cage d’escalier et l’ascenseur, le hall d’entrée, le local à bicyclettes, les abords immédiats de l’immeuble, le cheminement qui mène à la rue, les rues voisines qui desservent la station de RER, l’école, la boulangerie, le jardin public…
Ainsi, outre la pluralité des résidences, l’habitat s’élargit à l’environnement proche de l’individu. Selon cette conception, une assignation à résidence pourrait se faire de manière plus ou moins stricte et resserrée, comme les mesures gouvernementales ont pu le faire dans les mois qui ont suivi. Dans nos deux expériences cependant, l’assignation s’est à chaque fois déroulée dans le même champ, celui de l’appartement seul, sans aucune sortie hors de l’appartement, à l’instar de l’état d’hikikomori de certains Japonais. Le fait d’y vivre à deux a tout de même facilité les nécessités de déplacement, ne serait-ce que pour le ravitaillement, par exemple.
La notion de l’« habiter » s’est rapidement développée pour englober une multitude de pratiques des lieux, qu’ils soient habitats ou non (lieux professionnels, de commerce, de villégiature, etc.), et pour pallier la multiplicité des habitats, dans leur forme élargie, notamment. L’« habiter », c’est une « pratique des lieux », une manière de « faire avec de l’espace » (STOCK : 2004), selon Mathis Stock. Par les résultats de cette seconde expérience d’auto-assignation à résidence, nous pouvons remarquer que lorsque mon environnement, pourtant extérieur à mon habitat, change aussi drastiquement, cela impacte mon comportement, même si je ne suis pas directement confrontée à ces changements extérieurs. La vision de l’habitat comme cocon, comme refuge, ne lui retire pas une certaine perméabilité. S’il nous protège en l’occurrence d’un risque de contamination exacerbé, il ne m’isole cependant pas de l’impact, notamment psychologique, des changements extérieurs. Selon l’auteur, l’habiter est à penser en termes de « situations » (STOCK : 2004). Cette conception de l’habiter permet de penser des expériences différentes dans un même lieu, vécues par un même individu. Il semblerait ainsi qu’il soit possible de vivre une expérience de dépaysement sans même se déplacer, par le changement de situation engendré par un changement radical de l’environnement extérieur.
De manière plus large, l’habiter renvoie également à notre manière d’« être-présent-au-monde-et-à-autrui » (PAQUOT : 2019, p. 88), comme le note Thierry Paquot en s’appuyant sur le Dasein heideggérien. Nous sommes habités par des ressentis, des réflexions, des intuitions, etc. Nous sommes également habités par les lieux eux-mêmes, comme le rappelle Dominique Berthet : « Le lieu n’est pas inerte » (BERTHET : 2012, p. 39). « Il nous imprègne, nous habite » (Ibid., p. 40). « Les lieux […] nous fascinent et nous ébranlent, […] continuent à vivre en nous alors que nous ne les avons plus devant les yeux » (Ibid., p. 40). Nous investissons ainsi les lieux également par notre pensée : « La notion de lieu renvoie aussi bien à l’ici qu’à l’ailleurs. Là où l’on est, comme là où l’on se rêve » (Ibid., p. 33). Cette représentation renvoie à la psychosociologie des lieux et aux projections que nous nous en faisons. Mais elle renvoie également, de manière plus large, à la propension à faire entrer des lieux dans d’autres lieux, à penser une pluralité de lieux, non plus en termes de mobilité, mais de coprésence. Ainsi, nous pouvons penser à un lieu, tout en étant dans un autre. Nous pouvons également, grâce au progrès technologique, faciliter les coprésences ou téléprésences en deux lieux différents simultanément via les communications. L’usage généralisé, pendant cette période, de la visioconférence et, en particulier, celui du télétravail ont ainsi impacté ma propre expérience. En effet, certaines tâches se sont vues simplifiées. La position de l’ermite de la première expérience n’était, par conséquent, plus possible.
Si les « espaces publics » au pluriel se différencient de l’« espace public » au singulier, entre autres par des localisations précises rendant impossible mon accès à ces derniers pendant ces expériences, il m’était tout de même possible d’avoir accès à l’« espace public » via Internet, la radio, la presse, etc. Cette distinction de l’espace public, au singulier, et des espaces publics, au pluriel, est particulièrement présente au niveau judiciaire. Michel Foucault via le Groupe d’information sur les prisons (GIP) s’est ainsi fortement engagé pour permettre l’accès des détenus à l’espace public afin de rendre leurs paroles audibles de tous, malgré la prison. D’un point de vue artistique également, l’espace public est particulier. Il fait généralement partie intégrante de l’activité, les œuvres étant exposées, rendant les interdictions difficiles à mettre en place. L’affaire Bertrand Cantat – lequel a reçu l’interdiction de référer aux faits commis envers Marie Trintignant dans ses œuvres ou apparitions publiques (Tribunal de grande instance de Toulouse : 2007), ce qui s’entrechoque avec l’autorisation de continuer son travail – en est un bon exemple.
Lors du confinement, l’accès aux espaces publics et la pratique de ceux-ci changent. Mais l’espace public, au singulier, change également, en se rendant, à l’inverse, particulièrement accessible et investi. Ce changement impacte également le rapport à mon habitat, où l’espace public s’invite autrement, notamment par la fréquence des visioconférences. Si ma pratique change du fait de mon assignation, que ce soit la première ou la seconde, c’est la pratique artistique en général qui évolue également pendant cette seconde période, que ce soit dans le processus créatif ou dans la diffusion des œuvres (DAUVILLAIRE : 2021 ; DUTRA : 2020 ; SOREAU : 2020), les espaces culturels étant fermés. Mon travail, lors de cette seconde assignation de confinement, se retrouve alors doublement impacté.
Par ailleurs, si ces changements ne sont pas directement captés par le dispositif Go(au)ss, l’impact psychologique de la seconde expérience entraîne un changement comportemental, notamment au niveau du nombre de pas effectués au sein du domicile. Cette donnée du comportement est donc captée par le dispositif, qui enregistre ainsi, indirectement, les marques d’un vécu différent. Ces deux expériences distinctes ‒ la première d’une auto-assignation selon un principe d’ermitage revisité ; la seconde d’auto-assignation également, mais selon un mode de confinement généralisé ‒ produisent ainsi des créations différentes. Dans un même environnement et avec un contexte a priori similaire aux deux expériences, les situations changent cependant et créent deux expériences visiblement singulières.
Conclusion
L’impact de l’environnement de l’artiste sur sa pratique est ainsi mis en valeur. L’artiste se positionne, avec Go(au)ss, comme simple médium entre l’environnement créateur et l’œuvre. Cela pose la question de ce qui fait art : dans quelle mesure l’environnement peut-il faire art ? Go(au)ss montre ainsi que, malgré un dispositif au fonctionnement assez sommaire et à la scientificité peu rigoureuse, l’environnement et ici l’habitat ne sont pas à considérer via un seul point de vue, mais qu’ils regorgent de situations nouvelles. L’expérience du confinement change mes habitudes, malgré la première expérience, proche dans le temps. Les images produites par le dispositif le mettent en lumière : les couleurs changent, les tracés varient, ceux du nombre de pas s’espacent du repère central. Cela me permet ainsi de qualifier cette seconde expérience de « résidence artistique temporaire », sans même avoir changé de lieu de résidence. En effet, cette seconde expérience fonctionne comme un dépaysement, comme une pratique et un vécu loin de mes habitudes relatives à un habitat, comme si j’avais vécu en résidence artistique loin de mon domicile. Le rapport de liberté-contrainte du confinement a eu une influence similaire à celui des résidences artistiques temporaires, créant des conditions propices à un renouvellement de la création via une expérience particulièrement singulière.
Notice biographique
Garance Poupon-Joyeux est artiste plasticienne, doctorante et ATER en Arts plastiques à l’université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, école doctorale APESA, sous la direction de Michel Verjux. Sa recherche porte sur les impressions de déjà-vu dans l’art contemporain et se fonde sur une pratique artistique menée en duo avec son conjoint, Alexandre Arbouin, depuis 2010. En parallèle de cette création-recherche, elle cofonde et codirige le Centre d’art contemporain d’Angoulême depuis juin 2021 et monte également des expositions dans divers lieux.