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Architecte-designer et concepteur lumière, Jean de Giacinto travaille l’architecture comme un corps, pour lequel il invente des enveloppes selon une « architecture composite ». Il partage ici cette approche originale et sensible1.
L’architecture comme un corps
L’architecture peut être considérée comme une forme d’expression de la créativité humaine et de la culture. Certains architectes utilisent des éléments de la forme et de la structure du corps humain dans leur conception, cherchant à créer des espaces qui évoquent une expérience sensorielle similaire à celle du corps. Cependant, il est important de noter que l’architecture est également influencée par de nombreux autres facteurs, tels que la fonctionnalité, les contraintes techniques et les besoins sociaux. Donc, bien que l’architecture puisse être inspirée par le corps humain, elle ne peut pas être considérée comme son expression vivante dans son intégralité.
Cependant, je considère effectivement l’architecture comme un corps ; je vois les bâtiments comme des entités vivantes qui interagissent avec leur environnement et les occupants. Cette métaphore peut être utilisée pour exprimer l’idée que l’architecture a une structure, une forme et une fonction, qui peuvent être comparées à celles d’un corps humain. Cependant, il est important de noter que cette perspective peut varier d’un individu à l’autre et que d’autres professionnels de l’architecture peuvent avoir des opinions différentes.
Je me suis interrogé sur les rapports entre l’espace habité, le corps humain et les formes architecturales. Ces rapports sont étudiés dans le domaine de l’architecture et de l’urbanisme, et ils sont essentiels pour concevoir des espaces qui répondent aux besoins et aux dimensions du corps humain. L’espace habité, qu’il s’agisse d’une maison, d’un immeuble ou d’une ville, est conçu pour accueillir et abriter le corps humain. Les formes architecturales, telles que les murs, les portes, les fenêtres, les escaliers, etc., sont conçues en fonction des dimensions et des mouvements du corps humain. Par exemple, les portes sont généralement dimensionnées pour permettre le passage d’une personne, les escaliers sont conçus pour faciliter la montée et la descente, et les fenêtres sont placées pour permettre l’entrée de lumière naturelle et la vue sur l’extérieur. D’autre part, le corps humain est également influencé par l’espace habité et les formes architecturales. L’environnement bâti peut avoir un impact sur la santé et le bien-être des individus. Par exemple, un espace mal conçu ou mal éclairé peut causer du stress ou des problèmes de santé, tandis qu’un espace bien conçu et adapté aux besoins du corps humain peut favoriser le confort et le bien-être.
En résumé, les rapports entre l’espace habité, le corps humain et les formes architecturales sont étroitement liés. La conception des espaces habités doit prendre en compte les dimensions et les mouvements du corps humain, tout en créant des environnements qui favorisent le bien-être et la santé des individus. Le meilleur exemple qui puisse illustrer les rapports entre l’architecture et le corps est le Modulor de Le Corbusier. Le Corbusier a conçu le Modulor en prenant en compte les proportions du corps humain. Il cherchait à créer un système de mesure universel, qui pourrait être utilisé dans l’architecture et le design pour garantir des espaces harmonieux et ergonomiques. Le Modulor est fondé sur la taille moyenne d’un homme avec le bras levé, qui correspond à 2,26 m. À partir de cette mesure de base, Le Corbusier a développé une série de proportions et de mesures qui peuvent être utilisées pour concevoir des bâtiments, des meubles et d’autres objets. Le Modulor est également fondé sur la suite de Fibonacci, une séquence mathématique qui se retrouve dans de nombreux phénomènes naturels. Le Corbusier a utilisé cette séquence pour créer des proportions esthétiquement agréables et équilibrées. En utilisant le Modulor, Le Corbusier espérait créer des espaces qui seraient en harmonie avec le corps humain, favorisant ainsi le bien-être et le confort des occupants. Il croyait que l’architecture devait être fonctionnelle et adaptée aux besoins des individus, et le Modulor était un outil pour atteindre cet objectif.
De l’enveloppe à la peau
La réflexion sur la peau et l’enveloppe d’un bâtiment répond à une attitude vis-à-vis de l’environnement, des exigences thermiques et des recherches industrielles2. Ainsi, j’ai développé la ligne « architecture et composite » : légèreté, souplesse, stabilité, sont principalement exploitées dans des programmes à fortes contraintes, avec une nouvelle génération de peaux constituées de fibres de verre ou de carbone et de résine (ces deux constituants principaux) ainsi que d’additifs ou de pigments, colorations, agents anti-UV. Le concept de peau composite a été créé en 1990. Il met en jeu des vêtures transparentes, opaques ou translucides, légères et résistantes, inertes et capables d’inclure tout autre matériau (naturel, organique, minéral) pour varier son aspect. La forme d’un matériau composite est celle que lui donne l’architecte. L’exploration de son utilisation est en véritable osmose avec la création architecturale. Les recherches dans ce domaine ont abouti à plusieurs réalisations.
Pour le complexe d’épuration des eaux du Clos-de-Hilde, réalisé pour la communauté urbaine de Bordeaux en 1994, j’ai développé une utilisation à grande échelle du bardage composite. Il s’agissait à la fois d’unifier la vision d’un site où s’étendent de nombreux bâtiments techniques et de permettre la perception du cycle de traitement de l’eau, alors que tout le process se déroule dans les enceintes closes en béton pour éviter les nuisances olfactives et auditives, particulières à ce type d’activité. Le parti retenu consiste à simuler la présence de l’eau jusqu’à une hauteur de 4,50 m, limite au-delà de laquelle émergent les structures en béton brut, laissant l’impression forte de la présence de l’eau. Cet effet visuel exigeait beaucoup de profondeur dans la pigmentation bleue afin que la coloration varie dans la lumière. D’où la recherche d’un support particulier (imputrescible, autonettoyant et résistant aux agents chimiques). Le choix s’est porté sur des éléments de bardage en composite fait d’une résine en polyester armée de fibres de verre, qui enrobent un feutre microsphère Vétrotex. Une couche de surface en gelcoat est teintée et stabilisée aux UV. Quelques millimètres d’épaisseur suffisent à rigidifier un panneau plan de 9 m de longueur.
Une scénographie lumineuse accompagne le projet afin de conserver sa lisibilité à toute heure. Là aussi, le recours au matériau composite a permis la réalisation de 84 mâts d’éclairage, dont la structure est un complexe polyester-verre obtenu par pultrusion. Une technique qui offre l’avantage de réaliser des pièces possédant une grande résistance mécanique malgré un très faible poids. L’association réussie de trois matériaux (béton brut, composite et lumière) inverse ici totalement l’image d’une fonction technique (le traitement des eaux usées) qu’il fallait jusque-là dissimuler.
L’« architecture composite »
Architecture composite est une sorte de langage, au sens fort. C’est une réflexion sur la peau et la texture, une alchimie des matières et des rencontres qui parle de ponts, de passerelles, de liaisons qui relient les choses les plus dissemblables. Architecte-designer et concepteur lumière, j’ai créé l’agence dans une démarche du sensible, de l’intuition et du geste pour penser l’espace, la ville, le territoire à vivre. L’intérêt pour les nouveaux matériaux m’amène très tôt à entreprendre des études et recherches où j’expérimente et réalise des créations originales alliant les nouvelles technologies aux sciences de la fibre, du textile et du végétal. Une culture vivante, où le langage est une histoire de forme et de poésie. Cet esprit de recherche et d’innovation s’exprime dans ces réalisations : bâtiment d’enseignement et de recherche de l’École nationale supérieure d’architecture et de paysage de Bordeaux (Ensap), usine de traitement des eaux du Clos-de-Hilde, véritable reflet de ma source d’inspiration initiale. La participation à l’Exposition universelle de Hanovre en 2000, avec Planet of Visions, ouvre les portes à une nouvelle conception de peaux composites. J’ai ainsi créé des objets urbains avec Pendolino et Palombus (candélabres de la rocade de Bordeaux).
Mon équipe développe les projets en appliquant cette philosophie à l’architecture, au design ou à la lumière et croise aujourd’hui d’autres champs d’intervention, comme l’art et le paysage, en direction d’une recherche de l’essentiel pour élaborer des réalisations majeures : l’extension de l’université de la Nouvelle-Calédonie à Nouméa ; la bibliothèque universitaire de Bayonne ; la Maison de l’intercommunalité de Lorient ; le lycée Jean-Moulin à Revin ou l’usine de traitement des eaux Aquaviva à Cannes-Mandelieu. A l’été 2012, la communauté urbaine de Bordeaux présente XXLight, œuvre scénographique imaginée pour la passerelle Eiffel, comme signal urbain entre les deux rives de la Garonne.
L’« architecture composite » et le site
Les récentes applications des matériaux de synthèse au bâtiment se fondent en priorité sur leurs performances propres, mais aussi sur leur étonnante capacité à évoluer ou à s’adapter à de nouvelles fonctions, fruits de l’évolution des demandes d’architecture. Pour un projet d’usine de traitement d’ordures ménagères, installée dans la forêt landaise, le parc régional des Landes de Gascogne, j’ai conçu une enveloppe translucide qui agit comme un filtre visuel et offre une vision maîtrisée du process industriel. À cette occasion est élaboré le principe de « peaux vivantes » ; ce sont des vêtures sensibles, constituées de voiles de verre et de résines en strates successives avec incrustation de végétaux ou de minéraux collectés sur le site. Transparentes ou translucides, ces vêtures laissent apparaître en filigrane la structure et les formes intérieures au travers d’un paysage végétal, à la fois transcription et reflet du milieu naturel où le bâtiment s’implante. Le grand volume parallélépipédique de l’usine d’incinération présente une compacité maximale afin de limiter l’impact des bâtiments dans un environnement sensible. Une peau plane est posée, indifféremment en façade et en toiture. Il s’agit de panneaux BCA (Bardage Composite Architectural), constitués de polyester renforcé de fibres de verre, dont la couche de surface est un gelcoat translucide.
Le choix des résines en fonction des résistances aux agents chimiques et à la corrosion recherchées et l’adaptation des épaisseurs de voile de verre aux efforts mécaniques prévus permettent de réaliser un matériau à la carte. Mais son intérêt essentiel réside dans la texture, variable dans le cas d’un projet d’intégration dans le paysage. Les façades sont nuancées dans la hauteur pour s’adapter aux différentes strates végétales du site. Une scénographie d’éclairage nocturne met en valeur les qualités esthétiques de la vêture composite et permet de rendre sensible l’activité continue du complexe industriel. Le recours au matériau composite satisfait des exigences techniques de plus en plus élevées et ouvre la voie à une recherche plastique fondée sur les qualités visuelles changeantes du matériau, qui l’éloignent de la substance inerte d’autrefois.
Vers une attitude de modernité et de création
Originaire de la Vénétie, architecte, concepteur lumière, designer, je vis et travaille à Bordeaux. Mon intérêt pour les nouveaux matériaux m’amène à entreprendre des études et des recherches depuis une vingtaine d’années, où j’expérimente et réalise, dans différents secteurs (architecture, lumière, design urbain), des créations originales alliant les nouvelles technologies aux sciences de la fibre, du textile et du végétal. Une culture vivante où le langage est une histoire de forme et de poésie. Pour inclure un élément dans le composite, il suffit donc de le récolter dans notre environnement. Les trois grandes familles d’inclusions (végétale, minérale, textile) ouvrent d’infinies possibilités de décor, au gré des idées de l’acquéreur. L’inclusion permet de donner à certaines matières des formes improbables dans leur état naturel. En voilant et en dévoilant dans un jeu de présence et de suggestion du regard, le composite se prête volontiers à la séduction. Sa manière sensuelle, par son toucher, nous invite à redécouvrir et à ouvrir notre sensibilité aux riches et multiples revêtements qu’il nous offre. Par sa texture et ses propriétés, il transforme la lumière. Ce matériau est une identité à lui seul, une grande originalité, et reflète une véritable « culture vivante », une philosophie de vie. Composite line, c’est un esprit, une métaphore, un symbole, un jeu, une présence, une essence… L’avenir de cette ligne est davantage une histoire littéraire qu’un design, un langage dessiné pour ceux dont la liberté de créer est sans limites.
Pour ne pas conclure
Dans Eupalinos, Paul Valéry consacre un dialogue à « l’architecture et la projection de mon corps » :
« EUPALINOS. — Eh bien, Phèdre, imagine-toi en train de marcher dans une rue. Chaque pas que tu fais est une décision architecturale. Tu choisis où poser ton pied, comment te déplacer, comment interagir avec les autres corps qui t’entourent. Tu es le maître d’œuvre de ton propre édifice, et chaque mouvement que tu fais est une expression de ton être.
PHÈDRE. — C’est une perspective fascinante, Eupalinos. Cela signifie que notre corps est à la fois un espace à habiter et un outil pour façonner notre environnement.
EUPALINOS. — Exactement, Phèdre. Notre corps est une architecture en mouvement, une projection de notre être dans le monde. En comprenant cette relation entre l’architecture et la projection de notre corps, nous pouvons mieux appréhender notre rapport à l’espace et à nous-mêmes. »
Notice Biographique
Diplômé de l’École nationale supérieure d’architecture de Bordeaux en 1975, Jean de Giacinto est architecte, designer, concepteur lumière et acteur culturel. Il travaille sur des programmes multiples, principalement publics, développant une écriture architecturale qui se caractérise par des bâtiments contextuels, sensibles, en relation avec le climat et le paysage environnant et par une recherche approfondie sur les enveloppes extérieures. Depuis 2005, l’agence Architecture composite est installée aux Glacières, à Bordeaux Caudéran, dans un ancien entrepôt industriel entièrement réhabilité grâce à une grande verrière. Ce lieu chargé d’histoire accueille également des expositions, des performances artistiques en lien avec l’association culturelle le Groupe des cinq, mêlant ainsi l’architecture, l’art et la culture. Une « serre créative » et dynamique, propice à la transversalité et au partage d’idées. Lauréat de concours d’envergure, Jean de Giacinto a réalisé le collège de Champier (2020). Ses réalisations ont été récompensées par de nombreux prix, tels que l’Archidesign Club Award 2015 pour la Maison de l’agglomération de Lorient et l’Archidesign Club Award 2017 pour le lycée Jean-Moulin à Revin. L’agence a également été nominée à l’Équerre d’argent 2016 et au Mies Van der Rohe Award 2017. L’œuvre de l’architecte est régulièrement présentée dans des expositions telles que Les Villes fortifiées, en 2010, au Musée basque à Bayonne, Habiter écologique, en 2009, à la Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris, et Générocité, en 2009, au Palais de Chaillot à Paris, ou encore dans le Pavillon français de la Biennale de Venise en 2008.