Table des matières
« Ces gens ont
Sony Labou Tansi, L’Acte de respirer.
parlé
un
langage de paille
et
c’était d’incorrigibles
vivants – c’étaient
d’incorrigibles
humains
ils ont
failli renier
le
Soleil
respirant à l’insu
des
choses – »
Introduction
À l’heure où l’humanité commence à payer le prix de sa déconsidération – ou de sa considération erronée – de la nature, repenser nos relations avec le monde vivant devient plus que pressant. Les coupures et la hiérarchie dans l’ordre du vivant qui ont régi la conception occidentale du monde pendant des siècles1 se voient aujourd’hui profondément remises en question et la nécessité d’envisager autrement ce que nous appelons couramment le « non-humain » (LATOUR : 2006) est peu à peu devenue un leitmotiv de la pensée philosophique, sociologique et anthropologique. En art comme en littérature, ce mouvement de décentrement s’est notamment traduit par des tentatives d’adopter un point de vue non humain, de franchir les frontières entre les règnes et de dévoiler des manières de sentir qui se distinguent des capacités humaines2. Plus ou moins fondées sur les données scientifiques disponibles à un moment T, ces entreprises, littéraires comme artistiques, oscillent cependant nécessairement entre projections anthropocentriques et spéculations (BARATAY : 2012). Dans le champ de l’art contemporain se sont en outre développées diverses pratiques qui racontent autrement la relation de l’humain avec le non-humain, allant jusqu’à reposer sur la collaboration interespèces : animaux non humains, fonges et végétaux deviennent alors co-créateurs des œuvres3. Certains artistes, enfin, se sont penchés sur la question de la médiation de nos relations avec le non-humain : pas seulement sur la perception non humaine mais bien sur une forme de relation médiée, voire d’interlocution (ou, a minima, de monolocution).
Le désir de comprendre les agents non humains, avec lesquels nous partageons le monde, et de se faire comprendre par ceux-ci est ancien. Il est même profondément ancré dans certaines traditions cosmologiques4. Dans l’Occident moderne, ce désir de compréhension s’est incarné dans les diverses branches disciplinaires de l’éthologie, animale comme végétale, et l’étude des modalités de communication spécifiques à chaque règne et à chaque espèce du monde vivant. Car tous les « existants » ne communiquent pas entre eux de la même manière. Pourtant, l’une des manières d’entrer en relation et d’échanger des informations – commune à presque « tous les grands phylums du vivant, depuis les bactéries et les champignons, jusqu’aux organismes végétaux et animaux » (GDR O3 : n.d.)5 – est la communication chimique et notamment olfactive. Dès les années 1950, les biologistes ont mis au jour, chez de nombreuses espèces, « des médiations sociales fondées sur des systèmes de signes odorants plus ou moins complexes » (SCHAAL, CANDAU : 2019). Si cette communication non verbale existe aussi, dans une moindre mesure, chez l’humain, les signaux chimiques que nous émettons ne sont pas délibérés et leur réception comme leur interprétation sont rarement conscientes. Cette forme de communication aérienne est donc, chez nous, largement négligée, voire oubliée6. Bien que les chimiosensibilités soient les premières à s’être manifestées au cours de l’évolution et à se développer chez l’être humain durant la vie fœtale, leurs possibilités, celles de l’odorat en particulier, ont été réprimées de longue date dans les sociétés judéo-chrétiennes. « Penseurs et moralistes ont généralement déprécié ce sens. Pour élever l’humain au-dessus de l’animal, ils ont relégué les odeurs au primitif, au bestial » (Ibid.). Se manifeste là encore l’une des conséquences de la hiérarchisation du vivant, qui humanise l’homme par opposition à la nature et au non-humain, jusqu’à rejeter tout ce qui lui rappelle son appartenance au règne animal.
Le développement, au cours des cent dernières années, du champ des pratiques artistiques respirables et plus particulièrement olfactives – qui réclament cette forme d’attention non visuelle longtemps jugée trop primitive pour être valide – permettent aujourd’hui à certains artistes et designers d’envisager de manière créative des modes de relation et de communication olfactives d’humain à non-humain7. Afin d’explorer « la dimension “interlocutoire” du rapport aux autres espèces » (DALLA BERNARDINA : 2017), plusieurs artistes ont, depuis le milieu des années 2010, imaginé des œuvres activant l’air lui-même comme médium artistique (HSU : 2016) et mettant à profit les savoirs fournis par les scientifiques8 pour entrer en lien avec certains agents non humains, en adoptant l’une de leurs modalités relationnelles, et repenser ainsi nos manières de nous considérer avec eux, et donc d’« habiter en commun » (MORIZOT : 2020, p. 15).
Conversations biopoétiques
L’artiste allemande Agnes Meyer-Brandis travaille ainsi, depuis 2018, au projet One Tree ID. Celui-ci consiste à extraire l’essence volatile d’un individu sylvestre, son empreinte olfactive propre, avant de la reproduire. Puisque chaque espèce, mais également chaque individu émet des odorants différents et provenant de diverses parties anatomiques (racines, branches, feuilles, aiguilles, fleurs, etc.), Agnes Meyer-Brandis, grâce à l’aide de plusieurs biologistes, a capté et analysé les composés organiques volatils générés par les différentes parties d’une dizaine d’espèces. Pour chaque arbre, le parfum achevé, composé à partir des données collectées grâce à la technique de l’extraction par sorption dans l’espace de tête (communément appelé « head space »), mais aussi de l’expérience olfactive directe du parfumeur Marc vom Ende, mêle ainsi trois accords distincts : Cloud of the Root, Cloud of the Tree Stem et Cloud of the Tree Crown. Ce jus final se veut une invitation à appréhender le système communicationnel biochimique de l’arbre et à adopter une manière de sentir phytocentrique. Si la compréhension du processus de photosynthèse rend concevable l’idée que nous partageons avec les plantes un espace respiratoire commun, les échanges volatils qui s’y déroulent sont en général moins pensés. Or, outre le dioxygène qui est la condition même de la vie aérobie, les arbres, comme toutes les plantes, émettent et reçoivent des molécules volatiles communiquant de nombreuses informations à leurs congénères ainsi qu’à de nombreux autres vivants. Le fait de sentir certains messages chimiques émis par les feuilles, les fleurs, les troncs et les racines des arbres traduit d’ailleurs notre parenté avec « nos ancêtres préhumains » (MORIZOT : 2020, p. 21)9. D’une certaine manière, nous, humains, interceptons, le plus souvent sans en avoir conscience, une infinité de messages dont d’autres êtres (microbes, bactéries, cellules, champignons, insectes, autres plantes, etc.) sont les destinataires. Dans le chapitre final de son ouvrage Être un chêne, Laurent Tillon met en mots sa prise de conscience de ces communications volatiles, dont il se fait malgré lui l’un des interlocuteurs :
Ce que je sais néanmoins, c’est que je baigne dans un air saturé de molécules qu’il [le chêne] produit, ainsi que ses voisins […]. J’en respire à chaque instant. […] J’ai l’impression de faire partie de la communauté qui m’entoure (TILLON : 2021, p. 292).
Porter attention à notre respiration fait en effet naître la conscience de notre porosité au monde, et donc de nos appartenance et co-dépendance profondes au tissu même de celui-ci. Et le biologiste d’ajouter, au sujet des bavardages de celui qu’il nomme Quercus :
Chaque molécule est un mot. Une dizaine de molécules s’échappant d’une feuille sont des phrases botaniques, des significations végétales écrites dans la grammaire de la chimie organique. […] Sentir le parfum d’un arbre, c’est prendre part à cette conversation […]. Et si, comme moi, les hommes du futur engageaient un échange avec Quercus ? (Ibid., p. 34 et p. 302).
C’est en partie pour répondre à cette suggestion qu’Agnes Meyer-Brandis a imaginé One Tree ID. Lors de ses diverses itérations, l’installation présente toujours un spécimen d’une espèce donnée, équipé de capteurs mesurant ses émanations10 et planté au sein d’une table aux contours découpés pour évoquer ces immenses tranches de souches dont on fait parfois des tables. Les différents accords et le parfum final sont également donnés à sentir et à porter11. Lorsqu’il revêt le parfum, le spectateur de l’œuvre – qui en devient l’acteur, à la fois émetteur et récepteur d’odorants au même titre que la plante – ne porte pas seulement l’identité olfactive de l’arbre, il se met à répandre des composés organiques volatils qui font vraisemblablement sens pour ce dernier, dans une forme d’esthétique relationnelle olfactive12 qui rompt avec les habituels modes de communication humains. Cependant, il est évident que l’absence, dans les jus, des nombreux composés organiques volatils non perceptibles par le nez humain mais jouant malgré tout un rôle dans la communication végétale ne permet pas à l’œuvre d’incarner une quelconque vérité scientifique13. Reconnaissant cette limite du projet, l’artiste remarque : « C’est en quelque sorte comme si nous parlions sans utiliser les consonnes14. » Mais, au fond, cela revêt peu d’importance. C’est même justement « parce que les artistes et les écrivains n’ont pas à apporter de preuve scientifique [qu’]ils peuvent expérimenter librement » (RAMADE : 2019b, p. 54-55). L’essentiel est ici la capacité de l’œuvre à donner à penser l’atmosphère comme lieu d’interactions invisibles mais constantes entre divers respirants-agissants. Voilà pourquoi, plutôt que de parler de conversations biochimiques, l’artiste utilise l’adjectif « biopoétique » pour décrire cette œuvre qui a surtout la prétention d’être une voie d’accès vers une autre sphère d’expérience et un autre mode relationnel. Les arbres deviennent ainsi non plus de simples ressources, éléments du paysage ou images poétiques, mais de véritables interlocuteurs au sein d’un air partagé.
En 2019, ce sont les signaux d’alerte muets des végétaux qui inspirent l’installation Signal to Nose à l’artiste Lindsey French. L’œuvre se fonde sur la propension des plantes à émettre, dans les moments de stress, des substances volatiles synthétisées par leurs feuilles. Celles-ci fonctionnent comme une forme de défense contre les prédateurs et d’avertissement chimique destiné aux individus situés à proximité15. La plante réceptrice, ainsi prévenue, peut modifier sa physiologie en réponse au message chimique (par exemple en se rendant temporairement indigeste aux insectes). Employant diverses substances volatiles servant aux végétaux de messages d’alerte et perceptibles à l’odorat humain, Lindsey French a donc créé un dispositif à l’esthétique laborantine (un bras articulé tenant un diffuseur en forme de fiole), les rediffusant dans l’air de l’espace d’exposition en brume légère. Simultanément, une transmission radio FM à faible puissance diffusait un autre genre de signal invisible, portant les voix de jeunes militants pour le climat. En mettant en parallèle ces voix humaines et végétales, audibles et respirables, l’artiste américaine invitait à réfléchir à notre destin commun autant qu’à nos différents modes d’expression face au danger. En outre, les visiteurs étaient incités à adopter une manière phytocentrique d’interpréter ce que leur sens olfactif leur permettait de percevoir dans l’espace. L’objectif était ainsi de susciter une forme d’empathie, c’est-à-dire le transfert d’« un contexte de signification depuis un autre “monde” vers l’intérieur du nôtre » (KING : 2021, p. 105), et de créer ainsi un sentiment de connexion à la fois physiologique, sensoriel et intellectuel avec des êtres vivants dont nous oublions souvent (ou ne reconnaissons pas) la sensibilité et l’intelligence16. Et si le message conceptuel de Signal to Nose était destiné aux visiteurs humains, l’œuvre s’adressait également aux plantes, dont plusieurs étaient présentes dans l’espace d’exposition, percevant vraisemblablement ce signal d’alarme volatil. Ainsi Lindsey French explique-t-elle d’ailleurs sa démarche : « Nous pouvons comprendre les relations entre les sujets humains et non humains comme une collectivité qui non seulement dépasse les limites du mesurable mais qui crée en outre de nouvelles possibilités de structures d’affiliation » (FRENCH : 2021, p. 112).
Séductions animales
Les animaux non humains, eux aussi, tissent des relations et communiquent grâce à leurs odeurs, à la fois à proximité et à distance. Les traces olfactives et phéromonales délibérément laissées par de nombreux animaux non humains sont en effet des marques qui codent une signification pour les membres de leur espèce mais aussi ceux d’autres espèces (DESPRET : 2022). Nous savons en outre que l’odorat est hautement lié aux fonctions reproductives17 chez les animaux, pour qui chaque inspiration est chargée en informations. C’est au museau que l’animal repère et choisit son partenaire. C’est au nez également que l’être humain connaît son attirance pour un autre et évalue – inconsciemment – sa compatibilité génétique avec lui. Cependant, la plupart des autres mammifères présentent une sensibilité olfactive (et voméronasale18) bien plus développée et usitée que la nôtre. De même, les relations sociales de certains animaux aquatiques et des insectes sont « majoritairement orchestrées par des échanges d’indices odorants et de phéromones » (GDR O3 : n.d.). En se fondant sur les recherches qui abondent sur ces sujets, plusieurs artistes ont imaginé comment un être humain pourrait donc entrer en relation avec un animal non humain, voire le « séduire », en reproduisant et en s’appropriant des senteurs destinées à attirer ou, a minima, àsignaler sa présence à un congénère. C’est ainsi que l’Américaine Carla Bengston a imaginé le projet Every Word was Once an Animal (2016-2018), s’efforçant de recréer les stratégies de communication olfactive d’une espèce de sauriens, le lézard Sceloporus occidentalis, et des abeilles de la tribu Euglossini19. C’est lors d’une résidence dans la forêt amazonienne que s’est imposée à l’artiste la nécessité d’ouvrir une brèche non visuelle dans son travail :
Plus je passais du temps à observer, plus je prenais conscience de l’incapacité de mon système visuel à capturer une grande partie de ce qui se passait autour de moi. J’ai commencé à me percevoir comme un sujet sensible parmi un million d’autres sujets sensibles. À partir de là […], j’ai commencé à explorer un large éventail de canaux sensoriels propres aux animaux en tant que potentiels vecteurs de formes d’adresse interespèces20.
Naît d’abord un intérêt spécifique pour les abeilles à orchidées, dont les mâles composent un mélange odorant à partir d’éléments récoltés dans leur environnement afin d’attirer une femelle21. Chaque abeille compose son propre mélange, comprenant jusqu’à trente ingrédients odorants provenant de sources diverses (champignons, fruits, résines, excréments, pollens floraux, etc.). Contenant du pollen, des épices, des notes boisées, mais aussi une trace de pétrole, Euglossa, le premier parfum composé par l’artiste, s’est construit grâce aux informations fournies par le biologiste Santiago Ramirez. En piochant dans la palette aromatique disponible aux abeilles à orchidées, Carla Bengston invite à pénétrer dans leur paysage olfactif, à considérer leurs préférences, et, en quelque sorte, à respirer à hauteur d’abeille22. Et si l’artiste a effectivement réussi à attirer quelques abeilles euglossines femelles en portant le parfum lors de mises en situation dans la nature, ce ne sont, encore une fois, pas tant l’efficacité de l’œuvre ou sa justesse biologique qui importent réellement, mais bien sa manière d’être un « geste en direction de quelque chose23 ». Vers l’idée d’un sensible partiellement commun malgré nos différences. Au sujet du médium olfactif, l’artiste explique d’ailleurs que celui-ci « plus que toute autre forme semble créer un sentiment de parenté avec d’autres êtres. Peut-être parce qu’il contourne la description verbale24 ? »
Fondé sur les phéromones sécrétées par le lézard des palissades, Sceloporus est le second parfum qui constitue à ce jour le projet Every Word was Once an Animal. Principalement composé de pyrazines (que l’on trouve aussi dans certains vins, le pamplemousse, le chocolat, le café, etc.) et de jasmonates (dont certains se retrouvent dans l’odeur du jasmin et d’autres fleurs), il est offert au public dans un flacon évoquant la longue queue du lézard ainsi que la posture redressée adoptée par l’animal lorsqu’il marque chimiquement son territoire. Si cette espèce communique avant tout grâce à des schémas gestuels, ce marquage territorial constitue pour les individus une forme secondaire de communication à travers le temps et l’espace. Pour en rendre compte au sein du monde humain, Carla Bengston a cette fois adopté une double approche gustative et olfactive. Les lézards, à l’instar des serpents, couplent en effet une forme d’olfaction nasale avec une captation linguale des molécules volatiles, qui sont ensuite déposées dans l’organe voméronasal. Pour évoquer ce mode de perception singulier, l’artiste invite à humer le parfum, tout en goûtant du sauvignon et des chocolats aromatisés au café, au pamplemousse et au jasmin. Bien que la manière humaine d’amalgamer sentir et goûter soit radicalement différente de celle dont les reptiles paraissent goûterles odeurs et bien que notre référentiel humain nous interdise de lire ces senteurs et saveurs à la manière d’un lézard, Carla Bengston tente ici, une nouvelle fois, d’ouvrir une voie d’entrée dans une écologie sensorielle et une modalité relationnelle non humaines, sans pour autant prétendre les comprendre entièrement.
Alors que de nombreux animaux non humains sont dotés de canaux sensoriels qui nous sont entièrement étrangers – comme l’écholocation, la perception ultrasonique, la détection des champs magnétiques et électriques, etc. (YONG : 2022 ; HIGGINS : 2021 ; STEVENS : 2021) –, l’odorat constitue une sorte de terrain commun. Commun même aux organismes aquatiques, dont on oublie souvent qu’eux aussi respirent et sentent. Chez les requins par exemple, pourtant pourvus d’une multitude de sens qui nous échappent, « l’odorat reste le premier de tous » (SARANO : 2022, p. 106). C’est en se fondant sur ce constat que la Japonaise Ai Hasegawa imagine en 2017 le projet Human X Shark, dont l’idée est d’abolir les limites imposées aux femmes japonaises et de réveiller la puissance du sauvage en elles, une sauvagerie parfaitement incarnée pour l’artiste par la figure du requin. Comment se débarrasser de nos conceptions restrictives du féminin pour séduire hors de toute injonction, de toute conception humaine ? Comment attirer une créature dont le mode de communication semble si différent du nôtre ? L’odeur est la réponse avancée par l’artiste. Formellement épurée, l’installation consiste en l’exposition de deux flacons de laboratoire, de touches à parfum placées au sein de boîtes de Petri et d’une projection vidéo montrant une plongeuse au milieu des squales. Destinés à influencer les comportements humains et non humains, les deux parfums furent développés en collaboration avec Kaori Inaba, chercheur et parfumeur du groupe Shiseido. Le premier se compose d’ingrédients, comme le pamplemousse, destinés à agir de manière énergisante sur le système nerveux sympathique humain (HAZE, SAKAI, GOZU : 2002), de façon à aider à « libérer la sauvagerie intérieure » de la porteuse (HASEGAWA : 2017). Le second, pensé comme un déguisement chimique, contient principalement des phéromones et des odorants connus pour jouer un rôle dans la survie et le comportement – notamment reproductif – de certains poissons, comme l’oxyde de triméthylamine et la prostaglandine F2α (YABUKI et al. : 2016). S’y ajoutent des acides aminés responsables de la saveur umami, attirante pour les squales, une molécule de synthèse utilisée en parfumerie et nommée Amber Xtreme®, afin d’évoquer olfactivement la peau métallique du requin, ainsi qu’un extrait de laitue de mer. Hybridant des composés destinés aux requins et d’autres destinés aux humains, ce second parfum est revêtu par la plongeuse de la vidéo, assaillie par une douzaine de requins de l’espèce Triakis scyllium visiblement aimantés par l’odeur. L’expérience met en évidence cette autre manière de respirer qui autorise une perception aiguë des effluves dans un milieu où nous, humains, sommes incapables de sentir. « Nous ne serons jamais requin. Sommes-nous pour autant condamnés à rester enfermés dans des modes irréductiblement cloisonnés ? », s’interroge l’océanographe François Sarano. « Ne peut-on espérer trouver des “intersections communes”, des passerelles de communication pour vivre ensemble ? » (SARANO : 2022, p. 110). Si l’œuvre d’Ai Hasegawa peut constituer l’ébauche d’une telle passerelle dans son ambition d’ouvrir « un dialogue inédit entre l’humain et le requin » (HASEGAWA : 2017), elle est surtout une invitation à renouer avec l’animalité humaine. En cela, la mise à profit de l’odorat, dont l’être humain s’est éloigné en partie pour se civiliser (FREUD : 1956), prend tout son sens. L’œuvre invite à renouer avec notre part sauvage, à (re)devenir un être humain qui « reconnaît et assume sa pleine appartenance à l’animalité » et ne peut « ni se penser, ni se construire en dehors d’elle » (LOGÉ : 2019, p. 126-128).
Finalement, ces diverses tentatives artistiques de communication chimique avec des végétaux et d’autres animaux – qui semblent répondre aux invitations de certains scientifiques, comme Laurent Tillon ou François Sarano, à s’engager dans des échanges avec le non-humain – n’en sont pas réellement. Elles sont plutôt des tentatives de sensibilisation, au sens littéral. Des injonctions à ne plus être ces « incorrigibles humains » (LABOU TANSI : 2005) de notre épigraphe. Des injonctions à penser autrement nos relations avec l’altérité du vivant, nos liens et nos différences, notre statut et notre place au sein du monde, au sein des mondes, grâce à des interfaces sensorielles qui soulignent notre capacité commune non seulement à communiquer, mais surtout à respirer et à sentir, au sens le plus large25. Ce qui, en somme, fait la communauté du vivant.
Respirer ensemble : le monde en partage
Au-delà de la dimension interlocutoire et relationnelle des œuvres olfactives inspirées par la communication chimique des agents non humains, l’olfaction au cœur de ces travaux joue un autre rôle. Les odeurs, pénétrantes, sont en effet révélatrices de « la coexistence du moi et du monde » (CORBIN : 1986, p. 15). Or, au sein de la crise écologique sans précédent qu’elle a engendrée, l’humanité a besoin de nouvelles approches qui promeuvent une reconnexion, un sentiment profond de coexistence et de co-dépendance avec la biosphère. Le psychologue norvégien Per Espen Stoknes suggère que l’air – l’un des deux médiums capables de porter les odeurs – pourrait être le support de cette reconnexion (ESPEN STOKNES : 2015). Souvent envisagé comme une abstraction, l’air est un élément qu’il est difficile de concevoir comme une matérialité complexe, restant souvent pensé comme synonyme de « vide ».
[Or] aussi longtemps que nous ferons l’expérience des profondeurs invisibles qui nous entourent comme d’un espace vide, nous serons en mesure de nier, ou de dénier, notre interdépendance radicale avec les autres animaux, les plantes et la terre vivante qui nous nourrit. […] C’est seulement lorsque nous commençons, à nouveau, à faire attention à notre immersion dans l’air invisible, à en faire l’expérience, que nous commençons à nous souvenir de ce que signifie être pleinement partie du monde (ABRAM : 2013, p. 338-339).
En effet, à moins qu’il ne soit significativement perturbé, les caractéristiques d’un milieu ont tendance à échapper à la perception. Pour combler cette forme de lacune au sein de l’expérience, Marshall McLuhan postule que nous avons besoin de l’art pour créer des « anti-environnements » (MCLUHAN, MOOS : 1997) qui nous permettent de nouvelles stratégies d’attention pour percevoir et comprendre ce qui, autrement, resterait imperceptible. Dans le cas de l’air, la solution pour l’introduire dans la sphère d’expérience des gens peut être ainsi de le rendre « explicite » (SLOTERDIJK : 2009), exigence à laquelle semblent répondre les nouvelles approches et pratiques d’un art respirable26. Parce qu’elles le rendent perceptible, de même que les échanges volatils constants qui s’y jouent, celles-ci peuvent en effet contribuer à contrer l’« oubli de l’air » (IRIGARAY : 1983) et à nous faire comprendre intimement que nous avons tous, vivants, le monde en partage.
[L’air] unit nos corps, ces corps qui respirent, avec ce qui est au-delà de l’horizon (les forêts et les océans au loin), avec ce qui est sous-la-terre (l’intense vie microbienne du sol, les dépôts fossiles et minéraux au plus profond du sous-sol rocheux), mais aussi avec la vie intérieure de tout ce que nous distinguons d’un bout à l’autre de l’étendue ouverte du présent vivant […]. Ce que les plantes expirent sans bruit, nous autres animaux l’inspirons ; ce que nous expirons, les plantes l’inspirent. L’air, pourrait-on dire, est l’âme du monde visible, la réalité secrète d’où tous les êtres tirent leur nourriture (ABRAM : 2013, p. 294-295).
Fascinée par les phénomènes naturels et adepte de l’idée de « natureculture27 » formulée par Donna Haraway (HARAWAY : 2003), l’artiste slovène Saša Spačal imagine, en 2018, l’installation bio-technologique Inspiration. Composée d’une structure en acier inoxydable, cette station de respirationéquipée de plusieurs masques de respiration agencés autour d’un bioréacteur central distribue un air enrichi par une bactérie non pathogène que l’on trouve naturellement dans le sol : Mycobacterium vaccae28. Dans les années 2000, les scientifiques ont découvert que cette bactérie quipénètre dans le corps humain sous forme d’aérosol, aussi appelée « bactérie du bonheur », stimule la production de sérotonine et de noradrénaline dans le cerveau, améliore l’humeur, réduit l’anxiété et augmente les capacités mentales (LOWRY et al. : 2017). Au sein de l’installation, des cylindres de pression et des ballons de réanimation poussent ensuite l’air chargé de particules à travers des masques de respiration, dans lesquels les visiteurs peuvent l’inhaler. Un algorithme régule la distribution de l’air enrichi, dont l’odeur est décrite par l’artiste comme celle d’un fromage moisissant. La respiration – modalité de perception quasi antispectatorielle – permet ici de faire l’expérience intime de notre relation symbiotique avec l’univers non humain. « Tout le système de l’installation porte l’idée que nous ne respirons jamais seuls, que nous respirons toujours avec d’autres êtres29 », indique l’artiste, en accord avec la théoricienne féministe Rosi Braidotti, selon laquelle « la capacité relationnelle du sujet post-humain n’est pas limitée à notre espèce mais inclut tous les éléments non anthropomorphiques, en commençant par l’air que nous respirons » (BRAIDOTTI : 2017, p. 21). Au sein de l’œuvre, l’acte de l’inhalation participe à la conscience incarnée d’une compénétration avec le monde non humain, depuis le sol, d’où provient la bactérie, jusqu’à l’atmosphère, façonnée depuis toujours par les bactéries30. La philosophe Stacy Alaimo a d’ailleurs inventé le concept de « transcorporéité » (transcorporeality) pour expliquer les manières « dont l’humain est toujours lié au monde plus-qu’humain » (ALAIMO : 2010, p. 61), y compris « aux créatures non humaines, aux systèmes écologiques, aux agents chimiques et autres acteurs » (Ibid.). Cela remet profondément en question l’idée du clivage entre nature et culture, qui a conduit à une conception erronée de la nature et de l’altérité comme extérieures à nous. La prise de conscience de la perméabilité des corps permet en effet de comprendre que « l’homme appartient consubstantiellement au dehors » (LOGÉ : 2019, p. 128).
Cette ouverture radicale au dehors est à la fois ce qui nous relie au monde et ce qui nous menace. […] Le moléculaire offre un cadre afin de ré-accorder nos relations enchevêtrées avec le monde qui nous entoure, par son mouvement perpétuel et son mépris des catégories molaires de l’humain, de l’animal, de la feuille, du sol ou de l’atmosphère (DAVIS : 2016, p. 208).
Ainsi, les œuvres respirables, au cœur de cet article, en tant qu’invitations à créer du lien, offrent aussi bien des manières de faire corps que de « faire société » (MANIGLIER : 2021 ; BERARDI : 2019) avec les non-humains : « Socialiser avec quelqu’un signifie non seulement respirer le même air, mais aussi occuper la même atmosphère […]. L’air est société, et la société est l’expérience partagée “d’être dans l’air” » (HORN : 2020, p. 21).
Ce sont également la lecture de Rosi Braidotti et de Donna Haraway ainsi que l’étude des moyens de communication chimiques des formes de vie organiques non humaines au sein de cette société de co-respirateurs qu’est l’air qui ont inspiré à Yolanda Uriz l’installation Chemical Ecosystem (2022), composée d’un ensemble de dix modules imprimés en 3D. Chaque module, dont la forme évoque les squelettes de radiolaires31, incarne un organisme synthétique avec lequel nous partageons l’atmosphère. Dotés de capteurs mesurant certains composants de l’air, ces organismes réagissent à la présence des visiteurs humains dans l’espace. La moitié d’entre eux détectent les variations du taux de CO2 émis par la respiration32 ; l’autre moitié, la présence d’alcools (que l’on retrouve dans les huiles essentielles et les parfums). En fonction des informations captées – présence ou non de visiteurs, proximité plus ou moins grande de ceux-ci –, chacun émet un parfum spécifique ainsi qu’une combinaison de sons créés par transformation des données aériennes collectées. Ainsi l’œuvre révèle-t-elle de manière interactive les échanges gazeux et moléculaires qui régissent en permanence les relations entre les êtres vivants de toute nature, qu’il s’agisse de communication, de co-construction ou de co-dépendance. Invitant à « écouter les messages olfactifs33 » de ces autres habitants réagissant, s’adaptant et répondant aux émanations naturelles et artificielles des êtres humains, l’artiste espagnole souligne combien « le sujet post-humain est attaché à l’environnement dans des structures communautaires d’interdépendance avec le non-humain, qu’il soit animal, végétal ou machine34 ». Le fondement technologique des œuvres de Yolanda Uriz et de Saša Spačal, construites l’une et l’autre comme des systèmes ouverts, se veut en outre un reflet du fonctionnement des écosystèmes35 et plus largement du système Terre36 dans son ensemble37. Ce sont ces processus d’échange qu’il était important, pour les artistes, de faire ressentir aux respirateurs38, à la fois physiologiquement etvisuellement, afin d’éveiller la conscience de faire partie d’un système complexe, dans une relation de type affectés-affectants.
Conclusion
Les œuvres présentées ici – considérant l’air à la fois comme milieu relationnel et médium artistique, et la respiration à la fois comme modalité de perception et lieu d’échange entre les mondes – montrent comment l’art peut aujourd’hui se fonder sur les sciences du vivant ainsi que sur les pensées de l’écologie pour entraîner l’avènement de nouvelles formes, non seulement esthétiques, mais aussi ontologiques39. De ces rapprochements entre des modes de pensée et de production singulièrement différenciés naissent non seulement des artefacts et des expériences, mais également des façons de « penser autrement qu’on ne pense et percevoir autrement qu’on ne voit » (FOUCAULT : 1984, p. 15-16). En outre, alors que les scientifiques et les philosophes s’accordent à dire que la crise écologique est aussi une crise de notre sensibilité (ABRAM : 2013 ; LATOUR : 2015 ; MORIZOT : 2020), les œuvres d’art – mais aussi de fiction ou de poésie –, qui ouvrent des fenêtres dans notre réel, qui peuvent donner à sentir et à comprendre le monde à travers d’autres corps-sujets, ont le pouvoir de combler un fossé entre la recherche scientifique, la théorie et l’expérience des individus40. Et si « réagir à l’extinction de l’expérience, à la crise de la sensibilité, c’est enrichir la gamme de ce que, envers la multiplicité des vivants, on peut sentir, comprendre, et tisser comme relations » (MORIZOT : 2020, p. 18), les œuvres olfactives dont il a été ici question semblent particulièrement pertinentes. Parce qu’elles mettent en jeu l’une de nos fonctions vitales et une chimiosensibilité commune à toutes les espèces vivantes, parce qu’elles mènent à faire l’expérience consciente de l’air en tant qu’habitat partagé, parce qu’elles invitent à communiquer et à relationner différemment avec le reste du vivant, ces œuvres replacent efficacement l’humain dans une relation d’appartenance et de co-dépendance au reste du vivant, plutôt que d’extériorité et de domination. En enrichissant notre sensibilité au non-humain, elles s’imposent comme un « art de la réconciliation » (ZHONG : n.d.), appartenant pleinement à ce nécessaire mouvement de la « Renaissance sauvage », théorisé par Guillaume Logé (LOGÉ : 2019).
Notice biographique
Clara Muller est historienne de l’art, critique d’art et commissaire d’exposition indépendante. Titulaire de deux licences et de deux masters obtenus entre l’université Paris Diderot, l’université Paris I – Panthéon-Sorbonne, New York University et Columbia University, elle mène, depuis plusieurs années, des recherches sur deux thèmes : les enjeux de la respiration comme modalité de perception dans l’art contemporain ; les diverses pratiques artistiques et littéraires employant les odeurs comme médium ou sujet. Elle est aussi rédactrice pour la revue olfactive Nez.