Table des matières
Introduction
Les fantasmagories – du grec phantasma (« fantôme ») et agora (« assemblée ») – constituèrent l’un des points culminants de la culture visuelle occidentale entre la fin du XVIIIe et le milieu du XIXe siècle. Elles ont été, à ce titre, largement étudiées, notamment dans les champs de l’histoire, de l’histoire du cinéma, des sciences de l’optique ou encore de l’archéologie des médias. Ces spectacles de lanterne magique, généralement destinés à effrayer le public grâce à des images projetées de squelettes, fantômes et créatures fantastiques, se popularisèrent en France, en Angleterre, puis aux États-Unis, et sont le plus souvent considérés comme des expériences monosensorielles, essentiellement visuelles (SPENCE : 2022, p. 2)1. Cependant, les illusions optiques proposées par les fantasmagories ont pu s’appuyer à l’occasion sur d’autres formes de stimuli. Le fantasmagore belge Étienne-Gaspard Robertson, par exemple, se distingua pour son perfectionnement des techniques de fantasmagories, entre autres grâce à l’invention du Fantascope – une lanterne magique améliorée, dont le brevet est déposé le 17 mars 1799 –, mais également grâce à une approche plus totalisante des spectacles d’images projetées, qui deviennent son fonds de commerce dès la fin du XVIIIe siècle. Son travail se distingue par la création d’illusions visuelles associées à des environnements sonores, voire olfactifs. Aux commentaires, musiques et bruitages sont en effet parfois ajoutés des artifices odorants : encens et soufre furent notamment employés pour créer des ambiances dans lesquelles les illusions devenaient plus saisissantes.
Il n’y a certainement pas d’expérience dans toutes celles que fournissent les théories physiques, plus capables de frapper l’imagination que celles de la fantasmagorie, surtout si, sans aucune apparence de préparatif, le fantasmagore jette sur un brasier quelques grains d’encens ou d’olibanum2 (ROBERTSON : 1831, p. 354).
On distingue d’ailleurs nettement un encensoir fumant, placé juste devant le premier rang, dans la gravure qui servit de frontispice au premier tome des Mémoires du grand fantasmagore. Si Robertson affirme qu’il s’agit d’un moyen particulièrement efficace de venir stimuler l’imagination des spectateurs, la présence dans ces attractions de parfums – sous leur forme la plus ancienne, celle contenue dans l’étymologie même du mot, du latin per (« à travers ») et fumum (« la fumée ») – peut aussi s’expliquer par le besoin de couvrir les odeurs produites par les lanternes elles-mêmes. En effet, ces dernières, fonctionnant souvent à l’huile ou au pétrole, tendaient à produire des exhalaisons fort désagréables, en particulier lorsqu’elles n’étaient pas consciencieusement entretenues ou que le tirage devenait insuffisant lors d’une séance trop longue. Ce problème, que devaient déjà rencontrer Robertson et ses contemporains, persiste au moins jusqu’à la fin du XIXe siècle, comme en témoigne le photographe Hyacinthe Pierre Fourtier dans son traité sur les techniques de projection (FOURTIER : 1889, p. 69) :
La lumière la plus facile à se procurer et par suite la plus convenable pour l’amateur est certainement celle qui est fournie par le pétrole : une lampe, bien soignée, peut donner des images de deux mètres et plus de hauteur. L’entretien en est des plus simples […]. Sinon, on s’expose à voir fumer la lampe et par suite remplir la salle de l’odeur âcre du pétrole.
Ainsi, les substances aromatiques brûlées lors des séances de Robertson favorisaient peut-être l’adhésion aux manifestations surnaturelles en plongeant les spectateurs dans une ambiance olfactive mystique et un état d’esprit afférent3, mais il est probable qu’elles servaient aussi en grande partie à maintenir l’illusion en couvrant les émanations impondérables qui auraient révélé la supercherie. Quelles que soient les raisons qui poussèrent le fantasmagore à user de ces subterfuges olfactifs, il fut sans doute l’un des premiers à faire volontairement appel à l’odorat dans le cadre d’attractions originellement destinées à l’œil : « Robertson était en réalité plus qu’un lanterniste, et la Fantasmagorie pourraient être considérées comme de véritables événements multimédia » (BARBER : 1989, p. 77). Il faudra pourtant attendre plus d’un demi-siècle après sa mort, en 1837, pour que des expériences de ce type soient réitérées dans d’autres formes de divertissements visuels.
Des effets de réel olfactifs ?
Le panorama, inventé en 1797, devient une attraction de premier plan en Europe occidentale. Les métropoles modernes, les pays exotiques et les scènes de guerre furent les trois grands sujets de ces peintures à 360 degrés, pensées à la fois comme des œuvres d’art, des spectacles et des moyens d’éducation – en plus d’être des entreprises vastement profitables. Leur inventeur, le peintre irlandais Robert Barker, désigne d’abord son invention par l’expression française « La Nature à Coup d’Œil4 » (MANNONI, CAMPAGNONI, ROBINSON : 1995, p. 157-158), avant que ne soit créé le néologisme « panorama », du grec pan (qui signifie « tout ») et hórama (« vue »). Nul doute que ce dispositif s’adressait avant tout au regard, dans la lignée de toutes les attractions affublées du suffixe -scope (du grec skopéô, « observer ») qui prolifèrent alors. À la différence des fantasmagories, c’est l’illusion de la réalité qui est recherchée plutôt que celle du fantastique.
Dans un article de 1968, republié par la suite dans Le Bruissement de la langue (1984), Roland Barthes évoque la quête de réalisme littéraire du XIXe siècle. Selon lui, la présence de détails concrets, bien que quelque peu superflus, voire entièrement inutiles au récit, est essentielle pour créer ce qu’il nomme l’« effet de réel », un dispositif littéraire visant à créer une impression de réalité. Or, si Barthes remarque que « le réalisme littéraire [a] été, à quelques décennies près, contemporain du règne de l’histoire ‘‘objective’’ » (BARTHES : 1968, p. 87), le rapprochement peut aussi être fait avec d’autres aspects de la vie culturelle du siècle. Dans le cas des panoramas par exemple, l’équivalent de l’effet de réel fut d’abord créé par une abondance de détails peints, une grande minutie dans les représentations et ce format circulaire et sans cadre, destiné à satisfaire le désir scopique des spectateurs. Cependant, si l’un des principaux objectifs des panoramas était « d’être si fidèles à la réalité qu’ils pourraient être confondus avec elle5 » (COMMENT : 1999, p. 8), il semble qu’une telle confusion ne puisse être entièrement induite par la seule vision6. Certes, l’imagination des spectateurs permettait de pallier en partie les défauts et lacunes des panoramas, mais ceux-ci, malgré toute leur ingéniosité visuelle, demeuraient, contrairement à la réalité, immobiles, silencieux et dénués d’odeur. L’oculocentrisme dominant notre culture tend à circonvenir notre relation avec le monde, et à le réduire à une modalité sensorielle unique qui aurait une importance primordiale dans notre façon d’être et de penser. Ce que nous voyons, cependant, n’est qu’une petite partie de ce qui fait notre monde. Que peut nous dire un tableau sur le foisonnement de sensations qui fourmillent dans un champ de bataille, sur le parfum des frangipaniers ou sur le bruit des vagues ? Même lorsqu’ils aspirent à imiter la réalité de la manière la plus fidèle possible, les arts visuels sont limités, dans la mesure où ils doivent restituer une multiplicité d’informations sensorielles au moyen d’un seul sens. Ainsi, aussi réaliste que soit un panorama peint, sa nature bâtie, donc artificielle, devient évidente dès lors que le spectateur réalise qu’il ne peut ni toucher, ni sentir, ni entendre le paysage se déroulant autour de lui. Dès qu’il se rend compte qu’il n’est justement qu’un spectateur : un témoin oculaire qui observe quelque chose, sans y prendre part.
Si l’illusion visuelle avait suffi à satisfaire le public des panoramas durant leurs premières décennies d’existence, celui de la seconde moitié du XIXe siècle, lassé par la monotonie d’un dispositif éculé, réclame des attractions innovantes, plus réalistes et sensationnelles. Parmi les critiques formulées à l’encontre du panorama traditionnel, les plus courantes sont l’absence de vent, de mouvement et de son, faisant passer les spectateurs « de l’illusion à la conscience de la tromperie » (COMMENT : 1999, p. 97)7. De nombreuses variations du classique panorama furent ainsi conçues pour contrer son déclin. Les panoramas en mouvement, non circulaires et plus narratifs, tentèrent de remédier à l’immobilité de l’image grâce au déroulement d’une séquence de scènes peintes, créant une forme de récit. Souvent accompagnés de variations de lumière, de musique et d’un récitant, ils préparent le public « à la surcharge sensorielle de la culture médiatique moderne » (HUHTAMO : 2013, p. 367). À la fin du siècle, les créateurs de panoramas se surpassent, en mêlant des effets spéciaux déjà employés dans d’autres types d’attractions – comme des fumigènes ou des explosions – aux dernières innovations techniques (ibid, p. 296). C’est ainsi que, cherchant à pousser plus loin encore la quête de réalisme et de nouveauté, certains artistes-entrepreneurs essayèrent d’y inclure des stimulations olfactives8 :
À partir du moment où il ne s’inscrit plus dans la logique classique qui engageait l’imaginaire des spectateurs pour compléter l’illusion, [le panorama] cède aux exigences de la totalisation au point d’aboutir à un mélange des genres afin de satisfaire tous les sens : le toucher, la vue, l’ouïe et (pourquoi pas ?) l’odorat. Dans le Maréorama d’Hugo d’Alési, l’air passait à travers un filtre d’algues et de varech pour en devenir « parfumé » ; quant à Segantini, il voulut introduire différentes plantes alpines afin de recréer un écosystème parfait (COMMENT : 1999, p. 104).
Imaginées pour l’Exposition universelle de Paris de 1900, les tentatives de Hugo d’Alési et de Giovanni Segantini pour ajouter des senteurs végétales à leurs attractions avaient pour objectif d’y maximiser l’illusion du réel. Si l’ambitieux projet de Segantini ne vit finalement jamais le jour en raison de son coût excessif (STÜCKELBERG : 2005, p. 196), le Maréorama9 du peintre paysagiste d’Alési fut l’un des temps forts de l’Exposition10. Le vaste palais qui accueillit ce périple maritime virtuel de Marseille à Constantinople, aussi appelé Illusion d’un voyage en mer à bord d’un paquebot, fut dessiné par l’architecte Louis Clément Lacau et bâti à proximité de la tour Eiffel11. Erkki Huhtamo, dans son étude des panoramas mouvants, décrit l’attraction en ces termes (HUHTAMO : 2013, p. 314) :
Deux énormes panoramas mobiles, chacun de 750 mètres de long et 13 mètres de haut, étaient enroulés par des moteurs de chaque côté d’un faux pont de bateau à vapeur (33 mètres de long et huit mètres de large) qui servait de plate-forme d’observation. […] La plate-forme du steamer reposait sur un pivot elliptique, soutenu par quatre pistons hydrauliques, qui permettaient au bateau de tanguer et de rouler. Cette solution recourait à une technologie scénique préexistante, mais anticipait aussi les plates-formes de simulation hydraulique encore utilisées dans les entraînements et le divertissement. Les sept cents spectateurs étaient libres de flâner, de s’asseoir sur des transats et de descendre dans une salle à manger. Ils observaient l’équipage du navire en action, sentaient l’odeur du goudron, humaient la brise marine salée, voyaient de la fumée s’élever des cheminées et entendaient le son d’un sifflet à vapeur. Des effets dioramiques élaborés simulaient différents moments de la journée et, moment culminant, un orage éclatait entre Naples et Constantinople. Le spectacle était accompagné d’une « symphonie descriptive » du célèbre compositeur de salon Henri Kowalski, et des artistes « locaux » de chaque port divertissaient le public depuis le pont.
Les échos dans la presse française furent nombreux, bien que la plupart des articles précèdent l’ouverture même de l’Exposition, annoncée dès 1892. Si la présence de musique, héritée de la tradition des panoramas mouvants, n’est pas toujours mentionnée dans les articles, celle des odeurs est très fréquemment notée. « Un air vif, embaumé de senteurs marines, vous frappe au visage : il est fourni par les manches à vent remplies d’algues et de varechs », lit-on, dès janvier 1899, dans Le Journal (D. : 1899, p. 1-2). Et d’après les quelques comptes rendus publiés après l’ouverture de l’attraction, cette brise « imprégnée de senteurs marines » (ANONYME : 1898) semble bien avoir été perceptible, complétant efficacement l’illusion12.
Figurez-vous que, sans quitter le Champ-de-Mars, nonchalamment assis dans un de ces rocking-chairs qui sont si agréablement frais l’été, vous allez faire un véritable voyage en mer. L’illusion sera complète. […] Bientôt, on aura perdu la terre de vue. On gagnera le large. Voici la pleine mer. On la sent, on la respire. Cet air, ces brises, cette odeur un peu âcre, mais si salubre et si fortifiante, des vagues mousseuses, on a pu se les procurer je ne sais comment ; on les a demandées tout simplement à l’océan (ANONYME : 1897).
Il semble particulièrement pertinent de mettre cette tentative de polysensorialité, dans le domaine des attractions, en rapport avec la littérature du XIXe siècle qui devenait alors, elle aussi, de plus en plus odorante (RINDISBACHER : 1992). Pour illustrer le concept d’effet de réel, Barthes cite une description de la ville de Rouen, extraite de Madame Bovary (1857) de Gustave Flaubert, qui s’inscrit dans ce que Walter Benjamin a appelé la « littérature panoramique » (BENJAMIN : 1990, p. 304). Bien que ce morceau de bravoure de vraisemblance littéraire ne fasse appel qu’au sens de la vue, un grand nombre de panoramas littéraires de l’époque comportaient des détails odorants13. En France, les écrivains réalistes et naturalistes, en particulier, introduisent de nombreuses mentions d’odeurs dans leurs œuvres pour révéler cette dimension invisible de la vie – ce que même la photographie, alors en plein essor, ne pouvait faire. Les senteurs littéraires sont notamment utilisées pour définir des personnages, des lieux ou des atmosphères14. Si cela s’explique en partie par la soif de réalité et de détails de l’époque, il s’agit également d’un symptôme de l’intérêt croissant pour l’olfaction. Si le XIXe siècle a souvent été étudié comme le siècle du regard, il est aussi notoirement olfactif. L’évolution du rapport aux odeurs et à l’odorat dans le monde occidental – qui jusque-là n’avait pas caché son mépris à leur encontre – trouve son origine, d’une part, dans les avancées médicales et les évolutions des pratiques d’hygiène modernes (CORBIN : 1982 ; KIECHLE : 2017) et, d’autre part, dans l’essor considérable du secteur de la parfumerie, en France notamment15. Ce dernier entre en effet dans l’ère industrielle grâce à la découverte de la chimie de synthèse et à un certain nombre d’évolutions technologiques qui ouvrent des possibilités créatives infinies, accélèrent la production et en font chuter les coûts, rendant les produits parfumés largement disponibles (BRIOT : 2018)16. La modernisation de la subjectivité semble ainsi être liée à l’industrialisation de la culture non seulement visuelle et auditive (CRARY : 2002), mais également olfactive. C’est ainsi que parfums et odeurs prennent peu à peu leur place dans le tissu descriptif de la littérature du XIXe siècle, dans le cadre d’un système textuel sémiotique et symbolique dérivé de la vie et des préoccupations contemporaines.
Si le langage fait allusion « à la réalité non pas pour recréer “la chose même”, mais pour faire appel à l’imagination afin de susciter une représentation [mentale] de cette chose » (RINDISBACHER : 1992, p. 4), la cognition incarnée mise en jeu par la lecture permet en outre d’activer, dans le cerveau, des zones similaires à la perception réelle d’une chose (ZWAAN : 2003). Il a ainsi été démontré grâce à la neuro-imagerie que la lecture de mots ou de métaphores aux connotations olfactives suscite une réponse de certaines régions consacrées au traitement des odeurs, notamment le cortex piriforme et l’amygdale (GONZÀLEZ et al. : 2006). Ainsi, même en l’absence de véritables stimuli, la littérature, et plus encore celle du mouvement réaliste qui servit d’exemple à Roland Barthes, permet d’offrir « une réplique particulièrement riche [du réel] » (MURPHY PAUL : 2012). Or, des attractions comme le Maréorama, qui se sont chargées de fournir la « chose même » en actualisant les effets de réel – notamment olfactifs dans le cas qui nous intéresse –, sont venues directement concurrencer la littérature sur un terrain où elle était jusqu’alors inégalée. Dans ce type de constructions, autrefois exclusivement visuelles, les effets sonores et olfactifs ont permis de dépasser la virtualité du langage comme la monosensorialité de la peinture et introduit une véritable bouffée de vie, parachevant l’illusion. D’aucuns ont ainsi évoqué la « saisissante impression de réalité » (ANONYME : 1900) qui se dégageait de l’œuvre de Hugo d’Alési17.
Abolir la distance spectatorielle
Considéré à la fois comme une œuvre d’art totale18 et l’apogée de l’art du panorama – qui en réalité devient ici autre chose, puisqu’il ne s’agit plus de seulement de « voir » –, le Maréorama fait advenir un nouveau mode spectatoriel, plus expérientiel, qui fera (et fait toujours) recette19.
Dans son étude de l’histoire du panorama, Bernard Comment évoque « le rôle crucial de Diderot dans l’évolution du désir d’entrer dans un espace pictural qui se substituerait à la réalité » (COMMENT : 1999, p. 98). Cette aspiration à pénétrer dans un espace autre est particulièrement intéressante à considérer vis-à-vis des développements tardifs du panorama que nous venons d’évoquer. Si l’attraction originelle, avec sa structure circulaire, permettait au spectateur de se tenir au centre de l’espace pictural, elle ne lui permettait pas véritablement de s’inscrire dans une nouvelle réalité. « C’était un monde dont ils étaient […] séparés et protégés, car ils le voyaient de loin » (ibid, p. 19) : d’une part, parce que les représentations étaient généralement créées à partir d’un point de vue élevé ; d’autre part, parce que l’architecture de la rotonde elle-même gardait les spectateurs à une distance calculée de la surface peinte. Mais cet éloignement ressenti par les visiteurs était aussi une conséquence du caractère monosensoriel du panorama. « Qu’est-ce en effet que la vision, est-ce un rapport direct, immédiat entre le moi et le monde extérieur ? En aucune façon », écrit l’auteur scientifique Marion Fulgence à la fin du XIXe siècle, dans son traité sur les dispositifs d’optique (FULGENCE : 1890, p. 20) . La vue est effectivement un sens de la distance. Respirer – et donc sentir – impose en revanche le lien, la proximité, voire la fusion avec le monde. L’odorat brouille les limites et abolit les frontières entre sujet et objet au fur et à mesure que les molécules pénètrent dans le corps. De manière inconsciente, les informations qu’il nous fournit en permanence nous ancrent dans la réalité. C’est pourquoi la vie sans odeurs ne semble plus tout à fait la vie…
C’est ce qu’ont appris des centaines de milliers de personnes soudainement privées de ce sens lors de la pandémie de Covid-19. Parmi les différentes conséquences de l’anosmie, l’une des plus perturbantes est ce sentiment d’être coupé du monde, de se tenir hors de la réalité20. De nombreux anosmiques déclarent se sentir perdus, isolés ou tenus à distance du réel, comme confinés derrière une fenêtre hermétiquement fermée. « J’avais l’impression de vivre dans le monde des morts », explique même un patient (MULLER : 2020). Cette expérience, récemment partagée par tant de personnes, éclaire la manière dont l’introduction de stimuli olfactifs a pu modifier la posture spectatorielle passive et distante des premiers panoramas21. Ces derniers ne pouvaient être confondus avec la réalité, car leur manquaient des dimensions importantes de ce qui rend la réalité réelle pour l’être humain. Le caractère illusoire de leurs représentations se faisait ainsi rapidement évident. Le Maréorama, en revanche, avec ses nouveaux effets, notamment aériens, propose une forme d’interpénétration physique avec l’illusion22. Il est d’ailleurs présenté, dès février 1899, comme un « panorama vivant », « une action dramatique et variée à laquelle les spectateurs eux-mêmes seront mêlés ». On décèle, dans cette description, un changement dans le rôle même des spectateurs. Ceux-ci, que l’on ne peut plus guère appeler « spectateurs23 », d’« yeux » deviennent des « corps24 ». D’observateurs extérieurs, ils deviennent les sujets d’une expérience incarnée (embodied experience) (JONES : 2006). Ce nouveau paradigme spectatoriel aura des ramifications dans de nombreux dispositifs modernes et contemporains, dans les champs de l’art, du divertissement et des médias. Ces derniers s’efforcent en effet souvent, aujourd’hui encore, de dépasser l’audio-vision pour créer ce que nous appelons désormais couramment des « expériences immersives » (BERNARD, ANDRIEU : 2015).
Notice biographique
Clara Muller est historienne de l’art, critique d’art et commissaire d’exposition indépendante. Titulaire de deux licences et de deux masters obtenus entre l’université Paris-Diderot, l’université Paris-1 – Panthéon-Sorbonne, New York University et Columbia University, elle mène depuis plusieurs années des recherches sur les enjeux de la respiration comme modalité de perception dans l’art contemporain ainsi que sur les diverses pratiques artistiques et littéraires employant les odeurs comme médium ou sujet. Elle est aussi rédactrice pour la revue olfactive Nez.