« Destroyed object »

Fig. 2 : Société, tu m’auras pas !, capture d’écran, vidéo, maison centrale d’Ensisheim, 2020.
Fig. 2 : Société, tu m’auras pas !, capture d’écran, vidéo, maison centrale d’Ensisheim, 2020.

Résumé

Trois œuvres de Nicolas Daubanes, réalisées dans le contexte de la pandémie de 2020, sont soumises à une analyse sémiotique afin de mettre en exergue les signes qui ont prévalu à ces créations. La question posée était de savoir comment des phénomènes de sérendipité avaient contribué à élargir sa pratique habituelle. La situation d’enfermement, de limitation des libertés, l’a poussé à réaliser des œuvres inattendues, axées sur la conversion des limites spatiales en espaces ouverts, qu’ils soient d’ordre symbolique ou réel. Les procédés de réalisation sont aussi divers que le dessin, la vidéo, la menuiserie, et se révèlent tout aussi poétiques, subversifs, que destructeurs. En cela, ces œuvres rejoignent ses préoccupations habituelles portant sur l’univers carcéral, la critique historique et sociale.

Mots-clés : pandémie ; espace ; image ; sémiotique ; transgression.

Summary

Three works by Nicolas Daubanes carried out in the context of the 2020 pandemic are analyzed through the prism to highlight the signs which have prevailed in these creations. The question asked is to know how the phenomena of serendipity are contributing to broaden his usual practice. The Covid lockdown situation and the lack of freedom have pushed him to carry out unexpected works focused on the conversion of spatial limits into open spaces, whether they are symbolic or rel. the production processes are quite as diverse. They include drawing, video, carpentry and are just as poetic and subversive as they are destructive. In this respect, these works join his usual preoccupations relating to the prison world, and historical and social criticism.

Keywords : pandemic ; space ; image ; semiotics ; transgression.

« Destroyed object »

« Quand je n’ai pas de bleu, je mets du rouge. » La notion de hasard, dans cette phrase de Picasso, pourrait être une prémonition pour les artistes soumis à la pandémie. Depuis le début de l’année 2020, la création est soumise à contrainte pour diverses raisons, qu’elles soient de confinement, de distanciation, d’impossibilité d’exposition, de fermeture des musées, etc. Chaque artiste résiste à sa manière et trouve sa solution. Le besoin de créer des formes, couleurs ou objets exonère de toute orthodoxie ou de toute répétition les habitudes d’atelier. Les circonstances de la pandémie rappellent donc le sens de ce que peut représenter l’opportunité d’un outil pour l’artiste, voire celle d’un phénomène de sérendipité.

Certains artistes ont été confinés sans réapprovisionnement, sans matériaux ni supports. Ils peuvent aussi avoir été confinés à des kilomètres de chez eux. L’art, dans tout cela, est une sorte de maillage, de trame, dans laquelle les points de carrefour s’apparentent à des questions : quel rôle a joué et joue encore la pandémie dans le processus créateur ? L’art est-il ce surplus qui entraîne, avec lui, les valeurs dévastatrices de la frustration pour les sublimer ? L’art, enfin, est-il un mode d’interprétation qui interroge les habitudes du monde ? La politique ? L’esthétique ? Le contexte ?

En rapprochant les termes d’« art » et de « pandémie », l’invitation nous est faite d’en considérer les effets, les transformations éventuelles, comme si la pandémie n’avait pu éviter d’influencer la création contemporaine. Cela pourrait aller de soi, mais ne suffirait pas à comprendre les formes que l’art produit durant cette période. Que l’on constate de nouvelles tentatives d’exposition virtuelle pour les musées ; que l’on nous invite aux divers lieux de monstration au nombre de visiteurs contingenté, à des échanges ou à des manifestations éphémères, la question se pose de connaître les paramètres qui ont influencé les artistes et comment ils ont maintenu leurs propositions plastiques en toute rupture… ou en toute continuité avec leurs habitudes. Les formules d’exposition proposées aujourd’hui nous sont étrangères, les œuvres sont visibles mais à distance de toute sensualité, elles sont dites « virtuelles » et porteuses de signes qui en donnent déjà une version : les formats révisés par le cadrage de l’écran ; les matières impalpables au regard et les espaces non interprétables. Pourtant, l’ensemble correspond à l’idée qu’on peut se faire de la manifestation artistique, au même titre qu’un très bon ouvrage de reproductions.

Pour approcher les problématiques que la pandémie soulève, j’ai choisi d’évoquer le travail d’un plasticien, Nicolas Daubanes, dont les dernières œuvres ont été exposées au Palais de Tokyo, au sein de l’exposition « L’huile et l’eau », en 2020, après qu’il eut obtenu le prix des Amis du Palais de Tokyo en 2018. Cette exposition, en plus d’un effet qui se veut esthétiquement protestataire, montre ses différentes approches formelles. L’artiste utilise de la poudre de fer pour ses dessins, réalise des installations dont les matériaux ne sont pas toujours pérennes et exploite de nombreuses sources narratives, telles que les documents photographiques, récits ou événements historiques… Son travail est solidement axé sur des questions de fond : l’enfermement, l’histoire sociale (mais pas que), la destruction, dont l’actualisation dans les œuvres révèle la relation du signe plastique au discours « tenu sur » ainsi qu’aux actes esthétiques engagés. L’artiste a réalisé ainsi trois projets, auxquels je vais m’intéresser, chacun d’entre eux représentant une occurrence artistique de la pandémie. Entre le premier et le deuxième confinement, Nicolas Daubanes a effectué un saut temporel entre l’époque actuelle et celle où il était étudiant. Le temps du confinement a aussi été celui au cours duquel il a perdu son emploi d’artiste-intervenant, et il a travaillé sur une représentation inspirée de l’espace de circulation limitée, imposé par le confinement. La première œuvre est une série de dessins à la poudre de fer intitulée Quatre Bateaux ; la deuxième est une vidéo réalisée à la maison centrale d’Ensisheim, Société, tu m’auras pas !, et enfin la troisième œuvre, Personne ne t’entend crier, a été pensée pendant ses études et réalisée lors de la résidence d’artiste à Monflanquin, en 2020.

Ce que rendaient visible les pièces du Palais de Tokyo, ce sont des constantes thématiques : l’effondrement, la destruction et l’insurrection. C’est en analysant les principes actifs et singuliers inhérents à sa démarche que nous tenterons de rendre compte des différentes topiques du processus sémiotique à l’œuvre dans la création.

La diversité de sa démarche, pendant cette période de pandémie, s’est d’abord resserrée, comme pour nombre d’artistes, autour d’une disponibilité inattendue, du temps à consacrer à des réalisations, sans date butoir. Les trois œuvres convoquent ainsi la temporalité ou, plus exactement, une précision sur un rapport à l’espace-temps. Elles révèlent la présence d’indices d’enfermement, de destruction, de résistance à l’institution, lorsque celle-ci est considérée comme obstacle.

Sous l’angle sémiotique, le principe même de rapprochement entre les signes qui seront mis en exergue laisse supposer que Nicolas Daubanes accorde un intérêt à ce qui peut être modifié par la transgression. Un espace physique, un carcan institutionnel – en réalité tout élément qui limite la libre circulation et incite à l’insurrection. Le mot « insurrection » à ce terme est peut-être précocement convoqué ; pourtant, s’il doit y avoir un dénominateur commun pour nous conduire, nous constatons qu’à l’instar de Wittgenstein Nicolas Daubanes procède par familles (XANTHOS : 2006)1. La technique particulière, l’univers carcéral au sens large ou une manière réinventée, chaque fois, pour faire disparaître les limites forment un réseau de ressemblances pour faire en sorte que l’effondrement des limites organise de nouveaux passages. Entre présentation et représentation, la pandémie tient lieu d’inférence dans le processus de création. Selon Nicolas Daubanes, et c’est ce qui préside à sa démarche, l’art au temps de la pandémie indique que « nos relations sont fragiles pour rencontrer le public, on ne peut que se contenter d’accueillir […]. La difficulté c’est que l’art n’est pas assez dans nos histoires2. » L’artiste veut-il signifier par ces mots qu’une certaine forme de fatalité s’est établie, mais que les formes de l’art habituellement utilisées s’adaptent difficilement à ces nouvelles conditions d’expression ?

Quatre Bateaux

Cette première œuvre, Quatre Bateaux, est une série de quatre pièces qui montre deux choses.

Fig. 1 : Quatre Bateaux, dessin à la poudre de fer sur papier, 2020.
Fig. 1 : Quatre Bateaux, dessin à la poudre de fer sur papier, 2020.

En premier lieu, des images de bateaux, déclinées en quatre propositions, au sein desquelles le bateau apparaît comme une variable du sujet. Il faut noter que le sujet est répété en étant, chaque fois, un autre, tel que le processus sémiotique peut l’éclairer. Le bateau intervient comme un élément de généralité, à partir duquel le traitement plastique pourra instancier une dimension symbolique forte, que l’on pourrait dès maintenant caractériser autour de l’évasion, mais aussi du labeur ou d’une liberté contenue. On peut y relever une forme contradictoire due au fait que, lorsque Nicolas Daubanes choisit de prélever ces documents photographiques dans le réservoir du Web, le choix ne dépend pas du hasard des documents : il rapporte quelque chose du vécu de l’artiste, qui a lui-même aperçu de tels porteurs lors d’un voyage en Tanzanie. On voit que la justification psychologique donne lieu à une inférence créative pour l’artiste, mais elle ne suffit pas à l’identifier comme de l’art. Nicolas Daubanes résorbe de manière récurrente cette interrogation par l’expression plastique, en soulevant les différents aspects de l’objet. L’image du bateau est l’icône de la flottaison ; le bateau est aussi l’indice de sa fonction, la partance, le déplacement, le mode de transport. Enfin, cette œuvre contient une dimension symbolique liée à l’idée de fuite, de disparition. Dans cette variation en quatre parties, Nicolas Daubanes nous dit la rigueur plastique de sa maîtrise du dessin à la poudre de fer et il invite, dans le même temps, à réfléchir sur l’usure, le délabrement, la disparition ; le sujet comme bateau n’est pas un point fixe, ni du point de vue de la technique de représentation – qui démarre par une saturation, là où la poudre est posée, avant de la laisser glisser et fuir sur la page – ni d’un point de vue symbolique. La forme reste reconnaissable mais incomplète, partiellement détruite pour attirer notre attention sur le sens évoqué. Seuls demeurent les signes diacritiques qui permettent leur identification. Le facteur actif est celui de la forme rhétorique, la répétition, par laquelle l’usure s’exerce sur le sujet, sur le dessin, telle une métaphore du temps où le caractère faussement désuet de l’ensemble simule de vieux documents, des cartes jaunies ou ces gravures maritimes qui embellissaient les bureaux… En ce sens, la répétition, comme le soulignait, en son temps, René Passeron dans l’analyse de la répétition structurale (PASSERON : 1983, p. 15), rend compte d’une instance de la création, d’un site d’apparition de l’objet qui détruit son sujet, en rendant impossible son imitation.

Nicolas Daubanes aborde la destruction selon deux aspects : premièrement, en rendant captifs les documents photographiques transposés en dessin. Les images utilisées sont retenues à l’état d’effritement et fabriquent un obstacle à la clarté que révèlent les documents photographiques, l’artiste crée une stase temporelle et historicise leur identité graphique en les destinant à une autre fonction, celle de prison flottante. Il détourne l’image et son sens premier. Le deuxième aspect relève d’une dimension plus spirituelle, dans la mesure où l’image de ces bateaux est elle-même investie de la mémoire d’autres fonctions (évasion, travail, distance) et possède, à cet égard, une fonction symbolique. « Il s’agit de deux anciens navires de guerre qui ont eux-mêmes été déclassés et transformés en “bâtiments de servitude”, stockage, caserne… ou encore prison. Symboliquement, ces bateaux sont “démâtés”. Pour ce qui est des deux autres navires représentés, ce sont des conteneurs maritimes assemblés pour créer un ponton flottant et donc une prison. Bien sûr, dans ces deux cas, ce sont des prisons contemporaines3 », nous dit Nicolas Daubanes. Ce qui nous permet de poser la question d’une signification générale de la trace dans son œuvre. Trace de quoi ? De violence sociale ? De fabrication traditionnelle, de solutions d’urgence, comme celle d’adapter la fonction au besoin d’un emprisonnement ? En réalité, on optera pour une signification indiciaire de représentation, lorsqu’il s’agit d’une pratique de dépassement de l’enfermement réel (confinement) et imaginaire (traces iconographiques comme des photos et témoignages de constructions différentes). L’empêchement de la fonction initiale renvoie à la mémoire que ces documents représentent, la met en relief et livre une signification symbolique, telle que la réminiscence insistant sur un autre axe d’usage, celui de la subversion du sujet et de son exécution matérielle à des fins artistiques.

Nous devons maintenant considérer le lien qu’il est possible d’établir entre la pandémie et ce premier travail. Si les images de Nicolas Daubanes sont toujours relatives à la destruction pour une échappatoire renouvelée, on peut aussi comprendre que l’effet de pression dû au premier confinement trouve une résolution dans ces « en-dehors ». Le changement de format est parlant. Il y a plusieurs éléments à prendre en compte, si on les considère comme signes : le bateau comme figure de l’évasion (signe symbolique) ; le bateau comme acte de prélèvement dans un registre iconographique et technique extérieur (signe de factualité, Nicolas Daubanes n’est pas non plus le producteur direct de l’image, il en est le transformateur). Enfin, la sensibilité de l’artiste le conduit à une modification de la référence iconique qu’il conjugue sous deux formes : un dessin où la ressemblance est mise à mal par un objet massif inhabituel, presque sans découpe, ce qui, au premier abord, provoque une légère hésitation sur le saisissement d’un bateau, accentuée par l’absence d’environnement précis, de ligne d’horizon ou de distinction entre ciel et mer ; et un sentiment de clôture, voire d’enfermement, dans un périmètre où le sujet manque d’air et d’espace autour de sa centration (signe émotionnel).

Un premier aspect de ces deux formes peut être évoqué. L’artiste utilise de façon concomitante les indices d’un rapport à l’extérieur, d’une altérité de l’en-dehors, que l’obligation de confinement empêche. L’étude de ces signes montre que, pour l’un d’entre eux, la technique parle d’elle-même. Si la poudre de fer appartient à la pratique usuelle de l’artiste, elle reste toutefois étrangère à la pratique artistique habituelle et normative. Et elle est ainsi vecteur de la continuité de l’œuvre, sa marque ou sa signature. Le sujet ne fait que passer.

Dans cette déclinaison, Nicolas Daubanes déploie des dessins qui, en tant que tels, anéantissent la matière, le format et l’échelle, de la même façon que le ferait une nature morte (CARUANA : 2009a, p. 39-55)4. En ce sens, il ajoute de la justesse à cet acte de transfert d’un milieu à l’autre et il légitime le prélèvement photographique, dont le principe contient aussi la réduction optique des images. Nicolas Daubanes ne procède pas comme un peintre du XVIIIe siècle aurait pu le faire, en changeant d’échelle pour faire rentrer « en perspective » le sujet dans la toile, il met en abîme un sujet qui est lui-même l’objet de cette réduction, naturellement, si on peut l’affirmer ainsi, en ce sens que, pour voir un bateau, nous devons rester à distance ou l’apercevoir sur une ligne d’horizon. Si nous sommes trop proches, le bateau ne peut être saisi dans son entier, il n’entre pas en totalité dans notre champ visuel et, de ce point de vue, ne se livre pas, ne se donne pas comme image. Il est un objet, partiellement perceptible. Dans l’aller-retour entre sujet-objet, perception-représentation, il faut relever l’incidence du geste artistique, où le sujet ne fait plus que passer par la surface plane, il est l’objet d’une destruction douce, d’une reconstruction autre, partielle, poudreuse, incarnée en infinies particules qui autorisent une continuité atomisée, une dispersion du sujet et de l’objet. L’intervention de l’artiste apparaît comme un processus d’esthétisation de la destruction, qui, pour brute qu’elle soit, raffine sa propre fin.

Le processus logique à l’œuvre relève d’un syllogisme déductif, soit de prémisses vraies (les objets) pour arriver à une conclusion vraie, l’œuvre d’art (PEIRCE : 1935, p. 278). La logique est portée par un équivalent de rituel de déplacement. La présence, décalée dans le temps et l’espace, d’un objet perdu, n’ayant plus d’attache réelle à sa fonction antérieure (le transport, le voyage) harmonise ces représentations dans une famille formelle passée et les active dans un processus de création singulier qui engloutit leurs spécificités au profit d’un objet esthétique. Ce dé-classement, passage de la catégorie photographique ancienne à sa version contemporaine, rappelle ce que Wittgenstein nommait les ressemblances par familles et qu’il développera dans les « jeux de langage » (WITTGENSTEIN : 1961, p. 147 et sq.). Établir ce rapport revient à observer le caractère de généralité attribué à l’objet « bateau » en ce qu’il relève exclusivement du langage et ne se rapporte pas aux instanciations que sont la photo et le dessin. Ils sont tous deux des éléments de jeu, qui éclairent leur ressemblance par correspondance entre des formes stéréotypiques et donc reconnaissables de bateau et le traitement technique qui en interprète l’aspect conventionnel. Il est ainsi possible d’évoquer un bateau avec seulement trois traits, et la logique à l’œuvre confère au dessin de Nicolas Daubanes un usage de vérité de l’objet. La destruction est construite, l’oxymore s’explique par le caractère élaboratif de la solennité des dessins, de leur sobriété et de leur finalité esthétisante. Il n’approche en rien de ce qui pourrait être confondu avec un certain maniérisme ; il opère, au contraire, une mise en place sobre et précise de ces éléments assemblés, dont surgit une élégance formelle.

La question qu’il pose est celle de la vérité résiduelle du sujet. Le sujet est transformé par l’action de l’artiste, qui transgresse son historicité, ses attributs traditionnels et en restitue un sens autre, subversif, qu’il lui fait porter. La fonction symbolique prend le relais de l’authenticité. Tout bateau pourrait représenter l’évasion, le dehors, l’extérieur de la ligne qui enclôt. Mais, du point de vue de la charge symbolique, c’est le traitement plastique par le dessin qui met en valeur les fonctions d’internement, d’emprisonnement, et l’idée selon laquelle échapper au réel ne fait que différer l’enfermement, l’assimilant à l’idée de bagne. Dans chacune de ces étapes d’observation sont à noter les points de départ et les points d’aboutissement. La transformation n’implique pas de disparition.

Du point de vue de cette approche seconde du sujet et de l’objet, la pandémie ne fait rien d’autre, si ce n’est convoquer des objets dont le principe logique part du vrai (l’objet « bateau ») pour aboutir au vrai d’une autre nature, celle d’un exotisme mental, d’un au-delà curatif du trajet et d’un sentiment esthétique vécu et cru.

Société, tu m’auras pas !

Dans le deuxième cas étudié, la vidéo s’intitule Société, tu m’auras pas ! (durée : 7 min). Il s’agit d’un personnage réel condamné à perpétuité, dont l’avatar, guidé par lui-même, marche et l’emmène en promenade dans toute la ville, depuis sa prison. La vidéo a été proposée et tournée par Nicolas Daubanes à la maison centrale d’Ensisheim. L’artiste a imaginé une « fiction », celle de faire sortir dans la rue un prisonnier condamné à perpétuité. La fiction est supportée par l’expérience vidéo. Nicolas Daubanes a rencontré le prisonnier à plusieurs reprises, ce qui impliquait d’être provisoirement enfermé à son tour. Quels sont les signes concernés porteurs de la détermination de l’artiste ?

Fig. 2 : Société, tu m’auras pas !, capture d’écran, vidéo, maison centrale d’Ensisheim, 2020.
Fig. 2 : Société, tu m’auras pas !, capture d’écran, vidéo, maison centrale d’Ensisheim, 2020.

En premier lieu, le script prévoit une simple déambulation, soit l’expérience d’une marche libre… L’univers est quasiment monochrome, et la bande-son laisse entendre des questions du prisonnier adressées à Nicolas Daubanes sur le fait de savoir s’il peut aller, continuer, avancer… « Je ne touche pas à la colorimétrie ni à la bande-son. Je laisse la prise de vue et de son brute. J’ai filmé un détenu condamné à perpétuité en train de se balader dans les rues d’une ville par le biais d’un jeu vidéo5. » Autrement dit, une balade en direct, virtuelle, menée par le « prisonnier ». Si les guillemets s’imposent, c’est qu’ils représentent manifestement le paradoxe entre mobilité et fixité. La circulation, la déambulation, sont à l’œuvre dans cette mise en scène, mais, dans le même temps, la métaphore fait sortir le prisonnier de son cadre, le propulse dans un monde où les limites ne l’entravent plus ; il goûte à une avancée sans brides grâce aux conditions numériques d’une immersion directe depuis sa cellule. Le paysage urbain peut défiler, la marche peut être ralentie ou accélérée, l’envie peut faire l’objet d’une indécision : aller à droite ou à gauche, avoir le choix… Or, la cassure des obligations carcérales est ici consommée. Il va où bon lui semble pendant le moment de tournage, sans interruption de la marche (il ne fait aucune autre action). Ces éléments indiciaires renvoient au désir de sortir, d’être ailleurs, le but n’étant pas d’atteindre un point situé quelque part, mais de sentir l’absence d’entrave.

La marche, le déplacement, sont ici le paradigme répétitif de la liberté, précisément parce qu’elle est sans but, sans destination, sans préalable. On ne marche pas pour aller au réfectoire, ni aux douches, ni à la promenade, mais on marche pour marcher. La marche devient un signe tautologique de la liberté, elle est l’anima du prisonnier, mouvement interne qui provoque la vie (ou ce qui est encore la vie, même imaginaire). Elle n’est pas ici un signe déictique : elle n’est ni mesure, ni trajet, ni repérage dans l’espace et le temps ; elle ne désigne qu’elle-même, le mouvement de la vie, la liberté intemporelle dépourvue des limites infligées par le temps de la loi carcérale. Nicolas Daubanes propose un réel plastique au prisonnier, un vecteur par lequel il vit un réel possible où l’objet de la marche devient un substitut de l’objet d’enfermement.

Le personnage est de dos, il n’est pas un avatar reconnaissable du prisonnier. C’est un point important, car les attributs qui auraient été nécessaires à une identification de face auraient livré, même de façon virtuelle, une représentation illégale de l’homme. Mais, ici, nul besoin de masquage par des postiches ou des marques, le dos est anonyme, il n’est ni empreinte ni singularité, il est la figure iconique d’un homme qui marche, où le prisonnier dit « je ». Cette figure iconique crée une rupture d’identité, mais la documente à la fois. La posture fixe l’image d’enfermement à laquelle le personnage tourne le dos, il l’interprète. La conséquence de ce retournement est de montrer le paradoxe, qui consiste à créer de l’espace libre avec un système clos qui s’assimilerait à un photogramme, comme le formule Philippe Dubois à propos de son analyse d’une œuvre d’Éric Rondepierre : « Le photogramme est un objet impossible : il est à la fois la condition d’existence du film et sa négation » (DUBOIS : 1993, p. 28-35). L’objet même de la vidéo représente un réel impossible pour l’auteur : il n’en est ni le simulacre ni l’image existante, il est une pure autofiction réelle dirigée corporellement par l’image représentée. Nicolas Daubanes, par cette mise en scène de l’impossible, réinvente une condition d’existence, puisqu’il ne faut pas oublier que le prisonnier actionne lui-même son parcours virtuel et, en ce sens, rend compte de la négation de cette liberté. Le paradoxe s’explique par la création d’une liberté construite sur son impossibilité même. C’est l’état de représentation qui est vecteur de liberté, hors de toute projection phantasmatique (LAPLANCHE, PONTALIS : 1967, p. 152-159, 313)6. Le prisonnier vit ici une image hallucinatoire en acte, plutôt qu’une action imaginaire, pour échapper à la réalité. L’image n’opère aucun détachement, elle est hic et nunc dans le moment de la vidéo animée par lui. De la même façon que l’enfant, chez Freud, organise le monde en se représentant l’objet manquant (le sein), le prisonnier invente le scénario de son désir de liberté. La liberté ne peut en aucun cas être pulsionnelle, la contrainte s’exprime dans l’inférence abductive suivante : le processus syllogistique actif dans sa démarche est de partir de prémisses vraies pour aboutir à une conclusion possible. Tout se passe comme si la vidéo était créée par le prisonnier, qui réinvente ainsi son existence. La liberté est un impossible vrai, mais la technique vidéo conclut à une représentation possible et donc paradoxale de cet impossible (CARUANA : 2009b, p. 232-234)7.f L’objet de création en acte est ici l’objet de représentation.

Ces figures plastiques appartiennent à la mémoire de l’objet « liberté », et les signes qu’il met en exergue sont les indices mémoriels de l’habitude. Leur utilisation invente cette mémoire qui non seulement interprète la situation existante mais, et c’est bien là le paradoxe, crée du possible avec une réalité vraie qui l’en empêche. L’objet du processus est de faire surgir une forme, une idée, ou un effet nouveau, sans offrir quelque garantie que ce soit quant au caractère « scientifique ». L’hypothèse, dans son sens logique (c’est-à-dire abductive), introduit une altérité. Tout se passe à l’image du surgissement d’une signification, tel un processus psychanalytique au sein même du film. L’actualisation de l’image équivaut à l’émergence d’un signifiant lors d’une interprétation dans la cure et ne se rapporte plus au passé du patient mais à son devenir. La résolution ne concerne pas la trame psychique du patient mais le mécanisme de remplacement d’un signifiant par un autre, qui autorise un nouveau processus de transformation des symboles.

Il en est de même pour la couleur uniforme du document. L’homogénéité du bleu, la banalité de la couleur, jouent là aussi avec la ressemblance à l’ordre commun. Michel Pastoureau, dans ses volumes dédiés à l’histoire des couleurs, nous dit qu’au XXe siècle le bleu est la couleur la plus partagée, la plus citée et, en fait, celle de M. Tout-le-Monde (PASTOUREAU : 2020, p. 164-169). Le prisonnier n’est justement pas M. Tout-le-Monde, mais voudrait l’être, se fondre dans l’ordre commun, se noyer dans l’anonymat d’une couleur qui, au-delà d’être la plus usitée, est aussi celle qui représente les forces de l’ordre. La couleur, en bleuissant le film de façon uniforme, contient par association la valeur symbolique de la liberté du ciel, de l’immensité maritime, mais aussi de la couleur de l’air, d’une respiration infinie.

Enfin, il est intéressant de noter que la bande-son révèle, à un certain moment, la voix de l’artiste. La stupéfaction, au sujet de cette liberté en acte, est que le prisonnier demande à l’artiste s’il peut aller où il veut ! Le temps de défilement fait référence au même temps que celui du prisonnier, la fiction ne fait que le libérer des scories du principe de plaisir. En supprimant la singularité corporelle, le film ne garde que l’indice d’une forme humaine, trace mémorielle de l’homme libre, trace narrative de sa continuité.

L’œuvre, dans son entier, fait appel à une perception particulière que la sémiotique percienne pourrait qualifier de phanéron. L’hypothèse de liberté tient lieu d’action, elle est présente à l’esprit du prisonnier et à celui du spectateur. Cette séquence agit tel un phanéron, ce qui apparaît (et correspond au phénomène dans la phénoménologie traditionnelle), et se substitue à ce qui est apparent. Le phénomène est tout ce qui est présent à l’esprit, à quoi Peirce substitue ce qui est apparent. Sans qu’on puisse poser la question du temps, de l’espace, du , du quand, le phanéron nécessite l’extraction d’éléments, tels que l’espace du temps, et surtout du sujet. C’est une question que le film démontre de façon radicale, tant la présence est juste relativement à la situation vraie. Il s’agit d’un travail où la perception nécessite la justification de la place. L’exemple proposé par Peirce, à propos d’un  bateau que l’un des deux regardeurs ne voit pas, montre que ce bateau se met à apparaître dans l’esprit de celui qui ne le voyait pas, du seul fait de l’avoir énoncé comme possible.

Il y aurait un rapprochement à faire, ici, entre phanéron et phantasme. Ce n’est pas le lieu de ce débat, mais il pourrait être ouvert, s’il s’agissait d’examiner le cas réel du prisonnier. Il faut retenir que, dans l’inférence abductive évoquée, la première évocation est vraie, le film est l’hypothèse de la vie, la liberté est inférée des limites de l’emprisonnement, le phanéron est peut-être inhérent au phantasme.

En tout état de cause, le système inférentiel développé par Peirce met en exergue les modes d’apparition des signes, et la manière dont on peut les analyser nous éclaire non seulement sur les constantes analytiques au sein de la démarche de Nicolas Daubanes, mais aussi sur les formes sociales qui ont contribué à sublimer la pandémie. Dans le cas présent, le prisonnier sublime son incarcération, et l’artiste sublime les limites du confinement.

Personne ne t’entend crier

La troisième œuvre de Nicolas Daubanes concerne une résidence d’artiste à Monflanquin. L’œuvre qu’il a intitulée Personne ne t’entend crier8 a fait partie d’un projet d’étudiant qu’il n’avait jamais pu réaliser.

Fig. 3 et 4 : Personne ne t’entend crier, résidence d’artiste à Monflanquin, 2020.
Fig. 3 et 4 : Personne ne t’entend crier, résidence d’artiste à Monflanquin, 2020.

La ressemblance, à considérer aussi bien réellement que symboliquement, avec l’univers carcéral est active, car il s’agit d’une ancienne porte de prison de Chalon-sur-Saône. « Il n’y a pas vraiment d’importance dans le choix du lieu… Il suffisait qu’elle soit majoritairement en bois. » Le titre laisse à penser une personnification de l’objet, sur lequel l’artiste exerce sa toute-puissance. Ce dernier a choisi de la réduire en poudre, non pas en la passant dans une broyeuse quelconque, mais en la sciant minutieusement, millimètre par millimètre, jusqu’à la faire disparaître et la transformer en un tas de sciure qui s’apparente à un pollen. Il présente aussi une forme sadique de destruction de la douleur, procurée par l’enfermement, qu’il réduit à néant, sans que quiconque puisse intervenir.

La résidence, au cours de laquelle il a utilisé le temps de disponibilité permise par le confinement, a été le lieu de réalisation de ce projet qui lui tenait à cœur et que son activité professionnelle avait empêchée jusque-là. Était-elle considérée comme secondaire, la pandémie l’a-t-elle imposée comme plus urgente ? Ou bien suffisait-il qu’un temps mort s’insinue à l’image de celui d’une liberté tuée, elle aussi, par les circonstances ? C’est vraisemblablement la convergence de ces paramètres qui a mis en exergue la notion de temps et celle d’espace, devenues objets de création, en en faisant un outil de transgression. Il s’agissait en effet de problématiser le traitement de l’espace (celui de l’habitude), disponible, perpétuel, continu, opposé à celui de la prison, dont la finitude est symbolisée par une porte. L’authenticité de la démarche de Nicolas Daubanes est contenue dans le fait de la redondance symbolique de la porte non seulement comme telle et comme élément de passage ou de blocage, mais aussi comme unité discrète de l’actualité temporelle.

Cette porte, Nicolas Daubanes l’expose à tous les dangers. En la plaçant dans un lieu d’exposition, il la sort de son espace et de sa fonction pour lui donner un statut, celui d’une œuvre d’art entropique. Millimètre par millimètre, il va déplacer le rail de guidage de sa scie circulaire. L’artiste transforme donc le bois de cette authentique porte de prison en poussière légère et volatile. La sciure est expulsée de la machine au gré du passage de cette dernière, elle se dépose comme prolongement du geste de destruction. Au préalable de cette action longue et protocolaire, Nicolas Daubanes étudie le système de fabrication de la porte et en dégage les pièces d’assemblage métalliques, tout cela permettant de ne laisser qu’un tas de poussière de bois informe et distendu ainsi que quelques morceaux d’acier, le tout suggérant, au sol, un corps en parfait état de décomposition. De la chair en poussière et des os en acier. Certes, l’objet est un symbole d’ouverture et de fermeture, une porte provoque un dégagement sur un espace ou le clôt, le rend opaque, il devient interdit ou intime. Elle est naturellement l’élément le plus banal pour la libération d’un espace de circulation, d’un lieu de passage qui balise un trajet, sachant qu’une porte reporte de quelques instants une nouvelle portion de temps, pendant que le trajet s’enferme dans un itinéraire de déplacement, avec un point d’origine et une finalité. Les signes relevés composent le schéma suivant : la dé-portation de la porte (d’un statut à un autre), la réduction du bois solide à la poudre, la sublimation du passage (de l’état d’objet à celui d’une ressemblance avec un corps archéologique). Dans cette œuvre, une insistance très nette est donnée au processus de modification, qui ne se fait jamais en faveur d’un critère scopique esthétique, comme a pu l’installer la tradition artistique, mais en faveur d’une altérité matérielle, technique, conceptuelle, où le spectateur devient l’acteur de l’objet d’ex-position.

La prise de possession du lieu d’exposition est, en ce sens, une sorte d’incantation au travers de laquelle Nicolas Daubanes anime différemment non seulement le lieu, mais aussi la mémoire respective des pratiques architecturale, intellectuelle, archéologique, esthétique, sociologique. Dans un texte dédié à l’artiste Claudio Parmiggiani, André Rouillé rapporte : « À la force du lieu va répondre la force de l’œuvre : par la remémoration de la mémoire intellectuelle et spirituelle du Collège, mais aussi par la mise en scène de la destruction et de l’oubli9. » Dans cette œuvre, Claudio Parmiggiani faisait cohabiter la reconstitution d’une architecture mobilière perdue et sa recréation par contours, avec la fumée des livres qui se consument. Il en restitue la mémoire formelle certes, mais il ajoute à cette perte la possibilité de faire revenir au présent l’imaginaire d’un monde passé, qui pourrait être l’esprit de la lettre du monde médiéval, imprégné de pratiques incantatoires, hors de la rationalité. C’est peut-être dans cette irrationalité apparente, dans cette mise en scène qui se présente comme une séance un peu magique, que la référence à la mémoire se révèle la plus puissante.

Affirmer cela, c’est se référer au mode syllogistique qui s’applique avec la même rigueur dans l’œuvre de Parmiggiani et celle de Daubanes sous la forme de l’induction, pour comprendre le rôle joué ici par la mémoire. Tout comme Claudio Parmiggiani, qui aurait pu être classé du côté de la trace à cause des éléments factuels laissés par les emplacements de meubles ou par des objets quelconques, Nicolas Daubanes rend les contours aléatoires de la porte jusqu’à la formulation de sa mémoire sous la forme d’une célébration, la réalité de la porte, et son exposition. La considération de cette poudre induit l’histoire de l’objet. Il en fait le contour perdu d’un corps, présent dans sa totalité, mais dont la matière est impalpable, à l’instar de la forme exécutée par la fille du potier Butadès de Sycione (Pline : 1979, p. 151-152)10. L’objet est vrai, existant dans sa matière, mais il est rendu seulement probable, si une reconstitution en était envisageable. La connaissance de l’objet qui a perdu sa fonction permet, cependant, de lui conserver sa corporéité et de lui attribuer cet autre état, strictement dépendant de la première. La mémoire la rend probable malgré son inconsistance. Tant s’en faut qu’il s’agisse ici d’une assertion fortuite… En effet, si l’induction requiert des connaissances dans des domaines connexes, elle implique aussi de produire une règle dont la validité sera son applicabilité. La règle de validité passe par la vérification d’une reconstitution de la porte. Le phénomène entropique est ici formel, rien n’empêche de penser qu’elle puisse probablement retrouver sa densité par des moyens technologiquement réalisables.

Ainsi, l’objet renvoie à la part manquante, mais il s’agit moins de cette absence que de la fonction qui lui est attribuée. Le statut d’œuvre hypostasie les représentations habituelles de porte en les déplaçant dans une situation inattendue qui se veut artistique. Les signes de réduction agissent comme le squelette de l’œuvre, dont l’élasticité est subordonnée au contenu de l’image, mais aussi aux plans et aux espaces d’exposition. La verticalité dévolue aux œuvres est forcée à une certaine horizontalité par la présence au sol de la poudre. Le croisement des plans contribue à montrer avec la nostalgie de l’abandon que le sol est partie intégrante des sites du regard. Si l’on souhaite filer la métaphore, on irait jusqu’à citer que lorsqu’un individu est au tapis, on le considère symboliquement de haut, en troquant nos plans scopiques habituels. On peut, en cela, établir un dénominateur commun entre les dessins de bateaux, proposés à la verticalité du regard (alors que le bateau comme objet est posé à l’horizontale sur l’eau), l’homme au tapis qui est prisonnier et sa version verticale sous forme d’une vidéo et, enfin, la porte vue au sol, telle une archéologie à l’opposé de sa position usuelle.

Conclusion

D’après les signes mis en relief par l’analyse, l’esprit d’insurrection qui anime Nicolas Daubanes a été soumis à la pression pandémique qui a agi comme un phénomène de sérendipité. Le confinement a tenu lieu de hasard répété et s’est inscrit dans une pratique de « soft-destruction », autrement dit selon des processus de transformation dont les points de départ sont l’enfermement, la mémoire sociale ou fonctionnelle, la subversion des espaces. L’artiste transforme les images, détruit les murs, change des portes en poussière pour créer des espaces virtuels, élargir l’espace, réinventer le regard porté sur les systèmes sociaux qui nous régissent.

Dans Quatre Bateaux, le prélèvement, l’effacement, la répétition, sont des aspects métaphorisés de la destruction. La ressemblance a à voir avec un trajet. Dans Société, tu m’auras pas !, la balade virtuelle et l’« évasion » détruisent les limites de la prison, renvoient à l’idée de liberté majeure, où la copie est celle du transport aux sens propre et figuré. Enfin, dans Personne ne t’entend crier, la destruction est de fait : elle opère à chaque coup de scie, à chaque geste, et produit de l’espace libre, tout-puissant et sans contrainte. L’imitation ouvre un passage qui, tout en faisant disparaître l’objet, demeure vérifiable.

Les éléments communs à ces trois démarches attestent la présence d’effets mémoriels qui, pour autant, ne convoquent pas le temps au sens immédiat de sa temporalité mais au sens de la continuité ; autrement dit, ils sont subordonnés à l’approche spatiale de l’artiste. La notion de durée est, elle aussi, évitée au profit de celle de la temporalité de l’action artistique, cette fois, ou activation. C’est la distinction que développe Jean-Pierre Cometti à propos des pratiques d’installation : « Un temps dont la durée n’excède pas le temps de la manifestation ou de ce que l’on peut appeler l’activation11 » (COMETTI : 2012, p. 55-56). Cette notion est très intéressante dans les œuvres évoquées, car on a pu constater qu’elle se manifeste dans les analyses citées : l’activation sous-entend un déjà-là, et sa mise en œuvre suppose un effet de mémoire, la ressemblance, l’imitation et la copie.

La mémoire est réellement à l’œuvre en ce qu’elle convoque des objets appartenant au passé pour l’œuvre en train de s’actualiser. Il s’agit d’une réactivation soumise au processus de création, la mémoire tient lieu d’élément organique de l’œuvre. Le caractère d’organicité permet de s’affranchir de ce qu’il y a de plus mortifère dans l’appui sur le passé. Ainsi, les intitulés relatifs à la nostalgie, à la trace, à la commémoration, sont dégagés de la psychologie habituellement rattachée à ces termes. L’hybridation, l’appropriation, empruntent à la mémoire. Une constance de l’objet est nécessaire, à savoir la mémoire de son intégrité, alors que, dans le même temps, il est transformé par le processus plastique et esthétique.

Tout se passe comme si, d’une part, le dépouillement de certains caractères de l’objet recomposait de nouveaux indices de l’intégrité perdue, un irréductible creux dans l’objet, que l’artiste ne comble pas, mais accentue au fur et à mesure qu’il crée ; et comme si, d’autre part, l’analyse faisait apparaître avec une certaine rigueur, on peut l’espérer, l’appartenance respective à des modes logiques, hors de toute fantaisie. Les modes inférentiels accompagnent l’interprétation de l’œuvre selon la logique impliquée par les circonstances de création. Le processus créateur implante un mouvement de « desquamation » des caractères identitaires et originaires des objets et procède d’une nouvelle activation, d’un déplacement ou d’un remplacement des formes, matières et fonctions. La représentation des objets choisis par l’artiste témoigne de leur postériorité et par là même de leur continuité. Ils ne sont pas cristallisés en tant que sujets. Le sujet ne fait que passer, il est un prétexte et ne représente pas le cœur de l’objet de représentation. Ce qui le représente, c’est la relation entre histoire, destruction et position politique, qu’elle induit.

On peut ainsi dire que l’idée de destruction, chez Nicolas Daubanes, n’est pas imprégnée de négativité, elle reconstruit le monde, elle invente un univers sans contrainte, où l’art est un passage obligé de la liberté, une passerelle entre la lutte et le monde libre. En tout état de cause, un élément commun soude ces trois approches : c’est l’absence, y compris dans le fait de pointer un espace vide. Ce sont trois modes de disparition de l’intégrité de la forme, qui, sous des aspects différents, affectent sa persistance. Le principe créatif de ces œuvres révèle le patrimoine génétique de chacune, où apparaissent diverses filiations dans l’œuvre d’art. Pour terminer, si Nicolas Daubanes répète et réinvente les modes de désintégration de faits ou d’objets, il illustre de façon précise le propos de Gilles Deleuze dans sa fameuse introduction à Différence et répétition : « À tous égards, la répétition, c’est la transgression12. »

Notice biographique

Francesca Caruana est plasticienne et sémioticienne de l’art. Maîtresse de conférences à l’université de Toulouse-II puis à celle de Perpignan, elle se consacre actuellement à son activité artistique et à l’écriture. Publication de nombreux articles de sémiotique, d’ouvrages consacrés aux problématiques de l’interprétation de l’art (L’Harmattan, 2009 et L’Harmattan (dir.), 2014) ainsi que de catalogues consacrés aux artistes invités à « Questions d’art », manifestation qu’elle a créée à l’université et animée pendant dix ans. Son travail de plasticienne est montré en France et à l’étranger. Plusieurs livres d’artistes réalisés avec Michel Butor, Alain Freixe, Claude Viallat… Depuis une vingtaine d’années, sa recherche sémiotique et artistique est tournée vers les questions des arts exogènes et leur rapport à l’art contemporain.

Notes de bas de page
  1. Dans son article de la revue Signo, l’auteur expose avec clarté sa compréhension des jeux de langage que Wittgenstein développe dans les Investigations philosophiques, particulièrement dans le § 23 (WITTGENSTEIN : 1971, p. 72).
  2. Entretien du 18 janvier 2021 sur les conditions du confinement et les effets produits sur la création.
  3. Idem.
  4. À propos du transfert d’une identité à une autre, le texte explique le passage d’une conception de la nature morte à celle d’un paysage par le procédé d’exposition qu’est l’installation. Cette publication intitulée Paysages a fait l’objet d’une communication intitulée « Nature, nature morte, installation », à l’Institut universitaire de France, rencontres « Création et parcours », Paris, 2004.
  5. Entretien du 18 janvier 2021 sur les conditions du confinement et les effets produits sur la création.
  6. On se rapportera à la précision établie après Freud, en mettant de côté le sens plus commun de « fantasme », pour celui de « phantasme ». Ce dernier relève du désir, produit de l’inconscient, attaché au principe de réalité, tandis que le premier correspond à la valeur imaginaire investie dans les manifestations du principe de plaisir. Même si la démarcation peut n’être pas si nette, voire être inutile, elle participe, dans ce contexte, à mettre en évidence la proximité existant entre conscient et inconscient. Pour une plus grande clarification de ces options orthographiques, cf. ROUDINESCO, PLON : 1997, p. 800-801.
  7. Le concept peircien d’abduction est décrit au sein du processus de création analysé dans l’ouvrage.
  8. Voir : https://www.nicolasdaubanes.net/cnsrkccbom
  9. À propos de La Grande Nef, Collège des Bernardins, Paris, 2009, voir : http://www.paris-art.com/claudio-parmiggiani/
  10. « En utilisant lui aussi la terre, le potier Butadès de Sicyone découvrit le premier l’art de modeler des portraits en argile ; cela se passait à Corinthe et il dut son invention à sa fille, qui était amoureuse d’un jeune homme ; celui-ci partant pour l’étranger, elle entoura d’une ligne l’ombre de son visage projetée sur le mur par la lumière d’une lanterne ; son père appliqua l’argile sur l’esquisse, en fit un relief qu’il mit à durcir au feu avec le reste de ses poteries, après l’avoir fait sécher » (Pline). Sur la qualité de la traduction et non le descriptif de la scène, il est préférable de faire référence à la traduction de Littré, plus rigoureuse, semble-t-il, quant à la dimension philosophique de l’« invention » de l’art : « Il convient maintenant de parler de l’art de modeler, ou plastique. Dibutades de Sicyone, potier de terre, fut le premier qui inventa, à Corinthe, l’art de faire des portraits avec cette même terre dont il se servait, grâce toutefois à sa fille : celle-ci, amoureuse d’un jeune homme qui partait pour un lointain voyage, renferma dans des lignes l’ombre de son visage projeté sur une muraille par la lumière d’une lampe ; le père appliqua de l’argile sur ce trait, et en fit un modèle qu’il mit au feu avec ses autres poteries. » [XLIII. (XII.)]
  11. Voir les deux sources : http://arts.ens-lyon.fr/peintureancienne/antho/menu2/partie1/antho_m2_p1_01.htm et http://remacle.org/bloodwolf/erudits/plineancien/livre35.htm
  12. Il évoque ainsi des performances dont la durée relève de l’expérience esthétique et de ce temps d’activation de l’expérience.
  13. DELEUZE : 1968, p. 9.
Bibliographie

Bibliographie

  • CAMUS : 1942. Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, coll. « Les Essais », 1942.
  • CARUANA : 2009a. Francesca Caruana, « Paysages », dans Joséphine Matamoros (dir.), Céret, un siècle de paysages sublimés (1909-2009), Paris, Gallimard, 2009.
  • CARUANA : 2009b. Francesca Caruana, Peirce et une introduction à la sémiotique de l’art, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouvertures philosophiques », 2009.
  • COMETTI : 2012. Jean-Pierre Cometti, Art et facteurs d’art. Ontologies friables, Rennes, PU de Rennes, coll. « Æsthetica », 2012.
  • DELEDALLE : 1990. Gérard Deledalle, Lire Peirce aujourd’hui, Bruxelles, De Boeck, coll. « Le point philosophique », 1990.
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  • DERLON, JEUDY-BALLINI : 2017. Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini, Arts premiers et appropriations artistiques contemporaines, Rome, Gangemi Editore, 2017.
  • DUBOIS : 1993. Philippe Dubois, « Éric Rondepierre ou le photogramme dans tous ses états (entre la tache et la trame) », dans Éric Rondepierre, Paris, espace Jules-Verne / galerie Michèle Chomette, 1993, p. 28-35.
  • PASSERON : 1983. René Passeron (dir.), Création et répétition, Paris, Clancier-Guénaud, coll. « Recherches poïétiques », 1983.
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  • PEIRCE : 1935. Charles S. Peirce, Collected Papers, Charles Hartshorne et Paul Weiss (ed.), Cambridge, Harvard University Press, vol. 2, 1935.
  • PLINE : 1979. Pline, Histoire naturelle, livre XXXV, trad. de Jean-Michel Croisille, Paris, Les Belles Lettres, 1985.
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  • ROUDINESCO, PLON : 1997. Élisabeth Roudinesco et Michel Plon, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Fayard, 1997.
  • WITTGENSTEIN : 1961. Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus suivi des Investigations philosophiques, Paris, Gallimard, 1961.
  • WITTGENSTEIN : 1971. Ludwig Wittgenstein, La Philosophie du langage, Paris, Payot, 1971.
  • XANTHOS : 2006. Nicolas Xanthos, « Les jeux de langage chez Wittgenstein », dans Louis Hébert (dir.), Signo, Rimouski, 2006.

Sitographie